Bernard sur Cant. 49

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SERMON XLIX.

Comment le discernement règle la charité et fait que tous les membres de l'Église, c'est-à-dire les élus, se tiennent par des liens réciproques.

1. «Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin, il a réglé en moi la charité (Ct 1,4).» Selon le sens littéral de ce verset, après que l'Épouse, au comble de ses voeux, a eu un entretien aussi doux que familier avec son bien-aimé, le voyant s'éloigner, elle retourne vers les jeunes filles, mais à la voir toute pleine et tout enflammée de ses regards et de ses paroles, on la croirait ivre. Les jeunes filles sont toutes surprises de cette nouveauté et lui en demandent la cause: elle répond qu'elles ne doivent pas s'étonner si, étant entrée dans le cellier, elle s'est enivrée. Voilà pour ce qui est du sens littéral. Elle ne nie pas qu'elle ne soit ivre, mais c'est d'amour, non de vin, si ce n'est que l'amour même est un vin. «Le roi m'a fait entrer dans le cellier au vin.» Lorsque l'Époux est présent, et que l'Épouse lui adresse la parole, elle l'appelle son Époux, son bien-aimé, celui que son Ame aime. Mais lorsqu'elle parle de lui aux jeunes filles, elle le nomme roi. Pourquoi cela? Je crois que c'est parce qu'il convient mieux à l'Épouse qui aime et qui est aimée, d'user avec familiarité de termes d'amour, et qu'il est à propos de retenir les jeunes filles par une parole de respect et de majesté, parce qu'elles ont besoin d'une discipline plus sévère.

2. «Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin.» Je passe sous silence quel est ce cellier,parce que je me souviens de l'avoir dit ailleurs. Néanmoins, on peut encore entendre cela de l'Église, lorsque les disciples, étant remplis du Saint-Esprit, le peuple croyait qu'ils étaient ivres. Ce qui fit que saint Pierre, en sa qualité d'ami de l'Époux, prenant la parole pour l'Épouse, s'écria: «Ceux-là ne sont pas ivres comme vous le pensez (Ac 2,15).» Considérez qu'il ne nie pas qu'ils soient ivres, mais qu'ils le soient de la manière que ce peuple le croyait. Ils étaient ivres, en effet, mais du Saint-Esprit, non pas de vin. Et, comme s'ils eussent voulu prouver au peuple qu'ils avaient été vraiment introduits dans le cellier au vin, saint Pierre dit, en parlant pour eux tous: «Mais c'est là l'accomplissement de ce qui a été dit par le prophète Joël . Et il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront. Nos jeunes gens auront des visions, nos vieillards auront des songes.» Ne vous semble-t-il pas que la maison où les disciples étaient assemblés soit un grand cellier, «lorsque tout-à-coup on entendit un grand bruit du ciel, comme le souffle d'un vent impétueux, qui remplit la maison où ils demeuraient (Ac 2,2),» et accomplit la prophétie de Joël? Chacun d'eux, sortant enivré de l'affluence des biens de cette maison, et abreuvés d'un torrent de délices immortelles, ne pouvait-il pas dire avec raison: «Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin?»

3. Vous aussi, si vous voulez entrer dans la maison d'oraison avec un esprit recueilli et désoccupé des soucis du monde, et que, vous tenant en la présence de Dieu auprès de quelque autel, vous touchiez la porte du ciel comme avec la main de vos saints désirs, et que, présenté au choeur des saintes par la ferveur de vos prières, car l'oraison du juste pénètre dans les cieux , vous déploriez devant eux, avec une humilité profonde, vos misères et vos afflictions spirituelles, vous découvriez vos nécessités par des soupirs fréquents et des gémissements ineffables, et leur demandiez avec instance le secours de leur intercession: Si, dis je, vous faites ces choses, j'espère en celui qui a dit: «Demandez et vous recevrez (Mt 7,7);» si vous persévérez à frapper à cette porte, vous ne vous en irez point les mains vides. Et, lorsque revenant vers nous plein de grâce et d'amour, tout ardent et tout embrasé, vous ne pourrez plus dissimuler le don que vous aurez reçu, vous nous le communiquerez sans envie, et vous serez non-seulement agréable à tous, mais peut-être même admirable à cause des grâces qu'on vous aura données; vous pourrez aussi protester avec vérité que le Roi vous a fait entrer dans son cellier. Prenez garde seulement de ne pas vous glorifier en vous-même, mais dans le Seigneur. Je ne prétends pas pourtant que tous les dons, quoique spirituels, sortent du cellier au vin, car il y a encore d'autres celliers ou offices chez l'Époux, où sont enfermés di vers dons et diverses grâces selon les richesses de sa gloire. Je me souviens vous en avoir parlé plus amplement dans un autre endroit (Jr 23). «Ces biens-là, dit-il, ne sont pas cachés chez moi, et scellés dans mes trésors (Dt 32,34).» Ainsi, la division des grâces se fait selon la différence des celliers, et le Saint-Espri4 se communique à chacun selon ses besoins. Et si l'un reçoit le don de sagesse, l'autre le don de science, celui-ci le don de prophétie, celui-là le don des miracles, des langues ou de l'interprétation des Écritures et autres semblables dons, ils ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils ont été introduits dans le cellier au vin; parce que ces grâces-là viennent d'autres celliers ou d'autres trésors.

4. Mais si quelqu'un dans l'oraison obtient la grâce d'être comme ravi hors de lui-même dans le secret de la divinité, d'où il revient bientôt après embrasé d'un ardent amour de Dieu, enflammé du zèle de la justice et rempli d'une extrême ferveur pour tous les exercices spirituels, en sorte qu'il puisse dire: «Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage dans mes méditations (Ps 39,4),» évidemment il aura raison de dire qu'il est entré dans le cellier au vin, lorsque, dans l'excès de son amour, il se mettra à exhaler les effets de cette salutaire et bienheureuse ivresse. Car, y ayant deux extases dans la contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui se fait par la lumière de l'entendement, et l'autre par la ferveur de la volonté; l'une par la connaissance, et l'autre par l'amour; les pieux désirs, les mouvements enflammés du coeur, l'infusion d'une dévotion sainte, le zèle ardent de l'esprit, ne peuvent sortir d'ailleurs que du cellier au vin, et celui qui se lève de l'oraison, rempli de l'abondance de ses grâces, peut dire avec vérité que le Roi l'a fait entrer dans ce cellier.

