Bernard, Lettres 243

LETTRE CCXLIII. AUX ROMAINS QUAND ILS ABANDONNÈRENT LE PAPE EUGÈNE (a).

L'an 1146

A l'instigation d'Arnauld de Brescia, les Romains s'étaient mis en tête de rétablir la république et la liberté de l'ancienne Rome sur les ruines du pouvoir pontifical, de confisquer les revenus du Pape pour le réduire à se contenter, comme dans l'ancien temps, du produit des dîmes. Dans ces pensées, ils s'étaient soulevés et révoltés contre Eugène. C'est à cette occasion, que saint Bernard écrit aux Romains pour leur reprocher avec autant d'énergie que de raison leur conduite injuste envers le souverain Pontife, leur rencontrer qu'en agissant comme ils le faisaient, ils s'attaquaient à la catholicité tout entière, et les menacer, s'ils ne reviennent à de meilleures dispositions, des effets de la colère de Dieu.


Aux nobles, aux grands et au peuple entier de Rome, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'ils sortent des sentiers du mal pour entrer dans ceux du bien.


1. Peuple illustre et fameux, je prends la liberté de t'écrire, moi qui ne suis que le plus petit et le dernier des hommes, si tant est que je mérite même le nom d'homme. Mais ce n'est pas sans quelque peine et sans une sorte de confusion que je le fais, quand je songe à ce que je suis, à qui je m'adresse et au jugement qu'on pourra porter sur ma démarche. Mais je compte pour peu de chose ce que les hommes penseront de moi, en songeant que Dieu peut condamner mon silence et me reprocher d'avoir tu la vérité et caché la justice. C'est lui, en effet, qui dit: «Représentez à mon peuple ses iniquités (Is 58,2),» et je m'estimerai heureux de pouvoir lui répondre: «Seigneur, je n'ai point tenu caché dans mon coeur ce qui était juste à vos yeux; j'ai dit la vérité en votre nom et j'ai publié vos salutaires volontés (Ps 39,11).» Voilà pourquoi je passe par-dessus toute considération, pourquoi je ne me laisse arrêter ni par la pensée de mon obscurité, ni par le sentiment de mon néant, et que, du pays éloigné où j'habite, je prends sur moi d'écrire à un peuple fameux, et de représenter d'en deçà des monts aux habitants de Rome, le danger auquel ils s'exposent et la faute

a Voir livre IV de la Considération, chapitre II; Othon de Freisingen, livre VII, chapitre XXXI de sa Chronique, et livre 2, chapitre XX de son Histoire de Frédéric. Les Arnaldistes sont rangés par Bonnacourse et mis sur le même rang que les Cathares et les Patarins. On les accusé d'avoir soutenu que les sacrements administrés par de mauvais prêtres sont nuls. Spicil., tome XII, page 85.

qu'il commettent, pour essayer de les toucher et de les ramener à des pensées de paix. Qui sait? peut-être la piété d'un pauvre religieux désarmera-t-elle un peuple puissant, que ni les menaces, ni même la force des armes ne sauraient dompter. Ne lit-on pas qu'autrefois dans Babylone, à la voix d'un enfant, tout un peuple que la parole de deux iniques vieillards placés au nombre de ses juges avait égaré, révoqua le jugement qu'il avait porté, et délivra le sang innocent? Ainsi en sera-t-il peut-être de moi aujourd'hui. Si je ne suis qu'un enfant à ne tenir compte que des vertus, et non pas du nombre des années, si je ne mérite aucune considération par moi-même, Dieu ne peut-il donner à mes paroles la vertu de détromper un peuple qui n'est que trop évidemment égaré et de le faire revenir sur ses pas? Il me suffit de cette pensée pour me regarder comme étant disculpé; de toute indiscrétion aux yeux de ceux qui pourraient trouver mauvaise la démarche que je tente et en éprouver du mécontentement contre moi.

2. Si ce n'est point assez pour m'excuser, je puis ajouter une autre raison encore, c'est que dans une cause qui intéresse tant de monde, il ne peut être question de grands ni de petits. Quand la tête est malade, il n'est partie du corps si éloignée et si petite qu'elle soit, qui ne prenne part à sa douleur. C'est précisément le cas où je me trouve: je ressens vivement, quelque petit et éloigné que je sois, la douleur extrême dont souffre la tête et, avec elle le corps tout entier dont elle est le chef et duquel aussi je suis un des membres. Quand la tête souffre, n'est-t-elle pas l'interprète de tous les autres membres, pour exprimer la douleur qu'ils ressentent dans leur chef et pour faire connaître le mal qui le travaille? Permettez-moi donc d'exhaler un peu ma douleur en vous écrivant, ou plutôt de faire éclater la peine de l'Eglise tout entière. Ne l'entendez-vous pas s'écrier en ce moment de tous les points du globe: la tête souffre, ma tête est malade? Il n'est personne au monde parmi les chrétiens qui ne se glorifie d'avoir pour chef celui que les deux glorieux Apôtres Pierre et Paul ont élevé si haut et environné d'une telle auréole de gloire, en répandant leur sang l'un sous le glaive qui lui trancha la tête, et l'autre sur la croix qui le vit expirer la tête en bas. L'outrage qui les atteint rejaillit sur tons les fidèles, et, de même que «la voix de ces deux apôtres s'est fait entendre dans l'univers entier (Ps 18,40),» ainsi le coup qui les frappe est ressenti par tous les chrétiens, retentit dans tous les coeurs, arrache à tous des soupirs de douleur.

