Chrysostome Philippiens 800

HOMÉLIE 8 - AINSI, MES BIEN-AIMÉS..., OPÉREZ VOTRE SALUT AVEC CRAINTE ET TREMBLEMENT... Ph 2,12-18

800
CAR C'EST DIEU QUI OPÈRE EN NOUS LE VOULOIR ET LE FAIRE. (
Ph 2,12-18)

Analyse.

1 et 2. Les Philippiens exhortés à bien agir, d'après leurs propres exemples. — Le salut doit se faire avec crainte et tremblement, par la pensée de la présence de Dieu. — La grâce de Dieu et notre libre arbitre conciliés par l'apôtre. — Agir sans murmure ni hésitation.
3 et 4. Le saint apporte l'exemple de Job, souffrant sans murmure. — Longs développements. — La vertu brille dans la douleur, comme les étoiles dans la nuit sombre. — Les peines, vrais sujets de joie : ne pleurer la mort ni des justes ni des: pécheurs eux-mêmes.

801 1. Les avis doivent être tempérés par les éloges : ainsi est-on sûr qu'ils seront bien accueillis, puisque les personnes averties de la sorte se verront invitées à rivaliser avec elles-mêmes. Telle est ici la sainte tactique de l'apôtre, et voyez sa sagesse à l'employer. « Ainsi donc, mes bien-aimés... » Il ne dit pas sans détour et brusquement : Chrétiens, obéissez ! mais il emploie d'abord cette apostrophe élogieuse, et il ajoute même : « Comme vous avez toujours obéi» (Ph 2,12), c'est-à-dire, je vous engage et je vous supplie d'imiter non pas les autres, mais vous-mêmes. « Non-seulement, lorsque je suis présent, mais encore plus lorsque je suis éloigné de vous... » (Ph 2,12) Pourquoi plus encore en mon absence ? Parce que, moi présent, vous paraissiez peut-être agir par respect, par honneur pour ma personne; maintenant ce motif n'existe plus. Si vous persévérez maintenant dans les mêmes sentiments et les mêmes vertus, il deviendra évident que vous y êtes déterminés, non par égard pour moi, mais par le seul amour de Dieu. Alors, bienheureux Paul, pour vous-même que demandez-vous? Je ne demande pas que vous m'écoutiez, mais que vous opériez votre salut avec crainte et tremblement (Ph 2,12). Impossible, à qui n'a point cette crainte, de faire une oeuvre tant soit peu grande et admirable.

L'apôtre, non content de réclamer ici « la crainte », demande même le tremblement », qui est une autre sorte d'appréhension plus grande et plus vive; son but est de les rendre plus attentifs encore. Au reste, lui-même éprouvait cette crainte quand il (52) écrivait : I« Je crains qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ». (1Co 9,27) Sans cette crainte, en effet, l'acquisition des biens temporels est souvent impossible : combien plus celle des biens spirituels ! Dites-moi plutôt si, sans cette crainte, on pût jamais apprendre même l'alphabet, ou savoir un métier ! Et dans ces travaux, cependant, où le démon n'intervient pas aussi menaçant, où la paresse est le seul ennemi redoutable, il faut un suprême effort pour vaincre l'inertie de notre nature; comment donc dans la guerre si redoutable, dans les obstacles si grands que rencontre l'affaire du salut, comment pourrait-on jamais réussir sans la crainte ?

Mais quels sont les moyens d'éveiller en nous ce sentiment si efficace? C'est de graver dans notre âme le sentiment de la présence partout d'un Dieu qui entend tout, qui voit tout, et non-seulement nos faits ou nos paroles, mais jusqu'aux replis les plus cachés de nos coeurs et de nos esprits. « Car Dieu est le témoin des pensées et des désirs du coeur ». (He 4,12) Ainsi prédisposés, nous ne ferons, nous ne dirons, nous ne penserons rien où se mêle le péché. Dites-moi plutôt : si vous deviez constamment vous tenir debout devant un prince, vous seriez dans le respect et dans la crainte. Et comment se fait-il qu'en face de Dieu l'on s'abandonne au rire, aux bâillements, sans craindre, sans trembler? N'abusez pas de sa longue patience. Il diffère de punir pour vous amener à repentante; gardez-vous, dans n'importe quelle oeuvre, d'agir comme si Dieu n'était pas partout présent : car il est là ! Ainsi dans le repas, à l'heure du sommeil, lorsque vous êtes prêt à vous livrer à la colère, à la rapine, aux plaisirs, dans toute action enfin, pensez à la présence de Dieu, et le rire coupable s'arrêtera sur vos lèvres, et la colère ne pourra vous emporter. Armé de cette continuelle pensée, vous serez constamment dans la crainte et le tremblement, puisque toujours vous vous verrez en présence du souverain Roi. Le maçon le plus expérimenté et le plus habile ne se tient debout qu'avec crainte et tremblement sur l'édifice auquel il travaille : il pourrait se précipiter ! Et vous aussi, malgré votre foi, malgré la pratique de maints devoirs de vertu, malgré le haut degré de sagesse où peut-être vous êtes arrivé, tenez-vous bien ferme sur l'endroit sûr, restez debout, mais avec crainte et l'oeil ouvert : vous pourriez en déchoir ! Il y a tant d'esprits de malice qui n'ont d'autre désir que de vous jeter dans l'abîme ! « Servez Dieu avec crainte », dit le Prophète, « réjouissez-vous devant lui, mais avec tremblement ». (Ps 2,11) Mais comment concilier l'allégresse et le tremblement? Je vous réponds que ce sont choses inséparables. Car lorsque nous aurons accompli un acte vertueux, quand nous l'aurons fait, vous dis-je, avec le même esprit qui fait agir un serviteur obéissant avec tremblement, alors, et seulement, alors la joie nous sera possible. Donc avec crainte et tremblement, « opérez votre salut » (Ph 2,12); non pas, faites, mais opérez, en ce sens que vous fassiez la grande oeuvre non pas tant bien que mal, mais avec un soin, mais avec un zèle parfait. Or, ces paroles de crainte, de tremblement ne vont-elles pas nous jeter dans l'inquiétude ? L'apôtre la prévient et la dissipe en ajoutant : « C'est Dieu qui opère en nous» (Ph 2,13); ainsi, que la crainte et le tremblement dont je parle ne vous fassent point tomber les armes des mains; si je les prononce, ce n'est pas pour vous désespérer ni pour vous faire croire que la vertu soit inabordable; mais seulement pour vous forcer à comprendre, à vous appliquer, à ne point vous abattre, à ne jamais vous lasser. — Alors, répondrez-vous, Dieu fera tout ! il est vrai, ayez confiance ! Car c'est Dieu qui opère...

« Qui opère en vous le vouloir et le faire » (Ph 2,13). Si donc Dieu opère, aussi faut-il que nous lui apportions une volonté toujours concordante, ferme, constante. Si Dieu opère en nous la volonté elle-même, sans aucune coopération de notre part, pourquoi saint Paul nous exhorte-t-il à vouloir? Si c'est Dieu qui fait toute notre volonté, vous avez tort, ô grand apôtre, de nous dire : « Vous avez obéi » (Ph 2,12), car ce n'est plus nous qui obéissons; en vain vous ajoutez : « Avec crainte et tremblement » : tout est de Dieu ! — L'apôtre vous répond: Ce n'est pas dans ce sens que je vous ai dit : « Dieu opère en nous le vouloir et le faire » (Ph 2,13); je n'ai voulu qu'apaiser votre inquiétude. Si vous voulez, Dieu opérera en vous le vouloir; que cette crainte ne vous trouble pas. C'est lui qui imprime le mouvement à la volonté et qui donne la force d'opérer. Dès que nous aurons voulu, il augmentera, il accomplira notre bon vouloir. Par exemple, je veux faire quelque bonne oeuvre? Il opère en moi cette bonne (53) oeuvre, il opère en moi de la vouloir. Et par le bien que j'accomplis il fortifie encore ma première volonté.

802 2. Peut-être aussi l'apôtre parle-t-il ainsi par un motif de grande piété, comme quand il appelle grâces nos bonnes oeuvres mêmes. Or, de même qu'en les appelant grâces, il ne prétend pas renverser notre libre arbitre et qu'il respecte au contraire notre parfaite autonomie; ainsi quand il déclare que Dieu opère en nous le vouloir (Ph 2,13) même, il n'entend pas nous priver de notre libre arbitre, mais il nous montre qu'en faisant le bien nous acquérons plus encore l'inclination à bien vouloir. Car, comme en faisant on apprend à faire, ainsi en ne faisant pas on désapprend. Avez-vous donné l'aumône ? vous excitez d'autant plus en vous la sainte passion de la charité; avez-vous négligé de la donner? vous êtes devenu plus lent à la faire. Avez-vous passé un jour entier dans la chasteté? c'est un encouragement à faire de même le jour suivant. Avez-vous été négligent, vous aurez accru votre négligence. « L'impie », selon l'Ecriture, « arrivé aux dernières profondeurs du mal, méprise ». (Pr 18,3) Autant donc a de mépris et d'indifférence celui qui est tombé au fond de l'abîme, autant a de zèle et de vigilance celui qui s'élève aux sommets du bien. L'un par désespoir devient plus négligent; l'autre heureux du trésor amassé déjà, grandit en vigilance de peur de tout perdre.

