Bernard, Lettres 92

LETTRE XCII. AU ROI D'ANGLETERRE, HENRI.



L'an 1132

Saint Bernard le prie de vouloir bien accorder sa faveur aux religieux qu'il envoie en Angleterre, pour y fonder un monastère.

Au très-illustre Henri, roi d'Angleterre, Bernard, abbé de Clairvaux, humble soumission et service fidèle des rois de la terre au Roi du ciel.

Il y a dans votre pays un bien a appartenant à notre commun maître qui a mieux aimé le payer do son sang que de ne pas l'avoir. J'ai formé le projet de le remettre en possession de ce bien, et de votas envoyer, pour cela, une partie de mes gens qui en feront une ardente recherche, si vous le permettez, le découvriront là où il est et le rendront à son maître. C'est dans ce but, pour s'assurer exactement du véritable état (a) des choses et pour m'en rendre un compte fidèle, que je vous envoie les religieux que vous voyez maintenant devant vous; veuillez leur prêter aide et assistance comme à des envoyés de votre Seigneur auquel vous rendrez ainsi l'hommage que vous lui devez (b). Je le prie de vous combler, en retour, jusqu'à la fin de vos jours, de gloire et d'éclat, de bonheur et de prospérité, pour le salut de votre âme et la renommée de votre règne en même temps que pour la paix et le bien de vos sujets.

a Saint Bernard veut parler ici des rimés appelles à la vie religieuse; c'est pour elles qu'il envoya en Angleterre des moines de Mordre de Citeaux, fonder l'abbaye de Ridal. Voir la note de Mabillon.a Saint Bernard emploie souvent cette expression l'être d'une chose ou d'un homme pour en signifier l'état, comme on peut le voir dans les lettres cent dix-huitième et trois cent quatrième.b Les princes et les rots sont comme tes vassaux de Dieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XCII. A HENRI, ROI D'ANGLETERRE.

74. Il y a dans votre pays un bien appartenant à notre commun maître... L'histoire de l'abbaye de Wells, en Angleterre, nous fait connaître. ce qu'il faut entendre par ces paroles de notre Saint. Voici ce qu'on y lit (Hist. des monast. d'Anglet., tome Ier, p. 733): «Bernard, abbé de Clairvaux, avait envoyé des détachements de son armée d'invasion prendre possession des pays les plus éloignés; ils remportaient partout de brillantes victoires sur l'antique ennemi du salut et lui arrachaient sa proie des mains pour la remettre entre celles du souverain Roi. Le Ciel lui avait inspiré la pensée d'envoyer en Angleterre de sa noble vigne de Clairvaux quelque plant de grande espérance pour recueillir des fruits dans ces contrées, comme il le faisait dans le reste de l'univers. On possède encore la lettre même qu'il écrivit pour ses religieux au roi d'Angleterre, et dans laquelle il lui dit que son royaume renfermant une sorte de butin qui appartient à son maître, il y envoie de ses meilleures troupes pour le rechercher, s'en emparer et le rendre a celui à qui il appartient. Il engage le roi à prêter assistance à ces envoyés, et à ne pas manquer en cette circonstance de remplir les devoirs qu'il doit au suzerain dont il n'est que le feudataire. C'est ce qui arriva. Les religieux de Clairvaux furent reçus avec honneur par le roi Henri, ainsi que par ses sujets, et jetèrent dans la province d'York les fondements de l'abbaye de Ridal. Ce fut le premier établissement de l'ordre de Cîteaux dans cette partie de l'Angleterre.» On peut voir sur Henri Ier du nom, les notes de la lettre cent trente-huitième (Note de Mabillon).



LETTRE XCIII. A HENRI, ÉVÊQUE DE WINCHESTER.



L'an 1132.

Bernard le salue très-respectueusement.


Au très-illustre seigneur Henri (c), par la grâce de Dieu, évêque de Winchester, le frère Bernard de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

C'est avec bien de la joie que nous avons appris, de différentes sources, que Votre Grandeur daigne faire quelque cas de notre bassesse; bien que je me juge indigne de l'honneur que vous me faites, je ne puis y demeurer indifférent; je vous en témoigne donc toute ma reconnaissance, sinon comme je le devrais, du moins autant que je le puis. Je ne doute pas que vous n'acceptiez d'humble marque que je vous en donne ou plutôt que vous en obtenez de moi, puisque vous avez bien voulu me prévenir vous-même par votre affection et par l'honneur que vous m'avez fait.

Je ne veux point vous écrire plus longuement avant de savoir, par un mot de votre main, si ces quelques lignes vous ont été agréables. Vous pouvez d'ailleurs confier votre réponse de vive voix ou par écrit à l'abbé Oger, qui est chargé de vous remettre ce billet. Je prie Votre Excellence de vouloir bien honorer ce religieux de son estime et de sa confiance; il en est digne par son honnêteté, son savoir et sa piété.

c Henri, évêque de Winchester, en Angleterre, était abbé de Glaston, quand il succède à Guillaume Giffard sur le siège de Winchester en 1128. Les historiens anglais en parlent avec éloge, de même que Henri d'Huntebourg. Voir le Spicilège, tome 8, p.190, où il est appelé neveu du roi Henri. «une sorte de monstre, un moine-soldat.» (Voir aussi la note de Mabillon.)

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XCIII,

75. A Henri, évêque de Winchester, neveu, par sa mère, du roi d'Angleterre Henri I, frère du roi Etienne et fils d'Étienne, comte de Blois. «Sa mère, Adèle, au dire de Guillaume de Neubourg, ne voulant pas paraltre n'avoir eu des enfants que pour le siècle, le fit tonsurer à Cluny,» en 1126, comme on le voit longuement rapporté dans l'Histoire de l'abbaye de Glaston, qui le compte au nombre des abbés de ce monastère, en disant: «Ce fut un homme extrêmement versé dans les lettres et d'une régularité de moeurs extraordinaire. Il fit tant de bien par son excellente administration au monastère de Glaston que sa mémoire y vivra éternellement (Histoire des ordres monast. d'Anglet., tome 2, p. 18).»

