Bernard sur Cant. 82

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SERMON LXXXII.

Comment l'âme, tout en demeurant semblable à Dieu, perd néanmoins, par le péché, une parsie de sa ressemblance avec lui dans sa simplicité, son immortalité et sa liberté.

1. Ne vous semble-t-il pas, mes frères, que nous pouvons maintenant reprendre l'ordre de notre discours, puisque vous voyez à cette heure très-clairement l'affinité de l'âme avec le Verbe, dont la démonstration a été le but de cette digression. Je crois que nous le pourrions, si je ne sentais qu'il reste, encore quelque obscurité dans ce que nous avons dit. Je ne veux rien vous dérober. Je ne passe pas volontiers ce que je crois pouvoir vous être utile. Et comment l'oserais-je faire, surtout en des choses que je ne reçois que pour vous les communiquer? Je connais une personne (a) qui durant qu'elle parlait, voulant retenir ce que le Saint-Esprit lui suggérait, et le réserver pour une autre fois où elle serait obligée de traiter la même matière, il lui sembla entendre une voix qui lui disait: Tant que vous retiendrez cela vous ne recevrez point autre chose. Or elle ne le faisait pas par un sentiment d'infidélité, elle témoignait seulement son devoir. Qu'eût-ce donc été si elle eût retenu, non pour pourvoir à sa propre indigence, mais par un sentiment de jalousie qu'elle aurait eu de l'avancement de ses frères? N'aurait-il pas été juste de lui ôter ce qu'elle semblait même avoir? Je prie Dieu de bannir une semblable pensée bien loin de l'esprit de son serviteur, comme il l'a toujours fait jusqu'à présent. Que cette fontaine inépuisable d'une sagesse si salutaire veuille se répandre aussi abondamment sur moi, comme il est vrai que je vous ai toujours communiqué sans envie tout ce dont elle a daigné me faire part jusqu'ici. Si je vous en frustrais, ne devrais-je point craindre d'être frustré à mon tour par Dieu même.

2. Il y a donc quelque chose dans ce que nous avons dit, qui peut être un sujet de chute, du moins je le crains, si nous ne l'éclaircissons davantage. Et si je ne me trompe, il y en a parmi ceux qui m'écoutent à qui ce que je veux dire a déjà donné quelque scrupule. Ne vous

a Saint Bernard parle ici de lui-même en empruntant à saint Paul une de ses tournures. C'est ce que nous apprend César d'Heirsterbac, dans son sermon pour l'Octave de Noël, où il dit: «Un jour, il disait je ne sais plus quoi: il lui vint une pensée qui trouvait sa place là où il en était, comme il voulait la réserver pour la tin où il craignait d'être à court, il entendit une voix du ciel qui lui dit: Si tu réserves cette pensée pour plus tard, tu n'en auras plus d'autre. On voit par là, dit Manrique, que ce n'est pas lui qui parlait, mais que c'était Dieu même qui parlait en lui.

souvenez-vous pas qu'en remarquant la triple ressemblance de l'âme avec le Verbe, nous avons dit qu'elle était inséparablement attachée à sa nature? Cependant il y a des passages de l'Écriture qui d'abord semblent combattre ce sentiment, comme celui-ci du Psaume: «Lorsque l'homme était élevé en honneur, il n'a point eu d'intelligence, et il est devenu semblable aux animaux qui n'ont point de raison (Ps 49,21), et, ils ont changé leur gloire en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe (Ps 106,20).» Et ce qui est dit au nom de Dieu: «Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous (Ps 50,21),» et beaucoup d'autres passages qui semblent insinuer due, après le péché, la ressemblance de Dieu a été effacée en l'homme. Que répondrons-nous donc à cela? Que ces trois choses ne sont point en Dieu, et qu'ainsi il en faut chercher d'autres en quoi nous mettions la ressemblance que l'homme a avec lui; ou qu'elles sont en Dieu, mais non dans l'âme, et qu'ainsi elle ne lui est point semblable; on qu'elles sont aussi dans l'âme, mais qu'elles peuvent n'y être pas, et pourtant qu'elles n'en sont pas inséparables? A Dieu ne plaise que nous soyons dans aucun de ces sentiments. Elles sont en Dieu, elles sont en l'âme, et elles y sont toujours et nous n'avons point sujet de nous repentir d'aucune de ces propositions que nous avons avancées, tant elles sont toutes appuyées sur une vérité certaine et indubitable. Mais quand l'Écriture parle de la dissemblance qui est arrivée entre Dieu et l'homme, elle n'entend pas que cette ressemblance ait été effacée, mais qu'une autre y a été ajoutée. L'âme ne s'est pas dépouillée de sa forme naturelle, ruais elle s'est revêtue comme d'une forme étrangère par dessus celle-là. L'une a été ajoutée, mais l'autre n'a pas été détruite, et celle qui est survenue a pu obscurcir la naturelle, mais non pas l'exterminer. «Leur coeur insensé, dit l'Apôtre, s'est obscurci (Rm 1,21).» Et un prophète,: «Comment leur or s'est-il terni, et comment la couleur excellente qu'il avait a-t-elle été changée (Lm 4,1)?» Il se plaint de ce que cet or se soit terni, mais il demeure pourtant toujours or? Il se plaint que sa couleur excellente a changé, mais il ne dit pas que le fondement de cette couleur ait disparu. La simplicité de l'âme demeure inébranlable dans son fondement; mais elle ne parait point, parce qu'elle est couverte de fourbe, de dissimulation et d'hypocrisie.

