Chrysostome sur Mt 85

85

HOMÉLIE LXXXV

Mt 26,67-75 Mt 27,1-10

«AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET D’AUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT: CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI T’A FRAPPÉ ». (CHAp. 26,67, 68, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. 27)

ANALYSE

1. Admirable véracité des évangélistes.

2. Saint Marc, disciple de saint Pierre, raconte avec de plus grands détails que les autres évangélistes, le triple reniement de son Maître. - Désespoir de Judas. - Quelle leçon pour les avares !

3 et 4. Contre ceux qui font des présents à l’Eglise du bien qu’ils ont pris aux autres. - Exhortation à faire l’aumône aux pauvres. - Combien les Juifs doivent en ce point faire rougir les chrétiens. - Que c’est l’avarice des peuples qui oblige les évêques d’avoir le maniement de quelques biens pour en assister les pauvres. - Qu’il n’y aurait point de pauvres dans le monde, si on y voulait donner quelque ordre.



1. Pourquoi, mes frères, les Juifs traitaient-ils avec ces outrages un homme qu’ils allaient tuer? Pourquoi lui font-ils souffrir ces sanglantes railleries, sinon parce qu’ils ne suivaient à son égard que les mouvements de leur cruauté et non les règles de la justice? Ils ont enfin trouvé la proie qu’ils cherchaient, et ils assouvissent sur elle la fureur et la rage dont ils sont transportés et enivrés; c’est pour eux une fête à laquelle ils courent avec joie; ils laissent voir combien ils étaient altérés de sang

Mais considérez, mes frères, quelle est la sincérité des évangélistes qui marquent si particulièrement toutes ces circonstances, quoiqu’elles soient si ignominieuses en apparence pour leur maître et qui nous font voir ainsi combien ils aimaient la vérité. Ils ne cachent rien de ces traitements si humiliants Ils rapportent avec soin toutes ces particularités (52) Car ils regardaient tous ces excès comme étant très-glorieux à leur maître. Et on peut dire en effet, mes frères, que la plus grande gloire de Jésus-Christ est que, étant maître de toute la terre, il ait bien voulu se rabaisser jusqu’à être si cruellement méprisé par les derniers de tous les hommes. Il ne faut point d’autres preuves pour nous faire comprendre quelle était la charité que Jésus-Christ nous portait, et l’impardonnable méchanceté des Juifs, puisqu’ils traitaient avec tant de barbarie cet agneau si doux et si paisible, qui souffrait leurs violences sans parler, ou qui ne parlait que pour leur dire des choses capables de changer les lions mêmes en agneaux. Sa douceur et leur cruauté sont toutes deux montées à leur comble; leur impiété se répand dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles, et ils ne pensent qu’à satisfaire leur fureur.

Le prophète Isaïe avait prédit ces emportements et les avait renfermés dans ce peu de paroles: «Les hommes», dit-il, «seront surpris en vous voyant, tant vous paraîtrez sans gloire et sans honneur parmi les hommes». (Is 53,3) En effet, y a-t-il rien de si effroyable que ces insultes qu’on fait souffrir au Sauveur? Cette face que la mer avait respectée en la voyant, que le soleil ne put voir sur la croix sans voiler ses rayons, ces misérables la conspuaient, la soufflettaient. Ils traitent leur Dieu avec une fureur plus que brutale; ils se jouent de lui comme d’un roi de théâtre, ils lui donnent des coups sur la tête, ils ajoutent à l’outrage des soufflets l’infamie honteuse des crachats et les railleries les plus cruelles et les, plus sanglantes. «Prophétise s, lui disent-ils, «qui «est celui qui t’a frappé s? Ils lui parlent de la sorte, parce que la plupart des Juifs le regardaient comme un prophète. Un autre évangéliste marque qu’en le traitant ainsi ils lui voilaient le visage, comme s’il eût été le dernier des hommes, bon à servir de jouet non-seulement aux grands du monde, mais même aux esclaves.

Lisons ceci, je vous prie, mes frères, avec les yeux de la foi. Ecoutons les souffrances de Jésus-Christ avec une attention digne de lui, et gravons dans nos coeurs ce que nous lisons. Rien n’est pins glorieux au Sauveur du monde qu’un abaissement si prodigieux. Je trouve toute ma gloire dans ces souffrances. Et je n’admire pas moins Jésus-Christ lorsqu’il s’élève au-dessus de toutes les insultes et de toutes les douleurs, que lorsqu’il commande à la nature et qu’il ressuscite mille morts.

Saint Paul s’occupait toujours l’esprit de ce grand objet. Il portait toujours présente l’idée de la croix du Fils de Dieu, de ses souffrances, de ses insultes, de ses outrages et de sa mort. C’est lui qui dit: «Allons à Jésus-Christ en portant toutes ses ignominies ». (He 13,13) Et il nous fait ressouvenir: « Que Jésus-Christ, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, s’est offert volontairement à souffrir les derniers mépris, et à mourir sur la croix ». (He 12,2).

«Pierre cependant était assis dehors dans la cour. Et une servante s’approchant lui dit:Vous étiez aussi avec Jésus de Gaulée (69). Mais il le nia devant tout le monde en disant: Je ne sais ce que vous me dites (70). Et comme il sortait hors la porte, une autre servante l’ayant vu dit à ceux qui se trouvèrent là: Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth (74). Et lui le nia une seconde fois, en disant avec serment: Je ne connais point cet homme (72). Peu à peu ceux qui étaient là s’avançant, dirent à Pierre: Vous êtes certainement de ces gens-là, car votre parler

«vous fait assez connaître (73). Il commença alors à détester et à jurer en disant: Je ne connais point cet homme, et aussitôt le coq chanta (74). Et alors Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite: avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois. Et étant sorti dehors il pleura amèrement (75).» Voici, mes frères, une chose bien surprenante. Quand on vient prendre Jésus-Christ, ce disciple témoigne un zèle si ardent qu’il tire l’épée et en frappe un des serviteurs du grand prêtre; et lorsqu’il devait entrer dans une plus grande indignation pour les outrages sanglants dont on déshonorait son maître en sa présence, il s’abat au contraire jusqu’à le renoncer par trois fois. Qui eut pu n’être point saisi d’indignation en voyant ces traitements si injurieux et ces insultes si outrageuses? Cependant ce disciple, interdit par la crainte, non-seulement n’éprouve point ce zèle qui paraissait si raisonnable; mais il tremble de peur et ne peut supporter la voix d’une servante qui lui parle. Il renonce son maître jusqu’à trois fois, et il le renonce ainsi devant des servantes et des gens de rien, et non pas devant les juges qui l’eussent (53) peut-être intimidé, puisqu’il est marqué qu’il était dehors. Car il « était assis dehors dans la cour». C’est lorsqu’il fut sorti qu’on lui demanda s’il n’était pas disciple de Jésus-Christ.