« D'après la bonne volonté » (Ph 2,13), dit saint Paul, c'est-à-dire, selon votre charité, selon votre soin à lui plaire et à produire les oeuvres qu'il aime, et qui sont en harmonie avec sa sainte loi. Le saint vous enseigne et vous encourage ici: certainement, dit-il, Dieu opérera en vous. Il exige, en effet, que notre vie soit d'accord avec sa volonté; or, si Dieu veut, et si d'ailleurs ce qu'il veut, il l'opère lui-même, bien certainement il le fera pour vous, il vous donnera la grâce d'une vie sans reproche : car là se réduit sa volonté. Vous voyez donc que Paul ne détruit pas ici notre liberté.

« Faites donc toutes choses sans murmures et sans hésitation » (Ph 2,14). Quand le démon ne peut autrement nous détourner de la voie du bien, il essaie un dernier moyen pour faire évanouir au moins notre récompense. Il nous pousse à l'amour de la vaine gloire ou à la complaisance en nous-mêmes, ou du moins, en cas d'insuccès de ces piéges, il éveille en nous l'esprit de murmure ou d'hésitation. Voyez comme saint Paul nous en préserve. Il a parlé de l'humilité, et vous l'avez entendu combattre ainsi l'orgueil; il a parlé du goût pour la vaine gloire, et rabaissé notre vanité ; ici encore il répète ces leçons quand il recommande de bien agir, mais non pas seulement en sa présence; maintenant il nomme en passant et il condamne les murmures et l'hésitation. Mais pourquoi, voulant guérir les Corinthiens de cette même maladie, leur a-t-il apporté l'exemple des Israélites, tandis qu'en ce passage il n'emploie aucun argument de ce genre, et se contente de rappeler un précepte? C'est qu'à Corinthe le mal était invétéré et il fallait bien sonder les profondeurs de la blessure, et procéder par de vifs reproches; à Philippes, au contraire, il ne doit que prévenir le mal, et il suffit d'un avis. A des gens qui n'avaient pas encore péché il était inutile d'adresser de sévères paroles dans le seul but de les préserver. Déjà même pour leur faire aimer l'humilité, il ne s'est point servi de l'exemple évangélique où est raconté le supplice de l'orgueil; il a cherché, au contraire, en Dieu même son modèle pour les exhorter; il leur a parlé non comme à des esclaves, mais comme à des fils légitimes. En effet, un caractère honnête et généreux n'a besoin, pour être entraîné à la vertu, que des exemples d'hommes vertueux et de nobles actions; les coeurs mauvais, au contraire, doivent entendre l'histoire funeste de ceux qui ont failli au devoir ; l'un est pris par le motif de l'honneur, l'autre par la terreur du supplice. Pour la même raison, dans l'épître aux Hébreux, Paul rappelle cet Esaü qui vendit pour un vil aliment son droit d'aînesse, et il ajoute : « Si l'homme se retire de moi, il me déplaira». (He 10,38) Or, parmi les Corinthiens, plusieurs s'étaient livrés au libertinage. Aussi leur disait-il : « Quand je reviendrai chez vous, puisse Dieu ne pas m'humilier encore, et me réduire à pleurer bon nombre de ceux qui déjà ont péché et n'ont pas fait pénitence des impuretés, fornications, impudicités qu'ils ont commises. Puissé-je vous trouver simples, exempts de tous reproches » (1Co 10,10), c'est-à-dire, purs de tout blâme devant votre conscience et devant Dieu. Car l'esprit de murmure fait commettre des fautes graves. — Que veut dire précisément « sans hésitation ? » (Ph 2,14) Ce péché a lieu quand on se demande sans fin : (54) L'oeuvre est-elle avantageuse, ne l'est-elle pas? Ne disputez pas ainsi éternellement; agissez, quand même l'oeuvre proposée aurait sa peine et ses ennuis. Il n'ajoute pas : Craignez d'être punis, car le supplice est indubitable; l'apôtre le déclare ouvertement aux Corinthiens; ici, rien de semblable ; au contraire : « Soyez », dit-il, « irrépréhensibles et sincères, fils de Dieu sans reproche au milieu d'une nation dépravée et corrompue, parmi laquelle vous brillez comme des astres dans le monde, portant en vous la parole de vie, pour être ma gloire au jour de Jésus-Christ » (Ph 2,15-16).

Comprenez-vous comment Paul les instruit à éviter les murmures? Car cet esprit est celui des esclaves injustes et déraisonnables. Quel fils honnête, dites-moi, travaillant sur les propriétés de son père, et sûr par là de travailler pour lui-même, oserait murmurer ? Pensez donc, dit l'apôtre, que vous travaillez pour vous-mêmes, que vous amassez pour vous-mêmes. Que d'autres murmurent parce qu'ils dépensent pour des étrangers leurs peines et leurs sueurs: mais amassant pour vous, pourquoi murmurer? Mieux vaut ne rien faire, que travailler avec cet esprit chagrin, puisqu'il détruit et tue ce que vous faites de bien. Est-ce que, dans nos maisons mêmes, nous n'avons pas sans cesse à la bouche cette maxime : Mieux vaut que besogne manque, plutôt que de se faire en murmurant? Et souvent nous aimons mieux nous passer de certains services que de souffrir qu'on nous les rende de mauvaise grâce. C'est chose grave, en effet, grave et coupable est le murmure; et qui approche du blasphème. S'il en était autrement, pourquoi les Israélites auraient-ils été si sévèrement punis de Dieu? Ce vice révèle une âme ingrate. Qui murmure, est ingrat envers Dieu; qui est ingrat envers Dieu, est déjà blasphémateur.

803 3. Au reste, à la naissance du Christianisme, les épreuves étaient continuelles, les dangers se suivaient sans interruption; point de cesse, point de trêve; de toutes parts une nuée de calamités; tandis que de nos jours, la paix est profonde, la tranquillité parfaite.

Quel si grave motif vous fait murmurer? — Votre pauvreté? Pensez à Job. — Vos maladies? Que feriez-vous donc si, chargé comme il l'était, et de biens et de bonnes oeuvres, vous étiez tombé dans la maladie? Oui, pensez à ce saint patriarche, voyez-le, pendant de longs jours, rongé de vers, assis sur un fumier et tourmentant de ses ongles une lèpre hideuse. Après des souffrances de longue durée déjà, disent nos saints Livres, sa femme l'apostrophait : « Combien de temps encore durera votre patience? continuerez-vous toujours à répéter : J'attends, j'attends encore? Dites plutôt une parole contre Dieu, et puis mourez». (
Jb 2,9) — Je reviens à vous, cher auditeur. Vous murmurez parce qu'un fils vous est mort? Que serait-ce donc si vous les aviez tous perdus, et encore par une fin cruelle comme autrefois Job? Vous savez, au contraire, oui, vous savez combien vous ont consolé les soins prodigués à leurs derniers jours, cette assiduité auprès de leur chevet, ces baisers de vos lèvres à leurs lèvres, leurs yeux que vous avez fermés, leur bouche que vous avez close, leurs dernières paroles que vous avez ouïes ! Job, si grand et si juste, n'a pas même obtenu du ciel ces suprêmes consolations : tous ses fils, d'un seul coup, furent écrasés et périrent.

