Jean Chrysostome, Sacerdoce Liv.3


300

LIVRE TROISIÈME

ANALYSE

Saint Jean Chrysostome continue sa justification. - Son refus ne vient pas de l'orgueil, et ceux qui le disent, parlent contre eux-mêmes, car accuser les autres de mépriser le sacerdoce, c'est montrer que l'en n'en a pas soi-même mie assez haute idée. -Son refus ne vient pas davantage de la vaine gloire. - L'amour de la gloire l'eût bien plutôt porté à accepter. - Il insiste par des raisons tirées de la nature du sacerdoce. - Le sacerdoce est d'une nature céleste. - Quel appareil terrible entourait le prêtre de l'ancienne loi! Cependant le sacerdoce antique n'était que l'ombre de celui de la loi de grâce. - Excellence de nos saints mystères vivement représentés. - Le prêtre est plus puissant que les anges. - De quels biens son pouvoir est la source? - Les prêtres de l'ancienne Loi constataient seulement la guérison de la lèpre corporelle, ceux de la loi nouvelle guérissent la lèpre de l'âme. - Si nos parents nous donnent la vie du corps, les prêtres nous communiquent la vie de l'âme; ils peuvent même nous la rendre quand nous l'avons perdue. - Baptême. - Pénitence. - Pan! lui-même tremblait, en considérant la grandeur de son ministère. - C'est aussi ce qui a effrayé saint Jean Chrysostome. - La claire vue de l'excellence du ministère sacerdotal d'eue part, et de l'autre la conscience de sa faiblesse, voilà ce qui a motivé son refus. - Autres motifs tirés des dangers et des difficultés que l'on rencontre dans l'exercice des fonctions sacerdotales. - Ecueil de la vaine gloire avec tout son cortège de passions déréglées. - Plus le sacerdoce est excellent, plus l'abus qu'on en fait est détestable. - On peut désirer le sacerdoce, mais non l'élévation et la puissance attachées au sacerdoce. - Un prêtre doit être maître de lui-même; funestes effets de la colère. - Les fautes des prêtres sont aussitôt rendues publiques scandale qui en résulte. - Mauvaises élections fortement décrites. - Direction des veuves, conduite des vierges, juridiction ecclésiastique, difficultés qui y sont attachées. - L'excommunication, prudence qu'elle demande.


301 1. Voilà pour la prétendue injure faite à ceux qui m'ont honoré de leurs suffrages, voilà ce qu'on peut dire, pour montrer que je n'ai voulu blesser personne, lorsque j'ai refusé la dignité sacerdotale. Je n'ai pas davantage été égaré par les fumées de l'orgueil: j'essaierai, selon mon pouvoir, de le démontrer jusqu'à l'évidence.

Si l'on m'avait offert le commandement d'une armée ou le gouvernement d'un empire, et que je n'eusse pas moins refusé, l'accusation aurait quelque vraisemblance; ou plutôt il n'est personne qui n'eût regardé ce refus comme un trait de folie. Mais quand il s'agit du Sacerdoce, dignité qui s'élève autant au-dessus de la royauté que l'âme au-dessus du corps, qui osera m'accuser d'orgueil? Quelqu'un dédaigne un emploi de peu d'importance, et on dit qu'il est un insensé; un autre refuse des fonctions d'un ordre incomparablement plus relevé, et on lui fait grâce de ne pas l'accuser de démence, pour le charger d'une inculpation d'orgueil: n'est-ce pas absurde? Autant vaudrait accuser non point d'un excès de fierté, mais d'aliénation mentale, un homme qui n'accepterait pas un troupeau de boeufs, qui ne voudrait pas être bouvier, et en même temps déclarer non pas fou, mais seulement orgueilleux celui qui refuserait l'empire du monde et le commandement des armées de tous les pays. de la terre.