3. Que le mélange de la duplicité avec la simplicité naturelle de l'âme est laid et difforme? Quelle indignité d'élever un édifice si pauvre sur un fondement si précieux? C'est de cette duplicité que le serpent s'était revêtu, lorsque, pour séduire la femme, il faisait semblant de la conseiller en ami. C'est encore d'elle que se revêtaient aussi les citoyens du paradis terrestre, après qu'ils eurent été subornés par le serpent, lorsqu'ils tâchèrent de couvrir leur honteuse nudité par l'ombre d'un arbre touffu, par les feuilles dont ils se ceignaient, et par les paroles dont ils s'excusaient. A quelle distance, depuis lors, le venin héréditaire de l'hypocrisie n'a-t-il pas infesté leur postérité! Donnez-moi un des enfants d'Adam qui veuille paraître ce qu'il est. Mais néanmoins la simplicité naturelle de l'âme ne laisse pas de subsister avec cette duplicité qu'elle tire de son origine, afin que ce rapprochement augmente sa confusion. L'immortalité y subsiste aussi toujours, mais une immortalité sombre et noire, comme couverte des ténèbres épaisses de la mort du corps. Car, bien qu'elle ne soit pas privée de la vie, néanmoins elle ne la petit plus rendre propre à son corps. Que dirai-je de ce qu'elle ne conserve pas même sa vie spirituelle? Car l'âme qui pèche, mourra, dit Dieu dans un prophète. Cette double mort dans laquelle elle tombe ne rend-elle pas bien ténébreuse et bien misérable l'immortalité qui est attachée à sa nature? Ajoutez à cela, que la pente qu'elle a vers les choses terrestres, qui toutes lui causent la mort, épaissit encore ses ténèbres, de sorte qu'une âme en cet état a le visage tout pâle et défait, et est une image de la mort. Et ait lieu qu'étant d'une nature immortelle, elle devrait désirer des choses immortelles comme lui étant conformes, afin de paraître ce qu'elle est, et de vivre de la vie qui lui est propre; elle a des sentiments et des inclinations toutes contraires, et se rendant semblable aux choses mortelles et périssables, par une vie dégénérée de la noblesse de sa nature, elle obscurcit la blancheur de son immortalité par une malheureuse habitude, qui comme une poix sale et noire décolore sa beauté naturelle. Et comment le désir des choses mortelles ne rendrait-il pas mortelle l'âme qui est immortelle, puisque, comme dit le sage, on ne saurait manier de la poix sans se souiller (Si 13,1)? En jouissant des biens mortels, elle s'est revêtue de la mortalité, et elle a défiguré sa robe d'immortalité par la ressemblance de la mort, mais elle ne s'en est pas dépouillée.

4. Considérez Eve, comment son âme immortelle a terni l'éclat de son immortalité en s'attachant aux choses mortelles. Pourquoi, étant immortelle, n'a-t-elle pas méprisé les choses mortelles et passagères pour se contenter des choses immuables et éternelles? «Elle vit, dit l'Écriture, que cet arbre était agréable à voir, et que le fruit en était: fort bon à manger.» (Gn 3,6).» Cette beauté, ô femme, que vous voyez dans cet arbre, et qui parait si agréable à vos yeux, n'est pas la beauté qui vous est propre. Elle ne vous regarde que selon la partie de vous-même qui est (le fange et de boue; elle ne vous est pas particulière, mais elle est commune à tous les animaux de la terre; la beauté qui vous appartient véritablement est autre, et vient d'ailleurs, elle est éternelle et c'est un rayon de l'éternité. Pourquoi imprimez-vous à votre âme une autre forme, ou plutôt une difformité étrangère? Car, ce qu'elle souhaite d'avoir, elle craint de le perdre, et cette crainte, est une espèce de couleur qui, teignant 1a liberté, la couvre et se la rend semblable. Combien serait-il plus digne qu'elle ne désirât rien, afin qu'elle ne craignit rien, et que, ainsi elle défendît sa liberté de cette crainte servile, et demeurât dans sa vigueur et sa beauté originelles! Hélas! il n'en est pas ainsi. Sa couleur excellente a changé. Vous fuyez et vous vous cachez, vous entendez la voir du Seigneur, et vous vous retirez. Pourquoi cela, sinon parce. due vous craignez celui que vous aimiez auparavant, et qu'une forme servile a remplacé la beauté de votre liberté.