Saint Luc dit que cet apôtre ne s’aperçut point de sa faute et qu’il ne rentra en lui-même que lorsque Jésus-Christ le regarda. Ainsi non-seulement il renonça Jésus-Christ, mais il fut encore si éloigné de reconnaître ce crime, nonobstant le chant du coq, que si Jésus-Christ ne l’eût fait rentrer en lui-même, il n’y eût pas fait de réflexion. Il eut donc besoin, du secours de la grâce du Sauveur. Ce regard fut comme une voix puissante qui lui parla, et sans laquelle la peur dont il était saisi l’eût fait demeurer toujours dans sa faute. Saint Marc dit que dès le premier renoncement de saint Pierre, le coq chanta pour la première fois; et qu’au troisième renoncement, le coq chanta pour la seconde fois. Il est le seul qui ait marqué si en détail et avec tant d’exactitude le soin que Jésus-Christ témoigna alors pour son disciple, et la faiblesse prodigieuse dont saint Pierre se laissa saisir. Comme saint Marc était le disciple de cet apôtre, il a pu savoir de lui plus particulièrement cette circonstance, et nous ne pouvons assez admirer que non-seulement il n’ait point omis cette faute d’un homme qui lui était si vénérable, mais qu’il l’ait même décrite avec plus de circonstance que les autres.

2. Comment donc, puisque saint Matthieu dit: «Avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois», saint Marc peut-il dire qu’après le triple renoncement de saint Pierre le coq chanta pour la seconde fois? Ces deux évangélistes s’accordent fort bien; comme le coq a coutume de chanter trois ou quatre fois à chaque reprise, saint Marc s’exprime comme il fait pour montrer que le chant répété du coq n’arrêtait pas saint Pierre, ne le faisait pas rentrer en lui-même. Les deux versions sont donc vraies, car le coq n’avait pas encore achevé sa première reprise, lorsque Pierre renonça pour la troisième fois son maître. Et lorsque Jésus-Christ l’eut averti de son crime il n’osa même encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fîssent reconnaître; mais «il sortit dehors, et pleura amèrement».

«Le matin étant venu, tous les princes des prêtres et les sénateurs du peuple juif tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. (Mt 27,4) Et l’ayant lié, ils l’emmenèrent devant Ponce Pilate le gouverneur (2)». Comme ils avaient résolu sa mort, et qu’ils ne le pouvaient faire mourir à cause de la fête de Pâques, ils le mènent à Pilate. Remarquez, mes frères, ils sont amenés à le faire mourir le jour même de cette fête, qui n’avait été autrefois établie parmi les Juifs que comme une figure de la vérité.

«Alors Judas qui l’avait trahi, voyant qu’il était condamné, se repentit de ce qu’il avait fait, et rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres (3)». Cette circonstance redouble la faute de Judas et celle des prêtres. Elle augmente le crime de Judas, non parce qu’il se repentit de sa trahison; mais parce qu’il le fit trop tard, et qu’il le fit mourir par un détestable désespoir; se déclarant ainsi coupable de perfidie à la face de toute la terre. Elle redouble aussi le péché des prêtres, parce qu’au lieu d’être touchés de l’exemple de Judas, cl de condamner comme lui leurs cruels desseins, ils aimèrent mieux y demeurer opiniâtrement que d’en faire pénitence. Mais considérez que Judas ne se repent de son crime que lorsqu’il n’y peut plus remédier. C’est ainsi que le démon se conduit envers les hommes. Il ne leur laisse comprendre dans quels excès ils se sont laissés emporter que lorsque le mal est fait, et qu’il est irréparable, de peur qu’ils ne soient touchés de quelque sentiment de douleur, et qu’ils n’abandonnent leurs mauvais desseins. Judas, qui était jusque-là demeuré sourd à tant d’avertissements de Jésus-Christ, commence enfin lorsqu’il voit son crime achevé d’en concevoir du regret, mais un regret bien Superflu et bien inutile. C’est une action très-juste, et même louable que celle qu’il fait en se condamnant lui-même, en rejetant cet argent qui n’était que le prix de son crime, et en montrant qu’il n’était point retenu par la crainte ou par le respect des Juifs, mais on ne peut excuser la fureur avec laquelle il se fait mourir. Ce dessein ne peut être que l’ouvrage du démon. Le démon le soustrait d’avance à la pénitence de peur qu’il n’en recueille les salutaires fruits, et il le fait périr d’une mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même.

Considérez, je vous prie, comment la vérité s’établit, et s’appuie de toutes parts, par tout ce que font et ce que souffrent les ennemis déclarés de Jésus-Christ. Car cette mort funeste (54) à laquelle Judas se condamna lui-même est l’arrêt des Juifs qui condamnèrent Jésus-Christ; et elle ne leur laisse pas la moindre excuse. Que peuvent-ils dire de cette mort, après que Judas s’en est puni lui-même si sévèrement? Car remarquez ces paroles dont il se sert pour exprimer son regret: «J’ai péché parce que j’ai trahi le sang innocent. Mais ils lui répondirent: Que nous importe? C’est à vous à y penser (4). Et ayant jeté cet argent dans le temple, il se retira; et s’en étant allé, il s’étrangla (5) », parce qu’il ne put souffrir les remords qui déchiraient sa conscience. Mais qui peut assez admirer jusqu’où va l’endurcissement des Juifs, qui, au lieu d’être touchés de cet exemple, demeurent au contraire opiniâtres dans leur péché, jusqu’à ce qu’ils l’aient porté à son comble? Car le crime de Judas, c’est-à-dire sa trahison, était déjà accompli, mais celui des Juifs, c’est-à-dire la mort de Jésus-Christ, ne l’était pas encore. On voit néanmoins qu’aussitôt qu’ils l’eurent achevé, ils entrèrent dans la confusion et dans le trouble. Tantôt ils disent: « N’écrivez point qu’il est le Roi des Juifs». Que pouvaient- ils encore craindre en le voyant déjà en croix? Tantôt ils donnent ordre qu’on garde son tombeau avec des soldats: «De peur», disent-ils, « que ses disciples ne le dérobent, et qu’ils ne disent qu’il est ressuscité des morts, et cette dernière erreur serait pire que la première». Mais quand les disciples le diraient, si cela n’était pas vrai en effet, ne serait-il pas aisé de les convaincre de faux? Et comment le pourraient-ils dérober, puisqu’ils n’osent pas même demeurer au lieu dans lequel on l’avait pris, et que saint Pierre, qui était leur chef, succombant à la seule voix d’une servante, le renonce par trois fois?

Mais, comme je viens de le dire, un grand trouble s’était emparé d’eux; car ils savaient assez l’excès du péché qu’ils commettaient, comme on peut le voir par ces paroles qu’ils répondirent à Judas: «Que nous importe? «C’est à vous à y penser». Avares, je vous appelle encore ici, et vous conjure de voir dans quel abîme de maux Judas se précipite lui-même; car il se trouve enfin qu’il commet le plus grand de tous les crimes, et qu’en ayant rejeté le prix, il perd en même temps son argent, sa vie et son âme. Tel est enfin le succès de l’avarice. Elle fait perdre à celui qu’elle tyrannise, et l’argent dont elle lui inspirait une si curieuse passion, et le bonheur de cette vie, et les biens de l’autre.

Elle jette ici Judas dans une confusion épouvantable, et, après l’avoir rendu méprisable devant ceux même à qui il avait livré son Maître, elle le fait mourir de la mort la plus infâme. C’est ce qui confirme ce que j’ai dit: que quelques-uns mie reconnaissent leurs cri-mes qu’après qu’ils les ont commis. Car je vous prie de considérer combien ces Juifs appréhendent de trop approfondir ce qu’ils font et de voir trop clairement l’énormité de leur attentat: «C’est à vous à y penser », disent-ils. Et ceci rend leur faute encore plus grande. Transportés et comme enivrés parleur passion et par leur audace, ils ne pensent qu’à venir à bout de leur entreprise diabolique, et ils tâchent de se la dissimuler à eux-mêmes, par une ignorance affectée, et par de vains prétextes dont ils veulent se couvrir.