5. L'Épousedit ensuite: «Il a réglé en moi la charité.» Il était sans doute bien nécessaire qu'il le fit, puisque le zèle est insupportable sans la science; là surtout, où le zèle est grand, la discrétion est nécessaire, parce que c'est elle qui règle et ordonne l'amour. Le zèle sans la science est toujours moins efficace et moins utile, mais souvent il est très-dangereux. Plus donc, le zèle est fervent, l'esprit véhément, la charité abondante, plus il est besoin d'une science qui veille sans cesse, pour modérer le zèle, tempérer la chaleur de l'esprit, régler l'amour. C'est pourquoi, de peur que les jeunes filles ne redoutent l'Épouse, comme excessive et insupportable, à cause de l'impétuosité d'esprit, qu'elle semble avoir rapportée du cellier au vin, elle ajoute qu'elle a aussi reçu le discernement, c'est-à-dire l'ordre de l'amour. Car c'est le discernement qui donne l'ordre à toutes les vertus, et l'ordre produit la grâce et la beauté, et même la durée des choses. C'est ce qui fait dire au Prophète: «Le jour persévère par votre ordre (Ps 119,91).» appelant jour la vertu. Le discernement n'est donc pas tant une vertu particulière, que le conducteur et le modérateur de toutes les vertus, qui ordonne les affections, et règle toute la conduite de la vie. Sans elle la vertu dégénère en vice, et l'amour même naturel, se change en des passions qui détruisent la nature. «Il a ordonné en moi la charité.» Cela est arrivé dans l'Église; Jésus-Christ a donné, aux uns, le ministère d'apôtres, aux attires, celui de prophètes, d'évangélistes, de pasteurs et de docteurs, pour la consommation des saints. Or, il faut qu'une même charité les lie tous ensemble dans l'unité du corps de Jésus-Christ. Ce qui ne se pourra jamais faire, si cette charité n'est ordonnée. Car si chacun, se laissant emporter à la chaleur et à l'impétuosité de son esprit, voulait faire indifféremment tout ce qui lui vient à l'esprit, suivant plutôt son propre mouvement, que le dictamen de la raison , il est clair que ce ne serait plus une unité, mais une confusion et un désordre, puisque personne, ne se contentant du ministère qui lui est confié, empiéterait sur celui des autres, par une témérité indiscrète.

6. «Il a ordonné en moi la charité.» Plût à Dieu que le Seigneur Jésus, voulût aussi, par la. grâce, ordonner en moi le peu de charité qu'il y a mise, afin que j'eusse tellement soin de tout ce qui le regarde, que je veillasse néanmoins principalement, et avant toutes choses, à m'acquitter de ce que je dois, mais eu sorte pourtant que je fusse encore plus touché de beaucoup de choses qui ne me concernent pas au même degré. Car il ne faut pas toujours aimer davantage les choses dont nous devons avoir plus de soin, puisque souvent elles sont moins utiles que d'autres. Ainsi il est arrivé bien des fois, que la chose que nous préférons à une autre (a) qu'on nous commande, doit passer après elle, au jugement de la raison, que l'ordre de la charité veuille qu'on embrasse avant tout, ce que la charité juge devoir être préféré à tout. Par exemple n'ai-je pas reçu le soin de veiller sur vous tous. Tout ce que je préférerais à ce soin, et qui m'empêchera de m'acquitter de ce devoir avec toute l'exactitude que je puis, selon mes forces, quand même je le ferais par un motif de charité, ne serait-ce point conforme néanmoins à la raison de l'ordre? Si je m'applique à cet emploi de préférence à tout autre, comme je le dois, et que je ne me réjouisse pas plus des avantages de Dieu, que je verrai peut-être un autre procurer, il est clair que je garde en partie l'ordre de la charité, mais que je ne le garde pas en tout. Mais si je m'occupe principalement à ce dont je suis principalement chargé, et que d'ailleurs je ne laisse pas d'être plus touché des choses qui sont plus grandes que celles que je fais, il est hors de doute que je conserve entièrement l'ordre de la charité, et qu'il n'y a rien qui m'empêche da dire . «il a ordonné la charité en moi.»

7. Si vous dites qu'il est difficile qu'on se réjouisse plus d'un grand bien que fait un autre, que d'un petit bien que l'on fait soi-même, cela nous fera connaître encore plus l'excellence de la grâce, qu'a reçue

a Telle est la leçon de toutes les éditions que nous avons entre les mains, et des premières éditions en général. Les éditions postérieures, ajoutent à ces mots: «Au jugement de Dieu,» et Horstiusa lu d'une autre manière que voici: «Par conséquent ce que la vérité préfère, passe avant, un jugement de, etc. .

l'Épouse, et que toute âme ne peut pas dire comme elle: «il a ordonné en moi la charité.» Pourquoi ce discours semble-t-il en abattre quelques-uns d'entrevous? Car ces profonds soupirs sont une marque de la tristesse de l'âme et. de l'abattement de la conscience. C'est que, en faisant réflexion sur nous-mêmes, nous sentons par notre propre expérience, combien c'est une vertu rare de ne point porter envie à la vertu d'autrui, bien loin de s'en réjouir, bien loin de sentir augmenter notre joie à proportion que nous voyons qu'un autre augmente ses bonnes couvres, et nous surpasse en mérites. Il y a encore un peu de lumière en nous, mes frères, si du moins nous avons ces sentiments. Marchons, tandis que nous avons encore de la lumière, de peur que les ténèbres ne nous surprennent (Jn 12,31). Marcher, c'est faire des progrès. L'Apôtre marchait lorsqu'il disait: «Je ne crois pas être arrivé à la perfection, et qu'il ajoutait: mais j'ai une chose, c'est que, oubliant ce qui est derrière, je m'avance vers ce qui est devant moi.» Que veut-il dire par ces mots: «J'ai une chose?» C'est-à-dire il me reste une chose qui est un remède, une espérance et une consolation. Et qu'elle est cette chose? «Je m'avance vers ce qui est devant moi.» Certes c'est un grand sujet de confiance, pour nous, que ce vase d'élection dise qu'il n'est pas parfait, mais qu'il profite. Le danger c'est donc d'être surpris par les ténèbres de la mort, non pas en marche, mais assis. Or, quel est celui qui est assis, sinon celui qui ne se soucie pas d'avancer? Donnez-vous garde de cet état, et quand vous serez prévenu de la mort, vous irez dans un lieu de rafraîchissement. Vous direz à Dieu: «Vos yeux ont vu mes faiblesses et mes imperfections, et cependant, dit le Prophète, tous sont écrits dans votre livre (Ps 139,16).» Qui, tous? Sans doute ceux qui sont trouvés dans un désir véritable, de s'avancer dans la vertu. Car il y a ensuite: «Les jours seront formés, et nul d'entre eux,» il faut sous entendre, ne périra. Entendez par les jours, ceux qui profitent, et qui, s'ils sont prévenus de la mort, recevront la perfection de ce qui leur manque. Ils sont formés et nul d'entre eux ne demeurera sans être entièrement perfectionné.