Henri fut élevé plus tard au siège de Winchester, et saint Bernard se plaignit de lui en ces termes dans sa deux cent trente-septième lettre adressée au pape Eugène: «Que dirai-je de monseigneur l'évêque de Winchester? ses oeuvres témoignent assez de ce qu'il est,» Non content d'avoir extorqué des places de guerre de princes qu'il avait invités à sa table, au rapport de Harpsfeld, il avait consacré évêque d'York l'intrus Guillaume, selon ce que dit Roger dans ses Annales, à l'année 1140, en lui donnant le titre de légat du saint Siège.

Ce serait donc à tort que Brito et Henriquez le compteraient parmi les Cisterciens, et que ce dernier, en particulier, le présenterait comme un homme d'une éminente sainteté (Ménolog. de Cit. au 11 oct.), d'après Wion,qui en parle dans son Bois de vie comme d'un homme doué du don de prophétie, parce qu'à son lit de mort, recevant la visite de son neveu Henri, il lui prédit qu'il serait puni de Dieu pour avoir assassiné saint Thomas de Cantorbéry, dont il avait été le consécrateur. Mais il a pu parler ainsi aussi bien sous l'inspiration de la crainte que de l'esprit prophétique, comme Manrique le fait remarquer avec raison dans ses Annales. Pierre le Vénérable lui a écrit plusieurs lettres, entre autres la vingt-quatrième et la vingt-cinquième du livre 4, où il lui demande de revenir à Cluny pour l'y ensevelir. Cédant à cet appel, de même qu'à la lettre du pape Adrien IV et aux prières du roi de France et des grands de Bourgogne, comme on le voit dans les notes de Duchesne, à la Bibliothèque de Cluny, il se fit précéder de ses trésors, dont il avait chargé Pierre le Vénérable, et passa, sans la permission du roi Henri, d'Angleterre en France, pour se rendre à Cluny en 1155. Cette abbaye avait alors des dettes énormes qu'il paya de sou argent; il dépensa pour la nourriture de quatre cents religieux qui vivaient à Cluny 7,000 marcs d'argent, qui équivalent à la somme de 40,000 livres. Il donna quarante calices pour la célébration du saint sacrifice, et un ornement de soie d'un grand prix; il ensevelit de ses propres mains Pierre le Vénérable, mort le 1er janvier 1157. Etant retourné dans son évêché, il mourut lui-même, au grand regret des religieux de Cluny, le 9 août 1171.




LETTRE XCIV. A L'ABBÉ D'UN MONASTÈRE D'YORK QUE LE PRIEUR AVAIT QUITTÉ EN EMMENANT QUELQUES RELIGIEUX AVEC LUI.

L'an 1132.

1 . Vous m'écrivez d'outre-mer pour me demander un avis que j'aurais préféré vous voir demander à un autre. Je me trouve dans un double embarras. Si je ne vous réponds pas, vous pourrez prendre mon silence pour une marque de peu d'estime; et si je vous réponds, je m'expose, quoi que je fasse, à causer de la peine à l'un ou à donner à l'autre une sécurité qu'il ne peut avoir, ou du moins à la lui donner plus grande qu'il ne faut. Si quelques-uns de vos religieux vous ont quitté, ce n'est le fait ni de moi ni d'aucun des miens, cela s'est fait à mon insu et sans qu'on m'ait consulté ni entendu. J'incline à croire que c'est de Dieu que leur est venue une pensée dont vous n'avez pu les détourner, malgré tous vos efforts; sans doute ils sont également portés à le croire, puisqu'ils ont tant à coeur de savoir aussi ce que je pense de ce qu'ils ont fait; toutefois je suis convaincu qu'ils ne sont pas sans éprouver quelques remords de vous avoir quitté, car si leur conscience, comme celle de l'Apôtre, ne leur reprochait rien, la paix de leur âme ne serait pas troublée. Mais enfin que dois-je faire pour ne blesser personne, ni par mon silence, ni par mes réponses? Peut-être pourrai-je me tirer d'embarras en chargeant des lèvres beaucoup plus savantes et plus autorisées que les miennes de répondre pour moi à ceux qui m'interrogent. Ce sera donc le saint pape Grégoire qui résoudra leurs difficultés: «Quiconque, dit-il dans son Pastoral, a pris la résolution d'embrasser un état plus parfait, ne peut plus revenir sur ses pas, pour entrer dans un état d'une moindre perfection,» ce qu'il prouve par ces paroles de l'Evangile: «Celui qui regarde en arrière après avoir mis la main à la charrue n'est pas digne du royaume de Dieu (Lc 9,62);» puis il continue en disant: «Celui qui renonce à un état plus parafait qu'il avait embrassé pour en suivre un autre qui l'est moins, est précisément l'homme qui regarde en arrière (S. Grég.,3 part. Past., ch. 28).» Le même pape, dans sa troisième homélie sur Ezéchiel, ajoute: «Il y a des gens qui goûtent la vertu, se mettent à la pratiquer, et, en même temps, forment le projet de tendre à une perfection plus grande; puis ils changent d'intention et renoncent à poursuivre plus longtemps leur route dans des voies plus parfaites, ils ne cessent pas, il est vrai, de faire le bien qu'ils ont commencé d'entreprendre, mais ils manquent de courage pour exécuter ce qu'ils avaient conçu de plus parfait. Aux yeux des hommes, ces gens-là ne semblent pas avoir cessé d'être debout, mais devant Dieu ils sont tombés, parce qu'ils n'ont pas persévéré dans leur entreprise.»

a Geoffroy, abbé du monastère de Bénédictins de Sainte-Marie, au diocèse d'York. Douze religieux quittèrent cette maison avec leur prieur pour se rendre dans un monastère de Cisterciens; entravés dans l'exécution de leur projet, ils se réfugièrent chez Turstin, archevêque d'York; saint Bernard le loue, dans la lettre suivante, de l'assistance qu'il leur a donnée. Voir la note de Mabillon et la lettre trois cent treizième adressée a Geoffroy.


