Chrysostome sur Mt 63

HOMÉLIE LXIII: « ET VOILA QU’UN JEUNE HOMME S’APPROCHANT DE JÉSUS LUI DIT: BON MAITRE, QUE FAUT-IL QUE JE FASSE POUR ACQUÉRIR LA VIE ÉTERNELLE»?


Mt 19,16-27

ANALYSE

1. L’amour des richesses est la racine de tous les maux.
2. Les riches sont plus cupides que les autres hommes.
3 et 4. Que l’avarice est une source de maux, et pour ce monde et pour l’autre. - Que tous les biens de la terre ne peuvent nous rendre que malheureux, puisqu’ils nous font perdre ceux du ciel. - De la pauvreté de Jésus-Christ et des saints.



1. Quelques-uns blâment ce jeune homme et disent qu’il vient trouver Jésus-Christ avec un esprit double et seulement pour te tenter. Pour moi, je croirais assez qu’il était avare et qu’il était possédé par la passion de l’argent, puisqu’en effet Jésus-Christ nous l’a fait voir; mais je n’ose dire qu’il agisse ici avec duplicité, parce qu’il est toujours dangereux, principalement en matière de crimes, d’assurer ce qu’on ne sait pas ni ce qui est douteux. Au reste saint Marc a détruit à l’avance cette opinion en disant « qu’il accourut à Jésus-Christ, qu’il fléchit le genou devant lui, et que Jésus-Christ le regardant, l’aima ». (Mc 10,17) Mais la (493) tyrannie que les richesses exercent sur les hommes est étrange, mes frères, et cet exemple en est une grande preuve: quelque vertu que nous possédions d’ailleurs, cette seule passion les ruine toutes, et c’est avec grande raison que saint Paul l’appelle «la racine de tous les vices». (1Tm 6,10) Mais pourquoi Jésus-Christ répond-il ceci à ce jeune homme?

«Jésus lui répondit: Pourquoi m’appelez-vous bon? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon (Mt 19,17)». Comme ce jeune homme ne regardait Jésus-Christ que comme un pur homme et comme un des docteurs ordinaires d’entre les Juifs, Jésus voulait aussi lui répondre comme s’il n’eût été en effet qu’un simple homme. C’est ainsi que nous voyons souvent qu’il proportionne ses réponses à la disposition de ceux qui l’interrogent, comme lorsqu’il dit: «Nous adorons ce que nous connaissons». Et ailleurs: «Si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage n’est pas vrai». (Jn 3) Lors donc qu’il dit: «Il n’y a que Dieu seul qui soit bon», il n’entend pas dire qu’il ne soit bon lui-même. Dieu nous garde de cette pensée. Il ne dit point: «Pourquoi m’appelez-vous bon»? je ne le suis pas, mais «il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (Mt 7,11), c’est-à-dire, il n’y a personne entre les hommes qui soit bon. Ce qu’il ne dit pas néanmoins pour assurer qu’il n’y a personne de bon entre les hommes, mais seulement pour faire voir que la bonté qu’ils ont est bien différente de celle de Dieu. Il dit: «il n’y a que Dieu seul qui soit bon», et non pas: Il n’y a que mon Père seul qui soit bon, pour marquer qu’il ne découvrait pas à ce jeune homme qui il était.

C’est ainsi que le Sauveur dit ailleurs: «Quoi que vous soyez mauvais, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants». Il les appelle «mauvais» aussi bien qu’ici, sans avoir dessein de condamner généralement toute la nature des hommes en elle-même, puisqu’il dit: «Quoique vous soyez mauvais»; et non pas: quoique tous les hommes soient mauvais; ne les appelant mauvais qu’en les comparant avec la bonté de Dieu; comme on le voit par ce qu’il ajoute: «A combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il de vrais biens à ceux qui lui en demandent»? Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ parle avec tant de force à ce jeune homme, et quel avantage il voulait qu’il retirât de sa réponse? Il voulait premièrement l’élever peu à peu jusqu’à la connaissance de Dieu. Il voulait lui apprendre à ne point mêler de flatteries dans ses paroles, et le détacher insensiblement de la terre pour l’attacher à Dieu seul. Il lui persuade de ne désirer que les biens à venir, et de connaître celui qui étant véritablement bon, est l’unique source de tous les biens, afin qu’il lui rende la gloire qui lui est due. C’est ainsi que, lorsqu’il commandait à ses apôtres de n’appeler personne «maître sur la terre (Mt 23,9)», il voulait leur apprendre à faire quelque discernement de lui d’avec tous les hommes, et à connaître qu’il était l’origine et le principe de toutes choses.