8. Et dites-nous comment puis-je profiter quand je porte envie au progrès de mon frère? Si vous êtes fâché de lui porter envie vous sentez votre mal, mais vous n'y consentez pas. C'est une passion qu'il faut guérir non point une action à condamner. Seulement n'eu demeurez pas là, en formant de mauvais desseins dans votre coeur, et en pensant aux moyens à fomenter votre maladie, de satisfaire à cette perte de l'âme, de persécuter un innocent en calomniant ses actions, en les rabaissant, en les corrompant, et ne l'empêchez pas de faire de bonnes oeuvres. Car cette jalousie, lorsqu'on y résiste, ne nuit point à celui qui marche et qui s'avance vers un état plus parfait, parce que ce n'est pas lui qui agit par ce mouvement, mais le péché qui habite en lui (Rm 6,20). La damnation n'est donc point préparée pour celui qui ne fait pas servir ses membres à l'iniquité, ni sa langue à la médisance, ni quelqu'autre partie de son corps à nuire et à faire du tort à son prochain en quelque manière que ce soit, et qui au contraire rougit d'être dans cette disposition, et tâche par sa confession, par ses larmes, par ses prières, de détruire un vice auquel il est sujet depuis si longtemps, s'il n'en peut venir à bout il en est plus doux envers tous, et plus humble en lui-même. Qui est l'homme sage qui voudrait condamner une personne qui a appris du Seigneur à être doux et humble de coeur (Mt 11,29)? A Dieu ne plaise que celui-là soit exclu du salut quand il imite le Sauveur et l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.

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SERMON L.

Deux sortes de charités, l'affective et l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités.

1. Vous vousattendez peut-être, mes frères, à ce que je vais traiter ce qui suit dans le cantique en pensant que le verset qui fut le sujet de mon dernier discours est entièrement expliqué. Mais j'ai un autre dessein, c'est de vous servir les restes du festin d'hier que j'avais accueilli pour moi, de peur qu'ils ne se perdissent, mais ils seront perdus si je ne les sers à personne; car si je veux les garder pour moi seul, je périrai moi-même. Je ne veux donc vous frustrer de ces mets spirituels dont je sais que vous êtes extrêmement affamés, comme ce sont les restes du banquet de la charité, ils sont d'autant plus doux qu'ils sont plus délicats, et d'autant plus faciles à savourer qu'ils sont mis en plusieurs menus morceaux, autrement ce serait trop aller contre la charité que de vous priver même de ce qui touche à la charité. Voici donc où j'en suis demeuré. «Il a ordonné en moi la charité.»

2. Il y a une charité qui consiste dans l'action et une autre qui est dans l'affection. Et je crois que c'est au sujet de la première qu'une loi a été donnée aux hommes, et qu'il a été fait un commandement. Car qui peut avoir l'autre dans la perfection que désire ce précepte? On ordonne donc celle-là comme un sujet de mérite, et l'on donne celle-ci comme une récompense. Nous ne nions pas pourtant qu'avec la grâce de Dieu on ne puisse avoir en cette vie le commencement et le progrès de la dernière, mais nous soutenons que la perfection en est réservée à la félicité à venir. Comment donc aurait-on commandé celle qui n'aurait pu s'accomplir? ou bien, si vous aimez mieux croire que le précepte a été aussi donné touchant la charité affective, je ne vous le contesterai point, pourvu que vous m'accordiez aussi qu'il ne peut être accompli en cette vie par qui que ce soit. Car qui osera s'attribuer une chose, à laquelle saint Paul lui-même avoue n'être point arrivé? (Ph 3,13)? Ce n'est pas que le souverain Maître ignorât que l'accomplissement de ce prétexte excédait le pouvoir des hommes, mais il a jugé utile de les avertir par-là de leur faiblesse, afin qu'ils comptassent jusqu'à quel degré de justice ils doivent tendre selon leurs forces. En commandant donc des choses impossibles, il n'a pas rendu les hommes prévaricateurs, mais humbles, c'était afin d'abattre tout orgueil, et que tout le monde fût assujetti à Dieu, parce que nul ne sera justifié par les oeuvres de la loi (Rm 3,20). Car en recevant le commandement que nous nous sentions incapables d'accomplir, nous crierons vers le ciel et Dieu aura compassion de nous: et nous saurons, ce jour-là, qu'il nous a sauvés, non par les oeuvres de justice que nous faisons de nous-mêmes, mais par l'étendue de sa seule miséricorde (2Tm 3,5).

3. Voilà ce qu'il faudrait dire si nous demeurions d'accord que la charité affective eût été commandée, mais il semble que cela convienne plutôt à l'actuelle a surtout le Seigneur, après avoir dit: «Aimez» vos ennemis,» ajoutant aussitôt une chose qui regarde les oeuvres: «Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Lc 6,27);» l'Écriture dit encore «Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, s'il a soif, donnez-lui à boire,» ce qui marque l'action, non l'affection. Mais écoutez le Sauveur au sujet de l'amour qu'on lui doit: «Si vous m'aimez, dit-il, gardez mes (a) paroles (Jn 14,15).» Vous voyez que, même en cet endroit, il nous renvoie aux oeuvres, en nous enjoignant l'observation de ses commandements. Or, il aurait été inutile qu'il nous avertît de l'action, si la charité se fût déjà trouvée dans l'affection. C'est donc ainsi qu'on doit entendre le commandement qui nous est fait d'aimer notre prochain comme nous-mêmes (Mt 22,29), quoique cela ne soit pas exprimé aussi clairement que je le dis. Car, ne trouvez-vous pas qu'il suffit, pour accomplir le précepte de l'amour du prochain, d'observer parfaitement ce que la loi naturelle elle-même a prescrit à tout homme en ces ter mes: «Ce que vous ne voulez point, qu'on vous fasse, ne le faites point à autrui (Mt 7,12),» et: «Tout ce que vous désirez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes aux autres?»