5. Cette nécessité même volontaire, dont j'ai parlé ci-dessus, et cette loi des membres contraire à la loi de l'esprit opprime la liberté, et, attirant une créature libre par sa propre volonté, elle l'assujettit à une honteuse servitude, et la couvre de confusion et d'ignominie, en sorte que, au moins, selon la chair, elle obéit même malgré elle, à la loi du péché. Aussi, pour avoir négligé de défendre la noblesse de sa nature par l'innocence de ses moeurs, il est arrivé, par un juste jugement de son créateur, qu'elle s'est, non dépouillée de la liberté qui lui est propre, mais revêtue de sa propre honte, comme d'un voile épais. Je dis qu'elle s'est revêtue d'une seconde robe, parce que sa liberté demeurant à cause de la volonté, sa conduite toute servile fait voir qu'elle est accompagnée de nécessité et de contrainte. On peut dire la même chose de la simplicité de l'immortalité de l'âme, et, si vous y prenez garde, vous ne trouverez rien en elle qui ne soit couvert de cette double robe de ressemblance et de dissemblance. N'est-ce pas une double robe lorsque la fraude est comme attachée et cousue, pour ainsi dire, à la simplicité, la mort, à l'immortalité, la nécessité, à la liberté? Car la duplicité de coeur ne détruit point la simplicité de son essence, la mort volontaire du péché, ou naturelle du corps, ne ruine point, l'immortalité de sa nature, ni la nécessité d'une servitude volontaire n'éteint point la liberté de son libre arbitre. Ainsi ces maux étrangers ne succédant pas, mais étant ajoutés aux biens qui lui sont naturels, ils les défigurent sans les exterminer. De là vient que l'âme est différente d'elle-même. C'est pour ce sujet qu'elle est comparée aux bêtes brutes (Ps 49,3), et qu'elle: leur est devenue semblable. C'est ce qui fait dire qu'elle a changé sa gloire en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe (Ps 106,20); que les hommes comme des renards, ont des tanières de duplicité et de fraude, et comme ils se sont rendus semblables aux renards, ils en seront la proie. C'est encore pour cela que, selon Salomon, l'homme et la bête ont une même fin (Qo 3,19). Et pourquoi, ceux qui ont vécu de même ne mourraient-ils pas aussi de même? Il s'est attaché aux choses terrestres, comme les bêtes, il les quittera aussi comme les bêtes. Écoutez encore une autre pensée là dessus. Pourquoi s'étonner que nous sortions de cette vie de la même manière que les bêtes, puisque nous y sommes entrés de même qu'elles? Car, d'où vient, sinon de leur ressemblance avec les bêtes, que les hommes ressentent une ardeur si violente, pour les rapprochements sexuels et une douleur si excessive dans l'accouchement? Voilà donc comment, dans la conception et dans la naissance, dans la vie et dans la mort, l'homme a été comparé aux bêtes brutes, et leur est devenu semblable.

6. Que dirai-je de ce qu'une créature libre ne gouverne pas en reine la concupiscence, et ne se la soumette pas; mais la suive et lui obéisse comme une servante? Ne se met-elle pas encore, en ce point, au rang des animaux sans raison, à qui la nature n'a point donné de liberté, mais qu'elle a réduits comme en servitude pour servir à leur appétit? N'est-ce pas avec raison, que Dieu a honte d'être estimé semblable à un homme qui est tel, et qu'il dit: «Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous (Ps 50,21).» Et il ajoute: «Je vous châtierai, et vous ferai voir à vous-même, dans toute votre laideur.» Ce n'est pas à une âme qui se voit et qui se tonnait, de croire que Dieu lui est semblable, surtout à une âme comme la mienne, méchante et pécheresse. Car c'est celle qui est de la sorte que Dieu reprend ainsi: «Vous avez cru, méchant»; non pas, vous avez cru, homme, ou bien, vous avez cru, ô âme, que je serais semblable à vous. Mais, si le méchant est mis devant ses propres yeux, et se trouve comme devant la face pâle et défigurée de son homme intérieur, en sorte qu'il ne puisse pas ne point voir l'impureté de sa conscience, les ordures de ses péchés, la difformité de ses vices, il ne pourra pas croire que Dieu soit semblable à lui, mais, je crois que cette différence si grande le portera à s'écrier: «Seigneur, qui est semblable à vous (Ps 35,10)?» Ce qui s'entend de cette ressemblance nouvelle et volontaire. Car, ta première ressemblance demeure toujours; et c'est ce qui rend cette différence encore plus insupportable. O que l'une est un grand bien, et que l'autre est un grand mal! Chaque chose néanmoins, en son genre, parait davantage par la comparaison de l'une et de l'autre.

7. Lorsque l'âme voit en elle-même des choses si différentes et si opposées, comment donc ne s'écriera-t-elle point entre l'espérance et le désespoir: «Seigneur, qui est semblable à vous (Ps 35,10)?» Un si grand mal la porte an désespoir, mais un si grand bien la rappelle et lui donne quelque espérance. De là vient que plus elle se déplait dans le mal qu'elle voit en soi, plus elle aspire avec ardeur au bien qu'elle y voit aussi, et désire de devenir semblable à celui à l'image de qui elle a été formée, c'est-à-dire simple, droite, craignant Dieu, et s'éloignant du mal. Et comment ne pourrait-elle point s'éloigner d'où elle a pu s'approcher? ou s'approcher d'où elle a pu s'éloigner. Ce que néanmoins elle doit présumer de la grâce, non de la nature, ni même de son travail. Car c'est la sagesse qui surmonte la malice (Sg 7,30), non le travail ou la nature. Et elle a sujet de l'espérer; car naturellement elle est tournée vers le Verbe. La noble alliance de l'âme avec le Verbe et sa ressemblance éternelle dont je vous entretiens depuis trois jours, n'est point oisive dans le Verbe. Il daigne s'associer selon l'esprit celle qui lui est semblable selon la nature. Et certes naturellement chacun cherche son semblable. Écoutez la voix de celui qui la cherche: «Revenez, Sulamite, revenez afin que nous vous voyions (Ct 6,12).» Celui qui ne la pouvait voir lorsqu'elle lui était dissemblable, la verra volontiers lorsqu'elle lui sera semblable et se fera, voir d'elle. «Car nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (Jn 3,2).» Croyez donc que ce qu'elle dit «Seigneur, qui est semblable à vous (Ps 35,10)?» c'est plutôt parce que cela est difficile que parce qu'elle le juge absolument impossible.