Il faut remarquer, mes frères, que ce jeune homme en venant à Jésus-Christ témoignait une disposition assez extraordinaire en ce temps-là. Tous ceux qui s’approchaient alors du Sauveur y venaient ou pour le tenter, ou pour obtenir de lui la guérison de leurs maladies, ou de quelques-uns de leurs proches. Ce jeune homme au contraire y vient dans un dessein plus louable, et dans le désir seul en apparence d’acquérir la vie éternelle. Il ressemblait à une excellente terre très-fertile en elle-même, mais toute couverte d’épines et de ronces, qui étaient prêtes à étouffer cette semence précieuse que Jésus-Christ y devait répandre. Il témoigne son obéissance, en disant: «Quel bien faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle »? Tant il était préparé pour obéir à tout ce que le Fils de Dieu lui commanderait. S’il se fût adressé à Jésus-Christ avec duplicité de coeur et pour le tenter, l’évangéliste n’eût pas oublié de le dire, comme il le marque de ce docteur de la loi. Et si l’évangéliste n’en eût rien dit, Jésus-Christ n’eût pas manqué de le faire, ou en le reprenant, ou en le marquant obscurément, afin qu’il ne s’imaginât pas avoir pu tromper celui à qui il parlait, ce qui eût causé sa perte.

De plus, s’il ne se fût adressé au Sauveur que pour le tenter, la réponse de Jésus-Christ ne lui eût point causé cette profonde tristesse avec laquelle il s’en retourna. Nous ne voyons point dans l’Evangile que les pharisiens se retirent ainsi tristes d’auprès de Jésus-Christ, mais seulement dans la rage et dans la fureur d’avoir été confondus. Celui-ci au contraire s’en retourne tout abattu de tristesse. Ce qui montre assez qu’il n’était pas venu lui parler (494) avec un esprit de déguisement et de feinte; mais seulement qu’il était faible; et que d’un côté il désirait sincèrement la vie éternelle mais que de l’autre il était possédé d’une passion très dangereuse. C’est pourquoi lorsque Jésus-Christ lui eut dit: «Si vous voulez entrer en la vie, gardez les commandements (Mt 19,17)», il lui répond sans artifice et sans le tenter: «Quels commandements»? Il croyait peut-être que Jésus-Christ lui ferait quelques commandements nouveaux différents du décalogue, pour acquérir en les pratiquant cette vie heureuse qu’il témoignait tant désirer: « Quels commandements? lui dit-il. Jésus lui dit: vous ne tuerez point; vous ne commettrez point d’adultère; vous ne déroberez point; vous ne direz point de faux témoignage (Mt 19,18); Honorez votre père et votre mère, et vous aimerez votre prochain comme vous-même (Mt 19,19)». Lorsque Jésus-Christ lui eut marqué ces commandements de la loi, ce jeune homme répondit aussitôt: «J’ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse (Mt 19,20)». Et sans s’arrêter là, il ajoute aussitôt: «Que me reste-t-il encore à faire»? marquant par toutes ces circonstances un désir ardent de posséder la vie éternelle; mais particulièrement en ce qu’il croyait qu’après avoir accompli les commandements dont Jésus-Christ lui parlait, il lui manquait encore quelque chose pour acquérir ce qu’il souhaitait.

6302 2. Que fait Jésus-Christ? Comme il ne pouvait refuser de lui dire ce qu’il lui demandait si ardemment, et qu’il prévoyait d’ailleurs que l’avis qu’il lui allait donner lui paraîtrait dur et pénible, il commence par lui en proposer la récompense. «Si vous voulez être parfait»; lui dit-il, «allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel: puis venez avec moi et me suivez (Mt 19,21)». Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ en proposant le travail n’oublie pas d’y joindre le prix et la couronne. Ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si ce jeune homme ne lui eût parlé que pour le tenter. Après lui avoir fait cette proposition, il laisse le tout à sa liberté. Et pour empêcher que le conseil qu’il lui donne ne lui paraisse trop difficile, il montre la récompense avec le travail en disant: «Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; puis venez avec moi et me suivez». C’était déjà une grande récompense que la gloire de suivre Jésus-Christ.

«Et vous aurez un trésor dans le ciel». Ce jeune homme estimait beaucoup les richesses de la terre, et Jésus-Christ, en lui conseillant de les quitter, lui montre en même temps qu’il ne lui ôtait rien, et il l’assure qu’il recevrait plus qu’il ne donnerait aux pauvres, et que les richesses qu’il lui destinait seraient élevées au-dessus de celles qu’il devait quitter, autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Il se sert du mot de «trésor» pour expliquer par ce terme, autant que les paroles humaines en sont capables, que les biens qu’il lui promettait seraient immenses, stables et incorruptibles. Il ne suffit donc pas de mépriser les richesses. Il faut encore secourir les pauvres. Mais il faut sur toutes choses suivre Jésus-Christ, c’est-à-dire faire exactement tout ce qu’il nous commande, être prêt à tout souffrir, et à mourir même à toute heure. Il dit lui-même: «Si quelqu’un veut venir après-moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et me suive (Lc 9,23)», parce que c’est beaucoup plus de donner son sang et sa vie que de donner ses biens aux pauvres; et que c’est par ce renoncement aux biens de la terre qu’on peut se mettre en état d’offrir à Dieu son sang et sa vie.