4. Je ne dis pas cela en ce sens que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous remuions seulement les mains pour l'action. Car, entre tous les grands maux que, selon l'Apôtre, les hommes font, j'ai lu que c'en est un que d'être sans affection (Rm 1,31). Mais il y a une affection que la chair produit, il y en a une que la raison règle, et il y en a une troisième que la sagesse assaisonne. La

a La pensée de saint Bernard est que le précepte de la charité tombe plutôt sur l'acte que sur le sentiment; mais, par l'amour affectif, il entend cet amour parfait qui ne convient qu'aux saints et aux parfaits. Quant à la charité actuelle, qui ne se renferme pas dans le simple sentiment, mais qui se montre par des actes, il ne l'entend pas en ce sens qu'elle exclue la charité intérieure. «Je ne dis pas que nous devions être sans la charité affective,» dit-il plus loin, n. 4, au contraire. Il faut que la charité actuelle renferme la charité affective, «elle peut bien ne pas encore réchauffer l'âme des douceurs de l'amour affectif, cependant elle contribue beaucoup à l'enflammer par l'amour de l'amont même.» Or, c'est là précisément l'amour interne «dont la charité actuelle se contente, n. 6.» On peut relire à ce sujet l'avis placé en tête du traité de l'Amour de Dieu, tome II.

a «Cependant on ne peut douter,» dit saint Bernard dans son cinquième sermon pour l'Avent, n. 2, «qu'on ne doive les garder dans le coeur;» et même du fond du coeur comme notre saint le dit fort bien à l'endroit indiqué, en sorte que ces paroles soient pour l'âme «ce que les aliments sont pour le corps, et passent dans les sentiments et dans les moeurs.»

première est que l'Apôtre dit n'être et ne pouvoir point être soumise à la loi de Dieu. La seconde, au contraire, est celle qu'il nous montre consentant à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne. Et il n'y a point de doute que ces deux-là ne soient bien contraires, puisque l'une est rebelle et l'autre soumise. Mais la troisième est extrêmement différente des deux premières, elle goûte avec plaisir combien le Seigneur est doux, elle bannit la première et récompense la seconde. La première est douce à la vérité, mais honteuse; la seconde est sèche, mais forte; ruais la troisième est onctueuse et agréable. C'est donc la seconde qui produit les oeuvres, et elle a avec soi la charité, mais non cette charité affective qui, assaisonnée du sel de la sagesse, est pleine d'une onction céleste, et fait goûter à l'âme l'abondance des douceurs qui se trouvent en Dieu; mais plutôt la charité actuelle, qui bien qu'elle ne nous rassasie pas encore de cet amour si doux et si agréable, ne laisse pas allumer en nous un violent amour pour cet amour même. «N'aimons pas, dit saint Jean, en paroles ni de la langue, mais en oeuvres et en vérité (1Jn 3,18).»

5. Voyez-vous avec quelle circonspection il marche entre l'amour vicieux et l'amour affectif, distinguant également de l'un et de l'autre cette charité actuelle et salutaire? Il ne reçoit point en cet amour le déguisement d'une langue menteuse, et n'exige pas non plus le goût d'une sagesse affective: «Aimons, dit-il, en oeuvres et en vérité;» parce que nous sommes portés à agir, plutôt par l'impulsion d'une sorte de vérité, que par le mouvement de cette charité pleine de douceur. «Il a ordonné en moi la charité.» Laquelle des deux pensez-vous qu'il ait ordonnée? Toutes les deux, mais par un ordre contraire. Car l'actuelle préfère les choses inférieures, et l'affective, les supérieures. Il n'y a point de doute, par exemple, qu'un esprit bien sage ne préfère toujours l'amour de Dieu à celui de l'homme, et dans les hommes même, les plus parfaits aux moins parfaits, le ciel à la terre, l'éternité au temps, l'âme à la chair. Au contraire. dans une action bien réglée on garde souvent, ou presque toujours, un ordre opposé à celui-là. Car nous sommes plus pressés d'assister le prochain, et nous le faisons aussi plus souvent; et, parmi nos frères, nous assistons avec plus d'assiduité ceux qui sont plus infirmes; le droit de l'humanité et la nécessité même font que nous nous appliquons davantage à la paix de la terre qu'à la gloire du ciel; le soin des choses temporelles ne nous permet pas de songer aux éternelles; les langueurs et les maladies de notre corps nous occupent en sorte que nous ne pensons presque point à notre âme; et enfin, comme dit saint Paul, nous faisons plus d'honneur à la plus faible partie de nous-mêmes (1Co 12,23), selon cette parole du Sauveur: «Les derniers seront les premiers, et les premiers les derniers (Mt 20,16).» Qui doute que l'homme en oraison s'entretienne avec Dieu? Cependant, combien de fois la charité nous oblige-t-elle à quitter, malgré nous, ce saint exercice, pour ceux qui ont besoin ou de notre assistance, ou de nos conseils? Combien de fois un saint repos cède-t-il saintement au tumulte des affaires? Combien de fois, sans faire mal, laisse-t-on la lecture pour vaquer au travail des mains? Combien de fois, pour administrer des choses terrestres, nous abstenons-nous très justement de célébrer (a) la messe même? C'est un renversement, je l'avoue; mais la nécessité n'a pas de loi. La charité actuelle suit son ordre et commence par les derniers, selon le commandement du père de famille (Mt 20,8). Au moins agit-elle avec bonté et avec justice, puisqu'elle ne fait point acception des personnes, et ne considère point le prix des choses, niais les besoins des hommes.

a Chez les Cisterciens, on suspendait jadis la célébration des maints mystères pendant le temps de la moisson. Aussi, Philippe-Auguste, ayant appris que chez les moines de Barbeaux, «à l'époque de la moisson, les religieux se rendaient dans les granges et interrompaient la célébration des saints mystères, à l'occasion d'intérêts temporels,» ordonna qu'on célébrerait désormais tous les jours une messe pour le repos de l'âme de son père, dans cette abbaye. On trouve les lettres patentes concernant cette fondation dans le livre 6, des diplômes, pages 603. Quant à saint Bernard, on voit par l'histoire de sa vie par Geoffroy livre V. chapitre I, qu'il n'omit que bien rarement la célébration des saints mystères jusqu'aux derniers moments de sa vie.»