8. Ou, si vous l'aimez mieux, c'est le cri de l'admiration. Certes, c'est une ressemblance. surprenante et admirable que celle que la vision de Dieu accompagne, ou plutôt qui est cette vision même. J'entends parler de la vision qui se fait dans l'amour, car l'amour est cette vision et cette ressemblance. Qui ne s'étonnerait de la bonté de Dieu qui rappelle l'âme qui l'a. méprisée? C'est certainement avec raison que le méchant, que nous avons représenté ci-dessus comme usurpant la ressemblance de Dieu, est repris par lui, puisque, en aimant l'iniquité, il ne peut ni s'aimer soi-même, ni aimer Dieu; car il est écrit, «que celui qui aime l'iniquité, hait son âme (Ps 11,1).» L'iniquité donc, qui est cause de la différence qui se trouve en partie entre Dieu et l'âme, étant ôtée, il y aura entre eux une union parfaite d'esprit, une vision mutuelle, et un amour réciproque. Car lorsque ce qui est parfait arrivera, ce qui est imparfait sera détruit, (1Co 13). et il y aura entre Dieu et l'âme un amour chaste et consommé, une pleine connaissance, une vision manifeste, une union ferme, une société indivisible, une ressemblance parfaite. Alors l'âme connaîtra Dieu comme elle est connue de lui; elle l'aimera comme elle en est aimée, et l'Époux se réjouira de son Épouse, parce que la connaissance et l'amour seront réciproques entre elle et lui qui étant Dieu et élevé. par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXXXIII.

Comment l'âme, quelque chargée de vices qu'elle soit, peut encore, par un amour chaste et saint, recouvrer sa ressemblance avec l'Époux, c'est-à-dire, avec le Christ.

1. Nous avons employé pendant trois jours, tout le temps que nous nous sommes donné pour vous parler, à expliquer l'affinité de l'âme avec le Verbe. Mais quel est le profit qu'on peut tirer de ce travail? Le voici. Nous avons fait voir que toute âme, bien que chargée de vices, enveloppée de péchés, comme de filets, charmée par les attraits de la volupté, captive dans son exil, enfermée dans son corps comme dans une prison, enfoncée dans la boue, plongée dans la fange, attachée à ses membres, accablée de soins, absorbée par les affaires, saisie de crainte, pressée de douleurs, dévoyée par l'erreur, rongée d'ennuis, inquiétée de soupçon, et enfin étrangère sur la terre de ses ennemis (Ba 3,11), comme parle le prophète, souillée avec les morts, réputée du nombre de ceux qui sont dans l'enfer, qu'une âme, dis-je, ainsi damnée et désespérée, peut trouver dans elle-même, non-seulement de quoi respirer dans l'espérance du pardon, et de la miséricorde, mais encore de quoi oser aspirer aux noces célestes du Verbe, à contracter à1liance avec Dieu, et à porter le joug agréable de l'amour avec le roi des anges. Car, que ne peut-elle point entreprendre avec confiance auprès de celui dont elle sait qu'elle porte encore l'image et la ressemblance? Quel sujet a-t-elle d'appréhender une si haute majesté, lorsqu'elle considère la noblesse de son origine? Tout ce qu'elle a à faire, c'est d'avoir soin de conserver la pureté de sa nature par l'honnêteté de sa vie, ou plutôt d'orner et d'embellir par quantité de vertus et de bonnes oeuvres, comme par de riches couleurs, cette image illustre qui est imprimée par la création clans le fond de son être.

2. Car pourquoi demeure-t-elle oisive et inutile? Certes le travail et l'industrie sont un grand don de la nature; et si nous ne les employons, toutes ses bonnes inclinations ne se perdront-elles pas, ne demeureront-elles pas endormies ou assoupies? Et quelle plus grande injure peut-on faire à, son auteur? C'est pourquoi Dieu même a voulu qu'il se conservât toujours en l'âme comme une étincelle de vertu et de générosité, afin que cette ressemblance qu'elle a avec le Verbe, l'avertisse sans cesse ou de demeurer avec lui, ou d'y retourner lorsqu'elle l'a quitté. Or, elle ne les quitte pas en sortant d'un lieu, ou en marchant aveu les pieds, mais elle les quitte à la manière des substances spirituelles, c'est-à-dire par ses affections, lorsqu'elle se rend dissemblable à soi-même, et qu'elle dégénère de sa noblesse, par le dérèglement de sa vie et de sa conduite; cette dissemblance néanmoins, n'est pas une extinction, mais un vice de sa nature, qui en relève autant le bien par la comparaison, qu'elle le souille par son union. Mais le retour de l'âme, c'est la conversion au Verbe, pour être réformée par lui, et pour lui être rendue conforme. Car il est écrit: «Soyez les imitateurs de Dieu, comme des enfants très-chers, et aimez-le constamment, puisque Jésus-Christ vous a tant aimés (Ep 3,1).»