3. D'ailleurs qu'avez-vous fait, malheureux Romains, en indisposant contre vous les véritables princes de ce monde, et les protecteurs déclarés de votre cité? Pourquoi attirer sur vous par une rébellion aussi révoltante qu'insensée, la colère du Roi de la terre et du ciel, pourquoi vouloir dépouiller avec une audace sacrilège le Siège apostolique des privilèges qu'il tient du Roi des cieux et des princes de la terre, quand vous devriez être, s'il ]e fallait, les premiers sinon les seuls défenseurs de ces glorieuses prérogatives que vous avez maintenant à coeur d'anéantir? Avez-vous assez perdu le sens et le jugement ainsi que les plus simples notions de l'honneur pour en venir jusqu'à découronner de vos propres mains votre chef et celui de l'Eglise entière, tandis que vous devriez être disposés à sacrifier votre vie même pour le défendre en cas de besoin? Vos pères ont fait de votre cité la maîtresse du monde entier, elle en va devenir la fable par votre faute, puisque vous chassez le successeur de saint Pierre de la ville et du siège de cet Apôtre, en même temps que vous dépouillez les cardinaux et les évêques de Jésus-Christ de leurs biens et de leurs maisons. Peuple aveugle et insensé, ville ingrate et égarée! Si tu formes un corps, le Pape n'en est-il pas la tête et les cardinaux les yeux? qu'es-tu donc aujourd'hui? Un tronc décapité, privé d'yeux et de lumière. Peuple malheureux, reconnais et préviens les calamités dont tu es menacé. L'éclat de ta gloire s'est bien vite effacé. On prendrait aujourd'hui pour une veuve attristée celle qui naguère était la reine et la maîtresse des peuples et des nations.

4. Hélas! ce n'est là, j'en ai bien peur, que le prélude de calamités bien plus grandes, car tu n'es plus qu'à deux doigts de ta ruine si tu persistes dans la voie où tu t'es engagée. Rentre donc en toi-même, te dirai-je comme à la Sunamite, réfléchis entin à tes maux et considère quels en ont été et quels en sont encore les auteurs. Tu n'as pas oublié les causes qui ont amené dans ces derniers temps le pillage et la dispersion a des biens et des revenus qui faisaient l'ornement et la gloire de toutes les églises que tu comptes dans ton sein, rappelle-toi à quoi tout cela a servi et ce que c'est devenu, en quelles mains ces richesses ont passé et l'usage qu'on en a fait. Tout. ce qu'il y avait de précieux dans ces temples, les vases sacrés, les statues d'or et d'argent, sont devenus la proie d'une troupe de gens impies; que t'en reste-t-il aujourd'hui? en as-tu tes coffres mieux garnis? Tous ces riches ornements qui embellissaient la maison du Seigneur ont péri pour toujours. Pourquoi renouveler de pareils désordres et faire revivre ces temps malheureux? En seras-tu plus riche ensuite? espères-tu être plus heureuse cette fois-ci que l'autre? Au contraire, tu me parais bien plus téméraire que dans ta première révolte. En effet, tu comptais alors dans ton parti non-seulement des gens du peuple, mais des membres du clergé et des princes mêmes qui s'étaient déclarés pour le schisme en certaines contrées du monde, ruais actuellement tu es seule contre tous, et tous sont contre toi. Tu es seule de toit parti, l'univers entier est étranger à ta révolte

a Qui eurent lieu sous l'antipape Anaclet. Ernald, livre II de la Vie de saint Bernard, n. 1, et Baronius, à l'année 1130, les rapportent en détail.

dont les conséquences ne retomberont que sur ta tête et sur celle de tes enfants. Malheur donc à toi, peuple bien des fois à plaindre! oui, malheur et deux fois malheur à toi, puisque ce ne sont ni les nations barbares, ni les armées des peuples étrangers qui causent ta ruine, mais tes propres enfants, tes familiers et tes amis qui te livrent aux déchirements de la guerre intestine, te torturent et t'arrachent le coeur et les entrailles!

5. Ne reconnais-tu pas que tes enfants ne sont pas tous animés de sentiments pacifiques et que tu as beaucoup moins d'amis que tu ne crois? Je savais bien déjà, mais je ne l'ai jamais mieux compris que par ton expérience, que «l'homme a pour ennemis les gens de sa propre maison,» comme le disait la Vérité même (Mi 7 Mt 10,36).» Le frère n'a pas de plus dangereux ennemi que son frère, et le fils a tout à redouter de l'auteur de ses jours. Ce n'est point contre la pointe du glaive qu'il faut se mettre en garde, mais contre la langue des hommes intrigants et pervers. Combien de temps encore vous fortifierez-vous les uns les autres dans le mal? Jusqu'à quand concourrez-vous à votre perte commune par les mauvais conseils que vous vous donnez? Rassemblez-vous, brebis égarées, revenez à vos pâturages, serrez-vous de nouveau autour de votre pasteur, de l'évêque de vos âmes: réfléchissez sur la grandeur de votre crime. Je ne vous parle point en ennemi pour vous insulter, mais mes paroles sont des reproches d'amis; la véritable amitié reprend quelquefois, mais elle ne flatte jamais.