Non, un tel raisonnement n'est pas soutenable; et de pareilles calomnies discréditent plus leurs auteurs que moi. La seule pensée qu'il puisse y avoir au monde des hommes qui méprisent le sacerdoce trahit, chez ceux qui osent l'exprimer, l'idée peu convenable qu'ils en ont eux-mêmes. Certes, s'ils ne regardaient pas le saint ministère comme une chose commune et de peu de prix, un tel soupçon leur serait-il venu dans l'esprit? Pourquoi jamais

personne n'osa-t-il soupçonner rien de semblable à l'égard de la dignité des anges, et dire:

voici une âme humaine qui a refusé par orgueil de monter au rang de la nature angélique? C'est que nous nous formons, de ces puissances célestes, une grande idée qui ne(581) nous permet pas de penser qu'un homme puisse aspirer à quelque chose de plus relevé que leur état. En sorce qu'on pourrait, à meilleur droit, accuser d'orgueil ceux qui m'adressent ce reproche. Jamais, en effet, ils n'auraient fait une telle supposition sur le compte du prochain, si, les premiers, ils n'avaient pas méprisé le sacerdoce comme une chose de nulle importance. Diront-ils que le désir de la gloire m'a fait agir? Je les convaincrai qu'ils se réfutent eux-mêmes et qu'ils se combattent ouvertement. Je ne vois pas en vérité ce qu'ils pourraient imaginer de mieux, s'ils voulaient me défendre contre l'accusation de vaine gloire.

302 2. Car si je m'étais laissé prendre à cet amour de la gloire, je devais accepter plutôt que refuser: pourquoi? Parce que, en acceptant, je me serais acquis beaucoup de gloire. Comment! un homme aussi jeune, un homme qui est à peine sorti des embarras du siècle et qui-tout à coup entraîne l'admiration du monde, jusqu'à être préféré à ceux qui ont vieilli dans le service de l'Eglise, jusqu'à l'emporter sur eux tous par le nombre des suffrages obtenus; quoi de plus propre à faire concevoir de moi une grande et magnifique opinion, à me poser devant tous les yeux comme un vénérable et un illustre personnage? Aujourd'hui, au contraire, excepté un bien petit nombre, toute l'Eglise ignore à peu près jusqu'à mon nom. En sorte que mon refus ne sera connu que d'un très-petit nombre, lesquels encore ne sauront pas là-dessus l'exacte vérité. Vraisemblablement plusieurs penseront, ou bien que je n'ai pas été élu du tout, ou bien que j'ai été repoussé après l'élection pour avoir été reconnu indigne, et non pour avoir volontairement refusé.

303 3. BASILE. Mais aussi ceux qui sauront la vérité t'admireront.

CHRYSOSTOME. Mais ne m'as-tu pas dit qu'ils m'accusaient de vanité et d'orgueil? De qui donc puis-je espérer l'approbation? De la multitude? Elle ignore ce qui s'est passé. De quelques individus mieux informés? Mais de ce côté-là les choses ont tourné tout autrement; car le seul motif qui t'amène ici maintenant, c'est d'apprendre ce qu'il faut leur répondre. Du reste, à quoi bon insister là-dessus avec tant de soin, puisque, quand même tout le monde serait instruit de la vérité, on ne devrait pour cela m'accuser ni d'orgueil ni de vanité; un peu de patience, et je te ferai voir cela clairement. En outre tu comprendras que, non-seulement ceux qui ont du sacerdoce une idée si téméraire (s'il y en a, ce que je ne crois pas pour ma part), mais encore ceux qui attribuent gratuitement cette témérité aux autres, s'exposent à un danger terrible.

304 4. Le Sacerdoce s'exerce sur la terre, mais il a son rang dans l'ordre des choses célestes:

et c'est à bon droit. Car ce n'est pas un homme, ni un ange, ni un archange, ni aucune autre puissance créée, mais le divin Paraclet lui-même qui lui a marqué ce rang: c'est lui qui donne à des hommes la sublime confiance d'exercer, quoique revêtus de chair, le ministère des purs esprits. Il faut donc que le prêtre soit pur, comme s'il était dans le ciel parmi les esprits bienheureux. Quel majestueux appareil même avant la loi de grâce! Comme tout inspirait une sainte terreur! Les sonnettes, les grenades, les pierres précieuses qui brillaient sur la poitrine et sur l'éphod du Grand-Prêtre; le diadème, la tiare, la robe traînante, la lame d'or, le saint des saints, et son impénétrable solitude! Mais si l'on considère les mystères de la loi de grâce, que l'on trouvera vaine la pompe extérieure de l'ancienne loi, que l'on comprendra bien, dans ce cas particulier, la vérité de ce qui a été dit de toute cette loi en général: que ce qu'il a eu d'éclatant dans le premier ministère n'est même pas gloire, comparé à la gloire suréminente du second. (
2Co 3,10). Quand tu vois le Seigneur immolé et étendu sur l'autel, le prêtre qui se penche sur la victime et qui prie, et tous les fidèles empourprés de ce sang précieux, crois-tu encore être parmi l,es hommes, et même sur la terre? N'es-tu pas plutôt transporté dans les cieux, et, toute pensée charnelle bannie, comme j si tu étais un pur esprit, dépouillé de la chair, ne contemples-tu pas les merveilles d'un monde supérieur? O prodige! ô bonté de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, en ce moment même se laisse prendre par les mains de tous, il se donne à qui veut le recevoir et le presser sur son coeur; voilà ce qui se passe aux regards de la foi. Ces choses le paraissent-elles mériter le mépris? Sont-elles de nature à ce que l'on puisse les regarder comme au-dessous de soi?

Veux-tu juger de l'excellence de nos saints mystères par un autre prodige. Représente-toi Elie, une foule immense debout autour de lui, et la victime étendue sur les pierres; tous les assistants dans l'attente et dans le plus profond (582) silence, le prophète seul priant à haute voix; puis tout à coup la flamme se précipitant du ciel sur l'holocauste.

Tout cela est merveilleux, et bien propre à pénétrer l'âme de frayeur. Mais de ce spectacle passe à la célébration de nos mystères, tu y verras des choses qui excitent, qui surpassent toute admiration. Le prêtre est debout, il fait descendre non le feu, mais l'Esprit-Saint sa prière est longue: elle s'élève non pour qu'une flamme vienne d'en haut dévorer les offrandes qui sont préparées, mais pour que la grâce, descendant sur l'hostie, embrase par elle toutes les âmes, et les rende plus brillantes que l'argent épuré par le feu. Ne faudrait-il pas être privé de raison et de sens pour mépriser un mystère si redoutable? Ignores-tu que jamais une âme humaine ne supporterait le feu de ce sacrifice, mais que nous serions tous promptement anéantis sans un secours puissant de la grâce de Dieu.

305 5. Si l'on vient à réfléchir que c'est un mortel, enveloppé dans les liens de la chair et du sang, qui peut ainsi se rapprocher de cette nature bienheureuse et immortelle, on demeurera étonné de la profondeur de ce mystère, en même temps que pénétré de la grandeur du pouvoir que la grâce de l'Esprit-Saint a conféré aux prêtres. C'est par eux que s'accomplissent ces merveilles, et bien d'autres non moins importantes, pour notre salut comme pour notre gloire. Des créatures qui habitent sur la terre, qui ont leur existence attachée à la terre, sont appelées à l'administration des choses du ciel, à l'exercice d'un pouvoir que Dieu n'a donné ni aux anges ni aux archanges! Car ce n'est pas à ceux-ci qu'il a été dit: Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel; ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. (Mt 18,18) Les puissants de la terre ont, eux aussi, le pouvoir de lier, mais seulement les corps; le lien dont parle l'évangile est un lien qui saisit l'âme, et qui s'étend jusqu'aux cieux tout ce que font ici-bas les prêtres, Dieu le ratifie là-haut; le Maître confirme la sentence de ses serviteurs.