2. Voilà le miroir où j'engage vos religieux à contempler, non pas les traits de leur visage, mais ceux de leur âme, depuis qu'ils ont conçu leur dernier projet. Qu'ils s'y regardent et se jugent avec soin, leurs propres consciences les absoudront ou les condamneront de cette sentence que porte tout homme vraiment spirituel qui juge de tout et n'est lui-même jugé par personne. Pour moi, je me garde bien de décider si l'état qu'ils ont quitté est plus ou moins parfait et élevé, plus ou moins sévère ou relâché que celui qu'ils ont embrassé ensuite, c'est à eux d'en juger en se réglant sur ce que dit saint Grégoire. Quant à vous, mon révérend père, je vous dirai avec autant d'assurance que de vérité qu'il ne vous appartient pas d'entraver les vocations, car il est dit: «Ne gênez pas celui qui peut faire du bien, et, si vous le pouvez, faites-en vous-même (Pr 3,27).» Mettez donc toute votre gloire dans le bien que font vos enfants; car la sagesse du fils est l'orgueil du père. En tout cas, que personne ne m'en veuille de n'avoir pas gardé la vérité cachée dans mon coeur; peut-être, d'ailleurs, ne l'ai je que trop peu laissée paraître pour éviter tout scandale.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XCIV.

76. A Richard, abbé de Wells, La trois cent treizième lettre indique clairement que c'est de l'abbaye de Bénédictins de Sainte-Marie d'York qu'il passa chez les Cisterciens; ce fait se trouve également confirmé par l'Histoire des ordres monastiques d'Angleterre, à l'endroit où il est question de l'abbaye d'York, et surtout de celle de Wells. C'est dans cette histoire que nous avons puisé les renseignements que nous donnons ici sur le sujet de cette lettre et des deux précédentes.

L'abbaye de Sainte-Marie d'York fut fondée en 1088, par le comte Alaris, fils de Guy, comte de Bretagne, dans l'Eglise de Saint-Olaf, prés d'York, que Guillaume le Roux surnomma plus tard Sainte-Marie. On y fit venir du monastère de Witteby l'abbé Etienne et quelques religieux Bénédictins. La discipline religieuse y fut d'abord en honneur; mais vers l'année 1132, sous Geoffroy, troisième abbé de ce monastère, le relâchement commença à s'introduire dans cette abbaye. C'était l'époque où l'ordre Cîteaux jetait un vif éclat dans le monde entier; il avait pénétré en Angleterre et fondé son premier établissement de Wavre (a) en 1128. Dans un mouvement de pieuse émulation, douze moines de Sainte-Marie, qui ne pouvaient obtenir de leur abbé la permission de passer chez les Cisterciens, implorèrent l'appui de Turstin, archevêque d'York, pour mettre leur projet à exécution, et sous sa conduite, le 4 octobre de l'année 1132, nonobstant l'opposition de leur abbé, ils partirent de leur monastère au nombre de douze prêtres et un lévite. C'étaient les deux Richard, l'un prieur et l'autre sacristain de la maison, et les autres dont l'Histoire des monastères d'Angleterre donne la liste; ils n'emportèrent de leur couvent que l'habit dont ils étaient vêtus. Troublé par ce départ l'abbé Geoffroy écrivit aux pères d'Angleterre, aux évêques et aux abbés de son voisinage, ainsi qu'à saint Bernard lui-même, pour se plaindre de l'atteinte portée, en ce cas, aux droits de toutes les maisons religieuses sans distinction. L'évêque Turstin écrivit à Guillaume, archevêque de Cantorbéry, une lettre apologétique, en même temps que saint Bernard en adressait de son côté une à Turstin et aux treize religieux, pour les féliciter, et une autre à l'abbé Geoffroy pour justifier leur démarche. Cependant ces religieux se tenaient renfermés dans la demeure épiscopale de Turstin; et comme ils refusaient, malgré les censures de leur abbé, de retourner dans leur ancien monastère, l'évêque Turstin leur donna sur les bords du Rippon, pour s'y bâtir une maison, un endroit qui n'avait jamais été cultivé jusqu'alors, couvert de ronces et d'épines et situé au milieu de monts et de rochers qui le dominaient de tous côtés. Leur prieur Richard leur fut donné pour abbé par Turstin, qui lui donna la bénédiction le jour de Noël. Après avoir passé l'hiver tout entier sous un orme dans une incroyable austérité, ils se donnèrent, avec l'endroit qui leur avait été cédé et qu'ils avaient appelé Wells, à saint Bernard qui leur envoya un religieux nommé Geoffroy, d'Aimayo, des mains duquel ils reçurent la règle de Cîteaux, avec une ardeur incroyable et une grande piété (Note de Mabillon).

a Dans le comté de Surrey.


LETTRE XCV. A TURSTIN, ARCHEVÊQUE D'YORK.

L'an 1132.

Bernard loue sa charité envers les religieux.

A son très-cher père et révérend seigneur Turstin, par la grâce de Dieu archevêque d'York, Bernard, abbé de Clairvaux, très-profond salut.

La renommée, j'en ai maintenant la preuve, n'a rien publié de vous que l'éclat de vos bonnes oeuvres n'égale ou ne surpasse. C'est aux actes, en effet, qu'on peut se convaincre que ce qu'elle va racontant partout n'est pas un vain bruit, une gloire sans fondement: de quel éclat ne viennent pas de briller particulièrement votre zèle pour le bien ainsi que votre ardeur et votre énergie sacerdotale pour la défense de pauvres religieux qui n'avaient pas de soutien (a)! Un jour l'assemblée des saints redira vos oeuvres de miséricorde et l'abondance de vos aumônes; mais en le faisant elle ne publiera rien qui ne vous soit commun avec beaucoup d'autres, car quiconque possède les biens de ce monde en doit une partie aux pauvres. Votre titre de gloire, à vous, c'est votre épiscopat, ce sont les preuves insignes de votre bonté paternelle, c'est ce zèle ardent, ce feu divin qui vous consument pour la défense des pauvres du Christ et qui n'ont pu être allumés dans votre âme que par Celui qui a des anges aussi prompts que le vent et des ministres aussi ardents que des flammes dévorantes; oui, voilà ce qui vous appartient et n'est propre qu'à vous, ce qui rehausse l'éclat de votre charge et couronne très-bien votre dignité. Je mets une très-grande différence entre secourir les pauvres, les sentiments de la nature nous portent à le faire, et aimer la sainte pauvreté, ce qui ne peut être que le fruit de la grâce. «Si vous voulez éviter le péché, dit l'Ecriture, visitez et secourez votre semblable (Jb 5,24).» C'est donc commencer par se tenir éloigné du mal que de donner à l'indigent le morceau de pain dont il a besoin, mais c'est aller plus avant dans la voie du bien que de soutenir la pauvreté des saints. Aussi est-il dit encore Gardez votre aumône dans votre main jusqu'à ce que vous ayez trouvé un juste à qui vous la donniez. Quelle récompense aura-t-on pour avoir suivi ce conseil: On vous répond: «Celui qui reçoit un juste parce qu'il est juste recevra la même récompense que ce juste (Mt 10,41).» Commençons donc par faire l'aumône quand la nature réclame de nous que nous la fassions, si nous voulons éviter de pécher; puis secourons les pauvres de Dieu pour mériter la récompense de la grâce. C'est ce que vous avez fait, c'est le double mérite de votre admirable conduite, et comme le bien que vous nous avez fait dans le temps, mon très-révérend et très-aimable Père, est un fruit de la grâce, il ne cessera d'être pour vous un motif de bénir Dieu dans l'éternité.

