Bernard, Lettres 159

LETTRE CLIX. AU MÊME PONTIFE, AU NOM D'ÉTIENNE, ÊVÊQUE DE PARIS, SUR LE MÊME SUJET.


L'an 1133

Au très-saint Père le pape Innocent, Etienne, évêque infortuné de l'Eglise de paris, salut et prière qu'il soit aussi juste que miséricordieux.

1. Maître Thomas, religieux d'une grande piété, prieur de SaintVictor, s'étant mis en chemin en compagnie de quelques saints religieux pour aller accomplir un devoir de charité, est tombé sous les coups des assassins un jour de dimanche, dans ce voyage que la piété lui avait fait entreprendre: il a été frappé au milieu même de l'oeuvre de Dieu, dans nos bras, pour ainsi dire, et presque sur mon sein, (le sorte qu'on peut dire qu'il fut obéissant jusqu'à la mort. Après cela il est superflu d'implorer votre secours par de longues prières; les pleurs que je verse en silence, les sanglots dont mes voeux sont entrecoupés, sont plus éloquents et plus expressifs que tout ce que je pourrais dire; ce sont, en effet, des preuves peu équivoques d'une douleur trop grande et trop vive pour être feinte; aussi sans vous prier de compatir à ma peine je regarde comme impossible que vous ne le fassiez pas. Il m'aura suffi, pour émouvoir vos entrailles paternelles, de vous rapporter simplement les choses telles qu'elles se sont passées; le récit en est si lamentable et si narrant, qu'il a dit produire sur une âme aussi tendre que la vôtre une vive et profonde impression, sans qu'il ait fallu recourir aux ressources d'une éloquence inutile. Ah! que mes tristes yeux versent de torrents de larmes! J'ai perdu celui qui faisait ma force et ma lumière! Il n'est plus! Mais pourquoi pleurer sur lui? C'est bien plutôt sur moi que je devrais verser des larmes, car pour lui, la mort fut un bienfait, puisqu'elle lui a ouvert les portes de la vie.

2. Pourquoi donc déplorerais-je son sort? Je le trouve bien plus digne d'envie que de larmes; il n'a vécu que pour Jésus-Christ, il a donc tout gagné en mourant pour Lui. Si j'ai le litre d'évêque, il en remplissait les fonctions; il en méprisait l'éclat et la grandeur, mais il en supportait le fardeau; voilà ce qui fait de sa mort une véritable vie, et de ma vie à moi une vraie mort. Non, le trépas ne l'a point frappé, il a véritablement échappé à ses atteintes; c'est moi qui suis maintenant dans les étreintes de la mort, presque submergé par un flot d'iniquités. O le plus aimable des frères, mon bien cher Thomas, je suis seul à plaindre du coup qui t'a frappé; mon sort est mille fois plus digne de pitié que le tien! En te perdant, j'ai perdu les plus douces consolations avec le conseiller le plus prudent de ma vie; tout appui me manque avec toi; mieux eût valu que je mourusse à ta place au lieu de te survivre: aussi ne traîné je plus maintenant qu'une vie languissante, et toutes mes journées se passent-elles dans les larmes et les gémissements. Mon Eglise partage la douleur qui me consume, car la perte que j'ai faite pèse également sur elle, et; dans notre commun malheur, nous laissons couler nos larmes ensemble. La religion désolée attend de vous, Très-Saint Père, que vous la consoliez. Si Thibaut Notier (a) a recours à Votre Sainteté, qu'il sente que le Seigneur a exaucé les voeux de ma douleur; ce sont ses neveux qui ont consommé le forfait, mais c'est lui qui en est la cause; peut-être même a-t-il procédé en personne à la perpétration du crime. N'ajoutez pas foi à ses paroles, jusqu'à l'arrivée de celui que je vous envoie pour vous instruire exactement de la vérité des faits; tenez-vous en garde contre le faux exposé d'une langue artificieuse et maligne.

a On trouve ici une variante dans les manuscrits; les uns portent seulement Nolier, les autres ont Thibaut .Potier, qui fut archidiacre de Paris, d'après la lettre d'Etienne, évêque de Paris, que nous avons placée dans les notes. Je ne suis pas sûr que cette lettre n'ait point été écrite par saint Bernard même, au nom d'Etienne, à Geoffroy de Chartres, alors légat du saint Siège.



LETTRE CLX. AU CHANCELIER HAIMERIC, AU NOM DU MÊME ÉVÊQUE ET SUR LE MÊME SUJET.



L'an 1133



Au très-cher dom Haimeric, vénérable cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise romaine, Etienne de Paris, profonds et affectueux respects comme à son supérieur et à son ami.