3. C'est cette conformité qui fait un mariage entre l'âme et le Verbe, lorsque lui étant semblable pur sa nature, elle tâche encore de lui ressembler par sa volonté, en l'aimant comme elle est aimée de lui. Si donc elle l'aime parfaitement, elle devient son épouse. Qu'y a-t-il de plus agréable que cette conformité, qu'y a-t-il de plus désirable que cet amour, qui fait que l'âme, ne se contentant pas des instructions qu'elle reçoit des hommes, s'approche hardiment elle-même du Verbe, s'attache fermement à lui, l'interroge et le consulte familièrement sur toutes choses, la capacité de son intelligence devenant la mesure de la hardiesse de ses désirs. Voilà le contrat d'un mariage vraiment sacré et spirituel; c'est trop peu dire, ce n'est pas un contrat, c'est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés ne fait qu'un esprit de deux. Et il ne faut point appréhender que l'inégalité des personnes, rende défectueuse en quelque chose la conformité de leurs volontés. Car l'amour ne sait ce que c'est que la crainte respectueuse. L'amour lire son nom d'aimer, non pas d'honorer; que celui qui est frappé d'horreur, d'étonnement, de, crainte, on d'admiration, honore si bon lui semble: toutes ces choses n'ont point lieu dans un amant. L'amour est tout plein de soi. Lorsque l'amour naît dans une âme, il absorbe en lui toutes les autres passions. C'est pourquoi celle qui aime, aime, et ne sait rien autre chose. Celui qui, avec raison, mérite d'être honoré et admiré, aime mieux néanmoins être aimé. Ce sont l'époux et l'épouse. Quelle autre liaison voulez-vous qu'il y ait entre des époux, en dehors de celle qui consiste à aimer, et à être aimé? Ce noeud est même plus étroit que celui qui unit les pères aux enfants. C'est pourquoi, le Sauveur dit dans l'Évangile, que «l'homme laissera son père et sa mère, et s'attachera à sou épouse (Mt 19,5).» Voyez-vous comme cette passion ne surmonte pas seulement dans des époux toutes les autres passions, mais se surmonte encore elle-même.

4. Ajoutez à cela que cet époux n'est pas seulement amant, mais amour. N'est-il point aussi honneur? Le soutienne qui voudra, je ne l'ai point lu; mais j'ai lu que Dieu est amour (1Jn 4,16). Ce n'est pas que Dieu ne veuille être honoré, puisqu'il dit . «Si je suis Père, où est l'honneur qu'on me doit (Ml 3,6)?» Il dit cela comme père. Mais s'il parle comme époux, ne dira-t-il pas: si je suis époux, où est l'amour qui m'est dû? Car il a dit aussi auparavant: «Si je suis Seigneur, où est la crainte qu'on doit avoir pour moi (Ml 3,6)»? Dieu donc demande qu'on le craigne comme Seigneur, qu'on l'honore comme père, et qu'on l'aime comme époux. Laquelle de ces trois choses est la plus excellente? C'est l'amour. Sans lui la crainte est pénible, et l'honneur sans récompense. La crainte est servile tant qu'elle n'est point affranchie par l'amour, et l'honneur qui ne part pas de l'amour n'est pas un honneur, mais une flatterie. Et certes l'honneur et la gloire ne surit dus qu'à Dieu, mais il n'acceptera ni l'une ni l'autre de ces deux choses, si elles ne sont comme assaisonnées du miel de l'amour. L'amour est seul suffisant par lui-même. L'amour est seul agréable par lui-même et pour lui-même. L'amour est à soi-même son mérite et sa récompense. Il ne cherche hors de soi, ni raison, ni avantage. J'aime parce que j'aime, j'aime pour aimer. L'amour est une grande chose, si néanmoins il retourne à son principe, s'il remonte à son origine et à sa source, s'il en tire toujours comme de nouvelles eaux pour couler sans cesse. De tous les mouvements de l'âme, l'amour est le seul par lequel la créature raisonnable peut en quelque sorte reconnaître les grâces qu'elle a reçues de son créateur. Par exemple, si Dieu est en colère contre moi, me mettrais-je aussi en colère contre lui? Nullement. Mais je m'humilierai, je tremblerai devant lui, je lui demanderai pardon. De même s'il me reprend, je ne le reprendrai pas de mon côté, mais je reconnaîtrai qu'il me reprend avec justice. S'il me juge, je ne le jugerai pas, mais je l'adorerai. Lorsqu'il me sauve, il n'exige pas de moi que je le sauve, nique je le délivre, parce que c'est lui qui délivre et sauve tout le monde. S'il use de l'empire qu'il a sur moi, il faut que je le serve; s'il me commande quelque chose, il faut que j'obéisse, et non pas que j'exige du Seigneur le même service ou la même obéissance que je lui rends. Quelle différence quand il s'agit de l'amour! Lorsque Dieu aime, il ne demande autre chose que d'être aimé, parce qu'il n'aime qu'afin d'être aimé, sachant que ceux qui l'aiment deviendront bienheureux par cet amour même.