6. Il n'en est pas de même de l'affection, elle commence toujours par les premières choses. Car la sagesse donne à toutes choses la valeur qu'elles ont: ainsi, par exemple, c'est à elle qu'on doit que ce qui de sa nature est plus précieux, l'affection en fasse plus de cas, et estime plus ou moins une chose selon qu'elle a plus ou moins de perfection. L'ordre de la charité actuelle, c'est la vérité qui le fait, quant à l'ordre de la vérité, c'est la charité affective qui se l'approprie, car la véritable charité consiste à donner davantage à ceux qui ont plus de besoin, et la vérité charitable, au contraire, parait en gardant dans nos affections l'ordre qu'elle garde dans la raison: si donc vous aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces (Mt 22,37), et que, par l'ardeur de votre affection, vous élevant au dessus de cet amour, (b) de l'amour même dont la charité actuelle se contente, et recevant dans toute sa plénitude l'amour divin, auquel cet autre amour ne sert que de degré, votre esprit est tout enflammé, certainement vous goûtez Dieu, et si vous ne le goûtez pas encore d'une manière tout-à-fait digne de lui, et tel qu'il est, parce que cela est impossible à toute créature, vous le faites au moins autant que vous le pouvez faire ici-bas. Ensuite vous vous goûterez aussi tel que vous êtes, lorsque vous connaîtrez que vous n'avez point sujet de vous aimer vous-même, si ce n'est en tant que vous appartenez à Dieu et parce que vous avez mis en lui tout l'objet de votre amour. Vous vousg oûterez, dis-je, tel que vous êtes, lorsque, par l'expérience de votre propre amour, et de l'affection que vous vous porterez, vous ne trouverez rien en vous qui mérite d'être aimé de vous, si ce n'est pour celui sans qui vous n'êtes vous-même qu'un néant.

b Ces mots a de l'amour n manquent en cet endroit dans plusieurs manuscrits. Mais ce mot-là est évidemment placé ici en parfait accord avec, la pensée de notre Saint, qui a dit, en parlant plus haut de la charité actuelle, «elle ne parle pas d'allumer en nous un violent amour pour cet amour même.»

7. Quant à votre prochain, qu'il faut que vous aimiez véritablement comme vous-même; vous le goûterez aussi tel qu'il est, s'il ne vous paraît point autre que vous ne vous paraissiez à vous-même, car il est ce que vous êtes; il est homme comme vous. Puisque vous ne vous aimez vous-même, que parce que vous aimez Dieu, il s'en suit que vous aimerez comme vous-même tous ceux qui aiment Dieu comme vous l'aimez. Quant à votre ennemi qui n'est qu'un néant, s'il n'aime point Dieu, vous ne pouvez pas l'aimer comme vous-même, qui aimez Dieu, mais vous l'aimerez pour qu'il l'aime. Or, ce n'est pas la même chose, de l'aimer afin qu'il aime Dieu, et de l'aimer parce qu'il l'aime déjà, afin donc que vous le goûtiez tel qu'il est, vous ne considèrerez pas ce qu'il est, car il n'est rien, mais ce qu'il sera peut-être un jour, et qui n'est presque rien, attendu que cela est encore douteux. Car celui pour qui, infailliblement, il n'y a plus de retour à Dieu, il faut le regarder, non comme presque rien, mais comme rien du tout, attendu qu'il ne sera rien dans toute l'éternité. Exceptez donc celui-là, que non seulement on ne doit point aimer, mais que l'on doit même haïr, selon cette parole . «Est-ce que je ne hais pas, Seigneur, ceux qui vous haïssent, et ne suis-je pas animé de zèle contre vos ennemis (Ps 138,31)?» Pour tout le reste, quelque inimitié qu'un homme ait contre vous, la charité, qui est jalouse à cet égard, ne saurait souffrir que vous n'ayez pas toujours pour lui quelque peu d'affection. Celui qui est sage comprendra ce que je dis.

8. Donnez-moi un homme qui, avant tout, aime Dieu de toute son âme, qui aime ensuite soi et son prochain autant . que tous deux ils aiment Dieu, et qui aime son ennemi, parce que peut-être un jour cet ennemi l'aimera aussi lui-même; qui aime ses parents, selon la chair, plus tendrement à cause de la nature; ses parents selon l'esprit, c'est-à-dire, ceux qui l'ont instruit, plus abondamment à cause de la grâce; et que son amour pour toutes les autres choses soit ainsi réglé par l'amour de Dieu; qu'il méprise la terre, soupire après le ciel, use des biens du monde comme n'en usant pas, et sache faire le discernement par le goût spirituel et intérieur, des choses dont il faut user, et de celles dont il faut jouir, afin que, de celles qui passent,:il n'en prenne soin qu'en passant, et seulement autant qu'il est besoin pour arriver à la fin qu'il se propose, et qu'il embrasse d'un désir éternel celles qui sont éternelles. Donnez-moi, dis-je, un homme de cette sorte, et je dirai hardiment qu'il est sage, puisqu'il goûte les choses vraiment telles qu'elles sont, et il peut avec vérité et avec confiance se glorifier et dire: «Dieu a ordonné en moi la charité.» Mais où en est-il, et quand en sera-t-il ainsi? Je le dis en pleurant, jusques à quand ne ferons-nous que flairer, au lieu de goûter, regarderons-nous notre patrie sans y arriver, soupirerons-nous après elle, et la saluerons-nous de loin? O vérité, patrie des exilés, et fin de leur exil! Je vous vois, mais je ne puis entrer où vous êtes, j'en, suis empêché par ma chair mortelle; et d'ailleurs je n'en sais pas digne, étant tout souillé de péchés comme je le suis. O sagesse, qui atteignez depuis une extrémité jusqu'à l'autre, avec une force invincible, en créant et en contenant toutes choses, et qui disposez tout avec une douceur admirable en réglant les affections, et en les rendant bienheureuses! Conduisez nos actions, selon que les nécessités temporelles le demandent, et ordonnez les mouvements de notre amour, selon que votre vérité éternelle le désire, afin que chacun de nous puisse se glorifier en vous avec assurance, et dire: «Il a ordonné en moi la charité.» Car vous êtes la vertu de Dieu, et la sagesse de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur, l'époux de l'Église, Dieu au dessus de tout et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

51

SERMON IL.