C'est dans le besoin qu'on reconnaît les véritables amis. Si je débute de la sorte, ce n'est pas que je doute de votre bonne amitié pour moi, mais c'est que je ne veux jamais avoir lieu d'en douter, ce qui ne se pourrait, je l'avoue, si je voyais votre zèle faiblir dans les conjonctures présentes. Or je trouverai qu'il faiblit, à n'en pouvoir douter, si vous ne faites, en toute occasion, l'accueil qu'il mérite à Thibaut Notier, dont la cruelle ambition m'a ravi, par la main de ses neveux, la moitié de mon âme, pour livrer celle qu'il m'a laissée à la plus poignante douleur.




LETTRE CLXI. AU PAPE INNOCENT.

L'an 1133

Contre les meurtriers d'Archambault, sous-doyen d'Orléans.

Le sang d'Archambault (b), sous-doyen d'Orléans, crie vengeance avec une force extraordinaire, car, selon la parole du Prophète: «Le sang s'ajoute au sang, et confondus ensemble (Os 4,2),» ils poussent vers vous, du fond de la France, un cri d'un retentissement incroyable; les cieux mêmes en sont ébranlés, tant il est énergique, et des coeurs de pierre en seraient attendris s'ils l'entendaient, tant il est touchant et lamentable. Que faites-vous donc, ami de l'époux, gardien de l'épouse, Pasteur du troupeau de Jésus-Christ? Songez-vous aux moyens d'arrêter l'invasion d'un mal aussi grand qu'extraordinaire? Il faut absolument trouver un remède capable de guérir dans le présent les plaies récentes de l'église, et de servir de préservatif pour l'avenir. Armez-vous donc de votre toute-puissance, et, nouveau Phinées, sévissez avec énergie,1e désordre cessera bientôt. Que le nerf de la discipline ecclésiastique retrouve sa vigueur contre Jean et contre Thibaut Notier, qui ont tous deux répandu le sang innocent, sinon de leur propre main, du moins en approuvant le crime et peut-être aussi en conduisant eux-mêmes la main des assassins. Il est impossible de douter que leur impunité, s'ils l'obtiennent, ait des suites fâcheuses et autorise la licence des ecclésiastiques qui chercheront désormais à s'élever dans l'église contre toutes les règles de la justice, en se rendant redoutables par leurs parents beaucoup plus que recommandables par leurs mérites et leurs vertus. Le mal qui travaille l'église est nouveau et demande de nouveaux remèdes. Bien des personnes pensent qu'il n'y aurait pour l'église pas moins d'avantage que de justice à les dépouiller d'un seul coup de toutes leurs dignités ecclésiastiques, en les déclarant incapables, non-seulement de conserver celles qu'ils ont maintenant, mais encore d'en posséder jamais d'autres dans la suite.

b On peut lire au sujet de ses assassins les notes de la lettre cent cinquantième et le rescrit d'innocent qui s'y trouve rapporté. Pierre le Vénérable parle aussi du meurtre d'Archambault, livre I, lettre dix-septième, et insinue qu'il a été commis avant celui de Thomas de SaintVictor, car il dit: «L'impunité du crime donne des larmes à ta fureur; l'assassinat du m mi-doyen d'Orléans étant demeuré sans vengeance, le glaive des persécuteurs alla frapper dom Thomas de Paris.» Mais la lettre de saint Bernard établit clairement le contraire. D'ailleurs ce Jean qui fit tuer Archambault est peut-être le même que le doyen d'Orléans, qui eut pins tard le même sort que sa victime. Etienne de Toumay nous a conservé les lamentations que son assassinat inspira à l'église d'Orléans.




LETTRE CLXII. AU CHANCELIER HAIMERIC (a), SUR LE MÊME SUJET.

a Dans le manuscrit de la Colbertine portant le n. 1038, et dans une très-ancienne édition, cette lettre est adressée à Jean de Créma, et la suivante à Haimeric; mais ce qui est rapporté dans la lettre suivante sur la conversion de celui à qui plie est adressée, convient plutôt à Jean qu'à Haimeric.


J'ai souvent témoigné, de votre part, à l'évêque de Paris que vous conservez de lui le plus amical souvenir, ainsi que vous me le dites dans presque toutes vos lettres; mais voici une belle occasion de montrer, non plus seulement par des paroles et par quelques fragments de lettre, mais par un fait positif, que vous n'avez écrit et que moi je n'ai dit, de votre part, rien que de parfaitement vrai. Il vous importe beaucoup que vous le fassiez, non pas à cause de l'évêque de Paris seulement, mais pour tous vos amis, que vous ne pouvez manquer d'affliger profondément si l'affaire tourne autrement qu'ils l'espèrent.