«Ce jeune homme ayant entendu ces paroles, s’en alla tout triste (Mt 19,22);» et l’Evangile marque aussitôt que ce n’était pas sans sujet, « parce qu’il avait de grands biens». Il y a bien de la différence entre l’avarice de ceux qui n’ont que peu de bien ou de ceux qui sont accablés sous le poids de leurs richesses. Ces grands biens rendent encore beaucoup plus avares ceux qui les possèdent. Je vous ai dit cent fois et je ne cesse point de vous le redire, que plus nos richesses s’augmentent, plus nous les aimons; et que pour ainsi dire plus on est riche, plus on devient pauvre, puisqu’on en désire le bien avec plus de violence, et qu’on s’imagine avoir encore besoin de plus de choses. Considérez donc dans ce jeune homme quel est l’empire et la tyrannie de cette passion. Il s’approche de Jésus-Christ avec grande ardeur. Mais aussitôt que le Fils de Dieu lui a parlé de renoncer à ses richesses, il est si surpris et si étonné de cette parole, qu’il ne lui peut faire la moindre réponse. Il demeure dans un triste silence. Il s’en retourne tout abattu et accablé (495) d’un ennui mortel. Que dit à cela Jésus-Christ, mes frères?

«Je vous le dis en vérité: il est bien difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux (Mt 19,23)»; marquant par ce mot de «riche», non pas en général celui qui a du bien, mais celui qui en est l’esclave. Que s’il est si difficile que les riches entrent dans le royaume des cieux, que deviendront les avares? Si c’est assez pour se perdre que de ne pas donner son bien aux pauvres, quel supplice s’attire-t-on lorsque l’on vole le bien des autres? Mais d’où vient que Jésus-Christ, qui n’avait que des disciples pauvres, et qui ne possédaient rien, ne laisse pas de leur dire «qu’il est difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux» ? C’était pour les exhorter à ne point rougir de leur pauvreté. Et voulant comme justifier la défense qu’il leur avait faite de ne rien posséder, après avoir dit d’abord qu’il était difficile qu’un riche entrât dans le ciel, il montre par une comparaison que cela est même impossible.

«Un câble passera plus facilement par le chas d’une aiguille, qu’un riche n’entrera dans le royaume des cieux (Mt 19,24)». Ceci nous fait voir qu’un riche qui use chrétiennement de ses richesses, doit espérer de Dieu une grande récompense. Mais Jésus-Christ montre dans la suite que cela ne peut être que l’ouvrage de Dieu seul, et qu’un riche a besoin d’une grâce très-puissante pour se détacher ainsi de ses richesses. Les disciples furent troublés de cette parole. «Les disciples entendant cette parole en furent fort étonnés, et ils disaient: Qui pourra donc être sauvé (Mt 19,25)»? «Jésus les regardant leur dit: Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu (Mt 19,26)» - Pourquoi les apôtres étant aussi pauvres qu’ils étaient, se troublent-ils de ces paroles? Pourquoi en sont-ils surpris? C’est sans doute par la compassion qu’ils avaient de la perte de tant de monde, par le zèle qu’ils avaient déjà du salut des hommes, par la tendresse qu’ils ressentaient en voyant le péril qui menaçait toute la terre, et par cet esprit de paix qui commençait déjà à les animer. Cet arrêt que Jésus-Christ venait de prononcer contre ceux qui aimaient les richesses, les faisait trembler pour le monde entier, et cette crainte les saisissait de telle sorte qu’ils eurent besoin que Jésus-Christ les consolât. C’est ce qu’il fait aussitôt lorsqu’il leur dit en les regardant: «Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu». Ce regard que l’évangéliste marque, fut un regard doux et favorable, par lequel Jésus-Christ les consola dans leur tristesse et les rassura dans leur crainte, en dissipant toute l’agitation de leur coeur. Après «ce regard» tout puissant il les relève encore par ces paroles, en leur faisant considérer quelle était la force et la vertu de Dieu et en leur donnant de la confiance par cette vue.

6303 3. Que si vous désirez, mes frères, savoir comment «ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu», je veux bien vous l’expliquer. Car Jésus-Christ n’a point dit cette parole afin qu’elle vous abatte et que vous désespériez de pratiquer cette vertu, comme vous étant impossible, mais afin que, considérant sa grandeur, vous vous y appliquiez avec courage; que vous invoquiez la grâce de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans un combat si pénible et qu’elle vous fasse acquérir enfin la vie éternelle. Comment donc cela peut-il devenir possible? Si vous renoncez tous à l’attachement aux biens, si vous méprisez les richesses et si vous foulez aux pieds une passion si basse. Nous voyons assez par la suite que Jésus-Christ ne parle pas de la sorte afin qu’en croyant que Dieu fait tout, vous demeuriez sans rien faire, mais plutôt pour vous exciter à travailler, d’autant plus que ce qu’il vous propose est plus grand et plus difficile. Car saint Pierre lui ayant fait cette demande: «Seigneur, pour nous autres nous avons tout quitté et nous vous avons suivi: quelle récompense donc en recevrons-nous (Mt 19,27)»? Il lui répond: «Je vous dis en vérité que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (Mt 19,28)». Après leur avoir dit quelle récompense il leur préparait, il conclut: «Et quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle (Mt 19,29)». Ainsi nous voyons que Dieu rend possible ce qui paraissait auparavant impossible.