Il leur a donné pour ainsi dire la toute-puissance dans le ciel. Il dit: Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. (Jn 20,23) Est-il un pouvoir plus grand que celui-là? Le Père a donné au Fils tout jugement (Jn 5,22), et je vois le Fils remettre ce même pouvoir tout entier aux mains de ses prêtres. Ne dirait-on pas que Dieu les a d'abord introduits dans le ciel, qu'il les a élevés au-dessus de la nature humaine et délivrés de la servitude de nos passions, pour les revêtir ensuite de cette autorité suprême? Si un roi admettait un de ses sujets à partager sa puissance, et lui accordait le privilège d'emprisonner ou d'élargir qui bon lui semblerait, un tel honneur attirerait à cet homme l'envie et la considération du monde; et celui qui .reçoit de Dieu une puissance aussi supérieure à celle-là que le ciel est supérieur à la terre, et l'âme au corps, n'aura reçu, au jugement de certaines personnes, qu'une dignité médiocre, une dignité telle enfin qu'on pourra soupçonner quelqu'un d'en avoir méprisé l'honneur et le don! Quelle extravagance! Mépriser une fonction sans laquelle il n'y a pas de salut pour nous, ni d'accomplissement des promesses divines! Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu, s'il ne renaît de l'eau et de l'Esprit-Saint (Jn 3,5); qui ne mange pas la chair du Seigneur et ne boit pas son sang, est exclu de la vie éternelle. (Jn 6,54) Si donc ces bienfaits ne peuvent être conférés que par des mains sanctifiées, conséquemment par celles des prêtres, quel moyen y aurait-il, sans leur ministère, d'éviter le feu de l'enfer, ou de parvenir aux couronnes qui nous sont réservées?

L'enfantement spirituel des âmes est leur privilège: eux seuls les font naître à la vie de la grâce par le baptême; par eux nous sommes ensevelis avec le Fils de Dieu, par eux nous devenons les membres de ce Chef divin. Aussi devons-nous non-seulement les respecter plus que les princes et les rois, mais encore les chérir plus que nos propres parents. Ceux-ci nous ont fait naître du sang et de la volonté de la chair; les prêtres nous font naître enfants de Dieu; nous leur devons notre heureuse régénération, la vraie liberté dont nous jouissons, notre adoption dans l'ordre de la grâce.

306
Les prêtres de l'ancienne loi avaient seuls le droit de guérir la lèpre, ou plutôt ils ne guérissaient pas, ils jugeaient seulement si l'on était guéri: et tu sais avec quelle ardeur on briguait la dignité sacerdotale chez les Juifs. (
Lv 14) Pour nos prêtres, ce n'est pas la lèpre du corps, mais la lèpre de l'âme, dont ils ont reçu le pouvoir, lion de vérifier, mais d'opérer l'entière guérison. Ceux qui les méprisent sont donc plus sacrilèges que Dathan et ses (583) compagnons, et dignes d'un plus sévère châtiment. (Nb 16) Ceux-ci, en prétendant à une dignité qui ne leur appartenait pas, témoignaient du moins l'estime particulière qu'ils en faisaient, par l'ambition même qui les portait à la vouloir usurper. Mais aujourd'hui que le sacerdoce est en possession d'une autorité et d'une excellence bien plus relevées qu'autrefois, le mépriser deviendrait un crime encore plus odieux que celui d'y prétendre par des vues ambitieuses. Il n'y a aucune parité, sous le rapport de l'outrage, entre prétendre à une dignité à laquelle on n'a pas de droit, et mépriser les grands biens que le Sacerdoce résume en soi autant il y a loin de l'admiration au dédain, autant le second crime est plus grief que le premier. Quelle âme serait assez misérable pour mépriser de si augustes prérogatives? Aucune, à moins qu'elle ne fût au pouvoir et sous l'aiguillon de Satan.

Mais je reprends mon sujet où je l'ai laissé.