LETTRE CLXIII. A JEAN DE CRÉMA, CARDINAL-PRÊTRE (a) SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1133

Je n'oublierai jamais les bontés et la considération dont je me suis toujours senti honoré de votre part, quelque obscur et de quelque peu de valeur que je sois; aussi ne cessé-je de demander tous les jours à Dieu, pour vous, que vous fassiez de dignes fruits de pénitence depuis ce retour et cette conversion dont je me suis réjoui avec les anges. C'est en ce moment surtout que notre chère Église Gallicane réclame de vous, par ma voix, ces fruits précieux; l'occasion de les produire ne saurait être meilleure; il y va de mon honneur autant que du vôtre; que je n'aie pas inutilement compté sur vous. Signalez donc votre zèle pour la justice et pour la vérité contre ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang des ecclésiastiques ou qui ont poussé des assassins à le répandre; je verrai alors que je n'ai pas eu tort de me faire honneur de votre amitié.


LETTRE CLXIV. AU PAPE INNOCENT.



L'an 1138



Relation (b) d'une affaire de l'Église de Langres.



Saint Bernard se plaint qu'on ait élu un évêque pour le siège, de Langres au mépris de la foi donnée et par des moyens frauduleux.



1. J'étais encore à Rome lorsque monseigneur l'archevêque de Lyon y vint accompagné de Robert et d'Olric, l'un doyen, et l'autre chanoine



a Du titre de saint Chrysogone, selon Laurent de Liége, dans le Spicilége, tome XII, p.307. C'est le même qui a absous de l'excommunication Henri de Verdun, à qui est adressée la soixante-deuxième lettre de saint Bernard.

b Tel est le titre de cette lettre dans tés manuscrits. Cette relation n'a pas été écrite après la mort de Guillène ou Wilène, évêque de Langres à qui sont adressées les lettres cinquante-neuvième et soixantième; mais après celte de Guillaume de Sabrant son successeur. Guillène mourut le 1er août 1135, et Guillaume, en 1138. Des divisions naquirent à l'occasion de l'élection du successeur de ce dernier. Pierre, archevêque de Lyon et Hugues, prince et plus tard duc de Bourgogne, étaient d'accord pour élire un certain religieux de Cluny; Robert, doyen de Langres, Ponce archidiacre, Odolric et d'autres chanoines étaient contraires à cette élection. Les deux partis choisirent saint Bernard pour terminer le différend; il nomma au lieu du religieux de Cluny, Geoffroy, prieur de Clairvaux, son parent. Voir aux notes.



de l'Eglise de Langres; ces deux derniers venaient demander au saint Siège de leur permettre, ainsi qu'au chapitre de leur Eglise, d'élire eux-mêmes un évêque pour le siège de Langres. Le Saint-Père ne les avait autorisés à procéder à cette élection que de concert avec des religieux qui devaient les aider de leurs conseils. Ils me demandèrent donc mon concours; je dis que je ne consentirais à le leur donner que si leur choix se portait sur un sujet d'une vertu et d'un mérite assurés. Ils me répondirent qu'ils subordonneraient toujours leur choix et leur vote à ce que je déciderais moi-même, et qu'ils ne feraient absolument rien que de concert avec moi et de mon consentement, et ils en prirent même l'engagement formel. Comme je ne me montrais pas encore satisfait de ces promesses, l'archevêque de Lyon intervint pour les confirmer, en disant qu'il tiendrait fermement la main à ce qu'elles eussent leur effet; il ajouta même que tout ce que le clergé viendrait à faire autrement qu'il avait été réglé ne serait ni confirmé, ni ratifié par lui et on me donna pour garant de tous ces arrangements le chancelier de l'Eglise de Rome. Non contents d'avoir ainsi réglé les choses, nous sommes allés vous prier, Très-Saint Père, de ratifier tout ce dont nous étions convenus, du consentement de votre autorité. Avant cet accord, j'avais conféré longuement avec eux sur les sujets qu'on pouvait élire, et, après en avoir passé un certain nombre en revue, nous nous étions arrêtés à deux, et nous convînmes qu'aucun de nous ne protesterait contre l'élection de celui de ces deux candidats qui obtiendrait le plus de voix. Vous avez ordonné que cette convention serait inviolablement observée; l'archevêque et les deux députés du chapitre s'y engagèrent expressément, puis ils quittèrent Rome. Je partis quelque temps après eux, aussitôt que j'eus obtenu du Saint-Père la permission de revenir en France et de retourner au milieu de mes religieux.