6. Mais moi je joins la prière à la réprimande, et vous conjure au nom de Jésus-Christ de faire votre paix avec Dieu et de vous réconcilier avec les deux apôtres Pierre et Paul qui régnent sur votre ville et que vous avez chassés de leurs palais et de leurs domaines dans la personne d'Eugène, leur successeur et leur vicaire. Faites votre paix, vous dis-je, avec ces deux véritables princes du monde, de peur que le monde entier ne se lève pour les venger de votre conduite insensée; s'ils ne vous protègent, vous êtes la faiblesse même, mais vous n'avez plus rien à craindre dès qu'ils se déclarent en votre faveur. Oui, je le répète, cité à jamais illustre, terre de héros, avec Pierre et Paul tu peux défier la puissance de mille peuples conjurés contre toi; réconcilie-toi donc avec ces milliers de martyrs qui reposent dans tes murs, mais qui ne cesseront de se déclarer contre toi tant que tu persévéreras dans ton crime et tes forfaits. Réconcilie-toi enfin avec l'Eglise entière que la nouvelle de ton attentat a scandalisée. Si tu ne le fais pas, cette lettre se tournera elle-même un jour contre toi, et tu verras les apôtres et les martyrs dont j'ai parlé se soulever contre un peuple qui les déshonore et les prive de la gloire de leurs travaux. Mais il est temps que je finisse; je vous ai avertis de votre devoir, et du péril dont vous êtes menacés; je ne vous ai point déguisé la vérité et je vous ai donné de salutaires conseils, il ne me reste plus maintenant qu'à attendre l'heureuse nouvelle de votre changement, fasse le ciel qu'elle ne tarde point trop à me venir, ou à pleurer toutes les larmes de mes yeux, en songeant aux désastres aussi mérités que certains qui vous menacent et à sécher de frayeur dans l'attente des maux dont vous serez accablés.




LETTRE CCXLIV. A L'EMPEREUR CONRAD.


Saint Bernard l'engage à prendre en main la défense de l'autorité pontificale contre les Romains révoltés.


1. Le sacerdoce et l'empire ne pouvaient se trouver unis par des liens plus doux, plus aimables et plus forts que ceux qui les resserrent l'un et l'autre dans la personne du Sauveur: il voulut naître de la tribu de Juda et de celle de Lévi pour être tout à la fois prêtre et roi, même selon la chair. De plus, il a si étroitement uni ces deux puissances dans l'Église qui est son corps a mystique et dont il est la tête, qu'on les dirait confondues ensemble. Aussi l'Apôtre nous appelle-t-il tous «une race d'élite, un sacerdoce royal (),» tandis qu'en un autre endroit des saintes Lettres, les élus sont nommés «princes et prêtres (Ap 1,6 Ap 5,10).» Que les hommes ne séparent donc pas ce que Dieu a uni, qu'ils confirment plutôt de tontes leurs forces nu état de choses qui a sa source dans les dispositions de la Providence, de sorte que deux puissances qui sont naturellement unies le soient aussi par les dispositions des coeurs, se favorisent, se soutiennent mutuellement, et portent réciproquement le fardeau l'une de l'autre. «Deux frères qui s'entr'aident, dit le Sage, seront comblés de consolations (Pr 8,19).» Mais si par malheur ils se minent et se déchirent mutuellement, ils ne peuvent manquer de tomber tous les deux dans l'infortune. Je ne suis pas de ceux qui disent que la paix et la liberté de l'Église sont redoutables à l'empire ni que la gloire et la prospérité de l'empire sont une menace pour l'Église, ce n'est pas pour les détruire mais pour les fortifier l'un par l'autre que Dieu les a créés.

2. Si Votre:Majesté est persuadée de cette vérité, jusqu'à quand souffrira-t-elle un affront et un attentat qui s'attaquent à elle en même temps qu'à l'Église? Rome n'est-elle pas la capitale de l'empire comme


a Suger dit avec raison à ce sujet, dans sa lettre soixante-quatorzième: «Puisque la gloire du corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire de l'Eglise, résulte du bon accord de l'empire et du sacerdoce, il s'ensuit que travailler pour l'un c'est travailler pour l'antre; car il n'est personne; qui ne sache que l'État et l'Église se soutiennent mutuellement.» Voir Jean de Salisbury, lettre quarante-quatrième.