S’ils ne parlaient de la sorte qu’après avoir déjà fait mourir le Sauveur, et lorsque le mal serait sans remède, quoique cette parole ne les justifiât pas, au moins ne les condamnerait-elle pas autant qu’elle le fait maintenant. Mais lorsqu’il est encore en leur pouvoir de ne pas commettre un si grand crime, et de s’abstenir de tremper leurs mains dans le sang de cet innocent, comment peuvent-ils dire: «C’est à vous à y penser»? Cette excuse les accuse encore davantage. Ils rejettent toute la faute sur Judas. C’est sur lui qu’ils veulent faire retomber le crime de ce sang répandu, lorsqu’ils peuvent encore s’en rendre innocents eux-mêmes, en ne le répandant pas.

Mais ils vont encore pins loin que Judas. Judas a trahi Jésus-Christ, et les Juifs le crucifient. Il les empêchait d’aller plus loin, d’al1er jusqu’à la mort, et ils passent outre. Pourquoi leur fureur continue-t-elle? Pourquoi le font-ils mourir avec une précipitation inouïe, et avec une malice si noire que la justice des supplices qu’ils s’attirèrent et qu’ils souffrirent depuis, paraît visible à tout le monde? Nous allons voir que Pilate même leur donnant le choix de Jésus ou de Barabas, ils préfèrent un voleur insigne au Sauveur du monde. Ils sauvent un détestable meurtrier, et ils mettent en croix Jésus-Christ, qui, bien loin de leur avoir jamais fait le moindre mal, les avait comblés de tous biens. Mais retournons encore à Judas. Voyant qu’il travaillait en vain, et que les Juifs ne voulaient point reprendre cet (55) argent, «il le jeta dans le temple, et s’en étant allé, il s’étrangla».

3. «Mais les princes des prêtres ayant pris l’argent dirent: il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c’est le prix du sang (6). Et ayant délibéré là-dessus ils en achetèrent le champ d’un potier pour y ensevelir les étrangers (7). C’est pourquoi ce même champ est appelé encore aujourd’hui Haceldama, c’est-à-dire le champ du sang (8). Alors cette parole du prophète Jérémie fut accomplie: Ils ont reçu les trente pièces d’argent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, mis à prix par les enfants d’Israël (9). Et ils les ont donnés pour en acheter le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’a ordonné (10)». Remarquez qu’ils se condamnent encore ici eux-mêmes. Comme ils n’ignoraient pas qu’ils avaient acheté injustement la mort d’un homme innocent, ils ne voulurent point mettre cet argent dans le trésor; mais ils en achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime qu’ils ont commis. Et ils ne font point cette action sans en délibérer entre eux. Ils assemblent tout le conseil. Ce qu’ils font afin qu’il n’y eût personne d’entre les princes des prêtres qui fût innocent, et qu’ils fussent tous coupables d’un si grand crime.

Le prophète Jérémie avait décrit toutes ces particularités plusieurs siècles auparavant. Et nous pouvons remarquer que ce ne sont pas seulement les apôtres et les évangélistes mais encore les prophètes gui ont marqué en particulier, tous les outrages dont on a couvert Jésus-Christ, et qui ont parlé pleinement des circonstances de sa mort. Les Juifs ne se conduisirent de la sorte que par le mouvement de cette fureur aveugle qui les transportait. S’ils eussent mis cet argent dans le trésor, ils eussent moins signalé leur injustice, mais l’ayant employé pour en acheter un champ, ils ont rendu toute la postérité témoin de leur cruauté et de leur crime.

Ecoutez ceci, vous tous qui faites gémir par votre avarice le pauvre et l’orphelin. Lorsque vous donnez en aumône un bien qui est le prix de quelque violence, ou qui vous vient du sang et de la substance des pauvres; vous imitez Judas qui alla donner au temple l’argent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. Il y en a encore aujourd’hui qui, après s’être enrichis du bien d’autrui, se croient excusés de tous crimes s’ils en donnent quelque partie aux pauvres. C’est de ceux-là que le prophète parle, lorsqu’il dit: «Vous couvrez mon autel de larmes». (Ml 2,13) Jésus-Christ ne veut point être nourri de rapines. Cette nourriture lui est odieuse. Comment méprisez-vous le Seigneur jusqu’au point d’oser lui offrir des choses impures? Ne vaut-il pas encore mieux qu’il sèche de faim, que de le soulager par ces sortes d’aliments? On n’est que cruel en le laissant mourir de faim; mais on joint l’outrage et l’insulte à la cruauté, lorsqu’on lui offre une si horrible nourriture. Il vaut mieux ne rien donner du tout, que de donner aux uns le bien des autres.

Dites-moi, je vous prie, si vous voyiez deux hommes, l’un nu et l’autre vêtu, ne feriez-vous pas une injustice et une injure à celui qui est vêtu, si vous le dépouilliez afin de revêtir celui qui est nu? Il est certain que vous en feriez une, et une très-grande. Si donc, lorsque vous donneriez à l’un tout ce que vous auriez pris à l’autre, il est vrai que vous n’exerceriez pas une charité, mais plutôt que vous commettriez une injustice; de quel supplice ne serez-vous point châtié, lorsque vous ne donnez pas la trentième partie de ce que vous avez ravi, et que vous ne laissez pas de l’appeler une aumône?

Si Dieu condamnait autrefois ceux qui lui offraient en sacrifice une victime boiteuse, comment vous excuserez-vous en le traitant avec encore plus de mépris? Et si un larron, après avoir restitué au légitime maître ce qu’il avait dérobé, était encore coupable d’injustice, et ne pouvait, durant l’ancienne Loi même, expier son crime qu’en rendant le quadruple du larcin; quels feux n’attire point sur sa tête celui qui ne dérobe pas seulement en cachette, mais qui ravit avec violence, qui ne rend pas ce qu’il a pris à celui à qui il l’a pris, mais qui le donne à un autre; qui ne rend pas au quadruple, mais qui ne donne pas même la moitié; et qui ne vit pas sous l’ancienne Loi de Moïse, mais sous la nouvelle Loi de la grâce?

Que s’il n’en est pas encore puni en ce monde, 41 n’en est que plus à plaindre, parce qu’il s’amasse un trésor de plus grands châtiments et (56) de plus sévères peines, s’il ne fait pénitence de son crime: « Quoi donc », dit Jésus-Christ dans l’Evangile, «vous imaginez-vous que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloé est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redevables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière ». (Lc 13,4) Faisons donc pénitence, mes frères; faisons des aumônes qui soient pures et exemptes de toute avarice. Donnons, non pas avec retenue, mais avec profusion.

Souvenez-vous que les Juifs nourrissaient autrefois tous les jours huit mille lévites, et avec eux les veuves et les orphelins, sans parler des autres taxes pour la guerre auxquelles ils étaient obligés. L’Eglise, au contraire, possède des terres, des maisons, des logements qu’elle loue, des chariots, des chevaux, des mulets, et plusieurs autres choses semblables, qu’elle ne possède qu’à cause de vous, et de votre cruauté; car l’ordre eût voulu que ce trésor de l’Eglise fût demeuré entre vos mains, et que l’Eglise reçût de grands fruits de votre charité. Or, cette possession des biens ecclésiastiques a produit en. même temps deux grands maux: l’un que vous restez sans produire aucun fruit de charité; et l’autre que les pontifes de Dieu et les ministres de Jésus- Christ sont mêlés dans le commerce des choses profanes.