5. L'amour, comme je l'ai déjà dit, est une grande chose, mais il a des degrés. L'épouse est. au plus élevé. Les enfants aiment, mais ils pensent à l'héritage; et dans la crainte qu'ils ont de le perdre, ils ont plus de respect que d'amour. Cet amour là m'est suspect, il semble n'être produit que par l'espérance d'acquérir quelque autre chose. Il est faible, puisque cette espérance venant à être ravie, il s'éteint ou diminue beaucoup. Il n'est pas pur, puisqu'il désire autre chose que ce qu'il aime. L'amour pur n'est point mercenaire. Il ne tire point sa force de l'espérance, et néanmoins il n'entre point en défiance. C'est l'amour de l'épouse, parce que tout ce qu'elle est n'est qu'amour. Le bien et l'espérance unique de l'épouse, c'est l'amour. L'épouse le possède en abondance, l'époux en est content. Il ne lui demande point autre chose, elle n'a rien autre chose à lui donner. C'est ce qui fait que l'un est époux, et l'antre épouse. Cet amour est propre aux époux, et personne n'y a part, pas même le Fils. Car il crie aux enfants: «Où est l'honneur qui m'est dû (Ml 1)?» Il ne dit pas: où est l'amour qui m'est dû, parce qu'il réserve cette prérogative à l'Épouse. Ainsi nous voyons que Dieu commande aux enfants d'honorer leur père et leur mère (Dt 5,16), et il ne parle point de les aimer, non qu'ils ne le doivent faire, parce qu'il y en a plus qui sont portés à les honorer qu'à les aimer. Il es vrai qu'un roi désire que l'honneur qu'il fait, soit reçu avec respect; mais l'amour de l'Époux, ou plutôt l'Époux qui est l'amour mène, ne demande en échange que l'amour et la fidélité. Qu'il soit donc permis à l'Épouse de l'aimer. Et comment ne l'aimerait-elle pas, puisqu'elle est épouse, et l'épouse de l'amour; comment n'aimerait-elle pas l'amour même?

6. C'est avec raison que, renonçant à toute autre pensée, elle est toute entière à l'amour, puisqu'elle peut reconnaître celui qui est amour par nu amour réciproque. Car quand elle fondrait tout entière en amour, que serait-ce en comparaison de cette source inépuisable d'amour? Les eaux de l'amour et de l'amante, de l'âme et du Verbe, de l'Épouse et de l'Époux, du Créateur et de la créature, de celui qui a soif et de la fontaine qui désaltère, ne coulent pas avec une même abondance. Quoi donc, les voeux de l'Épouse, ses désirs, son ardeur, sa confiance, seront-ils perdus, parce qu'elle ne peut courir aussi fort qu'un géant, parce qu'elle ne peut pas disputer en douceur avec le miel, en bonté avec l'agneau, en blancheur avec le lis, en clarté avec le soleil, en amour avec celui qui est amour? Non sans doute. Car quoique la créature aime moins celui dont elle est aimée, parce qu'elle est beaucoup inférieure à lui; néanmoins si elle l'aime de tout son pouvoir, il ne manquera rien à son amour, parce qu'il est aussi parfait qu'il puisse être. Voilà pourquoi j'ai dit, aimer ainsi, c'est contracter mariage avec Dieu, parce qu'elle ne peut pas aimer de la sorte, et être peu aimée, or un mariage n'est parfait que par le consentement des deux parties; à moins qu'on révoque en doute que l'âme soit aimée du Verbe, avant qu'elle l'aime, et plus qu'elle ne l'aune. Certes, elle est prévenue et dépassée en amour. Heureuse celle qui a mérité d'être prévenue dans la bénédiction d'une si grande douceur. Heureuse celle qui jouit de ces chastes et sacrés embrassements, quine sont autre chose qu'un amour saint et pur, un amour charmant et agréable, un amour aussi calme que sincère, un amour mutuel, intime, violent, qui joint deux personnes, non en une même chair, mais en un même esprit, qui de deux personnes n'en fait plus qu'une, selon ce témoignage de saint Paul: «Celui qui est attaché à Dieu n'est plus qu'un même esprit avec lui (2Co 1,17).» Mais écoutez plutôt sur ce sujet celle que l'onction de la grâce et une expérience fréquente ont rendue plus savante que tous les autres dans ce mystère de l'amour; à moins que vous trouviez plus à propos que nous remettions cela à une autre fois, de peur que nous ne resserrions une matière si excellente dans les bornes étroites du peu de temps qui nous reste pour parler. Si donc vous me le permettez, je finirai ce discours avant d'en avoir achevé le sujet, afin que demain nous nous assemblions de bonne heure pour goûter avec avidité les délices sacrées dont l'âme sainte mérite de jouir avec le Verbe, et dans le Verbe son époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu,est élevé par dessers tout et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXXXIV.

L'âme qui cherche Dieu est prévenue de lui, en quoi consiste cette recherche où elle a été prévenue de Dieu.

1. «J'ai cherché dans mon petit lit durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme (Ct 3,1).» C'est un grand bien que de chercher Dieu. Je crois que c'est le premier des dons de Dieu, et le dernier progrès de l'âme. Il ne s'ajoute à aucune vertu, et ne cède à aucune. A quelle vertu serait-il ajouté, puisque aucune ne le précède? A quelle vertu cèderait-il, puisque c'est la consommation de toutes les vertus? Car quelle vertu peut avoir celui qui ne cherche point Dieu, ou quel terme peut-on prescrire à celui qui le cherche? «Cherchez toujours son visage (Ps 105,4),» dit le Prophète, je crois que lors même qu'on l'aura trouvé, on ne cessera point de le chercher. Dieu ne se cherche pas par le mouvement des pieds, mais par les désirs. Et quand on a été assez heureux pour le trouver, bien loin que cela diminue le désir qu'on a de lui, cela ne fait au contraire que le redoubler. La consommation de la joie est-elle l'extinction du désir? c'est plutôt comme de l'huile qu'on jette sur le feu, car le désir même est un feu. Il en est ainsi. La joie sera comblée, mais on ne cessera point de désirer, non plus que de chercher. Or pensez, si vous le pouvez, une recherche sans indigence, et un désir sans peine d'esprit. La présence sans doute bannit l'un, et l'entière possession exclut l'autre.