Mais, que dis-je? Si vous aviez reçu l'ordre de tuer vous-même votre fils, de l'immoler de voir brûler sa dépouille mortelle comme cet autre patriarche [Abraham], qu'auriez-vous fait? Et pourtant avec quel courage il construit un autel, y place le bois, y attache son fils? — Mais il est des gens qui vous poursuivent de leurs insultes? Que serait-ce donc si les auteurs de ces insultes étaient des amis venus pour vous consoler? Et pourtant les péchés ne nous manquent jamais, et à ce titre nous avons mérité l'outrage. Mais Job, qui était un homme sincère, juste, pieux, qui avait évité toute faute, s'entendit calomnier par ses amis. Quelle eût été votre attitude en présence d'une épouse qui vous aurait couvert de reproches? Oui, disait-elle, me voilà, pauvre vagabonde, servante condamnée à errer çà et là, d'une maison à l'autre, n'attendant qu'avec le coucher du soleil un instant de trêve et de repos à mes chagrins ! — Femme insensée, qu'oses-tu dire? Ton mari est-il donc la cause de tes malheurs? Non, non ; c'est le démon seul ! — « Job », dis-tu, « Job, prononcez quelque parole contre le Seigneur, et puis mourez ». Est-ce bien ta pensée? En serais-tu plus heureuse, pauvre folle, si cet agonisant prononçait cette parole et qu'il mourût? — Mes frères, il n'existe pas de maladie plus affreuse que celle dont Job était (55) affligé. Elle était si grave et de telle nature qu'elle le chassait de sa maison et de toute habitation humaine. Si ce n'avait été une maladie incurable, on n'eût pas vu le patriarche assis hors de la ville, et dans des conditions pires que les malheureux que la lèpre dévore. Ceux-ci, du moins, trouvent une demeure et se rassemblent entre eux. Mais lui, à l'injure du temps, sur un fumier, passait ainsi nuit et jour et ne pouvait même se couvrir d'un vêtement. Comment l'eût-il essayé? Sa douleur en devenait plus aiguë. « Je creuse la terre », disait-il, « et j'irrite mes plaies saignantes ». (Jb 7,5) Ses chairs se fondaient en pourriture, fourmillaient de vers, et cela continuellement. Rien qu'à entendre ces horreurs, ne sentez-vous pas comme chacun frissonne ? Et s'il est presque intolérable d'en ouïr le récit, combien plus l'était-il de les subir? Il les subit cependant, cet homme juste, et non pas un jour ou deux, mais longtemps; et ses lèvres ne commirent point de péché. Quelle maladie semblable pourriez-vous me citer? Quel mal fut plus fécond en souffrances? N'était-il pas pire que la perte de la vue ? J'infecte mes aliments, s'écrie-t-il; la nuit non plus que le sommeil, soulagement de toute âme qui souffre, ne m'apporte aucune consolation; elle est pour moi une douleur de plus. Voici, du reste, ses paroles mêmes: « Mon Dieu, pourquoi m'effrayez-vous par d'horribles rêves, pourquoi suis-je le jouet de visions cruelles ? Et quand l'aurore vient, je me dis : Quand donc tombera la nuit? » (Jb 7,14) Malgré tant et de si grands maux qui l'accablent, il ne murmure jamais. Nouvel et atroce ennui : la multitude avait conçu contre lui les plus tristes idées. Ces calamités qui le frappaient faisaient croire qu'il était coupable de crimes sans nombre. Ses amis lui répétaient : Vos souffrances n'ont pas encore atteint la mesure de vos péchés ! Lui-même ajoutait: « Je m'entends blâmer par des hommes de rien, que j'estimais moins que les chiens de mes bergers ». (Jb 30,1) Une telle honte n'est-elle pas pire que mille morts? Et cependant, ce naufragé battu par tant de vagues, en proie à une si horrible tempête, demeure calme, immobile au milieu des nuées, parmi les vents, les foudres, les tourbillons et les gouffres; l'ouragan, si redoutable, ne paraît être pour lui qu'un port tranquille, et l'on n'entend point ses murmures. Tant de courage se déployait avant notre loi de grâce, avant la claire prédication de la résurrection, de l'enfer, de ses peines et de ses supplices. Et nous qui avons entendu prophètes, apôtres, évangélistes, exemples à l'infini; nous qui avons appris les preuves de la résurrection pour nous si évidentes, nous n'en sommes pas moins impatients, bien que nul d'entre nous ne soit éprouvé par tant et de si grandes calamités. Un tel a fait une perte d'argent, mais il n'a pas perdu et ses fils et ses filles; et son malheur peut-être est la punition de ses péchés. Job voit périr les siens tout à coup, pendant les sacrifices qu'il offre à Dieu, à l'heure même où il lui rend ses hommages et son culte. Supposez même qu'un chrétien ait vu s'abîmer à la fois et ses richesses et sa famille, ce qui est presque impossible : au moins ne voit-il pas tout son corps se résoudre en vers dévorants et se fondre en corruption. Accordons qu'il ait même ce dernier malheur : du moins ne trouve-t-il pas et ces insultes et ces outrages qui, d'ordinaire, nous semblent être les maux les plus poignants, et nous désolent plus que nos malheurs mêmes. Car si dans nos misères profondes, lorsque nous trouvons des amis pour nous consoler, pour adoucir nos peines et nous inspirer quelques bonnes espérances, nous sommes cependant encore si brisés, si découragés : imaginez quel devait être le supplice de Job, quand il ne trouvait que des insulteurs, Oui, si le prophète nous signale un malheur grave et incomparable dans ce trait du psaume : « J'ai attendu un ami pour pleurer avec moi, et personne n'est venu pour me consoler, et je ne l'ai point trouvé » (Ps: 68,21 ) : à quelle extrémité était donc réduit celui qui, au lieu de trouver des consolateurs, ne rencontrait que des insulteurs, et s'écriait : « Vous n'êtes tous que d'onéreux consolateurs ! » (Jb 16,2) Ah ! si de pareils souvenirs nous occupaient sans cesse, si tels étaient nos raisonnements, aucun événement du siècle présent ne nous accablerait de douleur ; nos regards se porteraient sur cet athlète, sur cette âme de diamant, sur ce coeur de bronze que rien ne pouvait entamer; on eût dit, en effet, qu'il avait revêtu un corps de rocher et d'airain, tant il souffrait avec patience et générosité.

804 4. Armé de ces pensées, agissons toujours sans murmures, sans hésitation. Vous faites quelque bien et vous murmurez ? Pourquoi ? (56) C'est, dites-vous, une fatalité, une nécessité ! — L'apôtre répondra : Je connais, en effet, dans votre entourage, des gens qui presque vous forcent à murmurer. C'est ce que laisse deviner cette phrase de saint Paul :. « Vous habitez au milieu d'une nation dépravée et pervertie ». Eh bien ! voilà précisément le seul point admirable de votre conduite: même harcelé, même poussé parles méchants, n'arrivez pas jusqu'au murmure. Voyez plutôt comme les étoiles brillent mieux dans la nuit sombre, et lancent leurs feux dans les ténèbres; loin que leur beauté s'use et se dépense par cette ombre épaisse, elle n'en a que plus d'éclat; et même à l'approche du jour, vous les verrez pâlir. C'est votre image : demeurez droit et vertueux parmi les méchants ; vous n'en aurez que plus de splendeur, vous n'en serez que plus admirable, de persévérer ainsi sans reproche. Vous voyez que l'apôtre a prévenu vos objections, quand il a écrit ces paroles.

Que veut-il indiquer par celles-ci : « Portant la parole de vie? » C'est comme s'il disait : Vous qui devez arriver à la vie, vous qui êtes du nombre de ceux qui atteindront le salut. Comprenez donc qu'il se hâte de leur montrer la récompense. Les luminaires n'ont que la lumière ;vous portez, vous, la parole de vie. Qu'est-ce à dire? La semence de la vie est en vous ; vous en avez la promesse, vous en portez le germe : voilà ce que l'apôtre appelle la parole de vie. En dehors de vous, tous sont des morts : c'est encore ce que Paul donne à entendre, car s'ils vivaient, ils auraient donc aussi la parole de vie.

« Pour ma gloire », dit-il encore. Pourquoi? C'est que, dit-il, j'ai ma part dans vos biens. Si grande est votre vertu, qu'elle suffit à la fois et pour vous sauver, et pour me glorifier. Mais quelle est votre gloire, ô bienheureux Paul? Pour nous, vous êtes flagellé, banni, couvert d'outrages ! « Sans doute », répond-il, « ma gloire, au jour de Jésus-Christ, sera de n'avoir pas couru en vain, de n'avoir pas travaillé en vain » ; j'aurai ainsi toujours sujet de gloire, puisque ma carrière ne sera pas sans combat.

« Et si je dois subir l'immolation... » Il ne dit pas : Si je meurs, et il ne parle pas non plus de sa mort dans l'épître à Timothée; il y répète seulement cette expression : « Déjà je subis l'immolation ». Il veut à la fois et les consoler de sa mort, et leur apprendre à mourir sans crainte pour Jésus-Christ. Je deviens, dit-il, une victime, une hostie. O âme bienheureuse ! Il appelle hostie leur établissement dans la foi. Mieux vaut immoler sa vie que d'offrir un boeuf. Si donc je me livre moi-même sur cette offrande, comme victime volontaire, je me réjouis d'avance de ma mort; tel est le sens de ces paroles : « Mais quand je devrais répandre mon sang sur la victime et le sacrifice de votre foi, je m'en réjouirais en moi-même, et je m'en conjouirais avec vous tous; et vous devriez aussi vous en ré« jouir et vous en conjouir avec moi ». Voyez-vous comment il veut que les fidèles se réjouissent? Pour moi, dit-il, je suis heureux de devenir une victime, et je me conjouis avec vous d'unir le sacrifice de ma mort à celui de votre foi.,Vous-mêmes soyez-en heureux; vous-mêmes, conjouissez avec moi de ce que je suis offert en victime. Partagez la joie que j'éprouve dans ma propre mort.