elle l'est de la religion par le saint Siège, et quand l'Église serait désintéressée dans cette affaire, est-il glorieux pour vous, Sire, de n'avoir entre les mains que les rênes d'un empire décapité? Je ne sais point ce que vos ministres et les grands de votre empire vous conseilleront dans les conjonctures présentes; quant à moi, dans mon inexpérience je ne puis m'empêcher de vous dire toute ma pensée. Depuis qu'elle existe, l'Église n'a cessé jusqu'à nos jours d'être en butte à mille épreuves, mais elle en est toujours sortie à son avantage; aussi le Prophète lui fait-il dire quelque part: «On m'a bien souvent attaquée depuis que j'existe, mais personne n'a jamais pu me vaincre. C'est en vain que les méchants ont tout fait pour m'accabler, et qu'ils m'ont suscité épreuves sur épreuves (Ps 128,21).» Ainsi, que Votre Majesté soit bien convaincue que le Seigneur ne permettra pas encore cette fois que son Eglise soit opprimée. Son bras ne s'est pas raccourci et n'a rien perdu de son ancienne puissance; nul doute, par conséquent, qu'il ne délivre encore de nos jours l'Épouse qu'il s'est procurée au prix de son sang, qu'il anime de son esprit, qu'il a comblée des dons de sa grâce et enrichie même de biens temporels. Il prendra donc sa défense, croyez-le, et la délivrera des mains des méchants; mais je vous laisse à juger à vous et à vos conseillers s'il est glorieux pour vous et avantageux à l'empire qu'un autre que Votre Majesté soit le ministre de cette délivrance. Pour moi je ne saurais le croire.

3. Armez-vous donc de votre glaive, puissant Empereur, et faites rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. En qualité d'empereur vous avez deux devoirs à remplir, l'un de défendre votre couronne, et l'autre de protéger l'Église; car d'un côté vous êtes le chef de l'État, et de l'autre le tuteur de l'Église. Je suis sûr du succès de vos armes, car les Romains ont beaucoup plus d'arrogance et d'orgueil que de force véritable. Est-il au monde un prince quelconque, roi ou empereur, qui soit assez téméraire pour oser entreprendre rien de semblable à leur criminelle tentative contre le sacerdoce et l'empire? Ce peuple maudit et turbulent, dans sa fureur et sa sotte inexpérience, s'est jeté tête baissée dans cette sacrilège entreprise sans mesurer ses forces, sans prévoir quelle serait l'issue de ses projets et la fin de tout cela. Aussi suis-je bien convaincu que cette populace insensée ne tiendra pas un seul instant en face des troupes de Votre Majesté. Peut-être suis-je bien indiscret, en me permettant de donner des conseils, dans une chose de cette importance, à un prince aussi grand et .aussi sage que vous, quand je ne suis rien, et de vous parler comme un grand de votre cour pourrait le faire, moi qui ne suis ni noble ni grand; mais, plus j'ai conscience de mon obscurité et de mon néant, plus j'ose vous exposer librement ce que la charité m'inspire. Ainsi j'ajoute avec la même hardiesse, que s'il se trouve un homme qui vous donne un conseil contraire au mien, ce que je ne saurais croire, il n'a pour votre personne aucun attachement ou il ne comprend pas ce qu'exige le titre que vous portez, à moins qu'il ne soit de ceux qui cherchent leur avantage plutôt que l'intérêt de l'Empereur et de Dieu.




LETTRE CCXLV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS.



L'an 1146


Saint Bernard se félicite du zèle que le pape Eugène a déployé dans l'affaire de l'évêque d'Orléans (a).

Agissez toujours comme vous venez de le faire, et continuez, je vous prie, à n'avoir égard qu'à ce qu'on vous demande, sans vous mettre eu peine de la personne qui demande. Ainsi vous avez refusé au roi la grâce

' qu'il sollicitait de vous pour l'évêque d'Orléans, et Dieu, qui tient le coeur des rois dans sa main, n'a pas permis qu'il s'offensât de votre refus; mais quand même il eût dû s'en montrer blessé, il n'en était pas moins de votre devoir d'agir comme vous l'avez fait plutôt que d'offenser Dieu qui ne manquera pas de vous être propice et de vous faire enfin respirer après tous les maux que vous avez soufferts, pourvu que vous teniez toujours pour le parti de la justice et de la vérité. Ce que vous venez de faire en cette circonstance et ce que j'entends tous les jours dire de vous, en ce sens, par tout le monde, me comble d'un bonheur inexprimable. Mais en voilà assez sur ce point, passons à un autre sujet. Si on vous a suggéré la pensée de m'imposer un nouveau fardeau, je vous préviens que je suis déjà chargé au delà de mes forces. Plus vous m'épargnerez, plus vous vous ménagerez vous-même. Vous savez d'ailleurs que j'ai pris la résolution de ne plus quitter mon monastère. Pour ce qui concerne le fidèle Baldice, quelque cher et nécessaire qu'il me fût, je vous ai obéi sur-le-champ. Quant au monastère de Saint-Anastase, je suis tout disposé à y envoyer un abbé, si déjà il n'y Pli a pas un de nommé, mais comme vous ne m'en avez pas parlé dans votre dernière lettre, je n'y ai envoyé personne (b). En tout cas, je m'empresserai de faire ce que vous me direz. Monseigneur l'évêque d'Auxerre et le frère Baldice vous instruiront de toutes ces choses plus à fond que je ne puis le faire. Je vous prie de vouloir bien approuver et

a Il se nommait Hélie. Il était accusé de plusieurs grands crimes, n'ayant pu ni par ses prières ni par l'influence du roi de France et de ses amis fléchir le pape Eugène, il se démit de son évêché en 1146, comme on le peut voir dans la lettre deux cent quarante-sixième et dans les notes placées à la fin du volume.b On y envoya l'abbé Rualen, dont il est parlé dans la lettre deux cent cinquante-huitième et suivantes.


confirmer l'excommunication que monseigneur Baudouin, archevêque de Pise, a lancée contre le juge d'Arvora en Sardaigne, car je présume que ce prélat étant un très-saint homme n'a fait en cette circonstance rien que de très juste. Enfin je vous recommande le juge de Torre (a); on le dit bon prince, je vous prie de le maintenir dans ses droits.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCXLV.