2. Écoutez maintenant à quel sujet je vous ai dit ceci, c'est afin que quiconque de vous cherchera Dieu, sache qu'il cri a été prévenu et cherché avant qu'il le cherche. Car sans cette connaissance nous pourrions convertir un grand bien eu un grand mal, si, remplis des biens du Seigneur, nous ne nous servions des dons que nous en avons reçus comme si nous ne lus 'avions point reçus, et n'en rendions point gloire à bien. C'est sans doute comme cela qu'il arrive que ceux qui parais sent très-grands à cause des grâces qu'ils ont reçues, sont très-petits devant Dieu, parce qu'ils ne les connaissent point. J'ai trop peu dit en disant qu'ils deviennent très-petitsde grands qu'ils étaient. J'ai voulu vous épargner en ne vous exposant pas ma pensée dans toute sa force. J'aurais dû dire que de très-bonsqu'ils étaient, ils deviennent très-méchants. Car c'est une chose certaine et indubitable, que celui-là est d'autant plus méchant qu'il parait meilleur, s'il s'attribue ce qui le fait paraître si bon. Et c'est un des plus grands crimes qu'on puisse commettre. Quelqu'un dira peut-être. A Dieu ne plaise que je sois dans ce sentiment; je reconnais que c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis; mais si, en attendant, il tâche d'acquérir de la gloire par le moyen de cette grâce qu'il a reçue, n'est-ce pas un voleur et un larron? Que celui qui agit de la sorte écoute cette parole: «Je vous juge par votre propre bouche, méchant serviteur (Lc 19,22).» Qu'y a-t-il de plus criminel qu'un serviteur qui usurpe la gloire de son maître.

3. «J'ai cherché dans mon petit lit durant les nuits, celui qu'aime mon âme.» Mon âme cherche le Verbe, mais il l'a cherchée auparavant. Autrement, une fois sortie ou chassée de la présence du Verbe, elle ne retournera plus pour jouir des biens qu'elle a perdus, si le Verbe ne la cherche. Notre âme, laissée à elle-même, est un esprit qui s'en va et qui rie revient point. Écoutez les plaintes et la prière d'une âme errante et vagabonde: «J'ai erré, dit-elle, comme une brebis égarée, cherchez, s'il vous plait, votre serviteur (Ps 119,176). «O homme, vous voulez revenir, mais si cela dépend de votre volonté, pourquoi demandez-vous de l'aide et du secours? Pourquoi mendiez-vous ailleurs ce que vous trouvez en vous avec abondance? Il est manifeste qu'il veut, et qu'il ne peut; mais c'est un esprit qui s'en va et ne revient point, quoique celui qui ne veut pas même revenir soit encore bien plus éloigné du salut. Je ne voudrais pas dire que cette âme qui désire de retourner à Dieu, et d'être cherchée de lui, soit entièrement exposée et abandonnée. Car d'où lui vient cette volonté? C'est sans doute de ce que le Verbe l'a déjà visitée et cherchée, et cette recherche n'a pas été inutile, puisqu'elle a opéré la volonté, sans laquelle le retour était impossible. Mais il ne suffit pas d'être cherché une fois, tant la langueur de l'âme est grande, et tant elle a de peine à revenir. Elle le veut, il est vrai. Mais que sert la volonté sans la puissance? «Je veux faire le bien, dit l'Apôtre, mais je ne vois point comment je le puis faire(Rm 7,18).» Qu'est-ce donc que demande le Prophète que nous avons cité tout à l'heure? Il ne demande autre chose. que d'être cherché; ce qu'il ne demanderait pas, s'il ne l'avait déjà été, ou s'il l'avait assez été. «Cherchez, dit-il, votre serviteur (Ps 119,176),» et que celui qui m'a donné la volonté de bien faire, m'en donne encore la force, selon son bon plaisir.

4. Je ne crois pas néanmoins que les paroles de l'Épouse puissent convenir à une âme qui n'a pas encore reçu la seconde grâce, et qui veut, mais qui ne peut approcher de celui qu'elle aime. Car comment ce qui suit pourrait-il s'appliquer à elle? se lever, faire le tour de la ville, chercher son bien-aimé, par les rues et par les places publiques (Ct 3,2). «puisqu'elle même a besoin d'être cherchée, que celle qui peut faire cela le fasse. Qu'elle se souvienne seulement qu'elle a été cherchée et aimée la première, et que c'est ce qui fait qu'elle cherche et qu'elle aime. Prions, mes frères, que ces miséricordes nous préviennent bientôt, parce que nous sommes extrêmement pauvres. Ce que je ne dis pourtant pas de nous tous; car je sais qu'il y en a beaucoup parmi vous qui tâchent de reconnaître l'amour dont Jésus-Christ nous a aimés, et qui le cherchent en simplicité de coeur; mais il y en a quelques-uns, et. je le dis à regret, qui ne nous ont encore donné aucune marque de cette prévention salutaire, et par conséquent aucun signe de salut; qui s'aiment eux-mêmes, non le Seigneur, et qui cherchent leurs propres intérêts, non les intérêts de Dieu.