Ainsi la mort des justes ne veut point des larmes et mérite notre joie. Ils en sont heureux . soyons-le nous-mêmes avec eux. Il serait absurde de pleurer sur eux quand ils se réjouissent. Mais nous regrettons leur présence, direz-vous? Ce n'est là qu'un prétexte, ce n'est qu'un déguisement. Ecoutez l'avis aux Philippiens : «Réjouissez-vous; félicitez-moi ! » Vous ne les voyez plus, dites-vous, vous auriez raison de vous plaindre, si vous deviez toujours demeurer ici-bas; mais si vous devez bientôt rejoindre celui que vous pleurez, quelle raison avez-vous de regretter si fort son départ? Que celui-là regrette ses amis, qui se voit séparé d'eux pour jamais. Mais si vous devez bientôt prendre le même chemin, que signifient vos regrets? Pourquoi ne pleurons-nous. pas les absents? Pourquoi, du moins, après quelques larmes pendant un ou deux jours, cessons-nous de pleurer? Si vous ne regrettez que la séparation, pleurez seulement ce qu'il faut pour montrer que la nature vous a fait homme; puis réjouissez-vous comme le faisait Paul, qui s'écriait : Il ne m'est arrivé aucun mal; je suis heureux de m'en aller auprès de Jésus-Christ ; vous-mêmes associez-vous à ma joie; félicitez-moi.

Réjouissons-nous donc à la vue d'un juste qui meurt, et même en apprenant la mort d'un pécheur impénitent. L'un est parti pour recevoir la récompense de ses travaux; l'autre (57) a cessé d'ajouter au nombre toujours croissant de ses crimes. Mais peut-être, direz-vous, peut-être il eût changé de vie. Non ! car Dieu, si ce pécheur avait dû se convertir, ne l'aurait pas enlevé de ce monde. Car, pourquoi le bon Maître qui pour notre salut prépare tout, fait tout, ne l'aurait-il pas laissé vivre, si ce pécheur un jour avait dû redevenir en état de lui plaire ? S'il supporte et attend ceux qui ne se convertissent pas, combien plus ceux qui se convertissent? Nous avons donc raison de supprimer les pleurs dans les deux cas. Quoi qu'il arrive, remercions Dieu de toutes choses; faisons tout sans murmurer; réjouissons-nous et sachons en tout lui plaire, afin de gagner l'éternelle palme, par la grâce et bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc., etc.

HOMÉLIE 9 - Ph 2, 19-30

900
J'ESPÈRE, DANS LE SEIGNEUR JÉSUS, QUE JE VOUS ENVERRAI BIENTOT TIMOTHÉE, AFIN QUE JE SOIS CONSOLÉ MOI AUSSI, EN APPRENANT DE VOS NOUVELLES. (
Ph 2,19-30)

Analyse.

1-3. Pour se rassurer au sujet des Philippiens, il envoie Epaphrodite, et bientôt aussi Timothée, un autre lui-même. — Eloge d'Epaphrodite, qu'il veut leur rendre, et que Dieu a guéri. — Le retour à la santé est une grâce de Dieu, et la vie présente n'est pas un mal. — Détails sur Epaphrodite, auxiliaire dévoué ; heureux qui peut ainsi aider les apôtres : transition à l'exhortation.

4-6. Obligation de subvenir aux besoins des ministres des autels : dette d'honneur et non de justice. — Iniquité de ceux qui les accusent. — Pourquoi le prêtre s'est fait pauvre. — Réponse à l'objection : Ne possédez ni or, ni argent, etc. — Pourquoi Dieu nous laisse-t-il les prêtres à secourir ?

901 1. Paul avait dit : Les événements qui « m'ont frappé ont contribué aux progrès de l'Evangile; mes chaînes ont été glorieuses jusque dans le palais impérial ». (Phm 1,13) Il ajoutait : « Quand même je répandrais mon sang sur le sacrifice et l'oblation de votre foi » : autant d'encouragements qui rendaient la force à ses chers Philippiens. Mais peut-être aussi auraient-ils soupçonné ces premières paroles de n'être simplement qu'une consolation qu'il leur adressait. Pour écarter ce nuage, que fait-il ? Je vous envoie Timothée, leur dit-il. Il voulait ainsi -contenter l'ardent désir qu'ils avaient de connaître parfaitement l'état présent de l'apôtre. Mais pourquoi ne dit-il pas : Je l'envoie pour vous faire savoir ce qui me concerne, mais plutôt pour m'instruire de vos affaires? C'est que l'état de Paul leur devait être auparavant révélé par Epaphrodite, qu'il leur envoyait avant même le départ de Timothée, comme le prouvent les paroles qui suivent : « J'ai cru nécessaire de a vous renvoyer mon frère Epaphrodite.», qui vous dira mes affaires ; mais je veux aussi savoir les vôtres. Il est vraisemblable, en effet, que celui-ci, à cause de sa propre maladie, avait dû rester longtemps près de l'apôtre. Je tiens donc absolument, disait saint Paul, à savoir ce qui vous concerne. Or, voyez comme il soumet toutes choses à Jésus-Christ, tout, jusqu'à l'envoi de Timothée : « J'espère », dit-il, « dans le Seigneur Jésus », c'est-à-dire, j'ai confiance que Dieu m'accordera cette grâce, et qu'ainsi mes voeux pourront aboutir.

« Afin que moi aussi je sois consolé en apprenant de vos nouvelles... » Comme vous avez été consolés, quand je vous ai appris que, selon vos voeux et vos prières,'l'Evangile était en progrès, que le déshonneur était retombé sur nos ennemis, que la joie m'était venue des efforts mêmes qu'ils avaient faits pour me nuire; ainsi je veux savoir à mon tour l'état actuel de vos affaires, afin que moi aussi je sois consolé en apprenant de vos nouvelles. C'est assez leur dire qu'ils avaient dû se réjouir de ses liens et ambitionner de l'y suivre eux-mêmes, puisqu'il y trouvait son plus grand bonheur.

En disant : Pour que « moi aussi » je sois consolé, il sous-entend : comme vous l'êtes vous-mêmes. Dieu ! comme il aimait ses chers Macédoniens ! Il tient, au reste, le même langage aux Thessaloniciens, quand il écrit Nous sommes désolé d'être séparé de vous, (58) même pour très-peu de temps; tout comme il dit aux Philippiens : J'ai l'espoir de vous envoyer bientôt Timothée pour savoir où vous en êtes. De part et d'autre, il montre même souci, très-inquiet de ses néophytes. Car, lorsqu'il ne pouvait les voir en personne, il leur envoyait ses disciples : tant il ne pouvait se résigner à ignorer leurs affaires, même pendant un court laps de temps.

Paul, en effet, ne savait pas tout par révélation de l'Esprit ; et il valait mieux qu'il ignorât de cette manière, puisque si ses néophytes avaient pu croire qu'il eût cette omniscience, ils auraient péché par dépit et impudence; tandis que s'échappant à des fautes qu'ils croyaient être cachées, ils s'en corrigeaient plus facilement.

C'est aussi pour redoubler leur vigilance qu'il leur écrit : « Afin que moi aussi je sois consolé» ; il réveille leur ferveur et leur bonne volonté, en leur faisant entendre, que, quand bien même Timothée n'irait point chez eux, Paul saurait bien trouver un autre envoyé qui lui apprendrait leur conduite. Il se sert évidemment d'un moyen semblable, quand il diffère son voyage chez les Corinthiens, à l'effet de les convertir, disant : « C'est pour vous épargner que je ne suis pas encore venu chez vous ». La charité de l'apôtre se manifeste, non-seulement en leur annonçant ce qui lui arrive, mais aussi en témoignant qu'il veut savoir où eux-mêmes en sont actuellement. Voilà bien le fait d'une âme inquiète, ardente, et qui ne peut calmer sa vive sollicitude. — Mais, en même temps, il les comble d'honneur en leur envoyant Timothée. Que dites-vous, en effet? ô grand saint ! Vous envoyez Timothée? Pourquoi? Vous me répondez: « Je n'ai personne qui soit. autant avec moi d'esprit et de coeur, ni qui se porte plus sincèrement à prendre soin de ce qui vous touche... » N'avait-il donc personne qui eût le même coeur, le même amour que lui, Paul? Non, personne que Timothée. Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire aucun excepté lui qui, autant que moi, vous porte intérêt et sollicitude. Car il est difficile de trouver un ami capable de faire tant de chemin uniquement pour cette raison Un seul vous aime autant que moi, c'est Timothée. J'en aurais trouvé d'autres pour cette mission ; mais personne n'a son coeur. Ainsi, cette « unanimité » avec l'apôtre, signifie un amour aussi grand que le sien pour ses néophytes... Lui, vous aime d'un amour « sincère », c'est-à-dire d'un amour paternel.