173. L'évêque d'Orléans ..... Hélie. D'après Orderic, livre 3, à l'année 1134, on élut pour évêque d'Orléans, à la mort de Jean, qui arriva en 1133, Hugues, doyen de la cathédrale de cette ville. Les historiens de, l'Eglise d'Orléans n'en parlent pas, à ce que je vois. Voici ce qu'il dit: «A la mort du vieil évêque d'Orléans nommé Jean, le doyen Hugues, qui avait été nommé à sa place, fut tué par des hommes qui le frappèrent sans le connaître lorsqu'il revenait de la cour du roi à Orléans; l'évêché demeura donc vacant et fut abandonné à lui-même comme un vaisseau sans pilote.» Cet état de choses dura jusqu'en 1136. Mais à cette époque le peuple et le clergé, jusqu'alors divisés, élurent tout d'une voix l'abbé de Saint-Sulpice de Bourges, nommé Hélie, celui même dont il est ici question.

Pierre de Cluny, livre Ier, lettre 2, qui écrivit au pape Innocent en sa faveur, en parle comme «d'un homme religieux, sage et instruit.» Innocent le sacra en 1137 au mois d'avril. Quelques années après, en 1144, il fut accusé auprès du pape Lucius 2, par le clergé d'Orléans, de. plusieurs crimes dont il ne put se justifier, et Pierre le Vénérable non plus que le roi de France Louis ne réussirent à fléchir le Pape en sa faveur. D'après le conseil de saint Bernard, il se démit spontanément de son évêché en 1146, sous le pontificat du pape Eugène III. Aussi est-il étonnant qu'Albéric dise dans sa Chronique «qu'Atton évêque de Troyes et l'évêque d'Orléans ont été déposés dans un concile de Reims» (voir Albéric, à l'année 1149), car il est certain que ces deux prélats se sont démis spontanément de leur charge. La chose est sûre d'après la lettre de saint Bernard pour ce qui concerne l'évêque d'Orléans; les notes de la lettre vingt-troisième ne laissent non plus aucun doute pour ce qui concerne la démission spontanée d'Atton.




LETTRE CCXLVI. AU MÊME PAPE, POUR LE MÊME ÉVÊQUE D'ORLÉANS, APRÈS QU'IL EÛT ÉTÉ DÉPOSÉ,


L'an 1146

Saint Bernard recommande au souverain Pontife l'évêque d'Orléans qui s'était spontanément démis de son évêché, et le prie d'épargner son honneur; c'est à ses yeux un devoir pour le souverain Pontife de traiter avec indulgence un évêque qui n'a pas hésité n, donner des preuves de son humilité.

1. Le moment est venu de vous écrire à mon tour, non plus pour un évêque, mais pour un humble et pauvre moine (b), qui me semble d'autant plus digne de compassion qu'il a commencé par vivre au sein de la fortune et au comble des honneurs. La flatterie n'a point de part dans ce que je vous dis là, je ne cède en ce moment qu'à un sentiment de commisération pour cet homme. Plusieurs vous ont écrit, quand il était encore à la tète d'un diocèse, pour vous prier de l'y maintenir. A mes yeux c'était trop demander, et pour rien au monde je n'eusse voulu unir mes instances aux leurs. Mais à présent, dans le triste état où je le vois réduit, l'humanité me fait un devoir de changer de conduite en ce qui le concerne. Il avait alors quelque espérance de se maintenir dans le poste qu'il occupait, et les raisons qu'il faisait valoir ne laissaient pas d'avoir quelque chose de spécieux; en effet, il disait alors: - Les choses ont bien changé de face autour de moi depuis que j'ai été; mis en demeure de me justifier des crimes qu'on m'impute. Dans le principe, on demandait de moi une justification qu'il eût été bien difficile de fournir, même au plus innocent des hommes; mais aujourd'hui ce n'est plus simplement difficile, c'est à peu près impossible qu'il faut dire. En effet, il n'y a plus d'évêque à Nevers (Hugues), ni à Troyes; celui d'Auxerre est en Italie; après eux, je n'en vois pas beaucoup d'autres dans la province à qui je puisse m'adresser en ce moment pour me

a On croit qu'il s'agit ici de Gunnaire, autrefois «juge et tétrarque de Sardaigne.» En revenant d'un pèlerinage au tombeau de saint Martin, il passa par Clairvaux et y fut reçu par saint Bernard: dans la suite, il fit profession religieuse, au dire de Héribert, livre II des Miracles de saint Bernard, chap. XIII.
B Il avait commencé par être abbé de Saint-Sulpice de Bourges, puis était devenu simple religieux après avoir été évêque.