a On peut voir ce que fit Turstin dans l'intérêt de ces religieux qui s'étaient réfugiés chez lui avec le désir d'embrasser une vie plus austère, par une lettre de cet archevêque que nous avons extraite de l'Histoire des monastères d'Angleterre pour la placer après celles de saint Bernard.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XCV. A L ARCHEVEQUE D'YORK.

77. Et aimer la sainte pauvreté... Saint Bernard recommande l'aumône faite à des religieux comme étant plus sainte et plus méritoire que celle qui ne s'adresse qu'aux mendiants vulgaires. Voir Eccli., XII,1 et 2; Corneil et Bonartius sur ce même endroit, et saint Matthieu, X,41, où il dit: «Celui qui reçoit un prophète parce qu'il est prophète... et celui qui reçoit un juste parce qu'il est juste, recevra la récompense du juste, etc.» Par ces paroles, continue Suarez, Jésus-Christ insinue que . si notre aumône ne s'adresse qu'à l'homme, parce que c'est un homme, elle est un bien de l'ordre naturel; mais si elle lui est faite par ce que c'est un fidèle, un concitoyen des saints, un membre de la famille de Dieu, c'est une oeuvre d'un mérite plus élevé et surnaturel (voir Suarez, livre 2, de la Nécessité de la grâce, chap. 16, n. 10).» Il a raison en est que par cette aumône ainsi faite on coopère à l'oeuvre du prophète, du prédicateur de l'Evangile ou du religieux, etc., attendu que par les secours qu'on leur donne on les aide à remplir les devoirs de leur vocation et de leur état, on les soutient et on les nourrit-; on participe donc à leur travail et aux mérites qu'ils acquièrent et, par conséquent, on a une part dans ces mérites et un droit à faire valoir dans la récompense qu'ils obtiennent, proportionnellement à la mesure du concours et de la charité qu'ils ont reçus de nous. Saint Grégoire dit quelque chose de semblable dans sa vingtième homélie sur les Evangiles, quand il fait remarquer «que l'orme qui ne porte point de fruit s'approprie ceux de la vigne dont il soutient les pampres chargés de raisins.» De même celui qui par l'aumône vient en aide au juste s'approprie les bonnes oeuvres que fait le juste et est censé faire le bien par les mains de ce dernier. Saint Jérôme, s'adressant à Vigilance, «qui ne voulait pas qu'on envoyât des aumônes à Jérusalem pour secourir les chrétiens qui y étaient,» recommande aux fidèles de donner surtout aux pauvres que leur piété et leur religion distinguent des autres, et il cite à l'appui de ce qu'il dit l'exemple de saint Paul, en ajoutant: «Nous ne disons pas qu'il ne faut point faire l'aumône à tous les pauvres quels qu'ils soient, aux Juifs mêmes et aux Samaritains, si on dispose de ressources suffisantes pour cela, car l'Apôtre veut qu'on secoure tous ceux qui sont dans le besoin, mais en commençant d'abord par ceux qui sont de la famille de Dieu. Car c'est de ces derniers que parlait le Sauveur quand il disait dans l'Evangile: Faites-vous, avec l'argent de l'iniquité, des amis qui vous reçoivent... En effet, ces pauvres, sous les haillons et dans la misère desquels bouillonnent dans le coeur les passions mauvaises, seront-ils jamais en possession des tabernacles éternels? Dépourvus des biens de la vie présente, ils sont sans espérance pour ceux de la vie future. S'il est dit: Bienheureux les pauvres, ce n'est pas de tous les indigents qu'il est ainsi parlé, mais seulement des pauvres d'esprit, auxquels pensait celui qui disait: Heureux l'homme qui discerne l'indigent..., etc. Quand il s'agit des pauvres ordinaires, il n'y a pas besoin de discernement mais de secours. Mais lorsqu'il est question des pauvres qui sont saints, on est heureux de savoir les discerner afin de leur donner des secours qu'ils reçoivent en rougissant; mais quand ils les ont reçus, ils en sont débiteurs, et s'ils ont moissonné des biens temporels, ils sèment des biens spirituels.» Ainsi parle saint Jérôme, chap. VI (Note de Horstius).

78. Il est plus facile, en effet, de trouver des hommes du monde qui se convertissent. - C'est un fait bien digne de remarque et peut-être bien: surprenant pour beaucoup de gens, mais d'une expérience continuelle. Il faut, je crois, en rechercher la raison dans cet axiome de philosophie: On n'est pas ému par les choses auxquelles on est habitué. Quand un homme du monde entend parler de la sévérité du jugement dernier, de l'éternité des supplices de l'enfer, de l'horreur et de l'inévitable nécessité de la mort, etc., il se sent ému et pénétré de terreur; s'il entend parler de la bonté ineffable de Dieu envers les hommes, de la passion douloureuse, de la mort de Notre-Seigneur et de tous les autres mystères de la rédemption, il est touché et attendri; car ce qui est nouveau nous frappe davantage, de même que ce qui est rare attire beaucoup plus notre attention.