Vous me direz peut-être: comment peut-on quitter ses richesses? Comment celui qui est possédé de l’amour de l’argent, pourra-t-il se (496) délivrer d’une passion si violente? Il le pourra s’il commence par retrancher ce qu’il a de superflu. Il se mettra ainsi en état d’aller plus loin et de pratiquer plus fidèlement ce que Jésus-Christ commande ici. N’entreprenez pas de renoncer tout d’un coup à tout votre bien, si ce renoncement vous paraît trop difficile. Commencez par ce que vous pourrez, et montant ainsi de degré en degré, vous vous ferez une échelle sainte qui vous élèvera jusque dans le ciel. Lorsqu’on travaille au contraire à amasser toujours de l’argent, on ressemble à ces malades, qui croient pouvoir éteindre leur fièvre en buvant beaucoup, au lieu que cette eau la redouble et l’enflamme davantage. C’est ainsi que les avares, bien loin d’éteindre leur passion en augmentant leurs richesses, l’irritent au contraire de plus en plus. Rien n’est capable de guérir cette soif si violente de l’argent, sinon de retrancher d’abord le désir d’en acquérir de nouveau, comme la fièvre s’éteint, non en buvant, mais plutôt en ne buvant pas.

Mais c’est cela même que vous ne pouvez pas faire, et vous m’en demandez le moyen. Le moyen le plus court est d’être bien persuadé que plus vous satisferez cette soif de l’argent, plus elle s’irritera, que votre avarice croîtra à proportion de votre bien, et qu’aussitôt que vous cesserez de vouloir vous enrichir, vous arrêterez la cause du mal. Ne continuez donc point à désirer d’être riche, de peur que, désirant toujours ce que vous n’aurez jamais, vous ne rendiez votre maladie incurable, et qu’étant possédé de cette passion ou plutôt de cette rage pour l’argent, vous ne deveniez le plus malheureux de tous les hommes. Car, dites-moi, je vous prie, lequel des deux vous paraîtrait plus misérable, ou celui qui désirerait avec ardeur de manger et de boire, sans avoir jamais ce qu’il désire, ou celui qui n’aurait jamais ni faim ni soif? N’est-il pas visible que ce dernier serait heureux et le premier misérable? C’est un mal si horrible d’avoir une faim et une soif extrêmes sans les pouvoir apaiser, que Jésus-Christ nous voulant tracer une peinture de l’enfer, nous en donne cette image dans le mauvais riche qui, brûlant de soif, ne pouvait trouver une goutte d’eau.

Celui donc qui commence à mépriser le bien, arrête le cours d’un si grand mal; mais celui qui veut toujours amasser, l’augmente de plus en plus. Quand il aurait dix mille talents dans ses coffres, il en voudrait encore autant; et s’il les avait, il en désirerait deux fois davantage. Et son avarice croissant toujours, il souhaiterait de pouvoir changer en or les montagnes, la terre et la mer. Tant il est vrai que cette passion, ou plutôt cette manie, n’a point de bornes, et qu’elle allume dans l’âme une soif qui ne peut jamais s’éteindre. Mais, afin de vous faire mieux comprendre que le désir de la fortune se doit guérir, non en le satisfaisant, mais en l’arrêtant, je vous prie de me dire, s’il vous était venu une passion de voler en l’air comme les oiseaux, comment feriez-vous pour l’étouffer. Si ce serait en vous faisant des ailes pour voler, ou bien en bannissant de vous cette pensée comme ridicule et extravagante? Vous en useriez sans doute de cette sorte; puisque c’est l’âme et la raison qu’il faut toujours guérir la première dans ces occasions. Que si vous me dites qu’il est entièrement impossible qu’un homme vole: je vous réponds qu’il est encore bien plus impossible de fixer des bornes à l’avarice. Il serait plus aisé à un homme de voler dans l’air, que de guérir son avarice en augmentant ses richesses. Lorsque nos désirs ne se portent qu’à des choses qui sont faisables, il n’est pas impossible alors de les apaiser en les contentant: mais lorsqu’ils s’attachent à ce qu’il nous est impossible d’obtenir, nous n’aurons jamais de paix, qu’en coupant ce mal par la racine et en le retranchant.

Ainsi, mes frères, ne nous embarrassons point en tant de soins inutiles. Renonçons entièrement à cette passion inquiète de l’argent qui ne nous laisserait jamais en repos. Pensons à un autre monde, où nous trouverons des biens sans inquiétude, qui rendent vraiment heureux, et ne désirons que les trésors qui sont dans le ciel. L’acquisition n’en est point pénible, et la possession est le comble de tous les biens. Ce commerce n’est exposé ni aux pertes ni aux périls. Nous n’avons seulement qu’à veiller sur nous-mêmes et à mépriser tout ce que nous voyons ici-bas. Car celui qui s’attache aux richesses de la terre et s’en rend esclave, perdra nécessairement celles du ciel.