justifier selon les formes obligées; ce n'est pas que je manque de. témoins prêts à déposer en ma faveur, mais les évêques qui pourraient le faire aussi sont ou morts ou absents. M'imposera-t-on des conditions impossibles? je ne puis le croire, et le Pape, persuadé de l'impossibilité où je me trouve, suspendra la sentence, cela ne saurait faire un doute pour moi; d'ailleurs, quand même il me resterait quelque moyen de me justifier, il n'examinera pas les choses à la rigueur et fermera certainement les yeux sur les faits de peu ou de moindre importance, car après tout s'il penche de quelque côté, c'est plutôt vers l'indulgence que vers la sévérité. Quel intérêt a-t-il à me perdre, pour aimer mieux me trouver répréhensible et coupable? J'aime à croire, car je connais son indulgence et sa bonté, qu'il fermera les yeux sur bien des choses, cachera en partie mes fautes et même ne sera pas le dernier à les excuser. Après tout n'est-il pas le maître, et ne peut-il faire ce qu'il lui plait? Et quand même il sentirait la faiblesse de mes raisons, n'est-il pas libre de m'absoudre s'il le veut et de me faire miséricorde? Le successeur des apôtres n'est-il ni assez doux, ni assez puissant pour cela?

2. Il lui était donc permis de concevoir quelque espérance que ses amis ne regardaient pas tout à fait dépourvue de solidité. Néanmoins il a cédé volontairement, il a suivi mes conseils en tout point, et, pour n'être pas plus longtemps une cause de trouble dans son église, il a prévenu, comme je l'y engageais, le coup qui le menaçait et s'est démis de son évêché sans attendre qu'il fût contraint de le faire. Dans la triste condition où cette âme après tout, noble et généreuse se trouve réduite maintenant, elle ne sollicite qu'une grâce de Vous, très-saint l'ère. Vous me demandez laquelle? Il ne s'agit plus pour lui de grandeurs et de titres pompeux; ce qu'il demande, c'est qu'on lui conserve au moins le rang de simple prêtre, après avoir joui des honneurs dus à l'épiscopat: ce qu'il veut, c'est qu'on ne le déshonore point et qu'on lui épargne tout ce qui pourrait flétrir son nom pour la vie. Je ne crois pas qu'il se puisse demander rien de plus raisonnable; après avoir occupé un rang élevé, il ne se plaint pas d'être privé de tous les honneurs, pourvu qu'on ne le déshonore pas, et il se contente d'une position qui tienne le milieu entre les deux extrêmes. Il est bien déchu aujourd'hui du rang qu'il occupait naguère, laissez-le du moins vivre à présent dans une honnête médiocrité et ne l'accablez pas d'un excès d'humiliations. Car enfin il est jeune encore et de bonne famille, il a de plus occupé un poste élevé, et s'il ne craint pas d'être humilié, il ne veut pourtant pas être déshonoré. Son humilité ne méritera-t-elle aucune grâce? Quand on voit l'humilité de l'impie Achab récompensée, faudra-t-il que celle d'un chrétien et, qui plus est, d'un homme distingué par sa naissance, demeure sans récompense? Non, je ne puis croire que le Siège apostolique et le saint Pontife qui y est assis rejettent ainsi un coeur contrit et humilié.

3. Si je vous disais: Il s'est humilié, il faut qu'on l'élève, je ne dirais rien de trop, je ne ferais qu'invoquer une règle (a) que vous connaissez bien (Mt 23), mais je ne demande pas qu'on l'élève, je vous prie seulement de ne pas l'écraser tout à fait. Quoi donc, vous avez pu nous affliger et vous ne pourriez pas nous consoler! N'avez-vous donc de pouvoir que pour abaisser l'orgueil, n'en avez-vous point pour relever l'humilité? Mais vous n'ignorez pas que c'est faire un mauvais usage de son pouvoir que de n'en user que pour punir. De plus, ce malheureux prélat est pressé par une foule de créanciers; comme il n'a plus de quoi les satisfaire, puisqu'il est dépouillé de tout, je prie Votre Sainteté d'ordonner qu'ils soient payés sur les revenus de son évêché, il lui serait extrêmement dur et pénible en effet qu'on ne lui laissât du rang qu'il occupait que des dettes qui l'écrasent.


LETTRE CCXLVII. AU MÊME PONTIFE EN FAVEUR DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS.

Saint Bernard déplore la promptitude et la sévérité avec lesquelles le pape Eugène a sévi contre l'archevêque de Reims, en lui ôtant l'usage du pallium.

A son bien-aimé frère et seigneur, Eugène, parla grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.

1. Que Dieu vous pardonne! Qu'avez-vous fait? Vous venez d'humilier un prélat d'une modestie exemplaire et de couvrir de confusion, à la face de l'Église, un homme dont elle respecte la vertu! Ses ennemis en triomphent, mais ses amis en sont contristés, et le nombre de ces derniers est si grand que la tristesse est universelle. Ce prélat aimé de Dieu et des hommes se voit traité avec la dernière rigueur bien qu'il n'ait été convaincu et ne se soit avoué coupable d'aucun crime. Vous agissez en véritable Phinées, mais il ne manque qu'une chose pour que ce soit bien, c'est que l'Israélite que vous frappez de vos coups ait eu commerce avec une Moabite. Que lui reproche-t-on? D'avoir couronné le roi? mais en le faisant il ne croit pas avoir outrepassé ses droits (b).

a L'évangile dit en effet: «Quiconque s'abaisse sera élevé.»b Il était d'usage que le roi de France reçût la couronne en grande pompe le jour de certaines solennités, comme il la reçut à Bourges à l'occasion de la croisade. L'archevêque de cette ville soutenait qu'il lui appartenait de faire cette cérémonie chez lui. Aussi Samson, malgré ses réclamations, ayant passé outre au couronnement de Louis 6, dans la cathédrale de Bourges, se vit privé de l'usage du pallium par le pape Eugène III. On trouve sur cet événement une lettre du souverain Pontife dans le Patriarchaire de Bourges, comme Horstius le dit dans les notes placées à la fin du volume.