L'Épouse demande que les fruits des bonnes oeuvres soient aussi nombreux que les fleurs et aussi abondants que les parfums de l'espérance. De l'espérance et de la crainte.

1. «Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour (Ct 2,5).» L'amour de l'Épouse a grandi, parce qu'elle a reçu plus de choses capables de l'enflammer qu'elle n'en avait reçu jusqu'alors. Car vous voyez, combien cette fois-ci, elle a eu de temps, non-seulement pour le voir, mais encore pour lui parler. Il semble même que son Épouse lui ait fait paraître un visage plus serein, que son discours ait été accompagné de plus de charmes, et leur entretien plus long qu'à l'ordinaire, ou seulement elle se réjouit d'avoir eu un entretien avec son Epoux, mais elle se glorilie même des louanges qu'il lui a données. De plus, elle s'est rafraîchie sous l'ombre de celui qu'elle désirait, elle s'est nourrie de son fruit, elle a bu de son breuvage. Car il n'est pas croyable qu'elle soit sortie de son cellier ayant soif encore, puisqu'elle vient de se glorifier tout à l'heure d'y être entrée. Ou plutôt elle a encore soif, parce que «celui qui me boit, dit la sagesse, sera encore altéré (Si 64,20).» Après tout cela. l'Époux s'étant retiré selon sa coutume, elle dit qu'elle languit d'amour, c'est-à-dire à cause de l'amour qu'elle a pour lui. Car plus sa présence lui avait été agréable, plus son absence lui est sensible. La perte de la chose qu'on aime en augmente le désir, et plus on désire un objet avec ardeur, plus on en souffre la privation avec peine. C'est pour cela que l'Épouse prie qu'on la récrée par l'odeur des fleurs et des fruits, en attendant le retour de celui dont elle supporte le retard avec tant d'impatience. Voilà pour ce qui regarde l'ordre et la suite du texte.

2. Tâchons maintenant, avec la conduite de l'esprit, d'en tirer quelque fruit spirituel. Quoique toute l'Église des saints s'attribue ordinairement les paroles de l'Épouse, nous ne laissons pas nous autres d'être désignés par ces fleurs et par ces fruits, et non-seulementnous, mais généralement tous ceux qui ont quitté le monde, en quelque siècle qu'ils l'aient fait. Les fleurs marquent la vie nouvelle et encore tendre de ceux qui commencent; et les fruits, la force de ceux qui sont plus avancés et la maturité des parfaits. L'Église, qui est notre mère, étant environnée de ces fruits dans le lieu de son exil, elle qui ne vit qu'en Jésus-Christ, et qui trouve que c'est un grand bien que de mourir pour lui, souffre avec moins d'impatience la peine d'un si long retard, parce que, selon l'Écriture on lui donne «des fruits de ses mains (Pr 31,31),» comme des prémices de l'Esprit-Saint, et que ses oeuvres lui font recevoir des louanges publiques et solennelles. Mais si vous voulez que, suivant le sens moral, je vous montre dans une âme, les fleurs et les fruits, entendez la foi par les fleurs, et les couvres par les fruits. Et cette explication, comme je crois, ne vous paraîtra pas mauvaise, si vous remarquez que, comme la fleur précède nécessairement le fruit, il faut aussi que la foi prévienne toute bonne couvre, car sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (He 11,6), comme dit l'Apôtre, mais bien plus, selon le même Apôtre, «tout ce qui ne vient point de la foi est péché (Rm 14,23).» Ainsi, il n'ya point de fruit sans fleurs, ni de bonne couvre sans foi. Mais d'autre part la foi sans les oeuvres est une foi morte (). C'est en effet bien inutilement que la fleur parait si elle n'est point suivie du fruit. «Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour.» Une âme qui est accoutumée au repos se console donc par les bonnes oeuvres enracinées dans une foi non feinte, toutes les fois que la lumière de la contemplation lui est soustraite, comme cela arrive assez souvent. Car qui est celui qui en peut jouir, je ne dis pas toujours, mais quelque temps seulement, tandis qu'il est dans un corps mort? Mais comme je l'ai dit, toutes les fois qu'il tombe de la contemplation, il se retire dans l'action, comme dans un lieu, d'où il pourra plus aisément rentrer dans ce premier état, parce que ces deux choses ont beaucoup de rapport entre elles et demeurent même ensemble. Car Marthe est soeur de Marie, et quoiqu'il sorte de la lumière de la contemplation, il ne tombe pas pourtant dans les ténèbres du péché, ou dans la paresse de l'oisiveté, mais il se tient dans la lumière des bonnes couvres. Et afin que vous sachiez que les couvres sont aussi une lumière; «que votre lumière, dit le Sauveur, luise devant les hommes (Mt 5,16).» Or, il est hors de doute qu'on doit entendre ces paroles des couvres que les hommes peuvent voir.