« Car tous cherchent leurs intérêts propres, et non ceux de Jésus-Christ... » c'est-à-dire, leur plaisir, leur sécurité, comme il l'écrivait aussi à Timothée. Mais pourquoi ces plaintes ici ? Il veut nous apprendre, par cette leçon, à ne pas tomber dans de pareils errements ; il veut que tous ceux qui l'entendent ne cherchent ni leur satisfaction, ni leur tranquillité. — Car celui qui cherche son propre bonheur, poursuit, non les intérêts de Jésus-Christ, mais les siens propres; pour lui nous devons être prêts à subir tous les travaux, toutes les souffrances.

« Jugez de lui par l'épreuve que j'en ai faite, puisqu'il a servi avec moi dans la prédication de l'Evangile, comme un fils avec son père ». — Vous avez la preuve que je ne le loue pas à l'aventure; vous savez vous-mêmes qu'il m'a aidé dans la prédication de l'Evangile, comme un fils, son père. Paul fait ici à bon droit l'éloge de Timothée, puisqu'il, veut qu'on le reçoive en tout honneur. La même raison lui dicte ces paroles aux Corinthiens : « Que personne ne le méprise, car il fait autant que moi l'oeuvre de Dieu » (1Co 16,10) ; recommandation qui est beaucoup moins utile à l'envoyé qu'à ceux qui le reçoivent; car ce sont eux qui seront récompensés magnifiquement en lui faisant accueil.

« J'espère donc vous l'envoyer, aussitôt que j'aurai mis ordre à ce qui me regardé », aussitôt que je saurai l'état de mes affaires et que je pourrai en pressentir l'issue, le résultat. « Et je me promets aussi de la bonté du Seigneur, que j'irai moi-même vous voir bientôt ». Si je vous l'envoie, ce n'est pas que je ne doive plus venir moi-même, mais c'est pour me rassurer en apprenant où en sont vos affaires, et pour ne pas rester, en attendant, sans nouvelle aucune. Je me promets d'aller vous voir, grâce à Dieu, si c'est sa volonté. Vous voyez qu'en tout et toujours, il se soumet à Dieu, et ne prononce rien d'après son propre esprit.

902 2. « Cependant j'ai cru nécessaire de vous renvoyer mon frère Epaphrodite, l'aide de mon ministère, le compagnon de mes combats... » L'apôtre l'envoie donc, avec les mêmes éloges qu'il donnait à Timothée. Celui-ci obtenait, en effet, deux titres de recommandation. son amour pour les Philippiens, que saint Paul attestait en disant que Timothée (59) prendrait soin d'eux avec une affection sincère; et les preuves de zèle qu'il avait données dans la prédication de l'Evangile. Il invoqua ce double titre pour Epaphrodite ainsi, et en quel; termes? Il l'appelle frère et coopérateur, il va même jusqu'à le nommer son compagnon d'armes, montrant en lui un ami qui a partagé tous ses dangers, et attestant de lui tout ce qu'il pourrai4 dire de soi-même. Compagnon d'armes dit plus encore que coopérateur; on trouve des gens qui s'associent à vous pour des affaires peu graves; beaucoup moins, pour prendre leur part de vos combats et de vos périls. L'apôtre indique que celui-ci portait jusque-là le dévouement. «Epaphrodite qui est aussi votre apôtre et qui m'a servi dans nies besoins ». Ainsi nous vous rendons, dit saint Paul, ce qui est à vous, puisque nous vous renvoyons un homme qui vous appartient, ou qui peut vous instruire.

« Parce qu'il désirait vous voir tous; et il était a fort en peine, parce que vous aviez appris sa maladie; en effet, il a été malade jusqu'à la mort, mais Dieu a eu pitié de lui, et non-seulement de lui, mais aussi de moi, afin que je n'eusse point affliction sur affliction ». C'est une autre manière de recommander Epaphrodite. L'apôtre montre que ce cher député est convaincu de l'amour des Philippiens envers lui. Rien de plus capable qu'un tel motif pour le faire aimer encore davantage. Comment? C'est qu'il a été malade, et vous en avez été affligés; il est rétabli, et vous délivre ainsi de l'inquiétude que vous causait son accident; mais il n'a pas été sans chagrin même après sa guérison; il s'attristait de ne vous avoir pas vus encore depuis son rétablissement. L'intention de l'apôtre est aussi de se justifier lui-même en leur donnant la raison qui ne lui permettait pas de le renvoyer plus tôt, et prouvant que la négligence n'y est pour rien ; qu'il a dû retenir Timothée, n'ayant personne avec lui : « Lui excepté, dit-il, je n'ai point d'ami intime », et d'autre part, gardant Epaphrodite à cause de sa maladie, qu'il montre aussitôt avoir été longue et dangereuse, puisqu'il « fut malade à en mourir ». Voyez-vous quelles précautions saint Paul met en jeu pour que les fidèles ne puissent le moins du monde accuser en lui négligence ou paresse, et n'aillent soupçonner que si personne n'est venu, c'est parce qu'on les mépriserait? Rien n'est plus capable, en effet, de gagner le coeur d'un disciple, que de lui donner la preuve et la conviction de l'intérêt que lui porte son maître et des regrets dont il est ainsi l'objet : c'est la marque d'une extrême charité. Et puis ajoutant: « Vous saviez qu'il avait été malade; il l'a été mortellement, en effet», et pour vous convaincre que je n'invente ni n'exagère aucunement, écoutez: Dieu seul l'a sauvé « dans sa miséricorde ».

A ce fait, hérétiques, que répondrez-vous? Paul, ici, attribue à la miséricorde la conservation d'un malade près de mourir, et son retour à la vie. Mais si ce monde était essentiellement mauvais, ce ne serait pas miséricorde que de le retenir dans cet empire du mal. Cette réponse est accablante et facile contre un hérétique; mais à un chrétien, que dirons-nous? Il se peut qu'il ait des doutes, et qu'il dise : Quoi ! si être dissous et habiter avec Jésus-Christ est un sort préférable, comment dire que la miséricorde ici se soit exercée? — Et moi je répliquerai : Pourquoi l'apôtre ajoute-t-il aussitôt : Il est nécessaire que je reste à cause de vous ? Nécessité pour Paul, qui valait aussi pour Epaphrodite; d'ailleurs il n'attendait que pour s'en aller enfin vers Dieu avec de plus riches trésors et une plus grande confiance. Pour être retardé un peu, ce bonheur ne pouvait néanmoins lui manquer; et une fois parti de ce monde, il lui était impossible de gagner des âmes. Ajoutez que Paul parle souvent le langage ordinaire des hommes, qu'il s'accommode à leurs sentiments et à leurs pensées, et qu'il ne s'élève pas toujours aux sommets de la sagesse. Sa parole s'adressait à des hommes mondains encore et craignant beaucoup la mort. Il veut enfin montrer sa haute estime pour Epaphrodite, et lui gagner les respects des fidèles en attestant que cette vie ainsi sauvée lui est nécessaire au point qu'il regarde cette guérison comme un acte de miséricorde envers lui-même.

Au reste, à part ces raisons, nous soutenons encore que la vie présente est un bien : sinon pourquoi Paul voudrait-il énumérer, parmi les châtiments du ciel, les morts prématurées? Car il dit en un autre endroit : C'est pour cela que parmi vous plusieurs sont malades infirmes, frappés même de l'éternel sommeil. La vie à venir du méchant n'est pas meilleure que celle-ci, elle est affreuse; pour l'homme juste, elle vaut mieux que celle-ci.

60

« Dieu n'a pas voulu que j'eusse tristesse sur tristesse », que déjà désolé de sa maladie, j'eusse encore la douleur de le perdre. Il ne peut mieux faire voir son estime pour Epaphrodite. « C'est pourquoi je me suis hâté de le renvoyer ». Comment s'est-il hâté? Sans hésitation, sans délai, en lui ordonnant de passer sur tous les obstacles, pour vous arriver au plus tôt et vous mettre hors de peine. En effet, quand une personne aimée revient à la santé, nous sommes heureux de l'apprendre, mais plus joyeux de la revoir, surtout si elle a guéri contre toute espérance, comme il était alors arrivé pour Epaphrodite. — « Pour vous donner la joie de le revoir et pour adoucir aussi mon chagrin ». Quel est le sens des derniers mots? Le voici : Si vous revenez à la joie, j'y reviendrai moi-même; notre cher disciple sera, à son tour, heureux de notre bonheur, et moi-même je serai mieux délivré de mon chagrin. Il ne dit pas : Je serai sans tristesse ; mais seulement : Ma tristesse s'en adoucira, pour montrer que jamais son âme n'est exempte de souffrance. Comment serait-il sans chagrin ni peine, celui qui s'écrie : « Qui est-ce qui est malade sans que je le sois avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? » (
2Co 11,29) Du moins déposerai-je ce chagrin !