6304 4. Pensez à ces vérités, mes frères, et bannissez de vous cette passion de l’avarice. Car je ne crois pas que vous osiez dire que si l’amour de l’argent ne donne point la félicité du ciel, il donne au moins celle de la terre. Quand cela serait vrai, ces biens apparents ne seraient-ils pas de très grands maux? Mais ils n’ont pas même cette apparence de bien. Ils (497) conduisent par de longs tourments dans ceux de l’enfer, et ils rendent malheureux et en ce monde et en l’autre. Car l’avarice est la source de tous les maux. Elle ruine les familles; elle remplit le monde de divisions et de guerres; et elle porte les hommes jusqu’à se tuer eux-mêmes. Mais avant que de les jeter dans ces dernières extrémités, elle perd insensiblement les âmes et les jette dans un honteux abaissement. Elle étouffe toute la générosité qui leur est naturelle, et elle rend ceux qu’elle possède timides, lâches, fourbes, menteurs, voleurs, médisants et esclaves de tous les vices.

Mais peut-être que vous voyant extrêmement riche, vous vous laissez éblouir par cet éclat de l’or, par cette magnificence de bâtiments, par ce grand nombre d’officiers et de domestiques, par cette déférence que tout le monde vous rend, et par cet empressement que tous les hommes ont de vous voir. Quel est donc le remède que nous pouvons apporter à une plaie si profonde? C’est, mes frères, de vous représenter à quelle langueur l’avarice réduit votre âme, quel aveuglement elle y répand, de quelles ténèbres elle la couvre, dans quelle solitude elle la laisse, dans quelle confusion elle la jette. C’est de vous souvenir par combien de maux on acquiert ce peu de bien, par combien de travaux on le garde; avec combien de périls on en jouit; si l’on peut dire néanmoins qu’on en jouisse et qu’on le conserve; puisque quand on éviterait tous les accidents de la vie, la mort enfin nous arrache toutes ces richesses pour les faire passer souvent dans les mains de nos plus grands ennemis. Elle nous ôte tout ce que nous avions, et nous jette dans des lieux où nous ne serons plus suivis de cette foule de domestiques; où nous ne verrons plus rien de toutes ces magnificences qui nous environnent ici-bas; et il ne restera rien à notre âme de tous ces faux biens, que les plaies profondes qu’elle se sera faites pour acquérir ce qui la devait perdre.

Lors donc que vous voyez un homme riche habillé magnifiquement, et accompagné d’un grand nombre d’officiers et de gardes; passez de cette apparence jusque dans son coeur, et dans le fond de sa conscience, et vous la trouverez toute corrompue aux yeux de Dieu, et toute remplie de boue et d’ordure. Souvenez-vous de saint Paul et de saint Pierre; souvenez-vous de saint Jean-Baptiste et du prophète Elie; ou plutôt du Fils de Dieu même, qui n’avait pas où reposer sa tête. Imitez ce divin modèle, imitez ceux qui ont été ses plus fidèles imitateurs. Admirez en vous-mêmes ces trésors ineffables, renfermés dans ces saints hommes.

Si vous êtes frappé d’abord de cet éclat apparent des hommes du monde, et si votre foi en est un peu troublée, écoutez cette parole effrayante de Jésus-Christ, «qu’il est impossible qu’un riche entre dans le royaume des cieux». Comparez si vous voulez avec la perte du ciel, des montagnes d’or et d’argent, une terre d’or, une mer et tout un monde d’or. Tout cela ne vous rend point ce que vous perdez.

Contentez tant que vous voudrez votre avarice. Ajoutez terre à terre, maisons à maisons. Si ce n’est assez de vingt, ayez en cent. Ayez mille valets et deux mille si vous voulez, ayez des lits, des chambres et des maisons toutes revêtues d’or et d’argent: si cela ne vous satisfait pas encore, ajoutez-y tout le monde même: ayez si vous voulez autant de serviteurs qu’il y a d’hommes sur la terre; rendez-vous maître de la terre et de la mer, que tous les peuples vous soient soumis; que toutes les villes soient sous votre obéissance, que tous les fleuves et que toutes les rivières coulent pour vous; après tout cela, je vous dirai que vous êtes le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes, si vous ayez amassé tous ces biens pour perdre le ciel. Car si les amateurs des richesses passagères sont si tourmentés lorsqu’ils ne peuvent acquérir ce qu’ils désirent; combien le seraient-ils davantage, s’ils pavaient ce qu’ils perdent en perdait les biens éternels?

Ne dites donc plus que ces grands du monde sont heureux parce qu’ils sont dans l’abondance de toutes choses. Mais dites plutôt qu’ils sont bien misérables de changer le ciel contre un peu de terre et de boue: et qu’ils sont semblables à un roi qui, ayant changé son royaume contre un fumier, ferait gloire de cet échange, comme si ce fumier valait mieux que sa couronne. Et il y a certes peu de différence entre un amas d’or et d’argent, et un amas de boue qui est sur un fumier; ou plutôt ce dernier est en quelque sorte préférable à l’autre. Car le fumier au moins est utile. Etant mis sur la terre, il la rend fertile: mais à quoi sert l’or caché sous la terre? Il est entièrement inutile, et, plût à Dieu qu’il ne fût qu’inutile. (498)

Car ne servant pas pour ce à quoi il doit servir, il sert à perdre et à condamner au feu ceux qui le possèdent.