3. «Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour.» Lorsque ce qu'on aime, est présent, l'amour est dans sa vigueur, et lorsqu'il est absent, il languit. Et cette langueur n'est autre chose qu'un ennui et un chagrin, causé par l'impatience du désir, qui est nécessairement très-violente dans celui qui aime beaucoup, lorsque l'objet aimé est absent; parce qu'étant dans une continuelle attente, il trouve que quoiqu'il se hâte, il est toujours bien longtemps à venir. Et c'est pour cela que vous voyez l'Épouse demander, qu'on la couvre des fruits des bonnes oeuvres, et des ardeurs agréables de la foi, dans lesquelles elle puisse se réparer durant le retard de l'Époux. Ce que je vous dis pour l'avoir éprouvé moi-même. Car lorsque je reconnais que quelques-uns de vous ont profité de mes remontrances, j'avoue qu'alors je ne me repens point d'avoir préféré le soin de vous parler, à mon propre loisir, et à mon repos. Comme par exemple, lorsqu'après un discours que je vous ai fait, il se trouve que celui qui était colère, devient doux, que celui qui était orgueilleux, devient humble, que celui qui était timide, devient généreux, ou que celui qui était doux, ou humble ou généreux, l'est encore davantage, est devenu meilleur qu'il n'était, que ceux qui étaient dans la langueur et l'attiédissement, et tout endormis pour les exercices spirituels, se sont échauffés et éveillés à la parole enflammée du Seigneur, ou que ceux qui, ayant quitté la source de la sagesse, s'étaient creusé comme des citernes de leur propre volonté, qui ne peuvent contenir les eaux de la grâce, et murmuraient à tout ce qu'on leur commandait, parce qu'ils avaient le coeur sec, et ne sentaient aucun mouvement de dévotion, lors, dis-je, que ces personnes, par la rosée de la parole, et par cette pluie volontaire que Dieu a réservée à son héritage, ont comme refleuri dans les oeuvres de l'obéissance et sont devenus dévots et soumis en toutes choses, je n'ai point de sujet d'être triste d'avoir interrompu l'exercice agréable de la contemplation, parce que je suis environné de fleurs et de fruits de piété. Je souffre, avec patience, d'être arraché des embrassements d'une Rachel stérile, pour recueillir de Lia avec abondance les fruits de vos progrès dans la vertu. Je ne me repentirai point, je le répète, d'avoir quitté le repos, pour vous parler, lorsque je verrai que la semence que j'ai jetée dans vos âmes, y a germé, et que les fruits de votre justice se sont accrus et augmentés. Car il y a longtemps que la charité, «qui ne cherche point ses propres intérêts (1Co 13,5)» m'a persuadé de préférer votre avancement à tout ce que je puis avoir de plus cher. Prier, lire, écrire, méditer, et tous les avantages des exercices spirituels, je les ai réputés comme des pertes pour l'amour de vous.

4. «Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour» L'Épouseadresse donc ces paroles aux jeunes filles, en l'absence de l'Époux, les avertissant ainsi d'avancer dans la foi et dans les bonnes oeuvres, jusqu'à ce qu'il vienne, parce qu'elle sait que c'est le moyen de plaire à son Epoux, de procurer le salut de ces jeunes filles, et de se consoler elle-même. Je me souviens d'avoir expliqué cet endroit, avec plus d'étendue dans le livre que j'ai composé sur l'amour de Dieu, et d'y avoir donné un autre sens. Celui qui voudra prendre la peine de le lire, jugera lequel des deux est le meilleur. Une personne sage ne me condamnera certainement pas d'avoir donné deux différentes explications à un même passage, pourvu qu'elles soient toutes deux fondées sur la vérité, et que la charité, qui est la règle de l'interprétation de l'Écriture, édifie d'autant plus de personnes, qu'il y en aura plus qui pourront. faire servir ces sens à leur usage, à cause de leur diversité. Car pourquoi trouverait-on mauvais que dans l'intelligence de l'Écriture sainte, on fit ce que nous voyons qu'on pratique tous les jours dans les autres choses? A combien de différents usages, par exemple, ne faisons-nous pas servir l'eau pour ne parler que d'elle. Ainsi on ne peut pas blâmer celui qui donne divers sens à une même parole de Dieu, pour qu'ils puissent servir aux diverses nécessités des âmes.

5. Il y a ensuite: «Sa main gauche est sous ma tête, et sa main droite m'embrassera.» Il me souvient d'avoir aussi expliqué cela avec beaucoup d'étendue dans l'ouvrage que je viens de citer. Mais marquons la suite des paroles du Cantique. Il paraît que l'Époux est revenu, sais doute afin de récréer par sa présence son Épouse, qui languissait d'amour. Car comment sa présence ne la soulagerait-elle pas, puisqu'elle a été si fort abattue de son absence? Ne pouvant donc plus souffrir la peine de son Épouse, il se présente devant elle. Car il ne peut plus tarder davantage en se voyant rappelé par de si ardents désirs. Et comme il trouve que durant son absence elle a été fidèle à travailler et soigneuse d'amasser; elle avait, en effet, commandé qu'on la couvrit de fleurs et de fruits, il retourne encore à elle avec des grâces plus abondantes que les autres fois. Car d'un bras il soutient sa tête languissante, et de l'autre, il se prépare à l'embrasser pour la réchauffer sur son sein. O heureuse l'âme qui est couchée sur le sein du Seigneur, et qui repose entre les bras du Verbe. «Il met sa main gauche sous ma tète, et il m'embrassera de sa main droite.» Elle ne dit pas, il m'embrasse mais il m'embrassera, pour faire connaître qu'elle est si reconnaissante de cette première grâce qu'elle a reçue, qu'elle prévient même la seconde par des actions de grâce.

6. Apprenez de là à n'être point lent et paresseux à rendre grâce à Dieu; apprenez à le remercier de chacun de ses dons. «Considérez avec soin, dit le Sage, ce qui vous est présenté (Pr 236,1),» afin que vous ne laissiez passer aucun don de Dieu, ni grand, ni médiocre, ni petit, sans lui en rendre grâce. Car Jésus-Christ nous recommande de recueillir les moindres restes, de peur qu'ils ne soient perdus, c'est-à-dire de ne pas oublier même les moindres bienfaits que nous recevons de lui. Ce qui est donné à un ingrat n'est-il pas perdu! L'ingratitude est l'ennemie de l'âme, l'anéantissement des mérites, la dissipation des vertus, et la perte des faveurs que Dieu nous fait. L'ingratitude est un vent brûlant qui dessèche pour soi la source de la bonté, la rosée de la miséricorde, les fleuves de la grâce. C'est pourquoi quand l'Épouse sent la grâce que son Époux lui fait en mettant sa main gauche sous sa tête, elle l'en remercie à l'heure même, et n'attend pas pour le faire, la plénitude de la grâce qui se trouve dans sa main droite. Car après avoir dit que la main gauche de son Époux, est sous sa tête, elle n'ajoute pas qu'il l'a embrassée de sa main droite, mais qu'il doit t'embrasser.