903 3. « Recevez-le donc avec toute sorte de joie dans le Seigneur ». Recevoir « dans le Seigneur », c'est le recevoir avec l'esprit de foi, avec une charité empressée; ou plutôt, c'est l'accueillir selon la volonté de Dieu; par conséquent avec le respect dû à la dignité des saints, comme il convient de recevoir un saint. — « En toute joie », dit-il encore ; car Paul, par ces recommandations, agissait dans l'intérêt non de ses envoyés, mais des fidèles qui les accueilleraient. Celui qui donne en pareil cas a bien plus à gagner que celui qui reçoit. Donc « traitez avec honneur de telles personnes » ; faites à celui-ci l'accueil que méritent les saints.

« Car il s'est vu tout proche de la mort, pour avoir voulu servir à l'oeuvre de Jésus-Christ, exposant ainsi sa vie, afin de suppléer par son assistance à celle que vous ne pouviez me rendre vous-mêmes». Epaphrodite avait été envoyé par la communauté entière des chrétiens de Philippes, afin de servir Paul, ou peut-être il était venu lui apporter un secours L'apôtre semble attester dans un passage déjà cité que c'était un secours d'argent. J'ai reçu, dit-il, ce que vous m'avez envoyé par Epaphrodite. Il est donc vraisemblable qu'à son arrivée à Rome, il trouva Paul dans un danger très-grave et si menaçant même que, loin de pouvoir aborder sa prison sans péril, on risquait sa vie en s'y hasardant; ce qui arrive d'ordinaire quand gronde un violent orage et que la colère des souverains déborde au-delà de toute limite. Qu'un malheureux soit tombé dans la disgrâce du prince, il est jeté dans les fers et gardé très-étroitement; ses serviteurs mêmes ne peuvent arriver jusqu'à lui. Il est vraisemblable que tel était alors le sort de Paul, et qu'Epaphrodite, homme d'un caractère et d'un courage héroïques, avait méprisé tous les dangers pour pénétrer auprès de lui, pour l'aider et lui fournir tout ce que réclamait sa position. Paul apporte donc deux motifs pour lui gagner le respect et l'autorité ; l'un, c'est qu'il a, dit-il, bravé la mort à cause de moi; l'autre, qu'il s'est exposé ainsi étant l'ambassadeur de toute une cité ; de manière que, dans ce grand péril, la cité qui le députait a eu aussi sa part de gloire, puisqu'il représentait tous ceux qui l'avaient envoyé. Recevez-le donc avec de grands égards, rendez-lui des actions de grâces pour ses fonctions si bien remplies; c'est le moyen pour vous de participer aux mérites de nos dangers et de toutes nos oeuvres. Et il n'a pas dit : Il s'est exposé « pour moi », mais pour que son témoignage acquière autorité et confiance, il dit : « Pour l'oeuvre de Dieu ». Ce n'est pas mon intérêt, c'est celui de Dieu qui l'a fait agir et « braver la mort ». Car enfin, n'est-il pas vrai que, bien qu'il n'ait pas, grâce à Dieu, subi le coup fatal, il n'a cependant tenu aucun compte de sa vie et qu'il s'est livré entièrement; il aurait affronté à l'aveugle tous les maux, sans craindre ni cesser pour cela de m'offrir son secours. Et s'il s'est exposé à la mort pour le service de Paul, bien plus volontiers l'aurait-il fait pour la prédication de l'Evangile; ou,-à dire vrai, mourir pour Paul, c'était mourir pour l'Evangile. Car la couronne du martyre n'est pas seulement pour ceux qui refusent de sacrifier aux idoles, mais pour ceux encore qui meurent pour le service des saints. Je dirai même, et ceci vous étonnera peut-être, que le second cas est même plus glorieux que le premier. Celui qui, pour un sujet moindre, ose affronter la mort, (61) l'osera bien plus encore pour un sujet important. Aussi, nous-mêmes, quand nous voyons les saints aux prises avec le péril, ne ménageons pas même notre vie. Celui. qui n'a jamais le coeur d'expérimenter le danger, ne sera jamais non plus capable d'une grande action ; toujours préoccupé du salut de la vie présente, il perd le salut de la vie à venir.

« Afin de suppléer par son assistance à celle que vous ne pouviez me rendre vous-mêmes». Que dit l'apôtre? Votre cité n'était pas là, mais, par l'intermédiaire de son député, elle a rempli pour moi tous ses devoirs d'assistance. Il vous a suffi de l'envoyer, pour que votre secours qui me manquait, me fût prodigué par ce bien-aimé mandataire qui, pour cette raison, mérite tout l'honneur possible; ce que tous vous me deviez, il l'a payé pour tous. L'apôtre montre aussi que le premier devoir des fidèles, qui sont en sûreté, est de venir en aide à ceux qui sont en péril; c'est ce qu'indique l'expression qu'il emploie : « Le retard de l'assistance qui m'était due », dit-il.

Saisissez-vous bien l'intention de Paul, l'esprit d'un apôtre? Cette liberté de parole ne provenait pas, chez lui, de l'orgueil, mais du grand intérêt qu'il portait aux fidèles. Craignant que ces néophytes ne viennent à s'enfler, voulant qu'ils gardent la sainte modération de l'esprit, et que loin de surfaire un service rendu, ils gardent d'humbles sentiments; il appelle le service rendu un ministère obligé, un secours qui manquait. Prenons garde nous aussi de nous enorgueillir quand nous aidons les saints, et n'allons pas nous poser en bienfaiteurs devant nos propres yeux. Nous payons une dette, nous ne faisons pas une donation. Comme l'armée active, et surtout le soldat en campagne, doit recevoir du citoyen qui vit en paix, les aliments et tout le nécessaire; car c'est pour celui-ci que l'autre est sous les armes : ainsi, dans le cas présent. Si Paul n'avait pas rempli sa charge apostolique, l'aurait-on jeté en prison ? Ainsi c'est un devoir que d'aider les saints. Quelle absurdité serait-ce d'approvisionner entièrement ceux -qui protègent un empire de la terre, de leur fournir aliments, vêtements, le nécessaire enfin, et même bien au-delà du besoin, tandis qu'à celui qui combat pour (empereur du ciel, qui livre bataille contre des ennemis bien plus dangereux, [car saint Paul dit que nous ne luttons pas seulement contre la chair et le sang (
Ep 8,12), nous n'accorderions pas l'indispensable nécessaire de chaque jour? Quelle iniquité serait-ce ! Quelle ingratitude ! Quelle avarice !

904 4. Ne semble-t-il pas que la crainte des hommes l'emporte chez nous sur les terreurs de l'enfer et des supplices éternels? On ne peut expliquer autrement ce renversement de nos idées et de notre conduite: ainsi nos obligations civiles s'accomplissent chaque jour comme d'elles-mêmes et avec un soin scrupuleux qui n'en voudrait négliger aucune; tandis que les obligations spirituelles n'entrent point chez nous en ligne de compte. Faut-il donc que des devoirs imposés par la nécessité et par la crainte des châtiments, exigés de nous comme d'esclaves contraints et forcés, soient cependant acquittés avec un extrême empressement, tandis qu'on oublie entièrement ceux qu'on nous réclame en s'adressant uniquement à notre liberté et à notre générosité? Ce reproche, s'il n'atteint pas la généralité des fidèles, s'adresse à ceux qui ne veulent point acquitter ces dettes sacrées. Dieu ne pouvait-il pas vous en faire la loi la plus rigoureuse? Il ne l'a pas voulu, parce que votre intérêt lui est plus cher encore que celui des saints, objets de votre charité. Dieu ne veut pas que vous obéissiez à la nécessité, parce qu'une telle obéissance n'aurait rien à espérer de lui.

Toutefois il en est ici, et beaucoup, qui sont plus bas et plus vils que les Juifs. Rappelez-vous les dîmes et les prémices, les secondes dîmes et même les troisièmes, le sicle, tout ce que donnait enfin ce peuple, sans se plaindre jamais de ce que lui coûtait l'entretien des prêtres. Plus ils recevaient, plus il était rendu à ceux qui donnaient. On ne disait pas : Ces gens sont insatiables, esclaves de leur ventre ! Car il me revient de ces propos indignes, et ceux qui les tiennent savent pourtant se bâtir des maisons et acheter des terres, tout en se prétendant pauvres, tandis qu'ils taxeront de riche un prêtre qui, par hasard, ou sera un peu mieux vêtu, ou ne manquera pas des aliments nécessaires, ou se fera servir par un domestique pour ne pas abdiquer sa dignité. Riches, nous ! oui nous le sommes en vérité, et nos détracteurs sont bien forcés d'en convenir. Si peu que nous possédions, en effet, nous sommes dans l'abondance ; tandis que, possesseurs du monde entier, ils auraient encore des besoins.