4. L’Eglise ne pouvait-elle pas autrefois posséder des terres et des maisons? Et pourquoi les apôtres vendaient-ils celles qu’on leur offrait pour en donner l’argent aux pauvres, sinon parce que cette conduite était plus excellente et plus avantageuse au bien de l’Eglise? Mais nos pères ensuite ayant vu que vous étiez embrasés de l’amour des choses temporelles et séculières, ils sont entrés dans une juste crainte, que, lorsque vous ne travailleriez qu’à recueillir sans rien semer, toute la troupe des veuves, des orphelins et des vierges ne mourût de faim; et c’est dans cette appréhension qu’ils ont été contraints d’acquérir des biens et des revenus assurés. Ce n’est qu’avec peine et avec violence qu’ils se sont laissés aller à cette acquisition qui leur était peu honorable, et leur plus grand désir était de recevoir de tels fruits de votre piété et de votre dévotion, qu’ils n’eussent point d’autre soin que de s’appliquer à la prière. Mais maintenant vous les avez forcés d’imiter le soin et le procédé de ceux qui manient les affaires séculières: ce qui cause une confusion et un trouble universel.

Car lorsque nous sommes, comme vous, occupés des choses de la terre, quel est demi d’entre nous qui peut rendre Dieu favorable aux autres? Nous n’avons plus aujourd’hui la liberté d’ouvrir la bouche pour nous rendre médiateurs entre lui et les hommes, ni pour reprendre les excès du siècle, parce que l’Eglise n’est pas mieux gouvernée que le sont les choses du monde. Ne savez-vous pas que les apôtres ne crurent pas devoir eux-mêmes distribuer ces sommes d’argent qui avaient été recueillies sans peine? Et aujourd’hui les évêques qui leur succèdent sont devenus comme des intendants ou des économes, des receveurs, dés dispensateurs, des trafiqueurs, à cause du soin et de l’occupation que leur donnent les biens temporels. Au lieu de veiller sur leur troupeau, et sur les âmes que Dieu leur a confiées, ils s’appliquent avec ardeur au ménagement des revenus des terres et du profit de l’argent, comme feraient des publicains et des financiers. Ils pensent tout le jour à ces affaires, et pour elles seules ils sont actifs et vigilants.

Je ne déplore pas ce malheur en vain, mais par le désir que j’ai qu’il se fasse quelque changement en mieux; afin que nous, qui souffrons cette dure servitude, nous obtenions miséricorde, et que vous procuriez, vous, des fruits et des revenus à l’Eglise. Que si vous ne voulez pas faire cela, vous voyez les pauvres devant vos yeux, nous ne négligerons pas de nourrir tous ceux que nous pourrons, mais nous vous enverrons les autres, auxquels je vous prie de donner avec soin de quoi vivre, de peur qu’au jour terrible du jugement vous n’entendiez ces paroles qui seront dites contre les avares: «Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ».

Il est certain que cette inhumanité nous rend dignes de risée aussi bien que vous. Car, de ce que les ecclésiastiques quittent le soin de la prédication, de la prière et le reste du service de l’Eglise, il s’en suit que les uns ont des différends à démêler avec des vendeurs de vin, les autres avec des vendeurs de blé, les autres avec d’autres marchands qui gâtent et allèrent les marchandises. De là viennent des disputes, des querelles, des injures, et ces (57) diffamations, et ces noms encore que l’on a donnés à chacun des prêtres, comme étant propres aux affaires séculières qu’ils gouvernent. Or, il faudrait qu’ils ne reçussent point d’autres noms que des choses pour lesquelles les apôtres ont établi des lois et des règles; savoir: de la nourriture des pauvres, de la protection des faibles, de la réception des voyageurs et des passants, de la défense de ceux qui sont opprimés, du secours des orphelins, de l’assistance des veuves, et de la garde soigneuse et charitable des vierges.

Ce serait ces offices qu’on devrait distribuer entre les prêtres, au lieu des métairies et des maisons dont ils ont soin. Ce sont là les ornements de l’Eglise; ce sont les pulls riches trésors qui nous peuvent rendre la vie plus douce, et vous apporter plus de douceur à vous-mêmes, avec plus d’utilité et plus de fruit. Car, par la grâce de Dieu, je crois qu’il s’assemble bien cent mille chrétiens dans cette Eglise, et si chacun d’eux donnait tous les jours un pain à un pauvre, tous les pauvres auraient abondamment de quoi vivre. Si même chacun d’eux donnait seulement une obole, nul ne manquerait de rien, et nous ne serions pas exposés au blâme et aux reproches qu’on nous fait d’être attachés aux biens temporels.

Il est vrai qu’on pourrait dire maintenant aux prélats de l’Eglise, avec quelque sorte de justice, ce que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile: « Allez, vendez tout ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et venez me suivre », à cause des grands biens et des grands domaines que leurs églises possèdent. Car il n’est pas aisé de suivre parfaitement Jésus-Christ, si nous ne sommes dégagés des occupations terrestres et des soins du siècle. N’est-ce pas une chose pitoyable que des prêtres de Dieu assistent aux vendanges et à la moisson, et soient présents à toutes les ventes, et à tous les achats des biens de la terre?

Les prêtres juifs qui n’avaient que les ombres et les figures du véritable culte de Dieu, quoique leur administration et leurs exercices fussent grossiers et corporels, étaient néanmoins exempts de tous ces soins; et nous qui sommes appelés au plus secret sanctuaire du ciel, et qui entrons dans le véritable Saint des saints, nous faisons une vie de marchands et de trafiqueurs. Et c’est de là que vient notre grande négligence dans l’étude des Ecritures divines, notre grande paresse dans la prière, et ce mépris où nous sommes tombés pour toutes les choses spirituelles. Car il est impossible que l’homme qui est partagé par ce double soin, s’applique suffisamment à l’un et à l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’ouvrir de toutes parts les sources de votre charité, afin que les pauvres soient plus facilement nourris, que Dieu soit glorifié; et que la grandeur de vos oeuvres de miséricorde, et l’abondance de vos aumônes vous procurent les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


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HOMÉLIE LXXXVI

Mt 27,11-27

« OR, JÉSUS FUT PRESENTA DEVANT LE GOUVERNEUR ET LE GOUVERNEUR L’INTERROGEA EN CES TERMES: ÊTES-VOUS LE ROI DES JUIFS? JÉSUS LUI RÉPONDIT: VOUS LE DITES. ET ÉTANT ACCUSÉ PAR LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES SÉNATEURS, IL NE RÉPONDIT RIEN ». (CHAP. 27,11, 12, JUSQU’AU VERSET 2)

ANALYSE

1. Dans quel sens Jésus-Christ se dit roi. - Jésus devant Pilate.

2. Pilate cherche à délivrer Jésus. Ce juge tombe par faiblesse dans une prévarication très-grave. Il fallait qu’il fit son devoir comme le tribun dont il est parlé dans les actes, lequel sauva saint Paul de la fureur des Juifs.

3 et 4. Combien il faut craindre les moindres fautes, puisque c’est par elles que le démon tâche de nous faire tomber dans les plus grandes. - Exemple sur ce sujet. - Que les plus grands désordres dont on gémit dans le monde, viennent d’avoir négligé d’abord les péchés les plus légers. - Contre le désespoir. - Des mauvais effets d’un zèle indiscret.