7. Mais à notre sens que peuvent être la main gauche, la main droite dans le Verbe Époux. Est-ce qu'il en est de ce Verbe, comme de celui des hommes, a-t-il des parties corporelles distinctes l'une de l'autre, des linéaments séparés, et qui font une différence entre la main gauche et la main droite? Ne devons-nous pas croire plutôt que le Verbe de Dieu, qui est Dieu lui-même, n'admet en soi aucune diversité, mais «qu'il est celui qui est, si simple en sa nature, qu'il n'a point de parties, si unique, que la pluralité n'a point de lien en lui. Car il est la sagesse de Dieu, de laquelle il est écrit: «Et sa sagesse n'a point de nombre ().» Mais si ce qui est immuable est incompréhensible, et pourtant ineffable, -où trouver je vous prie des paroles qui soient capables d'exprimer dignement une si haute Majesté, d'en parler en termes qui lui conviennent et de la définir convenablement? néanmoins afin d'expliquer, selon notre pouvoir, le peu que nous en connaissons par la révélation du Saint-Esprit, l'autorité des Pères et la coutume de l'Écriture nous apprend, qu'il nous est permis de nous servir de comparaisons de choses connues qui y ont quelque rapport, et que nous pouvons non pas inventer de nouvelles paroles, mais emprunter celles qui sont communes, ou en user dans un autre sens pour en revêtir ces comparaisons avec quelque sorte de dignité jet de décence; d'ailleurs il serait ridicule de vouloir enseigner des choses qui ne sont pas connues, par d'autres qui ne le sont pas davantage.

8. Ainsi comme par le côté droit et par le côté gauche on a coutume de désigner les adversités et les prospérités, il me semble qu'ici on peut entendre par la main gauche du Verbe, la menace du supplice éternel, et, par la droite, la promesse du royaume du ciel. Or il arrive quelquefois que notre âme est sous l'impression de la crainte servile de la peine, et alors il ne faut pas dire que la main gauche de l'Époux est sous notre tête, mais quelle est dessus; et une âme qui est dans cette disposition ne peut pas dire avec l'Épouse: Il met sa main gauche sous ma tête. Mais si elle fait quelque progrès et passe de cet esprit de servitude dans le sentiment plus noble d'un service volontaire, en sorte qu'elle soit plutôt attirée par les récompenses, que forcée par les supplices, et surtout si elle se porte au bien, par l'amour du bien même, alors elle pourra dire sans hésiter: «Sa main gauche est sous ma tête;» parce qu'elle a surmonté, par une meilleure et plus généreuse disposition d'esprit, cette crainte servile, qui est à la main gauche, et que même par la noblesse de ses désirs, elle s'est approchée de la main droite, où sont toutes les promesses, suivant cette parole de Prophète à Dieu: «Des délices éternelles sont dans votre droite (Ps 16,40).» Voilà pourquoi dans la certitude de son espérance, elle dit avec confiance: «et sa droite m'embrassera.»

9. Considérez avec moi si une âme qui est dans cet état et qui en est même à jouir d'une si grande douceur, ne peut point s'approprier aussi cette parole du Psalmiste: «Je dormirai et reposerai en paix (Ps 4,9).» surtout ajoutez avec moi, «parce que c'est vous seul, Seigneur, qui m'avez particulièrement établi dans l'espérance.» C'est-à-dire: Tant qu'une personne est touchée de l'esprit de servitude, et qu'elle a peu d'espérance et beaucoup de crainte, elle n'a ni paix, ni repos, parce qu'elle flotte entre la crainte et l'espérance et elle est d'autant plus tourmentée, que la crainte surpasse l'espérance. Car la crainte est pénible, aussi, ne peut-elle pas dire: «Je dormirai et reposerai en paix,» parce qu'elle ne peut pas dire encore, qu'elle est particulièrementétabliedansl'espérance.Maissi,parl'accroissementdela grâce, la crainte se dissipe peu à peu, et l'espérance augmente, et si enfin les choses en arrivent au point, que la charité venant avec toutes ses forces au secours de l'espérance, chasse dehors la crainte, cette âme ne sera-t-elle pas singulièrement établie dans l'espérance, et pourtant ne pourra-t-elle point dormir et reposer en paix?

10. «Si vous dormez, dit le Prophète, entre deux sorts contraires, vous brillerez comme les plumes argentées de la colombe.» Ce qu'il dit, je crois, parce qu'il y a un milieu entre la crainte et la sécurité, comme entre la main gauche et la main droite, c'est l'espérance, sur laquelle l'esprit et la conscience se reposent doucement, comme sur le lit agréable et moelleux de la charité. Peut-être même est-ce ce qui est marqué dans la suite de ce Cantique, lorsque dans la description du banquet de Salomon, on lit entre autres choses: «Il a servi la charité au milieu de son festin, à cause des filles de Jérusalem (Ct 3,10).» Car celui qui se sent tout particulièrement établi dans l'espérance, ne sert plus par un mouvement de crainte, mais se repose dans la charité. C'est, en effet, ce qui arrive à l'Épouse, qui se repose et dort aussi. Car l'Époux dit en parlant d'elle: «Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs de la campagne, de ne point éveiller ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille bien (Ct 2,7).» C'est une grande et merveilleuse bonté de faire reposer dans son sein l'âme contemplative, et de plus, de la garantir de tous les soins qui pourraient lui causer du trouble, de l'exempter des inquiétudes de l'action et des embarras des affaires, et de ne pas souffrir qu'on l'éveille à moins quelle ne le veuille. Mais il ne faut pas entamer ce sujet à la fin d'un discours. Il vaut mieux le remettre à une autre fois, afin que nous donnions tout le temps nécessaire à un sujet si agréable. Ce n'est pas qu'alors même nous soyons suffisants pour avoir quelque pensée de nous-mêmes, surtout dans une matière si noble., si excellente et si sublime, mais notre suffisance vient de Dieu, l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu au dessus de toutes choses, est béni à jamais. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 49