62

Jusques à quand durera notre folie? N'est-ce donc pas assez pour attirer sur vous le supplice éternel, que vous ne fassiez aucune bonne oeuvre ? Faut-il encore y joindre les malins propos pour rendre votre châtiment plus sévère ?

Si c'était vous, en effet, qui eussiez fait la prétendue fortune du prêtre, rien qu'en lui reprochant comme un crime ce libre effet de votre générosité, vous auriez perdu votre récompense. Si c'est un don que vous lui avez fait, pourquoi l'accuser? Vous-même attestez qu'il était pauvre auparavant : ce qu'il a, dites-vous, il le tient de moi. Pourquoi l'accuser, dès lors? Il ne fallait pas lui donner, si vous deviez lui faire un crime de recevoir. Mais un autre a donné, et vous l'incriminez ! Vous n'êtes que plus coupable, vous qui savez à la fois refuser pour votre compte et accuser ceux qui font le bien !

Quelle sera, pensez-vous, la récompense de ceux qui subissent de tels affronts? Car ils souffrent pour la cause de Dieu. Ils auraient pu, au lieu du sacerdoce, exercer la profession de simples hôteliers, en supposant que leurs ancêtres ne leur aient rien laissé. On sait bien nous l'objecter avec impudence, quand parfois nous recommandons tel ou tel comme pauvre et nécessiteux. Ne pourrait-il donc s'enrichir, s'il le voulait? nous dit-on; et l'outrage s'ajoute à cette réflexion brutale : Son aïeul, son bisaïeul n'étaient que cela, et lui, aujourd'hui même, voyez comme il est bien vêtu ! Mais quoi ! Voulez-vous qu'il aille nu? Ah ! vous êtes habiles à imaginer des rapprochements cruels ; mais craignez de parler contre vous-mêmes, et entendez l'avis menaçant de Notre-Seigneur : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ! » (
Mt 7,1)

Supposons, du reste, qu'il pouvait, à son gré, choisir une profession d'hôtelier, de commerçant qui l'eût mis au-dessus du besoin, et qu'il ne l'a pas voulu. Que gagne-t-il donc maintenant, dites-moi ?Porte-t-il des vêtements de soie? Traîne-t-il après lui sur la place publique un cortége de nombreux valets? Monte-t-il un coursier superbe? Se construit-il des maisons, ayant d'ailleurs une habitation convenable? Si telle est sa conduite, je le blâme avec vous, et, loin de l'épargner, je le proclame indigne du sacerdoce. Comment, en effet pourra-t-il exhorter les autres à savoir se passer de cet attirail superflu, puisque lui-même : n'est pas assez sage pour cela? Mais s'il se borne à ne pas manquer du simple nécessaire, est-ce un crime ? Faut-il plutôt qu'il aille de porte en porte demandant son pain ? Et ne seriez-vous pas le premier à en rougir, vous son disciple? Si votre père selon la nature en était réduit là, vous vous croiriez déshonorés; mais si votre père spirituel était forcé à se dégrader, ne devriez-vous pas en être honteux jusqu'à ne plus oser vous montrer? Car, selon l'Ecriture, « un père sans honneur est le déshonneur de ses enfants ». (Qo 3,13) Eh quoi (faut-il donc que ce prêtre meure de faim? La piété ne le permet pas puisque Dieu le défend.

Or, quand nous répondons ainsi à cette sorte de gens, ils deviennent tout à coup des sages et des docteurs. L'Ecriture a prononcé selon eux : « Ne possédez ni or, ni argent, ni deux tuniques, aucune monnaie dans vos ceintures, pas même un bâton ». (Mt 10,9) Or, on vous voit double et triple vêtement et jusqu'à des lits bien couverts.

Hélas! laissez-moi jeter un profond soupir; car si la bienséance ne me retenait, je verserais même des pleurs abondants. Pourquoi ? parce que nous savons découvrir si habilement une paille dans l'oeil du prochain, sans jamais soupçonner la poutre qui nous aveugle. Comment donc, dites-moi, comment ne prenez-vous pas pour vous-mêmes l'avis de Notre-Seigneur? Le précepte, répondez-vous, n'est que pour nos maîtres spirituels. Ainsi, lorsque Paul a écrit : « Quand vous avez le vivre et le couvert, sachez être contents » (1Tm 6,8), il ne parlait non plus qu'à vos pasteurs? Certainement non, mais à tous les hommes, et tel est le sens évident de ce passage, si vous l'étudiez dans tout son contexte. Il avait dit d'abord : « C'est une grande richesse que la piété, qui se contente de ce qui suffit » ; il poursuivait. :« Car nous n'avons rien apporté dans ce monde, et il est certain que nous n'en pouvons emporter davantage » ; et il conclut aussitôt : « Ayant donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. Car ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piége du démon, et dans maints désirs inutiles et pernicieux ». Voyez-vous comme son discours s'adresse à tous les hommes ? N'est-ce pas encore son langage aux Romains? « N'ayez point de souci de la chair en (63) ses désirs » ; et aux Corinthiens : « Les viandes sont pour le ventre, et le ventre pour les viandes, et un jour Dieu détruira l'un et l'autre » ; et ailleurs, parlant des veuves : « Celle qui vit dans les délices, est morte toute vive». Une veuve est-elle un maître et un docteur? et Paul n'a-t-il pas écrit : « Je ne permets pas aux femmes d'enseigner ni de dominer sur leurs maris ? »

905 5. Réfléchissez ici. Le veuvage ne va guère sans la vieillesse. Celle-ci déjà veut de grands soins; la nature de la femme les impose d'ailleurs, puisque ce sexe, à cause de sa faiblesse même, réclame plus de ménagements. Or, malgré ces exigences de l'âge et de la nature, saint Paul ne permet pas à la veuve une vie molle et délicate; il déclare même qu'elle est déjà morte, puisqu'il n'a pas dit seulement Elle ne doit pas vivre délicatement ! mais bien Celle qui vit dans les délices est morte ! Il l'a donc rayée de ce monde, puisqu'un mort en est effacé pour toujours. Comment donc un homme serait-il pardonné, s'il se permet une conduite que Dieu punit dans une femme déjà vieille? Voilà des réflexions que personne n'aborde, que personne n'approfondit.

Quant à moi, je suis forcé de vous tenir ce langage, non dans le but de disculper les ministres de l'autel, mais pour votre propre bien. Vos prêtres, en effet, s'ils ont le malheur de viser aux richesses, et de mériter de trop justes reproches, vos prêtres ne seront pas punis par vos accusations; parlez ou ne parlez pas contre eux, il est un Juge auquel ils rendront compte de leur conduite; mais vos détractions ne peuvent les atteindre. Qu'au contraire vos reproches soient des calomnies, ils n'ont qu'à gagner à être ainsi insultés sans raison, et vous n'avez frappé que vous-mêmes. Voyez-vous combien votre condition est différente, de la leur? Parlez contre eux, à tort ou à raison, dès que vous parlez en mal, vous vous êtes blessés! Pourquoi ? c'est qu'une accusation même véridique vous nuit déjà, parce qu'en dépit du bon ordre, vous jugez vos maîtres

Or, s'il est défendu de juger un frère, combien plus l'est-il de juger un maître ! Que si votre accusation est calomnieuse, le supplice vous attend; le châtiment vous menace plus terrible encore. Pensez que vous devez rendre compte même d'une parole oiseuse ! Aussi quand, à ce sujet, je vous exhorte et me fatigue, je le fais dans votre intérêt.

Au reste, je le répète, ces réflexions qui nous condamneraient, personne ne les fait, personne ne les creuse, personne ne se les applique. Voulez-vous cependant d'autres textes dans le même sens ? « Quiconque d'entre vous (c'est Jésus qui parle) ne renonce pas à tout ce qu'il possède, n'est pas digne a de moi ». (
Lc 14,33) Et que pensez-vous de cette autre parole : « Il est difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux » (Mt 19,23) ; et de celle-ci encore : « Malheur à vous, riches, parce que vous avez toute votre consolation ! » (Lc 6,24) Voilà ce que personne ne pèse, n'approfondit, ne se dit à soi-même; nous n'avons de force et d'ardeur que dans la cause du prochain ; c'est le moyen assuré de tremper dans tous les crimes.

Toutefois, et toujours dans votre intérêt, écoutez comment se résolvent les tristes griefs qu'on impute aux prêtres. Les regarder comme convaincus de violer la loi de Dieu n'est pas une mince injure : examinons la valeur de ces accusations.