1. Remarquez. mes frères, que ce juge commence à interroger Jésus-Christ sur un fait dont les Juifs l’accusaient sans cesse. Comme ils voyaient que ce Romain était fort indifférent aux accusations des crimes qui ne regardaient que leur Loi, ils lui allèguent des crimes d’Etat. C’est ainsi qu’ils agirent ensuite envers les apôtres. Ils les accusaient continuellement de prêcher un certain Jésus, et de le vouloir faire passer pour roi, quoique ce ne fût qu’un particulier et un homme fort ordinaire, pour les rendre ainsi odieux comme des rebelles à l’empire, et comme des partisans d’un usurpateur et d’un tyran. C’est ce qui nous fait voir que le déchirement de la tunique et l’indignation du grand prêtre n’étaient qu’une feinte. Ces gens voulaient faire mourir Jésus, et pour atteindre ce but ils usaient de tous les moyens, tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

C’est donc la première demande que Pilate fait à Jésus-Christ, à quoi le Sauveur répond: « Vous le dites». Il avoue qu’il est roi mais il déclare en même temps que son royaume vient du ciel, comme il est marqué plus nettement dans saint Jean: «Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36); il disait cela pour ôter toute excuse à Pilate et à tous les Juifs. La preuve qu’il donne de la vérité de cette déclaration est sans réplique: «Si mon royaume», dit-il, «était de ce monde, mes sujets feraient la guerre, pour empêcher que je ne fusse livré ». C’était pour repousser ce soupçon qu’il avait voulu payer le tribut, et avait commandé aux autres de le payer, afin qu’en ce point on n’eût aucune prise sur lui. Ce fut encore pour ce même motif qu’il s’enfuit, lorsque tout le peuple venait pour le faire roi.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ n’alléguait point toute sa conduite passée pour se défendre de ce crime qu’on lui objectait. Je vous réponds que les Juifs avaient mille preuves de la modération du Sauveur, et du soin qu’il avait toujours eu de tempérer et de couvrir sa souveraine puissance. Mais ils s’aveuglaient volontairement eux-mêmes pour satisfaire leur fureur; il voulut demeurer ici dans le silence sans se mettre en peine de se justifier, parce que tout était corrompu dans ces assemblées, et qu’on ne gardait envers lui aucune règle, ni aucune forme de justice.

Voilà quelle était la raison de ce silence qu’il ne rompait que de temps en temps et seulement par de courtes réponses, de peur qu’un silence complet ne passât pour un effet de l’orgueil. Ainsi, il répondit au grand prêtre, lorsqu’il le conjura de lui parler, et il fit quelques réponses courtes à Pilate: mais il ne se mit point eu peine de se justifier des accusations dont on le chargeait, et comme il était très-assuré qu’il ne les persuaderait jamais de son innocence, il ne dit pas un mot pour la leur (59) prouver. C’est ce que le prophète avait marqué longtemps auparavant par ces paroles: «Il a été jugé et condamné dans son humilité». (Is 53,8) Pilate était étrangement surpris de cette conduite. Et en effet c’était une chose surprenante de voir demeurer dans un silence si profond un homme qui avait tant de preuves si certaines de son innocence, que ceux mêmes qui l’accusaient ne trouvaient aucun crime à lui reprocher, et qu’il était visible que l’envie. seule les faisait agir. C’est pourquoi voyant que tous les faux témoins qu’ils avaient sollicités n’avaient rien pu dire de sérieux, ils voulurent accabler l’innocent de leur seule autorité. Ils ne sont touchés ni de la mort de Judas, ni de la résistance de Pilate qui se lave les mains pour ne point tremper dans cette mort. Après même qu’il fut livré à Pilate, Jésus fit beaucoup de choses qui pouvaient les faire rentrer en eux-mêmes; mais leur opiniâtreté fut inflexible, et rien ne les toucha.

Pilate donc voyant la fermeté de Jésus-Christ, lui dit: «N’entendez-vous pas de combien de choses ils vous accusent (13)»? Il lui parlait de la sorte, afin qu’il se défendit lui-même, parce qu’il le voulait sauver. «Et il ne lui répondit pas un seul mot, de sorte que le gouverneur en était tout étonné (14) ». Mais comme Jésus-Christ ne répondait rien, Pilate s’avisa d’une autre invention. «Le gouverneur avait coutume, à toutes les fêtes de Pâques, de remettre au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient (15). Or, il y avait alors dans la prison un insigne voleur nommé Barabas (16). Comme ils étaient donc tous assemblés, Pilate leur dit: Lequel voulez-vous que je vous délivre de Barabas ou de Jésus qui est appelé Christ (17)? Car il savait bien que c’était par envie qu’ils l’avaient livré (18)». il souhaite de délivrer Jésus par cette voie, afin que si les Juifs ne le voulaient pas absoudre comme innocent, ils le sauvassent au moins comme coupable par la considération d’une fête si solennelle. Considérez, mes frères, ce renversement des choses. Le peuple avait coutume de demander au gouverneur la grâce de quelque criminel. Et c’est ici le gouverneur même qui demande la grâce de Jésus-Christ, et cependant les Juifs n’en sont point touchés. Leur cruauté ne s’adoucit point, et leur envie redouble. Car ils ne pouvaient le convaincre d’aucun crime, alors même qu’il ne leur répondait pas. Son innocence et sa vie sans tache était une voix qui, dans son silence même, leur reprochait leur cruauté et leur injustice.

«Et comme Pilate était assis sur son tribunal, sa femme lui envoya dire: Ne vous embarrassez point dans l’affaire de ce Juste. Car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée dans un songe à cause de Lui (19) ». Remarquez encore combien cet événement devait être capable de les détourner de leur attentat. Car ce n’était pas une chose de peu d’importance que ce songe qui venait après tant d’autres preuves témoigner en faveur de l’innocence de Jésus-Christ.

Mais pourquoi, mes frères, n’est-ce point Pilate lui-même qui est tourmenté de ce songe? C’est ou parce qu’il ne le méritait pas autant que sa femme, ou parce qu’on ne l’aurait pas cru s’il eût dit qu’il avait eu un songe, ou parce que l’ayant eu il n’aurait point voulu en parler. C’était donc par une providence particulière de Dieu que cette femme eut plutôt ce songe, afin que cet incident fût connu de tout le monde, et que son mari, touché de sa peine, fût plus réservé à condamner l’innocent. La rencontre du temps était bien remarquable; puisqu’elle eut ce songe la nuit même où Jésus fut traîné devant le sanhédrin.