2. En traversant les Alpes, j'ai appris qu'on était sur le point de sacrer, pour évêque de Langres, un homme à qui j'aurais désiré une réputation meilleure et des moeurs plus pures: je m'abstiens de consigner ici ce que j'ai appris bien malgré moi sur son compte. Bref, tous les religieux qui étaient venus au-devant de moi pour me saluer me déterminèrent à passer par Lyon, pour empêcher, si c'était encore possible de procéder à cette malheureuse consécration. J'avais résolu de suivre une autre route plus courte, dans l'intérêt de ma santé, qui laissait quelque chose à désirer et pour me reposer plutôt dd mes fatigues corporelles. D'ailleurs je ne pouvais croire, je l'avoue, à tout ce qu'on me disait. Etait-il croyable, en effet, qu'un si grand prélat fût assez léger pour imposer les mains à un sujet mal famé, en dépit de l'engagement qu'il venait de prendre et de la défense formelle du Pape? J'ai donc cédé au conseil des religieux et j'ai pris ma route vers Lyon. Je n'y fus pas plutôt arrivé que je trouvai les choses dans l'état oit on me les avait dépeintes: on faisait en effet les préparatifs pour cette malheureuse solennité. Toutefois le doyen et la plupart des chanoines, si je ne me trompe, s'y opposaient nettement et ouvertement. Pour comble de scandale, il se répandait dans la ville un bruit qui grossissait tous les jours, et remplissait tous les gens de bien de honte et de chagrin.

3. Qu'avais-je à faire? Je rappelai à l'archevêque, avec toute la réserve possible, l'engagement qu'il avait pris et l'ordre exprès qu'il avait reçu du saint Siège; il convint de tout, mais il rejeta la faute sur le fils du duc (a), qui n'avait pas voulu s'en tenir aux conventions, et, pour éviter tout ce qui pouvait troubler son repos et mettre la paix en danger, il s'était, lui archevêque, rangé à son avis, sans tenir compte de ce qui avait été décidé auparavant; mais il se mit à protester qu'à l'avenir il ne ferait plus que ce que je voudrais. Je le remerciai de ces dispositions, en ajoutant que ce qu'il fallait faire, ce n'était pas ma volonté, mais celle de Dieu. Or, pour connaître quelle elle était, je fus d'avis qu'on devait proposer l'affaire au jugement des évêques et des religieux qu'il avait mandés à Lyon pour le sacre et qui s'y trouvaient déjà réunis ou n'allaient pas tarder à l'être. Si, après avoir invoqué les lumières du Saint-Esprit, ils s'accordent, lui dis-je, à approuver tous d'une voix ce que vous avez fait et vous engagent à poursuivre jusqu'au bout dans la voie où vous êtes entré, vous pourrez le faire; mais s'ils ne sont pas d'avis que vous continuiez, vous suspendrez l'ordination et, suivant le conseil de l'Apôtre, «vous ne vous hâterez pas d'imposer les mains à l'élu (1Tm 5,22).» Il parut goûter mes raisons. Cependant on apprend tout à coup que le futur évêque de Langres est arrivé à Lyon, et qu'au lieu de descendre à l'archevêché il a pris un logement à l'hôtel. C'était le vendredi soir; le samedi matin il quittait Lyon, sans qu'il fût possible de dire pourquoi il ne s'était pas présenté à l'archevêché, après avoir fait un si long voyage dans l'unique pensée de s'y rendre. On pourrait croire, si la suite n'avait bien montré le contraire, qu'étant moine il avait voulu, par modestie, se soustraire aux honneurs. C'est la première pensée qui se présenta en effet à notre esprit, quand l'archevêque, qui venait de le voir à son hôtel, déclara hautement en présence de tout le monde que ce religieux refusait de se faire sacrer et désapprouvait tout ce qu'on avait fait à son égard.

4. Peu de temps après, il décida qu'on allait procéder sans retard à



a Hugues, fils d'Eudes, duc de Bourgogne et de Marie, fille de Thibaut, comte de Champagne.



une nouvelle élection, et il le fit savoir au chapitre par l'entremise de quelques chanoines de Langres qui se trouvaient alors à Lyon et par une lettre qu'il leur écrivit et qu'on a conservée. A peine en eut-on fait la lecture en plein chapitre, qu'il en arriva une autre disant tout le contraire de la première. D'après cette seconde lettre, le sacre n'était que différé; les choses, au lieu d'être terminées, comme le disait la première lettre, se trouvaient donc encore en suspens, et l'on assignait un jour et un endroit pour les décider. En lisant ces deux lettres, on aurait pu croire non-seulement qu'elles n'avaient pas été écrites par la même personne, mais encore qu'elles étaient l'oeuvre de deux personnes manifestement opposées de sentiments. Il est vrai que l'empreinte (a) identique des deux cachets, et le même nom signé au bas de ces deux pièces ne permettaient pas aux lecteurs étonnés de douter que la même source avait donné de l'eau tour à tour amère et douce. On a conservé ces deux lettres contradictoires auxquelles on ne peut se soumettre sans être en opposition avec soi-même; car ce que l'une prescrit n'est point ce qu'il faut faire suivant l'autre, de sorte que de quelque côté que vous tourniez, il en est toujours une des deux qui vous condamne. Dieu veuille encore qu'après avoir mis à néant la première lettre, la seconde ne soit pas à son tour annulée par une troisième. Voilà donc deux lettres qui se contredisent, deux ordres qui se détruisent l'un l'autre; ce ne sont plus, comme dans le Prophète, «un ordre puis encore un autre ordre (Is 28,10),» mais ce sont ordre et contre-ordre en même temps.