De là naissent une infinité de maux; et c’est ce qui a fait dire aux païens, que l’avarice est comme le fort et le retranchement de tous les vices. Le bienheureux Paul l’appelle d’un autre nom qui a beaucoup plus de force, lorsqu’il dit que «l’avarice est la racine de tous les maux». (
1Tm 6,10)

Pensons à ceci, mes frères, et ne désirons plus à l’avenir ces maisons magnifiques et ces grandes terres, comme étant indignes d’avoir place dans notre coeur. Mais portons une sainte envie à ces hommes de Dieu qui ont auprès de lui une confiance et une liberté si sainte, qui ne possèdent que les biens du ciel, qui, se rendant pauvres pour l’amour de Jésus-Christ, trouvent dans leur pauvreté un trésor qui les rend véritablement riches. Ainsi les ayant imités sur la terre, nous posséderons avec eux les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (499)


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HOMÉLIE LXIV «APRÈS CELA PIERRE LUI DIT: POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS »?

Mt 19,27-20,17

(CHAP. 19,27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX)

ANALYSE

1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien qu’aux riches.
2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisqu’ils ont été en vénération à toute la terre.
3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième heure.
4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des moeurs qu’à la pureté de la foi. - Qu’il suffit de manquer d’une seule vertu pour se perdre. - Que les chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. - Qu’il faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.


6401 1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si j’ose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à l’art de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur? Oui, répond ce saint apôtre. C’est ce que je dis que j’ai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le suivre. Comme Jésus-Christ venait de dire à un homme riche: «Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel», afin que les pauvres ne puissent dire: Que ferai-je donc? moi qui n’ai rien, ne pourrai-je être parfait? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point d’être parfait.

Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre n’eût pas eu assez d’autorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et n’ayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître (499) même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, qu’il ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que l’on y possède.

Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche; l’une de donner tout aux pauvres, et l’autre de suivre Jésus-Christ: « Nous avons», dit-il, «quitté tout, et nous vous avons suivi». Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après qu’on a tout quitté pour lui; et ce renoncement a tout rempli l’âme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre? « Je vous dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale, le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’lsraël (
Mt 19,28)». Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur l’un de ces douze trônes? Qui pourrait avoir cette pensée? Comment donc s’accomplira cette parole du Fils de Dieu? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu qu’il donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir ce doute: «Je parlerai», dit Dieu par ce prophète, « sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que j’avais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier; et s’ils font le mal en ma présence, et qu’ils n’écoutent point ma voix, je me repentirai du bien que j’avais promis de leur faire». (Jr 18,9) Comme s’il disait: Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand j’aurais promis à un peuple de le rétablir, s’il se rendait indigne de ma promesse, je ne l’accomplirais pas.

Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit: « Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre». (Gn 3,2) Et cela néanmoins ne s’est point exécuté parce qu’il se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée sur les animaux. Et c’est ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher d’un côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes s’ils croyaient qu’il leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de l’autre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant qu’ils n’ont plus rien à craindre après que Dieu s’est ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, n’entrez point dans le désespoir; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence; puisque si vos déréglements m’obligent de les rétracter, non-seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je ne fais mes promesses qu’à ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service qu’ils me rendent.

C’est pourquoi, lorsqu’il parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement: Vous serez assis sur des trônes: mais il ajoute: «vous qui m’avez suivi», afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de l’Eglise quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui s’est rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Eglise. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit qu’ils seraient assis sur douze trônes. Parce qu’ils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et qu’ils ne cherchaient plus rien de tous les biens d’ici-bas. Mais il promet aux autres les biens même d’ici-bas, lorsqu’il ajoute:

«Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (Mt 19,39)». Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce qu’il vient de dire à ses apôtres: «vous serez assis» et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire qu’il réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres n’y auraient (500) aucune part. C’est pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes; et il veut les assurer de l’avenir par l’expérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de la pêche, et qu’il les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici; mais il leur dit seulement «qu’ils deviendraient pêcheurs d’hommes (Mt 4,19)»; mais lorsqu’ils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel.

6402 2. Cette parole: «Vous serez assis; et vous jugerez les douze tribus d’Israël», ne veut dire autre chose sinon qu’ils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit qu’ils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. C’est de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais «les tribus d’Israël». Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront s’excuser par la loi de ce qu’ils n’auraient pas cru en Jésus-Christ; comme si Moïse leur eût défendu de l’écouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de l’Evangile, et respecter l’une sans offenser l’autre. C’est pourquoi il dit d’eux en un autre endroit, «qu’ils seraient les juges des Juifs».