Vous me direz peut-être qu’il n’était pas sûr à Pilate de Sauver Jésus-Christ, puisqu’il était accusé d’un crime d’Etat; et d’avoir voulu usurper la royauté. Mais il fallait donc prouver ce crime; il fallait en convaincre l’accusé; il fallait produire quelques marques de ces desseins imaginaires qu’il aurait formés sur l’Etat. Il fallait faire voir quels soldats il avait levés; où étaient ses armées, ses trésors, et tous les préparatifs qu’il aurait dû faire pour exciter des troubles, et pour soutenir une guerre. C’est pourquoi Jésus-Christ ne l’excuse point de s’être laissé si grossièrement surprendre. Il lui dit à lui-même: «Celui qui m’a livré à vous est encore plus coupable «que vous ne l’êtes». C’est sa seule mollesse qui le laisse aller à condamner Jésus-Christ au fouet, et après le fouet, à la mort et à la Croix. Pilate a été un homme faible et sans coeur; mais les prêtres étaient malicieux et cruels. Ce furent eux qui, après que Pilate eut imaginé, pour sauver Jésus, de profiter de la coutume qui existait de délivrer un criminel à la fête de Pâques, sollicitèrent le peuple à demander plutôt Barabas. (60)

2. «Mais les princes des prêtres et les sénateurs persuadèrent au peuple de demander Barabas et de perdre Jésus (20) ». Ainsi, pendant que Pilate faisait tous ses efforts pour leur épargner ce crime, ils faisaient de leur côté tout ce qu’ils pouvaient pour y tomber sans qu’il leur restât aucun prétexte pour excuser un si grand excès. Car enfin pouvait-on raisonnablement douter lequel des deux il fallait plutôt délivrer; celui qui était manifestement coupable, ou celui dont au moins le crime était encore douteux? Si un criminel pouvait, après même que son arrêt était prononcé, être arraché de la mort et du supplice qu’il était près de souffrir, combien pouvait-on davantage sauver celui dont le procès n’était pas encore instruit, et envers qui on n’avait gardé aucune forme? Car sans doute Jésus-Christ ne leur paraissait pas plus coupable que les meurtriers et les homicides. C’est pourquoi l’évangéliste dit que Barabas n’était pas seulement un voleur, mais que c’était «un voleur insigne », qui avait commis plusieurs meurtres. Cependant ils le préférèrent au Sauveur du monde, sans avoir aucun égard ni à la sainteté du jour «qui devait être inviolable» ni aux lois de l’humanité, ni à la justice, ni à la raison: leur envie et leur fureur les aveuglent entièrement; n’étant pas contents de leur propre corruption, ils sollicitent encore le peuple de se joindre à eux, ce que Dieu permit sans doute, afin qu’ils lui répondissent un jour de l’aveuglement de ce peuple, et qu’il se vengeât sur eux de la malignité qu’ils lui ont inspirée.

«Le gouverneur donc leur dit: Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre? Ils lui répondirent: Barabas (21). Pilate leur dit: Que ferai-je donc de Jésus qu’on appelle le Christ (22)»? Il s’efforce de les toucher encore de quelque honte; et il leur laisse la liberté de choisir, afin que par pudeur du moins ils choisissent le Sauveur, et qu’on puisse attribuer sa délivrance à leur douceur et à leur miséricorde. Car il voyait que plus il soutenait son innocence devant eux, plus ils s’opiniâtraient à le faire condamner; et il crut qu’il viendrait plus aisément à bout d’eux, s’il les prenait par la douceur et par la générosité. Mais, bien loin d’entrer dans ces sentiments, « ils répondirent tous: Qu’il soit crucifié! Le gouverneur dit: Mais quel mal a-t-il fait? Et ils commencèrent à crier encore plus fort: Qu’il soit crucifié (23)! Pilate donc voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte s’excitait toujours de plus en plus, se fit apporter de l’eau, et, lavant ses mains devant tout le peuple, leur dit: Je suis innocent du sang de ce Juste. Ce sera à vous à en répondre (24) ». O Pilate, si vous croyez Jésus innocent, pourquoi donc le livrez-vous à la fureur de ce peuple? Que ne l’arrachez-vous d’entre leurs mains, comme le tribun sauva depuis saint Paul d’entre les mains des Juifs, quoiqu’il sût combien il les aurait obligés, s’il avait voulu leur abandonner cet apôtre? Il s’était excité une grande sédition, et toute la ville était en trouble à son sujet; et néanmoins ce tribun nè laissa pas de résister courageusement au peuple, et de s’opposer à ses demandes injustes. Pilate, au contraire, ne fait rien paraître de cette générosité, ni de cette fermeté si digne d’un juge, et il ne témoigne que de la faiblesse. Il n’y avait donc là que des hommes corrompus. Pilate ne résiste point au peuple, ni le peuple aux prêtres. Ils se rendent tous inexcusables, puisque, après toutes les raisons que leur représente ce juge, ils élèvent encore leurs voix pour crier plus haut: «Qu’il soit crucifié! » Ils ne se contentent plus que le Sauveur meure d’une simple mort, ils veulent malgré la résistance du juge qu’il soit condamné à la croix.

Considérez encore une fois, mes frères, combien Jésus-Christ a fait de choses pour les tirer de leur aveuglement. Car comme on voit qu’en plusieurs rencontres il s’efforçait de rappeler Judas à lui et de lui faire quitter son détestable dessein; on voit de même qu’il s’efforce durant tout le temps de sa prédication et au moment de sa mort, d’apaiser la cruauté des prêtres et du peuple juif. Car ne devaient-us pas être touchés de voir Pilate se laver les mains, protester publiquement qu’il était innocent du sang de ce juste, leur demander lui-même la grâce de Jésus-Christ, et les prier de le délivrer à cause de la fête? Si Judas même, quoiqu’il l’eût trahi, fut ensuite saisi de désespoir jusqu’à se pendre, et à condamner ainsi lui-même son action; si le juge est si ferme à rejeter tous les faux crimes dont on voulait charger le Sauveur; si la femme de Pilate est si inquiétée durant la nuit au sujet de cet innocent; si Pilate demande sa grâce pour le sauver quand même il aurait été criminel, que leur pourra-t-il rester pour s’excuser de (61) leur crime? S’ils étaient résolus de ne plus le regarder comme innocent, devaient-ils lui préférer un scélérat? Mais, bien loin de s’adoucir, nous voyons au contraire que lorsque Pilate se lava les mains, et qu’il protesta hautement qu’il était innocent du sang de ce juste, ils crièrent tous: « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (25) ». Quand ils ont prononcé cette sentence contre eux-mêmes, Pilate leur permet ensuite tout ce qu’ils veulent. Mais je ne puis m’empêcher d’admirer ici leur aveuglement, et de considérer comment la cupidité aveugle l’esprit, jusqu’à ne plus lui laisser la liberté de reconnaître ce qui est juste et raisonnable. Car si vous consentez, ô Juifs, à ce que cette malédiction tombe sur vous, pourquoi voulez-vous encore qu’elle tombe sur vos enfants? Cependant Jésus-Christ, qu’ils traitent avec tant d’outrage, fut trop bon pour les traiter avec autant de sévérité qu’ils témoignaient en avoir contre eux-mêmes et contre leurs propres enfants, et c’est au contraire d’eux et de leurs enfants qu’il choisit ce grand nombre de personnes qu’il appela à la pénitence, et qu’il combla de tant de grâces. Saint Paul était de ce peuple, ainsi que ces milliers de personnes qui crurent à Jérusalem: «Vous voyez, mon frère », dit saint Jacques, «combien de milliers de Juifs croient maintenant en Jésus-Christ» (Ac 21,10), et ces Juifs sans doute descendaient de ceux qui faisaient ici des imprécations si cruelles. Que si quelques-uns ont résisté à sa bonté, et ont rejeté ses grâces, c’est à leur opiniâtreté seule qu’ils doivent attribuer leur malheur.