5. Pendant ce temps-là, cet homme qui n'avait pas voulu se faire sacrer et désavouait son élection, va en toute hâte trouver le roi, et en obtient l'investiture des droits régaliens (b). A quel titre? je le lui demande. Aussitôt après il envoie des lettres d'avis qui indiquent, pour le sacre, un autre endroit que celui qui avait été choisi et fixent un jour plus rapproché que le jour convenu, afin de prévenir ainsi toute opposition, et de soustraire la connaissance du sacre à ceux qui auraient voulu s'y opposer par un appel. Mais il n'est point de prudence qui tienne contre Dieu, et, grâce à lui, il ne manqua ni d'opposants ni d'appelants. Foulques, doyen de Lyon, Ponce, archidiacre de Langres, Bonami, prêtre et chanoine de la même église, et enfin les religieux de notre ordre Geoffroy et Bruno (c) en ont appelé. Dieu a permis qu'ils se soient



a C'était celle de la figure de l'archevêque pierre, imprimée sur son sceau en cire, selon l'usage de ce temps-là. Il est question de la mort de cet archevêque dans la lettre cent soixante-douzième; la trois cent quatre-vingt-quatorzième lui est adressée.

b C'est l'investiture du domaine temporel et des biens de l'Eglise faite par le roi à l'évêque nouvellement élu, après qu'il a prêté serment de fidélité. On petit voir encore sur la Régale la lettre cent soixante-dixième de saint Bernard, la dix-neuvième et la vingtième de Suger, et le Dictionnaire de Ducange.

c Il a été question de Bruno dans la cent quarante-quatrième lettre. Quant à Geoffroy, on pense que c'est le même qui fut plus tard secrétaire de saint Bernard.



rencontrés à l'endroit convenu, tout à fait par hasard et sans savoir toutes les mesures que l'on avait prises. Nous avons été tellement pris de court par le temps, que, lorsque j'ai su le jour du sacre, mon messager n'avait plus que quatre jours à peine pour apporter en toute hâte à Lyon la lettre que j'écrivis afin de prévenir cette ordination sacrilège. Il ne laissa pas moins d'arriver à temps pour former ses oppositions et en appeler au saint Siège tant contre celui qu'on allait sacrer que contre ses consécrateurs. Celui que j'avais envoyé pour cela est un chanoine de Langres. Telle est la vérité. Je ne vous ai rien dit qui ne fût parfaitement exact; je prends la Vérité même à témoin que je n'ai cédé, en vous faisant ce rapport, à aucun sentiment de haine contre personne, et que je n'ai eu en vue que de vous instruire exactement de tout ce qui s'est passé.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CLXIV et seqq.