Que lui reproche-t-on encore? d'avoir sciemment célébré les saints mystères dans une église frappée d'interdit? Il nie ce fait, et il est disposé non-seulement à montrer qu'on le lui impute sans raison, mais encore à prouver que dans le premier cas il n'a rien fait qu'il n'eût le droit de faire. D'ailleurs, supposé même que tout ce dont ses adversaires le chargent à leur aise, puisqu'il n'est pas là présent pour les entendre, soit avéré, faut-il pour une seule faute le traiter si rudement et sévir contre lui avec tant de rigueur, quand le reste de sa vie ne mérite que des louanges? N'est-ce pas faire l'éloge d'un homme que de constater qu'il n'a failli qu'une fois en sa vie? C'eût été sans doute votre sentiment si vous n'aviez point été prévenu contre lui par ses ennemis. Mais d'ailleurs que devait-il faire étant pris de court comme il l'était? un jour de fête, en présence du jeune roi, d'une cour nombreuse, et, ce qui est capital, à un moment où il s'agissait des intérêts de Dieu même, puisqu'on ne s'était réuni que pour conférer de l'importante expédition de la Terre sainte? Pouvait-il dans une pareille conjoncture se dispenser de célébrer la messe, de rendre au roi les bonheurs qui lui sont dus et de faire la cérémonie du couronnement? L'archevêque de Bourges lui-même ne pouvait décemment s'y opposer et empêcher qu'on rendit honneur au souverain.

2. Je dis donc que, puisque les choses se sont passées ainsi, il me semble qu'une faute que la nécessité excuse de malice et d'orgueil mérite toute sorte d'indulgence. N'auriez-vous donc de pouvoir que pour sévir et seriez-vous impuissant dès qu'il ne s'agit plus de frapper? Vous n'avez pourtant pas oublié que Dieu dit quelque part: «Je frapperai et je guérirai (Dt 32,39).» Aussi ne puis-je croire que celui qui tient sa place sur la terre ne saurait goûter son langage, surtout en fait de charité. La flèche de Jonathas reviendra donc, du moins cette fois-ci, sans avoir touché le but, ou, s'il faut qu'elle porte quelque part je demande qu'elle n'atteigne que moi. Oui, je serais moins affligé qu'on m'eût défendu de célébrer les saints mystères, que de voir cet archevêque privé de l'usage du pallium. D'ailleurs il y a encore une autre raison qui doit modérer votre sévérité en cette circonstance, c'est que vous vous exposez par un excès de rigueur à blesser l'esprit du roi de France, votre très-cher fils, ce qui ne peut manquer d'arriver puisque tous ces démêlés ne se sont produits qu'à son occasion. Or il est bien important de le ménager en ce moment, de peur qu'en lui donnant quelque cause de mécontentement, il ne fasse échouer, ce qu'à Dieu ne plaise, l'entreprise importante qu'il a si bien commencée à votre sollicitation. Au reste, j'ai obéi aux ordres que vous avez donnés, et l'autorité de celui qui me commandait a fait prospérer mon obéissance, car à ma voix et à mes exhortations une infinité de personnes se sont présentées pour l'expédition sainte; les villes et les bourgs sont presque déserts, c'est à peine s'il reste un seul homme contre sept femmes; on ne rencontre presque plus que des veuves dont les maris sont vivants.

a Les manuscrits diffèrent en cet endroit pour l'orthographe du mot typkus, orgueil, arrogance, que les anciens écrivaient typus.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCXLVII.

174. D'avoir couronné le roi?... Je lis dans l'histoire que Louis le Jeune fut couronné plusieurs fois: une première fois à Reims, du vivant de son père, par le pape Innocent, en 1131; puis à Bourges, comme Orderic Vital le rapporte en ces termes: «L'an 1138 de l'incarnation, du Seigneur, Louis le Jeune, roi de France, fut couronné à Bourges le jour de Noël. Il se réunit dans cette ville un grand concours de monde, tant de la noblesse que de la bourgeoisie de toute la France, de l'Aquitaine et des autres contrées voisines. Les prélats métropolitains et leurs suffragants s'y trouvèrent, les comtes et les autres personnes de distinction s'y rendirent en foule et offrirent leurs hommages au nouveau roi.» Orderic donne à Louis le Jeune le titre de nouveau roi, parce qu'il venait d'être couronné roi d'Aquitaine après la mort de son père. Il fut couronné une seconde fois par Samson, archevêque de Reims, avant son départ pour la terre sainte, peut- être afin de recevoir avant de se mettre en route le serment solennel de fidélité de la part de ses sujets. Horstius pense que cette solennité eut lieu à Chartres où la croisade avait été décidée. Mais on voit qu'elle eut lieu à Bourges, tant par le contexte de cette lettre que par la lettre du pape Eugène 3, citée dans le Patriarchaire de Bourges, de laquelle il résulte aussi que ce pape croyait que l'église de Bourges, où Samson avait fait le couronnement du roi, était frappée d'interdit à cette époque. Voir le Patriarchaire de Bourges imprimé dans Labbe, tome II de la Bibliothèque nouvelle. Or il résulte de cette lettre et d'une lettre d'Yves, que nous rapporterons plus loin, que l'archevêque de Reims soutenait qu'il avait le droit de couronner le roi de France, en quelque lieu que se fit le couronnement; ce que Pierre de Bourges, et avant lui Yves de Chartres, refusaient de lui accorder.