Jésus-Christ a dit : « Ne possédez ni or, ni argent, ni deux tuniques, ni chaussures, ni ceinture, ni bâton ». Qu'en conclure, dites-moi? Pierre allait-il contre le précepte ? Et comment enfin l'excuser d'avoir possédé, en effet, ceinture, vêtements, chaussures? Ecoutez plutôt ce que lui dit l'ange libérateur «Ceignez-vous, chaussez-vous de vos souliers » (Ac 12,8), bien qu'à cette époque de l'année, les chaussures ne fussent pas un objet de première nécessité ; en cette chaude saison, on peut aller nu-pieds; l'hiver seul les rend indispensables; et voilà Pierre en possession de chaussures ! — Et de Paul, que dirons-nous? Il écrit à Timothée : « Hâtez-vous de venir me trouver », et aussitôt il ajoute : « Apportez-moi, en venant ici, le manteau que j'ai laissé en Troade, chez Carpus, et les livres et surtout les parchemins ». (2Tm 4) Il parle d'un manteau, et personne ne dira qu'il n'en avait pas un autre dont il pût se vêtir. Car s'il avait l'habitude d'aller sans manteau, il était inutile évidemment d'ordonner qu'on lui apportât celui-là. Si, au contraire, il était habitué à ce genre de vêtement, il est clair qu'il en avait un autre encore. Comment expliquer d'ailleurs qu'il demeura deux ans dans un logis qu'il louait ? Il faudra dire qu'il désobéissait à Jésus-Christ, lui qui disait pourtant : « Je vis, non ce n'est (64) plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi »; lui, le vase d'élection à qui le Seigneur lui-même rendait ce témoignage « Cet homme est pour moi un vase choisi ! »

Je devrais vous laisser dans le doute et ne pas vous donner la solution de ces problèmes, mais vous punir ainsi de votre négligence et de votre oubli de nos saints livres ; car tout le mal vient de là. Chercheurs infatigables et cruels quand il s'agit des péchés d'autrui, nous n'avons pas même la pensée des nôtres, ignorants que nous sommes des Ecritures, et nullement instruits de la loi de Dieu. Oui, je vous devrais ce légitime châtiment. Mais quoi? je suis père; un père est toujours trop indulgent pour ses enfants, parce que ce coeur paternel ne peut perdre sa chaleur; à l'aspect d'un fils triste et défait, il se trouve frappé, plus que lui-même, d'une douleur poignante; il n'est heureux que quand il a détruit la cause de ce chagrin. Puissé-je y réussir, moi aussi, bien que je vous aie laissé quelque peu avec le chagrin de ne pas être consolés, afin qu'à présent vous receviez mieux la consolation.

906 6. Que répondrai-je donc? Non, les exemples précipités ne répugnent pas, bien au contraire, ils sont pleinement d'accord avec les préceptes de Jésus-Christ. Car ces préceptes étaient faits pour un temps et non à perpétuité. Et je n'avance pas là une conjecture, mais une vérité déduite des saintes Ecritures. Comment? Saint Luc rapporte les paroles mêmes de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Quand je vous ai envoyés sans sac ni besace, sans ceinture ni chaussures, quelque chose vous a-t-il manqué? Rien absolument, répondirent-ils ». (Lc 22,35) Désormais donc, sachez vous en procurer.

Comment d'ailleurs n'avoir qu'une tunique, une seule? Comment? Quand elle avait besoin d'être lavée, fallait-il rester chez soi ou même sortir par nécessité, mais sans tenir compte des bienséances ? Réfléchissez à l'étrange position qui aurait été faite à saint Paul appelé à parcourir le monde entier pour des oeuvres si grandes et si nobles, la privation d'un vêtement l'eût condamné à s'enfermer; elle aurait fait obstacle à sa haute mission ! Et que serait-il arrivé si l'hiver avait été rigoureux, si les pluies ou les glaces eussent été continuelles, de sorte qu'il eût été impossible de faire sécher cet unique vêtement? Fallait-il encore que l'apôtre demeurât enfermé? Et si le froid avait raidi ses membres, devait-il périr et s'interdire la parole? Car n'allez pas croire que le corps de ces premiers apôtres ait été de diamant. Ecoutez ce que saint Paul dit à Timothée : « Usez d'un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies »; et d'Epaphrodite : « J'ai cru devoir vous renvoyer cet apôtre qui m'a tant aidé aux jours de ma détresse; il a été malade jusqu'à en mourir, mais Dieu a eu pitié de lui, et non-seulement de lui, mais de moi-même aussi ». (1Tm 5,23 Ph 2,25) Ils étaient donc sujets à toute maladie ou infirmité. Fallait-il donc qu'ils se laissassent mourir? Non, évidemment. Pour quelle raison donc le Seigneur, à une certaine époque, leur donnait-il le précepte de n'avoir ni sac, ni besace, etc.? Il voulait sur l'heure y pourvoir par un prodige, et montrer que dans l'avenir même il serait encore assez puissant pour y suffire. Et toutefois il n'y suffit point; pourquoi ? Car, enfin, les apôtres valaient mieux incontestablement que les Israélites, dont les vêtements ni la chaussure ne s'usèrent point pendant quarante ans, bien qu'ils parcourussent le désert, brûlés par les rayons d'un soleil capable de calciner les rochers mêmes. Pourquoi donc fit-il moins pour ses apôtres? Pour votre intérêt. Dieu savait que vous ne seriez pas invulnérables, que plus d'une blessure au contraire vous atteindrait; il vous a donc créé le moyen de vous préparer les médicaments ; et la preuve de cette intention divine, écoutez-la. Dieu ne pouvait-il nourrir ses apôtres ? Ce qu'il vous a donné à vous,pécheur, l'aurait-il refusé à Paul ?Lui qui s'est montré généreux pour les Israélites murmurateurs, débauchés, idolâtres, aurait-il été avare à l'égard de Pierre, qui avait tout quitté pour lui ? Lui qui autorise la propriété en faveur des méchants, comment aurait-il été moins gracieux à l'égard de Jean qui, pour lui, avait abandonné jusqu'à son père même? Et cependant, il ne l'a pas voulu; mais c'est par vous qu'il veut les nourrir, afin que vous ayez une occasion de vous sanctifier.

Et, de grâce, remarquez l'excès de sa bonté à votre égard. Il a voulu abaisser ses disciples pour vous relever. S'il les avait mis au-dessus du besoin, ils auraient gagné en admiration et en gloire : mais vous auriez perdu pour votre salut. Loin de les rendre admirables en ce point, il les a voulus nécessiteux et (65) humbles pour vous ouvrir une voie de salut; il leur a donné l'indigence pour vous offrir de gagner le ciel. Un maître se fait moins respecter quand il reçoit quelque chose ; on honore bien davantage celui qui n'accepte rien. Mais aussi le disciple n'y gagne pas, il perd un noble fruit de charité. Voyez-vous la sagesse de Dieu, l'ami et le sauveur du genre humain? Il n'a pas lui-même cherché sa propre gloire ni étudié ses intérêts; il était dans la gloire, et il a voulu s'avilir pour votre bonheur. C'est aussi son plan pour les docteurs de sa loi. Il pouvait nous les montrer vénérables, il a préféré les faire voir abaissés, dans votre intérêt, et vous donner l'occasion de vous enrichir. Oui, pour vous faire moissonner les biens spirituels, Dieu veut que ses ministres éprouvent des besoins temporels. Rien ne l'empêchait de leur donner tout en suffisance; je vous l'ai prouvé par maintes raisons; pour votre intérêt, nous l'avons fait voir, Dieu les a laissés dans le besoin.

Convaincus de ces vérités, livrons-nous désormais non plus à notre caractère accusateur, mais à l'esprit de bienfaisance. Au lieu de scruter les défauts d'autrui, connaissons bien nos propres misères; pensons aux bonnes oeuvres du prochain; n'étudions pas moins nos propres péchés, et nous plairons à Dieu. Celui qui ne veut voir dans les autres que leurs péchés, et dans lui-même que ses vertus, celui-là se cause un double dommage. Dans les uns il trouve sujet d'orgueil; dans les autres il rencontre scandale et tentation de négligence. En effet, tandis qu'il se rappelle qu'un tel et une telle sont tombés, lui-même se facilite les chutes et les défaillances; et quand, d'autre part, il croit avoir bien agi, facilement il s'enflera d'orgueil. Qu'un homme, au contraire, oublie ses propres bonnes actions et ne pense qu'à ses péchés ; que dans les autres il cherche volontiers, non les fautes, mais les actes conformes à la vertu; il a dès lors tout à gagner. Et comment? Le voici. La vue du prochain dans l'exercice du bien vous décide, par une sainte envie, à suivre son exemple ; le souvenir de vos péchés, d'autre part, rabaisse votre arrogance et sauve en vous la modestie.

Si nous retenons ces pensées et si nous y conformons notre conduite, nous pourrons atteindre enfin les biens promis de la vie future, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ... Ainsi soit-il.



Chrysostome Philippiens 800