Mais chez un religieux devenu tiède, il semble que l'habitude d'entendre parler régulièrement tous les jours de ces merveilles, a formé des cals dans ses oreilles; aussi n'est-il presque plus touché quand il les entend (Voir Alphonse Rodriguez dans ses Exercices de la perfection, page 9, traité 2, chap. 8). On ne saurait non plus passer sous silence, dans un pareil sujet, les paroles de saint Jean Chrysostome, ou plutôt de l'Ouvrage incomplet sur saint Matthieu, homélie 40. Voir ce passage (Note de Horstius).



LETTRE XCVI. A RICHARD (a), ABBÉ DE WELLS (b), ET AUX RELIGIEUX DE SA COMMUNAUTÉ QUI AVAIENT PASSÉ DANS L'ORDRE DE CÎTEAUX.

a Il avait été prieur du monastère de Sainte-Marie d'York, qu'il quitta suivi de douze autres religieux, ainsi que nous l'avons vu plus haut. Il mourut à Rome, comme on le voit dans l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 744. Il eut pour successeur un autre Richard, ancien sacriste du même monastère de Sainte-Marie d'York, lequel mourut à Clairvaux, comme il est dit dans la même histoire, page 745 du même tome, il est question de lui dans la trois cent vingtième lettre de saint Bernard.b Le monastère de Wells, au diocèse d'York, embrassa la règle de Citeaux en 1132. On est étonné en voyant quelle fut la ferveur des religieux de cette abbaye, dans le tome premier de l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 733 et suivantes. On peut consulter aussi les lettres trois cent treizième et trois cent vingtième, pont ce qui Concerne la mort de cet abbé Richard, le second de et nom, et le deuxième aussi dans l'ordre de succession.


L'an 1132.

Bernard les félicite d'avoir embrassé une règle plus sainte.

Que de merveilles nous apprenons et quelles bonnes nouvelles les deux Geoffroy nous apportent! Ainsi, le feu sacré d'en haut s'est rallumé dans vos âmes, votre langueur a disparu, la sainteté pousse en vous de nouvelles fleurs! Evidemment le doigt de Dieu est là, c'est lui qui agit avec cette délicatesse, renouvelle tout avec tant de douceur, vous change si fort à propos et vous rend non pas de mauvais bons, mais de bons meilleurs que vous n'étiez. Que je serais heureux de pouvoir me transporter auprès de vous pour contempler ce miracle de mes propres yeux! Car c'en est un pour moi, qui me cause plus d'étonnement et de joie que ne pourrait le faire une simple conversion. Il est plus facile, en effet, de trouver des hommes du monde qui se convertissent que des religieux qui de bons deviennent meilleurs qu'ils n'étaient. Vous savez comme il est rare d'en trouver qui s'élèvent dans les voies de la perfection un peu plus haut que le point où ils se sont une fois arrêtés: aussi plus le spectacle que vous offrez est rare et salutaire, plus il est cher et fait pour combler de joie et de bonheur l'Église entière, ainsi que moi qui m'estimerais bien heureux de pouvoir contribuer en quelque chose à votre sainteté. La prudence vous taisait un devoir de vous éloigner de cette vie qui tient le milieu entre la règle et le dérèglement et de sortir d'une tiédeur qui eût obligé Dieu à vous rejeter; c'était même pour vous un devoir de conscience de le faire, car vous savez qu'il n'est pas sûr pour des hommes qui ont embrassé une règle sainte de s'arrêter avant d'avoir atteint le but où elle conduit. Je suis on ne peut plus affligé de ne pouvoir, à cause des obligations qui réclament tout mon temps et du départ précipité de votre commissionnaire, vous exprimer plus longuement les sentiments dont mon coeur déborde et toute l'étendue de mon affection; le frère Geoffroy (a) suppléera de vive voix à l'insuffisance de ma lettre.

a Ce Geoffroy, «homme saint et religieux, qui fonda ou réforma de nombreux monastères,» avait été envoyé par saint Bernard aux religieux de Wells pour les façonner à la règle de son ordre, comme on peut le voir au tome Ier de l'Histoire des monastères d'Angleterre, page 741. Il est appelé d'Amayo, il est fait mention de lui au n.10 du livre IV de la Vie de saint Bernard.


LETTRE XCVII. AU DUC CONRAD.


Vers l'an 1132.

Saint Bernard l'engage à ne pas faire la guerre au comte de Genève s'il ne veut attirer sur lui les vengeances de Dieu.

1. Toute puissance vient de Celui dont parle le prophète quand il dit: «La puissance et l'autorité vous appartiennent, Seigneur, vous régnez sur toutes les nations (1Ch 29,11).» C'est pourquoi je me permets, très-illustre prince, de rappeler à Votre Excellence le respect que vous devez à ce Dieu terrible qui détruit les princes eux-mêmes. Le comte de Genève m'a dit qu'il est disposé à faire droit à toutes vos réclamations justes et fondées: si, après cette déclaration, vous continuez à vous avancer sur ses terres, saccageant les églises et mettant tout à feu et à sang sur votre passage, vous ne pouvez manquer d'allumer contre vous la colère redoutable de Celui qui est le vengeur de la veuve et le père de l'orphelin: or, si jamais vous l'avez contre vous, la valeur et le nombre des troupes à la tête desquelles vous marchez ne vous mettront pas à l'abri de ses coups; le puissant Dieu de Sabaoth fait pencher la victoire du côté qu'il veut, sans tenir compte du nombre des bataillons engagés dans la lutte; qu'il le veuille, un soldat en défait mille, et deux en mettent dix mille en déroute.