Qu'il s'agisse de punitions à infliger, qu'il s'agisse de grâces à distribuer, les prêtres ont reçu de Dieu un plus grand pouvoir que nos parents dans l'ordre de la nature. Entre les uns et les autres la différence est aussi grande qu'entre la vie présente et la vie future. Nos parents nous engendrent à la première, les prêtres à la seconde. Ceux-là ne sauraient préserver de la mort corporelle, ni éloigner la maladie qui' survient; ceux-ci guérissent souvent l'âme malade et qui va périr; tantôt ils adoucissent la peine due au péché, tantôt ils préviennent même la chute, par l'instruction et l'exhortation comme par le secours de leurs prières. Ils ont le pouvoir de remettre les péchés lorsqu'ils nous régénèrent par le baptême, et ils l'ont encore après. Quelqu'un, dit l'apôtre saint Jacques, est-il malade parmi vous, qu'il appelle les prêtres de l'Eglise; qu'ils prient sur lui, en l'oignant d'huile au nom du Seigneur: et la prière de la foi sauvera le malade, et Dieu le soulagera; et s'il a commis des péchés, ils lui seront remis. (Jc 5,14 Jc 5,15) Enfin les parents selon la nature ne peuvent rien pour leurs enfants, lorsqu'il arrive à ceux-ci d'offenser quelque prince, quelque puissant de ce monde. Les prêtres les réconcilient, non avec les princes et les rois, mais avec Dieu souvent irrité contre eux.

Après cela viendra-t-on encore nous accuser d'orgueil? Il me semble que les raisons que je viens d'exposer, si elles frappaient les oreilles d'un auditoire, seraient de nature à impressionner assez fortement les âmes, pour que l'accusation d'orgueil et d'audace fût lancée non plus contre ceux qui fuient le sacerdoce, mais contre ceux qui s'y ingèrent d'eux-mêmes, et qui le recherchent par une téméraire confiance. Si ceux à qui l'on confie l'administration d'une ville la ruinent et se perdent eux-mêmes, quand ils n'y apportent pas une sagesse et une surveillance continues; de quelle vertu, tant naturelle que divine, ne doit pas être doué, pour ne point faillir, celui à qui échoit la mission d'orner l'Epouse du Christ!

307 7. Jamais personne n'aima plus Jésus-Christ que saint Paul. Jamais personne ne témoigna pour lui un zèle plus ardent, et n'en reçut plus de grâces: et néanmoins, avec tous ces avantages on le voit s'épouvanter, de la grandeur de son ministère et trembler pour les fidèles dont il est chargé. Je crains, dit-il, que comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vous ne vous laissiez corrompre et ne dégénériez de la simplicité chrétienne. (2Co 11,3) Et ailleurs: J'ai été parmi vous dans la crainte et dans l'angoisse. (1Co 2,3) Ainsi parle un homme qui fut ravi jusqu'au troisième ciel, que Dieu lui-même daigna initier à la connaissance de ses mystères, un apôtre qui a souffert autant de morts qu'il a passé de jours sur la terre après sa conversion, qui s'abstenait d'user de tout le pouvoir que Jésus-Christ lui avait donné, de peur de scandaliser le moindre de ses frères. Si cet homme, qui ne se contentait pas d'observer simplement les préceptes de Dieu, mais qui allait au delà, qui ne rechercha jamais son intérêt propre, mais toujours celui des fidèles qu'il gouvernait, se sent pénétré d'une frayeur continuelle à la pensée du ministère dont il est chargé, que ferons-nous, nous qui sommes accoutumés à tout rapporter à nous seuls, nous qui non-seulement n'allons pas au delà des préceptes de Jésus-Christ dans la pratique du bien, mais qui trop souvent restons bien loin en deçà de la limite rigoureuse du devoir.


Qui est-ce qui souffre sans que je souffre avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? (2Co 11,29)

Tel doit être le prêtre, ou plutôt cela ne suffit pas encore: c'est peu de chose, ce n'est rien en comparaison de ce que je vais dire.

Ecoutez: Je souhaitais que Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour mes frères, (584) qui sont de la même race que moi selon la chair. (Rm 9,3) Tout homme qui pourra proférer cette parole, dont l'âme sera assez sublime pour s'élever à la hauteur d'un tel souhait, celui-là méritera qu'on le blâme s'il fuit l'épiscopat. Mais quiconque sera aussi éloigné de cette vertu que je le suis se rendra odieux, non s'il refuse, mais s'il accepte.