Vous me demanderez peut-être en quoi donc consiste l’avantage des apôtres; s’il ne leur promet que ce qu’il a dit des Ninivites et de la reine de Saba? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup d’autres choses, et qu’ils ont encore d’autres avantages que celui-ci. Mais l’on peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive: « Les Ninivites s’élèveront et condamneront ce peuple», et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsqu’il parle de ses apôtres: « Quand le Fils de l’homme», leur dit-il, «sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes». Ce mot de «trône» marque qu’ils régneront avec lui, et qu’ils participeront à sa gloire; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul: «Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (
2Tm 2,12)». Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, ne veut pas dire qu’ils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge; et ces trônes qu’il promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors.

C’est donc là la récompense qu’il promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet «la vie éternelle" dans l’autre monde, et le «centuple dans celui-ci». Et s’il fait cette promesse au commun de ses disciples, il la fait encore plus à ses apôtres: et il l’a même vérifiée en leur personne. Car n’ayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres qu’on avait vendues; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à donner pour eux leur propre vie, selon que saint Paul le dit des Galates: «Si vous eussiez pu», leur dit-il, «vous m’auriez donné vos propres yeux». (Ga 4,15)

Quand Jésus-Christ dit ici: « Quiconque quittera sa femme», il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans le même sens que ces autres: «Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera». Ce qu’il ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps: mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. C’est l’avis qu’il donne ici aux hommes à l’égard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Eglise. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à l’impiété. C’est ce que saint Paul dit en d’autres termes: «Si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare». (1Co 8,45) Après avoir donc ainsi relevé le courage de (502) ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eux-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt: «Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers; et plusieurs de ceux qui auront été les derniers, seront les premiers (Mt 19,30)». Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusqu’à la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs: «Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident pour être dans le bienheureux sein d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ». (Mt 8,11) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est d’une extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. «Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Mt 20,1) Et étant demeuré d’accord avec les ouvriers qu’ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (Mt 20,2). Etant sorti sur la troisième heure du jour et en ayant vu d’autres qui se tenaient dans la place sans rien faire (Mt 20,3), il leur dit: Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (Mt 20,4). Et ils s’y en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (Mt 20,5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit: Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (Mt 20,6)? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués; et il leur dit: Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (Mt 20,7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires: Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusqu’aux derniers (Mt 20,8). Ceux donc qui n’avaient travaillé que depuis la onzième heure s’étant approchés, reçurent chacun un denier (Mt 20,9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient qu’on leur donnerait davantage; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (Mt 20,10). Et après l’avoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (Mt 20,11), en disant: Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et vous leur avez donné autant qu’à nous qui avons porté le poids du jour et de la chaleur (Mt 20,12). Mais il répondit à l’un d’eux: Mon ami, je ne vous fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier (Mt 20,13)? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous (Mt 20,14). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi? ou faut-il que votre oeil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (Mt 20,15)? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers; parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus (Mt 20,16)».

6403 3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce qu’il a dit d’abord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas que les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole: « Les premiers», dit-il, « seront les derniers, et les derniers seront les premiers», c’est-à-dire qu’ils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci n’auront pas gardé leur rang et qu’ils seront devenus les derniers de tous. Ce qu’il confirme encore par cette parole: «Parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus» (Mt 20,16). Et c’est ce qui donne un double sujet à ces premiers de s’affliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps de la parabole ne témoigne point cela, puisqu’elle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé: «Vous leur avez», disent-ils eux-mêmes, « donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur» (Mt 20,12).

Il faut donc tâcher d’abord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous l’aurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette «vigne» (Mt 20,1) les commandements de Dieu: Le « temps» d’y travailler est toute la vie présente. Ces « ouvriers» qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie (Mt 20,1). Tout cela est clair; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, s’étaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert avec courage tout le travail (502) du jour, deviennent enfin jaloux, et s’abandonnent à la passion criminelle de l’envie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils s’en plaignent et disent en murmurant: «Vous leur avez donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur» (Mt 20,12). Ils ont tout ce qu’on leur a promis: ils ne perdent rien de leur récompense; mais ils sont jaloux et ils s’affligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre l’injustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps l’excès de sa bonté et celui de leur malice: «Mon ami», dit-il, «je ne vous fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier par jour? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je yeux, ou faut-il que votre oeil soit envieux parce que je suis bon» (Mt 20,13-15).

Que nous apprend Jésus-Christ par cette image qu’il nous représente? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de l’enfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages d’amitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce qu’il n’avait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce qu’ils reçoivent avant eux leur récompense; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce qu’il reçoit de son père plus que son aîné n’en avait reçu, comme celui-ci le témoigne lui-même.

Que dirons-nous donc ici, mes frères? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures? Dieu nous garde de cette pensée. L’envie n’entre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin d’avoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons-nous croire des saints du ciel? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre?

D’où vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées? Nous devons considérer que ce qu’il nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste.