136. Au sujet de l'archevêque de Lyon et de l'abbé de Cluny. Je trouve trois lettres de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, sur les difficultés occasionnées par l'élection de l'évêque de Langres. Dans l'une, qui est la vingt-neuvième du livre le,, adressée à saint Bernard, il s'efforce de justifier de certaines accusations, dont il était l'objet, un de ses religieux élu pour le siège de Langres. Dans la seconde, qui est la vingt-huitième du livre 2, adressée au pape Innocent, il prie le souverain Pontife de refuser de confirmer l'élection de l'abbé de Vézelay au même évêché; dans la troisième, qui est la trente-sixième du même livre, il prie le pape Innocent de rendre à l'Église de Langres, pour l'élection de son futur évêque, la plénitude des droits que lui assurent les canons. En comparant la première et la troisième de ces lettres avec celle de saint Bernard, il est manifeste qu'il s'agit de la même élection, mais il est plus difficile de savoir si la seconde y a également rapport; je crois qu'il s'agit d'un autre sujet. En effet, dans la première lettre, Pierre le Vénérable appelle l'élu «un religieux de Cluny et son fils,» et dans la seconde il le nomme «abbé de Vézelay.» Dans la première, il dit que les chanoines de Langres lui annoncèrent, à son retour du Poitou, l'élection qu'ils avaient faite d'un de ses religieux pour évêque; et dans la seconde, il dit qu'il «est venu à sa connaissance par la rumeur publique» qu'on importunait le pape Innocent de sollicitations et de prières, pour l'amener à confirmer l'élection de l'abbé de Vézelay pour évêque de Langres. Enfin, dans l'une il s'efforce de faire confirmer l'élection de son religieux, et dans l'autre, au contraire, il s'oppose de toutes ses forces à la confirmation de l'abbé de Vézelay. Je serais bien porté à croire avec ceux qui, d'après le catalogue d'Etienne et de Thuan, donnent pour successeur à Guillène comme évêque de Langres, Guillaume de Sabran, qui peut-être était abbé de Vézelay quand il fut élu au siège de cette ville. A Guillaume succéda Geoffroy, dont il sera parlé plus loin, lequel fut élu et confirmé en 1138, après le rejet du moine de Cluny, dont il est question ici, et lorsque Bernard fut de retour en France, après avoir mis fin au schisme qui divisait l'Eglise. Au reste, il faut remarquer dans toute cette affaire, ainsi que Baronius le fait à l'année 1138, que si Pierre de Cluny soutint le parti de son religieux de toutes ses forces, il le fit dans de telles dispositions, que l'insuccès ne put le faire changer de sentiments envers saint Bernard et ses religieux, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres où il s'exprime en ces termes: «Quelles fâcheuses rumeurs pourront étouffer ou éteindre dans mon coeur ce vif et brûlant amour que je ressens pour vous, quand les grandes eaux de la question des âmes et le torrent impétueux des affaires de Langres n'ont pu le faire?» Nous reviendrons sur tout cela dans un autre endroit (Note de Mabillon).

137. Ce qui s'est fait à Langres touchant l'élection du prieur de noire maison ..... Il s'agit ici de Geoffroy, parent de saint Bernard, qui après bien des contestations fut élu enfin d'une voix unanime au siège de Langres à la fin du schisme de l'Eglise en 1138. C'est le troisième prieur de Clairvaux; il l'était encore quand saint Bernard lui écrivit d'Italie la lettre irois cent dix-septième, pendant l'octave de la Pentecôte. C'est la même année, quand notre Saint fut de retour d'Italie après avoir pacifié l'Eglise, que se place toute cette histoire de l'élection d'un évêque de Langres dont il est longuement question dans la lettre cent soixante-sixième. On peut voir quelle estime saint Bernard faisait de Geoffroy, à la manière dont il parle de lui dans cette lettre où il l'appelle «le soutien de sa vieillesse, la lumière de ses yeux et son bras droit.» Voir sur Geoffroy la Vie de saint Bernard, livre 2, chapitre V, et beaucoup d'autres endroits, ainsi que la préface du livre III de la Vie de notre saint.

138. En introduisant une féle nouvelle. En 1140, quand saint Bernard écrivit cette lettre, la Conception de la Vierge mère de Dieu n'était pas encore rangée au nombre des fêtes. Il avait déjà remarqué auparavant que plusieurs personnes tentaient d'introduire cette fête, comme il le dit au n. 9 de cette lettre, et il avait fait comme s'il ne s'en était pas aperçu. «J'excusais, dit-il, une dévotion que leur inspiraient la simplicité de leur âme et leur zèle pour la gloire de Marie.» Mais il ne put supporter en silence qu'elle «s'établit dans une Église justement fameuse,» car, dit-il plus loin, «s'il paraissait à propos d'instituer cette fête, il fallait d'abord consulter le saint Siège, au lieu de condescendre précipitamment et sans réflexion à la simplicité d'hommes ignorants.» Dans le traité de la Conception que plusieurs ont attribué à tort à Anselme, on dit que la fête «de la Conception était célébrée généralement dès les temps les plus reculés.» Ce traité est postérieur à la lettre de saint Bernard, dont il reproduit les paroles, et celui qui l'a écrit se plaint de ce qu'il s'est rencontré des hommes «qui n'ont pas craint de faire servir l'autorité qu'ils se glorifiaient d'avoir, à détruire cette fête.» Il les appelle des hommes éminents, et donne,comme saint Bernard dans cette lettre, le nom de «gens simples à ceux qui gémissent de la perte d'une si grande fête.»