S'il s'agissait d'une élection à un commandement militaire, et que ceux qui sont les maîtres de choisir allassent prendre un forgeron, un cordonnier, ou quelque autre artisan pour lui confier ce grade, assurément ce misérable ne mériterait point d'éloges s'il ne refusait pas, s'il ne faisait pas tout ce qui dépendrait de lui pour ne pas se lancer dans ce périlleux honneur. Oh! si pour être évêque il suffit d'en avoir le nom, d'en faire la fonction d'une manière telle quelle, sans qu'il y ait aucun risque à courir, m'accuse qui voudra de vaine gloire. Mais s'il faut pour accepter cette charge, une prudence consommée, et, avant la prudence, une grâce spéciale de Dieu, une droiture de moeurs, une pureté de vie irrépréhensible, une vertu supérieure aux seules forces humaines, je te prie de me pardonner la résolution que j'ai prise de ne pas m'exposer indiscrètement à une perte inévitable.

Si quelqu'un, me montrant un grand navire, rempli d'un nombreux équipage, chargé de marchandises précieuses, me plaçait au gouvernail et me proposait de traverser la mer Egée ou la mer Tyrrhénienne, je reculerais certainement d'effroi au premier mot. Et si l'on me demandait pourquoi: je répondrais que j'ai peur de perdre le navire. Quoi donc! dans une circonstance où il ne s'agit que de richesses périssables, d'une vie qui doit bientôt finir, personne ne se plaint que l'on montre trop de prudence et de défiance de soi-même; et dans l'appréhension d'un naufrage qui intéresse l'âme comme le corps, et qui menace, non pas des abîmes de la mer, mais d'un gouffre de flammes éternelles, je serai en butte à la colère, à la haine, parce que je ne me suis point jeté étourdiment dans cet effroyable malheur! Qu'il n'en soit pas ainsi, je vous en prie, je vous en conjure.

308 8. Je connais mon âme, sa faiblesse, sa petitesse. Je connais la grandeur du saint ministère et ses immenses difficultés. L'âme du prêtre est battue par bien plus de tempêtes que les vents n'en soulèvent sur les mers.

309 9. De tous les écueils contre lesquels il peut se briser, le plus terrible est celui de la vaine gloire, écueil bien autrement dangereux que celui des Sirènes, tant célébré par les poètes dans leurs fictions. Pour celui-ci, plusieurs ont pu le passer sans malheur; mais celui-là est pour moi si dangereux, qu'aujourd'hui même, que nulle violence ne me pousse dans ce gouffre, j'ai toutes les peines du monde à m'empêcher d'y tomber. Me mettre sur les bras le fardeau de l'épiscopat, ce serait en quelque sorte me lier les mains derrière le dos, et me livrer, pour leur servir de pâture, aux bêtes féroces dont cet écueil est le repaire: je veux dire l'emportement, l'abattement, l'envie, les disputes, les calomnies, les accusations, le mensonge, l'hypocrisie, les embûches, les aversions sans sujet, les secrètes joies causées par les chutes et les hontes de nos collègues, le chagrin que nous ressentons des succès des autres, l'amour désordonné des louanges, la soif des honneurs (l'une des passions qui corrompt le plus l'âme humaine); la prédication évangélique devenue un moyen de plaire; les serviles adulations, les lâches complaisances, les superbes dédains vis-à-vis des pauvres, les bassesses officieuses envers les riches; les marques d'honneur prodiguées sans raison et non sans dommage; les grâces également pernicieuses et à ceux qui les accordent, et à ceux qui les reçoivent; les craintes serviles, dignes tout au plus des derniers des misérables; l'absence de la liberté sacerdotale; les dehors affectés de la modestie, mais le fond nulle part; nul courage pour reprendre et réprimander, ou plutôt l'abus de ce droit vis-à-vis des petits, et quand il s'agit des grands, une lâcheté qui n'ose même ouvrir la bouche.