Quel est donc le but de cette parabole? Le dessein principal de Jésus-Christ est de s’en servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. S’il en fait voir en même temps d’autres qui murmurent d’un traitement si favorable à l’égard de ces personnes, ce n’est pas qu’en effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres n’étaient tout à fait incapables d’envie, elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes d’expressions. Nous disons à nos amis: Un tel m’a querellé de ce que je vous ai fait tant d’honneur; non pas qu’on nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelqu’un la manière favorable dont on l’a traité.

Vous me demandez peut-être pourquoi on ne fait pas venir tous ces ouvriers en même temps dans cette vigne? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. S’ils ne veulent pas venir lorsqu’on les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. C’est pourquoi Dieu appelle les uns «de grand matin», les autres «à la troisième heure», les autres «à la sixième», les autres, «à la neuvième», et 1es autres enfin «à la onzième», lorsqu’il savait qu’ils se rendraient et qu’ils obéiraient à sa voix (Mt 20,1-6).

C’est ce que marque clairement l’apôtre saint Paul: «Mais quand il a plu à Dieu, il m’a séparé dès le ventre de ma mère». (Ga 1,15) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que l’apôtre lui obéirait? Dieu eût voulu l’appeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne l’appeler que lorsqu’il a vu qu’il lui obéirait. C’est ainsi que Dieu n’a appelé le bon larron qu’à la (503) dernière heure; quoiqu’il l’eût pu faire plus tôt s’il eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même n’eût pas obéi à Dieu s’il l’eût appelé plus tôt, combien ce larron l’aurait-il moins fait?

6404 4. Que si ces ouvriers disent: «C’est parce que personne ne nous a loués (Mt 20,7), il faut se souvenir de ce que je viens de dire; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers: et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant: « Qu’il était sorti dès le matin pour les louer» (Mt 20,1). Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très différents; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs.

Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre; ce qui ne se peut faire que par une grande application de coeur et d’esprit et par une grande violence; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour. Il ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts.

C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite: « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers: que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en aura peu d’élus» (Mt 20,16), il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait: Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers.

Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de déréglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte.

C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des moeurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit: « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ». (1Co 10,3) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux «qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Mt 7,22) », ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons; de ces épines qui (504) étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au dehors par ses bonnes oeuvres.

Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos moeurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges folles n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons.

Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures: et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis: « Celui», dit Jésus-Christ, «qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu». (Mt 5,22) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même: « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne verra jamais Dieu» (He 12,14). L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Evangile, qui faisait tant de bonnes oeuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu: « Si votre justice», dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Mt 5,20) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage.

Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait; dans l’affranchissement de leurs esclaves; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Evangile, «qu’il y en aura peu de sauvés» (Mt 20,16).

6405 5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si l’omission d’une seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous n’en avons aucune? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, s’il suffit pour se perdre d’omettre une seule des règles de l’Evangile? Quel moyen d’éviter l’enfer? C’est ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il n’y a rien encore de désespéré; il n’y a rien d’impossible, nous pouvons nous sauver si nous avons recours à l’aumône comme à un remède salutaire pour guérir toutes nos blessures. L’huile ne (505) donne pas tant de force au corps que l’aumône et la charité en donnent à l’âme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsqu’il la surprend et qu’il l’attaque, elle lui échappe. Cette huile sainte fait qu’elle se glisse et se délivre d’entre ses mains cruelles comme un corps frotté d’huile s’écoule d’entre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsqu’elle est blessée, et qui l’éclaire dans ses ténèbres.

Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant d’argent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres? Que vous importe cela? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez d’autant plus louable. N’est-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (
2Co 9,2), non pas qu’ils fissent l’aumône, mais qu’ils la fissent étant pauvres comme ils étaient? N’arrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui n’avait pas où reposer sa tête en ce monde.

Pourquoi, me direz-vous encore, un tel n’imite-t-il pas cet exemple? Et moi je vous dis: Qui vous a établi son juge? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que vous condamnez en eux? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. N’est-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens? N’est-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours l’oeil sur moi? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui n’est que serviteur comme vous?

N’a-t-il pas dit: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur»? (Mt 20,26) Et ailleurs: «Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres» ? Que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres »? (Mt 20,27-28) N’est-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit: «Je vous ai donné l’exemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que j’ai fait moi-même»? (Jn 13,15)

Vous me direz peut-être que vous n’avez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. C’est en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant d’autres qui leur ont été semblables? S’il faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis: Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison: Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui l’offensent et le déshonorent.

Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous n’apprendrez d’eux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez d’eux à vous avancer toujours dans l’humilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en s’élevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en s’excitant à la vertu par les grands exemples de ses pères: « Je suis étranger», dit-il, «sur la terre comme tous mes pères l’ont été». (Ps 39,13) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné d’eux (506) leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu.

Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous n’êtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. «Si nous nous jugions nous-mêmes », dit saint Paul, «nous ne serions pas jugés: mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie». (1Co 11) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres.

Faisons cesser, mes frères, un si grand désordre. Etablissons un tribunal dans notre coeur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, n’envisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu d’un aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. (507)




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HOMÉLIE LXV - «ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT A PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT: NOUS NOUS EN ALLONS A JÉRUSALEM,


Chrysostome sur Mt 63