«Alors Pilate leur délivra Barabas, et ayant fait fouetter Jésus, il le leur mit entre les mains pour être crucifié (26) ». Pourquoi le fait-il fouetter, sinon pour le traiter comme un condamné; ou pour garder quelque forme de justice, ou pour satisfaire la cruauté des Juifs? Il devait au moins résister avec plus de fermeté, principalement après leur avoir dit: «Prenez-le, vous autres, et jugez-le selon votre loi». Car il y avait plusieurs considérations qui devaient détourner Pilate et les Juifs de ce détestable jugement. Tant de miracles si inouïs et si surprenants qu’il avait faits; cette douceur incroyable d’un innocent avec laquelle il souffrait des injures si atroces; ce silence si profond dans une rencontre si extraordinaire; tant d’autres circonstances semblables, ne devaient-elles pas leur ouvrir les yeux, et leur frapper l’esprit et le coeur? Car après avoir fait voir qu’il était homme par cette prière qu’il venait de faire à son Père dans le jardin des Oliviers, il montre ensuite qu’il était plus qu’un homme par ce silence qu’il garde, et par ce mépris qu’il témoigna de tout ce qu’on disait de lui. Ce silence seul était capable de le faire respecter de ses ennemis même, s’ils n’eussent été dans un tel état que rien ne pouvait plus les toucher.

3. C’est ainsi, mes frères, que lorsque la raison est une fois étouffée ou par l’ivresse de l’esprit, ou par l’emportement de la fureur, il est très-difficile qu’un homme même en revienne, à moins que ce ne soit une âme généreuse et capable de quelque chose de grand. Il est très-dangereux, oui, je le redis encore une fois, il est très-dangereux d’ouvrir la porte à des passions si violentes. On ne peut apporter assez de soin pour les rejeter loin de soi et pour leur fermer l’entrée dans son coeur. Si elles peuvent une fois s’en rendre les maîtresses et devenir les plus fortes, elles y font ensuite ce que fait un feu ardent dans une forêt.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous faire comme des retranchements et comme de fortes murailles pour vous défendre de ces passions et pour leur fermer l’entrée de vos âmes. Que personne n’ait recours à cette excuse qui est la source ordinaire de tous les désordres du monde. Qu’on ne dise plus: qu’importe telle ou telle chose? Ce sont ces sortes de discours qui ouvrent la porte à toutes espèces de dérèglements. Le démon, étant aussi artificieux qu’il est, emploie toutes ses adresses et toute sa malice pour perdre les hommes. Il ne commence d’abord que par des choses fort légères et peu importantes. On peut le voir dans cet exemple que je vais rapporter.

Il avait résolu autrefois de faire tomber Saül dans les enchantements de cette femme qui avait l’esprit de Python. Ce crime était grossier, et s’il l’eût sollicité tout d’abord de le commettre, il ne lui aurait pu persuader. Car comment celui qui chassait avec tant de sévérité ces sortes de personnes de toute l’étendue de son royaume, eût-il pu se résoudre tout à coup à avoir quelque communication avec elles? C’est pourquoi le démon ne le poussa dans cet excès que peu à peu et par degrés. Il (62) commença par le porter à désobéir à Samuel, à offrir lui-même à Dieu en l’absence du prophète les victimes et les holocaustes. Lorsque Samuel l’accusa de ce crime, il répondit qu’il y avait été engagé par les ennemis qui le pressaient, et, au lieu d’être dans la douleur de son péché, il n’en fut pas plus touché que s’il ne l’eût point commis. Dieu lui ordonna ensuite d’exterminer entièrement les Amalécites, et il conserva le roi et une partie du peuple et du butin contre l’ordre divin. Il s’emporta encore de fureur contre David et il fit tout ce qu’il put pour le perdre, et ainsi tombant de jour en jour dans de nouvelles fautes, il se trouva enfin dans le fond de cet abîme où le démon avait résolu de l’entraîner.

C’est ainsi que ce même esprit de malice se conduisit autrefois envers Caïn. Il ne lui persuada pas d’abord de tuer son frère. L’horreur d’un si grand crime l’aurait frappé et lui en aurait fait perdre la pensée pour jamais. Il commence par le porter à n’offrir à Dieu que ce qu’il avait de moins bon dans ses troupeaux, il lui fait croire qu’en cela il ne commettait aucun mal. Il lui empoisonne ensuite le coeur par une secrète envie, et il lui représente encore ce crime comme une chose de peu d’importance. Ainsi s’étant emparé peu à peu du fond de son âme, il le pousse enfin dans le parricide, et après lui avoir inspiré une assez grande barbarie pour le commettre, il lui donne ensuite assez d’impudence pour le nier.

Il faut donc veiller avec grand soin contre le mal dans ses premières approches. Quand le péché dont nous sommes tentés ne devrait attirer après lui aucune autre fâcheuse suite, nous ne devrions pas laisser de le fuir de toutes nos forces; mais étant assurés d’ailleurs qu’un premier mal est bientôt suivi d’un autre et qu’il croît dans l’âme par des degrés insensibles, nous ne pouvons veiller assez pour l’étouffer dès sa naissance. Il ne faut pas s’arrêter à considérer la qualité du premier péché dont nous nous sentons tentés, ni à juger s’il est peu ou beaucoup considérable. Nous devons être persuadés que si nous n’arrachons cette racine, quelque petite qu’elle soit d’abord, elle produira dans la suite des fruits de mort.

Ce que je vais dire vous surprendra. Il me semble que nous devons moins veiller contre les grands crimes que contre les fautes qui nous paraissent légères et que nous méprisons aisément. L’horreur des premiers peut assez nous en défendre, mais la petitesse des autres nous surprend, et comme elle trouve notre âme dans une certaine indifférence et comme dans une sorte de mépris, cette insensibilité même fait qu’elle ne peut plus s’élever contre ces péchés pour les combattre et pour les vaincre. C’est ce qui fait qu’en très-peu de temps ils croissent par notre faute et que de petits qu’ils étaient ils deviennent grands.

Nous voyons tous les jours une image de ce que je dis dans ce qui arrive dans le corps. Car souvent de petits maux qu’on négligeait au commencement s’augmentent de telle sorte qu’enfin ils deviennent incurables. C’est ainsi que dans l’âme de Judas le mal grandit jusqu’à devenir crime de trahison. Si d’abord il n’eût pas regardé comme une faute légère le sacrilège qu’il commettait en volant un bien qui était destiné aux pauvres, il ne serait pas tombé dans une si noire perfidie. Si les Juifs de même n’eussent pas considéré d’abord l’orgueil dont ils étaient possédés comme une faute bien légère, ils n’en seraient pas venus jusqu’à cet excès de faire mourir en croix le Sauveur du monde.

Les plus grands crimes ne se sont jamais commis que de cette manière. Personne ne passe tout d’un coup de la vertu au comble du vice. Il y a un reste de pudeur et de retenue qui est encore naturel à l’âme, qu’elle ne peut étouffer que peu à peu et par un long enchaînement de désordres et de crimes. C’est ainsi que le culte des idoles s’est introduit dans le monde, par suite de ce que les hommes ont eu trop de respect et des complaisances excessives pour d’autres hommes qui étaient morts ou pour d’autres qui étaient encore vivants. C’est ainsi qu’on s’est laissé aller jusqu’à adorer des images et des statues. C’est ainsi enfin que la fornication et tous les autres vices se sont répandus comme un déluge qui a inondé toute la terre.

Prenons un exemple: quelqu’un a ri mal à propos; une personne sage l’en reprend: une autre au contraire lui lève tout ce scrupule en disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de mal à rire, que le ris est une chose innocente et qui ne produit aucun mal. Cependant c’est de cette source et de ces ris immodérés que sortent toutes les bouffonneries, toutes les railleries, toutes les paroles et toutes les actions déshonnêtes. Qu’on blâme de même (63) une personne de ce qu’elle dit des paroles offensantes à ses frères, ne répondra-t-elle pas que cela n’est rien et qu’il n’y a point de mal à user librement de ces termes entre des frères? Et cependant ce sont ces paroles qui sont la source des querelles, des dissensions, des haines et des inimitiés mortelles qui éclatent enfin ouvertement et qui se terminent souvent à une mort tragique et sanglante.