2. Le cri des pauvres qui est venu jusqu'à moi inspire à un pauvre religieux la hardiesse de tenir ce langage à Votre Grandeur; je sais, d'ailleurs, que vous trouvez plus digne de vous de céder à la prière des faibles qu'aux menaces d'un ennemi. Ce n'est pas que je croie les forces de votre adversaire supérieures aux vôtres, mais ce que je ne puis oublier, c'est que le Tout-Puissant est plus fort que vous et qu'il se plaît à briser les superbes en même temps qu'il donner la grâce aux humbles. Si je l'avais pu, je serais allé en personne pour traiter avec vous; je vous envoie, à ma place, ces deux religieux pour obtenir, de Votre Altesse, par leurs prières unies aux miennes, que vous consentiez à faire une paix solide, s'il est possible, ou du moins à signer une trêve est attendant que nous puissions obtenir de Dieu que vous acceptiez un arrangement qui soit en même temps honorable pour vous et avantageux à votre pays. Si vous rejetez les propositions gui vous sont faites et si vous êtes sourd à mes prières, ou plutôt aux avis salutaires que Dieu vous donne par ma bouche, je vous abandonne à ses justes, vengeances, car je ne puis penser sans trembler à l'horrible carnage qui ne peut manquer de se faire, si deux atomes de l'importance des vôtres viennent à se rencontrer sur un champ de bataille.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE XCVII.

79. Au duc Conrad. - Samuel Guichenon rapporte dans son Histoire des ducs de Savoie, écrite en français, qu'il songeait à cette époque à prendre les armes contre Amédée, comte de Genève. Munster, dans le troisième livre de sa Cosmographie, dit que Zeringen, qui a donné son nom aux comtes de Zeringen est un château actuellement détruit, situé à un demi-mille de Fribourg en Brisgau. Les ducs de Zeringen, issus des comtes de Hapsbourg par un certain Gebizon vivant au temps de l'empereur Henri 3, durèrent jusqu'en 9357. Le dernier duc de ce nom fut Egon. (Note de Mabillon).



LETTRE XCVIII, A UN INCONNU (a).

a Tel est le titre de cette lettre dans presque tous les manuscrits. Celui de Citeaux porte néanmoins cette autre suscription: «A Bruno de Cologne, comme on le croit, sur le martyre des Machabées. Dans une vieille édition, on lit: a On la croit adressée à l'abbé Hugues de Saint-Victor. a Ce qui a fait croire que cette lettre était adressée à Bruno de Cologne, c'est que les reliques des Machabées sont conservées dans cette ville.; mais il faut remarquer qu'elles n'y furent apportées de Milan qu'après la mort de saint Bernard, par l'évêque Reinold, qui les avait reçues des mains de l'empereur. Frédéric Ier. Dans plusieurs manuscrits, cette lettre est placée immédiatement avant la soixante-dis-septième, adressée à l'abbé Hugues de Saint-Victor.


Saint Bernard explique pourquoi les Machabées sont les seuls martyrs de l'ancienne loi dont l'Eglise fasse la fête (2M 6,18-7,42).

1. Déjà l'abbé Foulques d'Epernay (b) m'a fait la même question que vous adressez à votre très-humble serviteur par le frère Hescelin (c). J'ai toujours différé de lui répondre, espérant découvrir dans les Pères quelque raison de ce qu'il me demandait, et préférant la lui donner plutôt que celle que je pourrais moi-même tirer de mon propre fond. Mais, comme je n'ai pu en trouver une seule, je vous envoie à tous les deux celle qui m'est venue à la pensée, à condition que si vous découvrez quelque chose de mieux à dire, sur ce sujet, dans vos lectures, dans vos entretiens ou dans vos méditations, vous m'en ferez part à votre tour. Vous me demandez donc pourquoi nos Pères ont établi dans l'Eglise pour les seuls Machabées, parmi tous les saints de l'ancienne loi, un jour de fête aussi solennel que celui de nos martyrs. Si je vous dis qu'ayant fait preuve du même courage qu'eux, ils sont dignes maintenant des mêmes honneurs, ce sera bien justifier le culte qui leur est accordé; mais ce n'est pas dire pourquoi on ne le décerne qu'à eux parmi les saints de l'ancienne loi, à l'exclusion de tous ceux qui ont souffert avec un amour égal pour la religion. Si on répond que ces derniers n'ont pas reçu les mêmes honneurs que nos martyrs quoiqu'ils aient montré le même courage dans la souffrance, parce qu'ils n'ont pas souffert à la même époque, il se trouve que la même considération s'applique aux Machabées, qui ne moururent dans les supplices, que pour passer de ce monde dans un séjour ténébreux, et non pour entrer aussitôt dans la lumière des cieux. Car le Premier-né d'entre les morts, celui qui ouvre la porte sans que personne puisse la fermer derrière lui, l'Agneau de la tribu de Juda, n'avait point encore paru ni ouvert la porte des cieux aux saints, et les puissances supérieures n'avaient pas encore chanté à son entrée triomphante: «Princes du ciel, ouvrez vos portes! Et vous, portes éternelles, laissez passer le roi de gloire (Ps 23,7)!» Si donc il ne parait point qu'on doive fêter le trépas de ceux dont la mort ne fut point le passage des peines d'ici-bas aux joies de là-haut, pourquoi y a-t-il une exception pour les Machabées? Ou si l'on ne s'est réglé que sur le courage qu'ils ont déployé, pourquoi tous les autres martyrs sont-ils exceptés?

b Foulques, abbé de Saint-Martin d'Epernay, sur la Marne, dans le diocèse de Reims; c'est le même que celui à qui est adressée la treizième lettre de Hugues Metellus, avec cette suscription: «Au révérend Foulques, abbé d'Epernay, béni en Notre-Seigneur,» au sujet d'un certain chanoine d'Epernay que l'abbé Guillaume réclamait. Foulques fut le premier abbé de ce monastère, après que, sur le conseil de saint Bernard et de Guy, l'ordre des chanoines réguliers y fut établi en 1128; on l'avait fait venir de l'abbaye de Saint-Léon de Toul. On retrouve une lettre sur ce sujet dans le Spicilége, tome 13, pages 805 et suivantes. La fondation de la basilique de Saint-:Martin par le comte Eudes est rapportée à la page 281.
c Cet Hescelin parait être le même que le chanoine de Lille, dont il est parlé dans le tome le, des Analectes, p. 289.