175. Dans cette lettre, saint Bernard parait plutôt favorable que contraire aux prétentions de Samson, et le pape Sylvestre Il fait une mention expresse de cette prérogative du siège métropolitain de Reims dans la bulle par laquelle il rétablit dans tous ses droits et honneurs l'archevêque Arnold, qui avait été suspens en 999 pour crime de perfidie. «Nous vous permettons par les présentes, en vous rendant votre crosse et votre anneau pastoral, de reprendre l'exercice de vos fonctions archiépiscopaIes, et d'en porter les insignes tels qu'il est d'usage dans la métropole de Reims, de présider avec le pallium aux solennités où c'est l'habitude que vous le portiez, de sacrer les rois et les évêques de votre siège.» D'ailleurs, il n'y a rien de plus convenable que de réserver aux successeurs de saint Remi, qui le premier conféra aux rois très-chrétiens, par le baptême et par la profession de la religion chrétienne, le sacerdoce royal, et leur donna le gage de la couronne du ciel, le droit de sacrer et de couronner nos souverains; par la même raison, les successeurs de saint Boniface sur le siège de Mayence, de saint Eleuthère dans la chaire de Tolède, de saint Germain à Cantorbéry, sont dans l'usage de couronner les empereurs d'Allemagne, les rois d'Espagne et ceux d'Angleterre. Ce qui n'empêche pas que, selon les lieux et les circonstances, il n'ait été dérogé par exception aux prérogatives de l'archevêque de Reims. C'est d'ailleurs, je crois, la pensée qui a dicté à Yves de Chartres sa lettre quatre-vingt-neuvième, où il soutient la légitimité du sacre de Louis VI fait à Orléans par Daimbert, archevêque de Sens. Car dans une autre circonstance il est le premier à reconnaître le privilège de l'archevêque de Reims; en effet, en écrivant au pape Urbain (lettre quarante-huitième), il note que cette métropole «est en possession de la couronne royale;» et dans une autre lettre il proteste «qu'il n'éprouve du privilège de l'Église de Reims ni envie, ni peine, ni tristesse, si les rois de France ressentent pour elle une préférence -telle qu'ils aiment mieux recevoir la couronne des mains de son archevêque que de celles de tout autre.» Toutefois il n'en maintient pas moins la légitimité de l'exception qui s'est produite en faveur de Daimbert. «Nous n'avons rien fait en cette circonstance qu'après de mûres et sages réflexions. Le royaume se trouvait en effet à cette époque troublé par des factieux qui n'avaient d'autre pensée que de faire passer la couronne sur la tête d'un autre prince, ou du moins de l'amoindrir le plus possible (lettre cent quatre-vingt-neuvième).» Quand donc il soutient que le privilège de l'Église de Reims ne repose ni sur la raison, ni sur la loi, ni sur la coutume, il veut seulement montrer que malgré l'usage reçu, «tous les rois de France n'ont point été sacrés dans la métropole ni des mains de l'archevêque de Reims (même lettre),» ce qui est incontestable, et qu'un prélat quelconque n'encourrait pas la peine de l'excommunication, comme le voulaient les députés de Reims, pour avoir sacré sans dispense préalable un roi de France à la place de l'archevêque de Reims et ailleurs que dans son église. Voir le continuateur d'Aimoine, livre V des Gestes des Francs, chap. I, et Hugues, dans la Chronique d'Auxerre, à l'année 1154.

Plus tard, en 1179, Louis VII, voulant éviter le retour de pareilles difficultés, reconnut, par lettres patentes, à l'archevêque de Reims le droit exclusif de sacrer les rois de France, privilège que les papes Alexandre III et Innocent III confirmèrent plus tard par des lettres spéciales. Pour plus de détails, on peut consulter l'ouvrage que Guillaume Morlot, archiprêtre de Saint-Nicaise, de Reims, a publié sur cette matière en 1654. C'est un traité très-étendu et très-saxant sur le sacre des rois de France.

Pour ce qui est de l'usage du pallium, que le souverain Pontife avait interdit à Samson, rien ne prouve mieux en quelle estime on l'avait à cette époque, que ce que dit saint Bernard, qu'il aurait préféré être privé de la permission de célébrer la sainte messe plutôt que de voir l'usage du pallium retiré à l'archevêque de Reims. Pour l'obtenir, saint Melchior n'avait pas hésité à entreprendre deux fois le voyage d'Irlande à Rome (Note de Mabillon),



Bernard, Lettres 243