4. Ainsi, vous voyez que le démon commence toujours par de petites choses, et qu’il conduit insensiblement les hommes jusqu’aux plus grands crimes, d’où il les jette ensuite dans le désespoir qui est le comble de tous les autres. Car celui qui désespère après son crime, sera plus damné pour son désespoir que pour son crime qui en est la cause. Lorsqu’un homme a commis un grand péché, il peut le guérir s’il a recours à la pénitence; mais si, après avoir péché, au lieu de se repentir, il désespère du pardon, il rend son mal incurable, parce qu’il fuit le remède qui le doit guérir. Le démon a encore un troisième piège pour surprendre les personnes de piété et pour les faire tomber dans le crime. Car quelquefois il leur déguise tellement le vice sous une apparence de vertu, qu’il les fait pécher en croyant bien faire. Est-il possible, me direz-vous, que le démon ait une si grande puissance? Je m’en vais vous le faire voir. Apprenez ses artifices pour les craindre et pour les éviter en les craignant.

Nous savons par exemple que Jésus-Christ a commandé par saint Paul que l’homme ne se sépare point de sa femme, et qu’ils ne se refusent point le devoir l’un à l’autre sans un mutuel consentement. Cependant on a vu des femmes comme emportées par un amour ardent pour la chasteté, se séparer indiscrètement de leurs maris et prétendre même faire une action d’une haute vertu, lorsqu’elles les contraignaient; par cette séparation illégitime, à commettre des adultères, Pleurez, mes frères, Je malheur de ces personnes aveuglées, puis. qu’après avoir souffert tous les travaux de la chasteté, elles n’en peuvent enfin attendre d’autre fruit que la punition des adultères où leur zèle indiscret a fait tomber leurs maris On en a vu d’autres qui, s’abstenant de l’usage de la viande selon la loi du jeûne, se son enfin laissées aller jusqu’à la détester avec horreur par un excès qui les a rendues criminelles aux yeux de Dieu.

Ces maux, mes frères, arrivent lorsque des personnes ont assez de présomption pour préférer leurs sens et leurs lumières particulières aux règles de l’Ecriture. Ce fut par ce désordre que quelques Corinthiens crurent que c’était être fort parfait que de manger indifféremment de tout, et des choses mêmes qui étaient expressément défendues. Cependant cette licence, bien loin d’être une perfection, était au contraire une très-grande faute. Saint Paul s’emporte contre elle avec beaucoup de force, et il menace ceux qui en sont coupables d’un supplice éternel, s’ils ne s’en corrigent et ne s’en repentent.. (1Co 8,4)

D’autres croient faire une action de grande vertu, en laissant croître leurs cheveux. Cependant c’est une chose défendue et qui est déshonorante. D’autres louent ces excès de douleur, et ces abattements de tristesse où l’on tombe après ses péchés, comme si ces tristesses immodérées étaient fort avantageuses; au lieu que nous voyons, par l’exemple de Judas, que c’est le démon qui par ses artifices jette les âmes dans ces pensées noires qui les accablent, et qui les empêchent de trouver leur paix dans un véritable repentir. C’est pourquoi saint Paul craignit très-justement pour ce Corinthien qui était tombé dans un inceste. Sa sagesse lui fit appréhender qu’il ne tombât dans le désespoir, et il avertit les Corinthiens de hâter sa réconciliation, de peur qu’il ne s’abimât dans l’excès de sa douleur; il montre ensuite que c’était le démon seul qui était l’auteur de cette profonde tristesse, lorsqu’il ajoute: «Afin que Satan n’emporte rien sur nous. Car nous n’ignorons pas ses pensées et ses artifices». (2Co 2,6)

Si le démon nous faisait une guerre ouverte, il nous serait plus aisé de lé vaincre; et j’ose dire même que, si nous veillions sur nous, nous ne trouverions rien de difficile dans cette guerre. Car Dieu nous a assez instruits contre tous ses pièges, et armés contre toutes ses violences, lorsqu’il nous a conseillé de ne point mépriser les petites choses: «Celui », dit Jésus-Christ, «qui appelle son frère fou, méritera le feu d’enfer»: Et celui «qui aura regardé une femme avec un mauvais désir, a commis un adultère dans son coeur ». (Mt 5,22 Mt 5,28) Il déplore de même le malheur de ceux qui rient; il les appelle «malheureux»; et on voit que partout il s’efforce d’arracher les premières racines du mal, en nous menaçant de nous faire rendre compte de toutes nos paroles inutiles. (Mt 12,36) Aussi nous voyons dans l’Ecriture que Job avait soin d’offrir à Dieu des sacrifices pour expier les fautes que ses enfants avaient peut-être commises, non-seulement dans leurs actions, mais même dans leurs paroles. (Jb 1,5) Mais voici de quelle manière l’Ecriture parle contre le désespoir: «Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? Celui qui s’en est allé, ne reviendra-t-il pas»? (Jr 8,4) Et ailleurs: «Je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse, et qu’il vive». (Ez 18,23) Et ailleurs: «Aujourd’hui si vous entendez sa voix». (Ps 95,8) Et enfin l’Evangile nous assure que «les anges se réjouissent dans le ciel pour un pécheur qui fait pénitence». (Lc 15,9) Nous voyons dans toute l’Ecriture plusieurs exemples semblables. Et afin que le prétexte d’une fausse piété ne nous surprenne point en ces occasions, il faut se souvenir continuellement de cette parole de saint Paul: «De peur qu’il ne soit accablé d’une tristesse excessive ». (2Co 2,7)

Méditons ces vérités, mes frères, et opposons la force de 1’Ecriture aux artifices dont le démon se sert pour surprendre les faibles. Ne dites point: Quel mal ferai-je, si je regarde curieusement cette femme? Celui qui a déjà commis le crime dans le fond de son coeur, ne se fera guère de scrupule de le commettre au dehors. Ne dites point: Quel mal ai-je fait de passer devant ce pauvre sans lui rien donner? Le mépris que vous avez fait de ce pauvre vous en fera mépriser encore un autre, et ensuite vous les mépriserez tous. Ne dites point: Quel mal fais-je, de désirer le bien de mon prochain? C’est ce qui a perdu le roi Achab. Quoique ce prince offrît à Naboth de lui donner tout ce que valait sa terre, ce seul péché de vouloir acheter ce que l’autre ne voulait pas vendre, fut un crime qui le jeta dans cet abîme de maux que nous savons. Celui qui veut acheter un bien ne doit pas contraindre celui qui en est le juste maître de le vendre, mais seulement lui en donner le prix lorsqu’il s’en défait volontairement. Mais si Achab a été justement puni de Dieu, quoiqu’il offrît à Naboth le prix de sa vigne, que deviendront ceux qui n’achètent pas, mais qui ravissent le bien d’autrui par une pure violence, principalement dans le temps de la loi nouvelle, et de la grâce de l’Evangile?

Pour éviter donc ces justes peines, mes frères, fuyons de tout notre coeur toutes les violences et les rapines. Conservons-nous purs non-seulement de tout péché, mais des commencements même du péché. Vivons en chrétiens pour régner un jour avec Dieu, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (65)





Chrysostome sur Mt 85