139. Quand il dit que cette fête a été célébrée «dans les temps les plus reculés,» je crains qu'il n'ait confondu avec la Conception de la sainte Vierge, celle dit Verbe, autrement dite Annonciation, qu'on trouve aussi désignée sous le nom de Conception de la bienheureuse vierge Marie, dans quelques vieux calendriers, et même dans un sermon d'Abélard sur l'Assomption. Il est vrai que saint Hildephonse, évêque de Tolède, «décida qu'on ferait la fête de la Conception de la sainte Vierge, c'est-à-dire du jour où elle fut conçue,» si nous en croyons un certain Julien qui a écrit il y a sept cents ans l'histoire des faits et gestes de ce saint évêque, et qui fait la remarque «qu'en vertu de cette constitution de saint Hildephonse toute l'Espagne célébra cette fête le 8 décembre avec une grande solennité.» Toutefois il n'en est pas parlé dans l'histoire que Zixilan, évêque de Tolède, nous a laissée de la vie de saint Hildephonse. D'autres écrivains disent qu'il a réglé avec l'approbation du dixième concile de Tolède, canon 1er que la fête de l'Annonciation serait célébrée dans le mois de décembre. Tout cela se trouve confirmé par ce que nous avons dit de saint Hildephonse dans l'histoire du siècle de Bernard, page 515. Pourtant il est bien difficile de révoquer en doute que la fête de la Conception n'ait commencé à être célébrée en Espagne dès le dixième siècle, où le livre de Julien, sur les faits et gestes de saint Hildephonse, fut apporté d'Espagne au Puy.

140. En Angleteerre quelques Eglises faisaient la fête de la Conception, si nous en croyons un certain moine anglais nommé Nicolas, qui écrivit aussitôt après la mort de saint Bernard une réfutation de la lettre sur la Conception de la Vierge, et dit qu'il savait par je ne sais quelle révélation que l'opinion de notre Saint lui avait imprimé une tache dans l'âme. Le synode de Londres de Vannée 1328 attribue l'institution de cette fête à saint Anselme; il fut certainement induit en erreur par les écrits faussement attribués à ce saint, et fort répandus à cette époque. Pierre de Celle réfute Nicolas, dont il rapporte la lettre avant la sienne qui est la dixième du livre IX. Au reste, il résulte tant de cette lettre de Pierre que d'une autre qui est la vingt-troisième du livre 6, que la fête de la Conception de la Vierge n'était pas encore répandue alors en France où elle n'était célébrée que par un très-petit nombre de personnes dont le prêtre Pothon, religieux de Pruym, blâme avec saint Bernard et Pierre de Celle, l'amour des nouveautés, vers la fin du livre III de l'Etat de la maison de Dieu, il gémit de voir «que les religieux, qui sont comme la colonne et le soutien de la religion, se laissaient tout à coup aller dans les offices de l'Eglise, à des nouveautés,» en admettant par exemple la fête de la sainte Trinité, celle de la Transfiguration de Notre-Seigneur, et «celle de la Conception de la sainte Vierge, ce qui lui parait le comble de l'absurdité.» Un siècle après, cette fête est encore l'objet d'un blâme de la part de Jean Beleth, chapitre CXLVI, et de Guillaume Durand, évêque de Mende, livre VII de l'Office divin, chapitre VIIn; ce qui rend bien suspect un décret de l'Eglise gallicane, cité par Bochel, au titre 9, chapitre 13, et disant que «la Conception de la bienheureuse vierge Marie était célébrée par mandement du saint Siège» du temps du pape Innocent III. Toutefois, au 16, siècle, le concile de Bâle, et le pape Sixte IV Pétablirent dans l'Église tout entière; les religieux de Prémontré la célébraient dès l'année 1305, d'après le tome V de la Metropole de Salzbourg, page 45; les Chartreux ne la connurent que sous François Dupuis, au commencement du XVIe siècle, ainsi qu'on le voit dans la troisième compilation de leurs statuts.

141. Les docteurs anciens ne sont pas d'accord avec les Modernes sur la pensée et le but de saint Bernard dans cette lettre. La cause de cette divergence d'opinion vient de ce que les modernes ne prennent pas la mot conception dans, le même sens que les contemporains de saint Bernard. Ceux-ci entendent par ce mot l'acte même de la conception, l'épanchement de la liqueur séminale destinée à former l'embryon. C'est ce qui fait dire à Alexandre de Hales, Ire partie, quest. 9, art. 2: «La conception est le mélange des principes séminaux de l'homme et de la femme.» Les modernes, au contraire, prennent le mot conception passivement, pour désigner l'instant où l'âme s'unit au corps déjà formé.