5. «J'ai cherché, dit l'Épouse, celui qu'aime mon âme.» C'est à quoi vous provoque la bonté de celui qui vous a prévenue, en vous cherchant et en vous aimant le premier. Vous ne le chercheriez et vous ne l'aimeriez point, ô âme, si vous n'en aviez été cherchée et aimée auparavant. Vous n'avez pas été prévenue d'une seule bénédiction, mais de deux, de l'amour et de la recherche. L'amour est la cause de sa recherche, et sa recherche est le fruit et le gage assuré de son amour. Vous avez été aimée afin que vous ne craigniez point qu'on vous cherchât pour vous punir. Vous avez été cherchée, afin que vous ne vous plaignissiez point d'avoir été aimée inutilement. L'une et l'autre de ces deux grandes faveurs vous ont donné de la hardiesse et ont banni la honte, vous ont persuadé de revenir et ont ému votre affection. C'est de là que procèdent ce zèle et cette ardeur de chercher celui qu'aime votre âme, parce qu'infailliblement vous ne le pourriez pas chercher, s'il ne vous eût cherchée, et vous ne pourriez pas maintenant ne le point chercher après qu'il vous a cherchée.

6. Mais n'oubliez pas d'où vous êtes arrivée là, et pour me faire à moi-même l'application de ce que je dis là, car ce procédé est plus sûr, n'est-ce pas vous, ô mon âme qui, ayant quitté votre premier époux, avec qui il vous était si avantageux de demeurer avec lui, avez violé la foi que vous lui deviez pour aller après vos amants? Et maintenant que vous avez commis avec eux autant d'adultères qu'il vous a plu, et que peut-être vous en avez été méprisée, vous avez l'impudence et l'effronterie de vouloir retourner à celui que vous avez méprisé avec tant d'insolence. Quoi? Lorsque vous ne deviez songer qu'à vous cacher, vous cherchez la lumière, et vous courez à votre époux lorsque vous méritez plutôt de lui des coups que des baisers? N'avez-vous point peur qu'au lieu d'un époux qui vous caresse, vous ne trouviez un juge qui vous condamne? Heureux celui qui entendra son âme répondre ainsi à ces reproches: Je ne crains point, parce que j'aime. Et je n'aime pas seulement, mais je suis aimée. Car si je n'étais aimée, je n'aimerais point. Que peut appréhender celle qui est aimée. Que celles qui n'aiment point appréhendent, parce qu'elles n'ont pas sujet de croire qu'on les aime. Mais pour moi qui aime, je ne doute pas plus que je sois aimée, que je ne doute que j'aime. Je ne puis redouter la présence de celui dont j'ai ressenti l'amour. Me demandez-vous en quoi je l'ai ressenti? En ce qui étant aussi misérable que je suis, non-seulement il m'a cherchée, mais encore il m'a donné le désir de le chercher, et par conséquent la certitude de le trouver dans ma recherche. Pourquoi ne correspondrais-je pas à sa recherche, puisque je corresponds à son amour? Se mettra-t-il en colère lorsque je le chercherai, lui qui ne s'y est point mis lorsque je l'ai méprisé? Il m'a cherché quand je le méprisais, pourquoi me repousserait-il maintenant que je le cherche? L'esprit du Verbe est doux et bienveillant, il me fait entendre sa bonté extrême, le zèle et l'affection qu'il a pour moi. Et il ne peut pas ignorer ces choses, puisqu'il sonde les plus hauts secrets de Dieu, et sait que ces pensées ne sont que des pensées de paix et non pas d'indignation. Comment ne serais-je point animée à 1e chercher, moi qui ai éprouvé sa clémence et qui suis persuadé de ma réconciliation avec lui?

7. Mes frères, penser à ces choses, c'est être cherché du Verbe; en être persuadé, c'est être trouvé de lui. Mais tous ne comprennent pas cette parole. Que ferons-nous à nos petits enfants, je veux dire à ceux qui ne font encore que commencer et qui néanmoins ne sont pas absolument dans l'enfance de la vertu, puisqu'ils ont déjà le commencement de la sagesse, car ils sont soumis les uns aux autres, dans la crainte de Jésus-Christ? Comment, dis-je, leur persuaderons-nous que cela se passe ainsi dans l'Épouse, puisqu'ils ne l'ont pas encore expérimenté eux-mêmes? Il faut que nous les renvoyions à une personne dont la foi ne leur peut être suspecte. Qu'ils lisent dans un livre ce qu'ils ne croient pas dans le coeur d'autrui parce qu'ils ne le voient pas? Il est écrit dans les prophéties: «Si un mari quitte sa femme et qu'elle, se retirant, en épouse un autre, pourra-t-elle retourner à son premier mari? Cette femme là ne sera-t-elle pas impure et souillée? Mais vous, vous vous êtes prostituée à plusieurs, et cependant le Seigneur ne laisse pas de vous dire: Retournez à moi, et moi je vous recevrai (Jr 3,1).» Ce sont les paroles du Seigneur. Il n'est pas permis d'en révoquer en doute la vérité. Qu'ils croient ce qu'ils n'ont pas encore éprouvé, afin que, par le mérite de leur foi, ils soient dignes un jour d'en avoir l'expérience. Je crois que nous avons assez expliqué as que c'est que d'être cherché par le Verbe, et quel besoin l'âme a d'en être cherchée, quoique celle qui l'a éprouvé le connaisse encore plus parfaitement et plus heureusement. Il reste à montrer dans le discours suivant que les âmes altérées de la grâce cherchent celui dont elles ont été cherchées, ou plutôt apprenons-le de celle dont il est question ici, et qui cherche celui qu'aime son âme, l'époux de l'âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé au dessus de tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 82