2. Dira-t-on, pour expliquer cette différence, que si les martyrs de la loi ancienne, aussi bien que ceux de la loi nouvelle, ont souffert pour la même cause, ils n'ont cependant pas souffert dans la même condition? Car si les uns et les autres ont également donné leur vie pour la justice, il y a néanmoins cette différence entre eux, que les nôtres sont morts pour n'avoir pas voulu renoncer à la foi, et les autres pour avoir repris ceux qui y renonçaient; les uns, pour conserver ce qu'ils avaient, les autres, pour menacer ceux qui ne le gardaient pas; en un mot, la persévérance dans la foi a fait dans nos martyrs ce que le zèle pour la foi a produit dans ceux de la loi ancienne. Or, parmi les martyrs de l'ancienne loi, les Machabées font seuls exception et ressemblent aux nôtres, non-seulement par la cause, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, mais aussi par la forme de leur martyre, et se sont ainsi montrés dignes des mêmes honneurs que ceux plus nouveaux de l'Eglise. Car, comme les nôtres, ils furent pressés de faire des libations et des sacrifices aux faux dieux, de renoncer à la loi de leurs pères et de fouler aux pieds les commandements de Dieu, et, comme eux, ils ont souffert la mort plutôt que d'y consentir.

3. Il n'en fut pas de même d'Isaïe, de Zacharie et de l'illustre Jean-Baptiste; l'un fut scié, dit-on, l'autre tué entre le temple et l'autel, et le troisième décapité dans sa prison. Si vous me demandez quels furent leurs meurtriers, il se trouve que ce sont des méchants et des impies. La cause de leur mort est la même, car ils ont donné leur vie pour la justice et pour la religion, et le motif n'en est différent pour aucun, c'est la juste et simple exposition de la vérité. Ils annonçaient la vérité à des hommes qui la détestaient, et s'attiraient ainsi de leur part une haine implacable dont le fruit pour eux était la mort. Ce que les méchants et les impies persécutaient, ce n'était pas la religion, mais ceux qui la leur annonçaient, et ils ne persécutaient les saints que pour échapper à leurs reproches et vivre tranquilles dans leur impiété. Il y a de la différence entre voler le bien d'autrui et défendre ce qu'on a; entre persécuter la vérité et ne pas vouloir l'entendre; s'en prendre à celui qui nous reproche nos désordres, ou le forcer à renoncer à sa religion; être choqué de ses blâmes, ou lui faire abjurer sa foi. Ainsi, quand Hérode se saisit de saint Jean (Mc 6,17),» est-ce parce que ce dernier annonçait la venue du Messie, qu'il était un homme juste, un saint personnage? Tout au contraire; il y avait là, pour lui, autant de titres à son respect aussi le consultait-il souvent sur ce qu'il avait à faire (loco cit.);» mais c'est parce que saint Jean lui reprochait ses désordres avec «Hérodiade, la femme de son frère Philippe (loco cit.);» voilà pour quel motif il le fît jeter en prison et décapiter ensuite; de sorte qu'il est bien vrai que saint Jean souffrit pour la vérité, mais parce qu'il en défendait les intérêts publiquement et avec zèle, et non pas parce qu'on voulait la lui faire renier. Voilà pourquoi la fête d'un si célèbre martyr est beaucoup moins solennelle que celle de beaucoup d'autres d'un nom moins fameux.

4. Il est bien certain que si les Machabées n'avaient point souffert autrement que saint Jean, on n'aurait pas même institué de fête en leur honneur, mais, comme ils ont confessé la foi de la même manière que les martyrs de la loi chrétienne, on les fête de même. Qu'on ne m'objecte pas que les Machabées n'ont pas confessé, comme nos martyrs, le nom de Jésus-Christ; car il n'y a aucune différence entre ceux qui, vivant sous la loi de Moïse, ont versé leur sang pour elle, et ceux qui, sous la loi de grâce, sont morts pour l'Evangile, puisque les uns et les autres ont sacrifié leur vie pour la vérité. Or la vérité, c'est le Christ, selon cette parole: «Je suis la vérité (Jn 14,6).» On peut affirmer que les Machabées sont bien plus redevables des honneurs qui leur sont décernés au genre de leur martyre qu'au courage qu'ils ont déployé dans les supplices, puisque nous ne voyons pas que l'Eglise décerne un culte pareil aux justes des premiers temps, bien qu'ils aient déployé pour la justice, à l'époque où ils vivaient, un égal courage. L'Eglise n'a pas voulu, je pense, célébrer par un jour de fête le souvenir de la mort des plus grands saints qui ont précédé la venue du Christ, parce qu'avant qu'il souffrit et mourût pour notre salut, ceux qui mouraient, au lieu d'entrer dans les joies éternelles du paradis, tombaient dans les obscures profondeurs des limbes. Je crois donc, comme je le disais plus haut, que l'Eglise n'a fait une exception en faveur des Machabées, que parce que la nature de leur martyre leur a donné ce qu'ils ne pouvaient tenir de l'époque où ils l'ont souffert.

5. D'ailleurs il est des justes, contemporains de la Vie véritable incarnée parmi nous, qui moururent en quelque sorte dans ses bras, comme Siméon et Jean-Baptiste, ou qui souffrirent la mort pour elle ainsi que les saints innocents, que nous honorons, comme les Machabées, mais pour une autre raison, d'un culte solennel, quoiqu'en mourant ils soient, eux aussi, allés dans les limbes.