Alexandre de Hales explique plus clairement encore le sens qu'il donne au mot conception, au second paragraphe de la question citée plus haut, article 1er, où il demande en particulier: «1. Si la bienheureuse vierge Marie a été sanctifiée dans la conception; 2. ou bien si elle l'a été après sa conception et avant l'infusion de l'âme, etc.» Saint Thomas emploie aussi ce mot dans ce premier sens et dit, dans le Mag., distinct. 3, quest. 1, a. 1, c.: «La sainte Vierge n'a été sanctifiée ni avant sa conception, ni au moment même de sa conception, avant l'infusion de l'âme,» etc. C'est là ce qui explique comment il se fait que ces Docteurs, non plus qu'Albert le Grand et saint Bonaventure, qui sont d'avis que la sainte Vierge n'a point été exempte du péché originel au moment où son âme fut unie à son corps, n'ont jamais cité saint Bernard à l'appui de leur opinion, comme un grand nombre d'auteurs se le sont imaginé, et s'en sont tenus, au contraire, à s'en faire une autorité, seulement lorsqu'ils soutenaient en particulier que la sainte Vierge n'a point été sanctifiée avant que son âme fût unie à son corps. Tel est, entre autres, le langage formel d'Albert le Grand, distinct. 3, art. 3, chap. 4: «Je dis que la sainte Vierge n'a pas été sanctifiée avant l'instant où elle a été animée; ceux qui prétendent le contraire, tombent dans l'erreur condamnée par saint Bernard dans sa lettre aux Lyonnais, ainsi que par tous les Docteurs de Paris.» De même, quand saint Bonaventure dit, distinct. 1, quest. 1, que les saints Pères dans leurs écrits sont contraires à l'opinion de l'immaculée conception, même après l'infusion de l'âme dans le corps, il fait une restriction à l'égard de saint Bernard, et dit . «Les paroles de ce Père ne sont pas contraires à cette opinion-là; car il semble ne s'être proposé que de combattre. l'erreur de ceux qui pensent qu'elle a été sanctifiée dans l'instant même de sa conception,» - qui précède l'infusion de l'âme, dont il est ici question, - «bien plutôt que de chercher à diminuer notre dévotion envers la sainte Vierge.» De là vient que ces mêmes Docteurs entendent du péché in radice, c'est-à-dire de celui qui accompagne l'émission de la semence, et non pas du péché formel, comme on l'appelle, ce que saint Bernard dit du péché dont la conception de la Vierge, à son avis, a été souillée. Saint Bonaventure, à l'endroit cité, s'objecte à lui-même dans l'argument sed contra, le contexte de saint Bernard ainsi conçu: «On ne saurait dire qu'il n'y a pas de péché dans un acte auquel la concupiscence a présidé,» et il répond: «Il est certain que saint Bernard ne parle pas ainsi la cause du péché qui était dans les parents, puisqu'ils auraient pu l'engendrer sans péché; il ne parle donc que de la cause du péché, laquelle existe dans la chair.» C'est à peu près la manière dont Alexandre de Hales entend aussi le passage de saint Bernard, part. 3, quest. 9, memb. 2, a. 2. dans les Réponses.

Dans ses Annales, à l'année 1136, chap. 4 et 5, Manrique et plusieurs auteurs dont il cite les noms en cet endroit, suivent cette interprétation de la lettre de saint Bernard, bien différents en cela de presque tous les auteurs modernes, qui prennent le mot conception pour désigner l'instant même où l'âme s'unit au corps, et qui prétendent que saint Bernard non-seulement blâme l'institution même de la fête de la Conception de la Vierge-Mère sans l'agrément du saint Siège, mais encore se prononce contre la conception immaculée, contre l'exemption du péché originel, en prenant le mot conception dans le sens qu'ils lui donnent. -Dans sa lettre, saint Bernard n'établit aucune différence, sinon du plus au moins quant à la plénitude de la grâce, entre la sainte Vierge, Jérémie et saint Jean-Baptiste, dont tout le monde s'accorde à dire qu'ils ont été sanctifiés dès le ventre de leur mère, tandis que personne ne les fait exempts de la tache originelle. Or on ne peut nier que telle fût l'opinion de saint Bernard, car dans son deuxième sermon sur l'Assomption il semble accorder sans détour que Marie «reçut de ses parents la souillure originelle.» Il y a bien quelques auteurs qui citent des textes pour montrer que saint Bernard était favorable, à l'opinion de l'immaculée conception; mais la plupart des passages allégués sont tirés d'oeuvres faussement attribuées à notre Saint, il n'est donc pas nécessaire que nous nous arrêtions plus longtemps sur ce sujet. D'ailleurs, en tout cela nous savons toute la déférence et le respect que nous devons aux auteurs fameux dont nous avons parlé plus haut et, l'autorité dont ils jouissent; notre pensée n'est point de les contredire, de même que nous ne voulons pas non plus réfuter l'opinion et la thèse des modernes (Notes de Mabillon).





Bernard, Lettres 159