Ainsi nous faisons la fête des saints Innocents parce qu'il n'eût pas été juste de ne pas honorer dès à présent cette troupe d'innocents morts pour la justice. Il en est de même de Jean-Baptiste qui, sachant que désormais le royaume du ciel souffre violence, crie à tous les hommes «Faites pénitence, voici que le royaume de Dieu approche (Mt 3,2),» et ne pouvant plus douter que la vie viendra bientôt elle-même le délivrer du trépas, il endure la mort avec joie. Il a soin avant de mourir de s'informer du temps de sa délivrance, et il a le bonheur d'en être assuré, car après avoir fait dire par ses disciples à Jésus: «Est-ce vous qui devez venir, ou devons-nous en attendre un autre (Mt 11,3),» il recueille de leur bouche le récit des merveilles qu'ils ont vues et les paroles qu'ils ont entendues quand Jésus disait: «Heureux celui pour anciens, lequel je ne serai pas un sujet de scandale (Mt 11,6)!» Or on ne peut douter que Jésus par ces mots n'ait voulu marquer qu'il devait mourir un jour, mais d'une mort qui serait un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils. A cette parole, l'ami de l'Époux, transporté d'allégresse, s'avance, d'un pas joyeux, vers le terme où il sait que l'Époux ne peut tarder à le suivre. Mourant donc avec joie, ne méritait-il pas qu'on fit aussi du jour de sa mort un jour de fête et de joie? Quant à ce vieillard plein d'ans et de vertus, qui s'écriait, un pied déjà dans la tombe, irais tenant dans ses bras celui qui est la Vie. «Seigneur, laissez-moi maintenant mourir en paix, selon la promesse que vous m'en avez faite, puisque mes yeux ont pu contempler le Sauveur que vous nous avez envoyé (Lc 2,29),» ne disait-il pas en d'autres termes: Je ne crains plus maintenant de mourir et de descendre dans les enfers, depuis que je sais que ma rédemption est proche? Le souvenir de cette mort tranquille et douce ne méritait-il pas d'être conservé dans l'Eglise par une fête particulière?

6. Mais pourquoi se réjouirait-on en mémoire de ces trépas qui n'ont pas été suivis des joies du ciel? Et quel bonheur pouvaient ressentir des saints qui savaient qu'en mourant ils allaient descendre dans les enfers où ils n'emportaient point avec eux l'espérance assurée d'une prochaine délivrance? Aussi en entendant ces paroles: «Mettez ordre à vos affaires, car votre vie touche à sa fin et la mort va vous frapper (Is 38,1),» un de ces saints personnages, saisi de douleur, fond-il en larmes amères; il se tourne vers la muraille pour gémir et pour pleurer, et demande à Dieu de retarder un peu une mort si affreuse: «Hélas! dit-il avec un profond chagrin, me voilà donc réduit à descendre au tombeau à la fleur de mon âge (Is 38,10)!» «Et je ne verrai point, ajoute-t-il, le Seigneur mon Dieu dans la terre des vivants, je ne verrai plus désormais les hommes dans un séjour heureux et tranquille (Is 38,11).» Un autre s'écriait aussi de son côté: «Qui donc, ô mon Dieu,pourra me procurer la grâce que vous me cachiez dans le tombeau et que vous m'y mettiez à couvert des maux que je souffre, jusqu'à ce que votre colère se soit apaisée et que vous me marquiez le temps où vous vous souviendrez de moi (Jb 14,13)?» C'est dans la même pensée que Jacob disait à ses enfants: «Vous accablerez ma vieillesse d'une douleur qui me suivra au tombeau (Gn 42,38)!» Qu'y a-t-il dans toutes ces morts qui mérite, de notre part, des réjouissances et des fêtes?

7. Il en est tout autrement de nos martyrs qui ne forment qu'un voeu et ne demandent qu'une grâce au Ciel, c'est de mourir afin de se réunir plus tôt à Jésus-Christ, persuadés que là où le corps se trouve les aigles ne peuvent manquer de se rassembler. En effet, aussitôt qu'ils ont rendu le dernier soupir, ils jouissent de la vue de Dieu et sont inondés de joie et d'allégresse. Oui, Seigneur Jésus, à l'instant même où l'âme de vos saints s'échappe de ce monde pervers, elle est admise en votre présence, et la vue de votre face la comble de bonheur et de délices! Ce ne sont, pour elle, dans la demeure des bienheureux, que des cris de joie et des chants d'allégresse: «Notre âme s'est échappée des filets du chasseur, le filet s'est rompu, et nous voilà délivrés (Ps 123,7)!» Tels ne pouvaient être les transports de joie et les chants d'allégresse de ceux qui, en mourant, descendaient dans la nuit du tombeau et venaient se reposer à l'ombre de la mort. Il n'y avait pas encore pour eux de rédempteur; ils étaient sans libérateur jusqu'à ce que parût le Christ, le Premier-né d'entre les morts, ce Soleil levant qui, depuis, nous a visités d'en haut. C'est donc avec raison que l'Eglise, qui a appris de l'Apôtre à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et à mêler ses larmes avec les pleurs de ceux qui sont dans la peine et le chagrin, ne confond pas dans ses fêtes ceux dont la mort diffère par le temps, sinon par le mérite, et ne rend pas un culte semblable aux saints qui n'ont quitté la terre que pour aller au ciel, et à ceux qui ne mouraient que pour descendre dans les enfers.

8. On peut donc dire que le motif tient à l'essence même du martyre et que le temps et les circonstances en font la différence; ainsi, par l'époque où ils ont souffert, les Machabées se distinguent des martyrs de la loi nouvelle et se confondent avec les autres saints de l'Ancien Testament, mais par les circonstances de leur mort ils ressemblent aux nôtres autant qu'ils se séparent des anciens: de là vient, dans l'Eglise, la différence du culte qui leur est rendu. Mais ce qu'ils ont tous de commun, dit le Psalmiste, c'est que «leur mort est également précieuse aux yeux de Dieu (Ps 115,15).» Pourquoi cela? C'est parce que, «après avoir dormi leur sommeil, ses bien-aimés verront naître des enfants qui seront comme un héritage et un don du Seigneur; le fruit de leurs entrailles sera la récompense de leurs travaux (Ps 126,2-3).» Mais ne croyons pas que les seuls martyrs soient les bien-aimés du Seigneur, rappelons-nous qu'il disait, en parlant de Lazare: «Notre ami sommeille (Jn 11,11);» et qu'ailleurs on appelle «bienheureux tous ceux qui meurent dans le Seigneur (Ap 14,13).» Bienheureux, par conséquent, sont, à nos yeux, non-seulement les martyrs qui meurent pour Dieu, mais aussi tous les autres saints qui s'endorment dans le Seigneur. Il y a deux choses, selon moi, qui font que notre mort est précieuse devant Dieu, la vie qui la précède et la cause pour laquelle on la souffre. Mais si la dernière la rend plus précieuse que la première, le concours de l'une et de l'autre donne à la mort des saints le plus grand prix qu'elle puisse avoir.





Bernard, Lettres 92