Tels sont les monstres, et je ne les ai pas tous nommés, tels sont les monstres que nourrit cet écueil; une fois pris par eux, il faut les suivre où ils entraînent, et l'on descend si bas dans la servitude que, pour plaire à des femmes, on fait des choses qu'il ne convient pas même de dire. Vainement la loi de Dieu a exclu les femmes du saint ministère (
1Co 14,34), elles veulent forcer les portes du sanctuaire et comme elles ne peuvent rien par elles-mêmes, elles font tout par la main de leurs agents elles ont usurpé une telle autorité, qu'elles élèvent à l'épiscopat et en font descendre qui elles veulent enfin elles mettent les choses sens dessus dessous, et nous font voir l'application du (585) proverbe: les sujets gouvernent les chefs. Et plût à Dieu que ces sujets qui gouvernent fussent des hommes! mais des femmes qui n'ont pas même le droit d'enseigner; que dis-je? enseigner; à qui le bienheureux Paul interdit la parole dans l'Eglise! Cependant, à ce que j'ai entendu dire, on leur a laissé prendre une si grande liberté, que l'on en a vu gourmander impérieusement des évêques, et leur parler avec plus de hauteur que des maîtres à leurs esclaves.

310 10. Qu'on n'aille cependant pas croire que je fasse peser ces accusations sur tous les ministres de l'Eglise. Il y en a qui ont échappé à cette espèce de filet, ils sont même plus nombreux que ceux qui s'y sont laissé prendre. A Dieu ne plaise que j'aie la coupable imprudence d'accuser le sacerdoce de ces vices qui n'appartiennent qu'à l'homme! Le fer n'est pas coupable des meurtres, ni le vin de l'ivrognerie, ni la force de la violence, ni le courage de l'aveugle témérité; les coupables sont ceux qui font un mauvais usage des dons de Dieu, voilà ceux que les gens sensés accusent et punissent. C'est le Sacerdoce qui aura le droit de nous accuser, si nous en exerçons mal les fonctions. Bien loin qu'il soit la cause des maux que j'ai signalés, c'est nous qui le déshonorons, autant qu'il est en nous, de ces souillures, lorsque nous le livrons aux premiers venus, à des hommes, qui, sans avoir auparavant consulté leurs forces, ni fait attention au poids du fardeau, s'en emparent avidement comme d'une proie qui leur est offerte; mais quand ils se mettent à l'oeuvre, alors égarés par leur impéritie, ils affligent de maux sans nombre les peuples qu'ils sont chargés de conduire.

Voilà le malheur qui allait m'arriver, si Dieu, par pitié pour son Eglise et pour mon âme, ne m'eût promptement arraché à ces dangers.

D'où naissent, penses-tu, ces troubles qui désolent nos Eglises? Pour mon compte, je ne puis leur assigner d'autre cause que le défaut de prudence et de circonspection dans le choix et l'élection des ministres. Il faut que la tête soit très-forte pour dominer et pour dissiper les vapeurs pernicieuses que les parties inférieures du corps envoient jusqu'à elle. S'il arrive qu'elle soit faible, alors, étant impuissante à repousser ces malignes influences, elle devient encore plus faible qu'elle n'était naturellement, et elle entraîne tout le reste dans sa ruine. Dieu a voulu prévenir ce malheur, et c'est pourquoi dans ce corps mystique de l'Eglise, il m'a retenu dans un rang analogue à celui qu'occupent les pieds dans le corps humain: ma place naturelle.

Indépendamment des qualités que j'ai indiquées, il en est d'autres, mon ami, non moins nécessaires pour être un bon évêque, et dont je suis totalement dépourvu; la première de toutes, c'est que le désir de le devenir n'ait jamais terni la pure simplicité du coeur. A peine celui qui brûle de posséder cette dignité en jouira-t-il, qu'une flamme d'ambition encore plus grande s'allumera dans son coeur pour la conserver; ambition dont la violence le poussera malgré lui à toute sorte d'indignités, aux flatteries, aux bassesses, et s'il le faut aux sacrifices d'argent. Quant aux meurtres dont quelques-uns ont rempli les églises, aux villes qu'ils ont renversées de fond en comble en combattant pour la conquête ou la conservation de cette dignité, je ne veux pas en parler, de peur de paraître dire des choses incroyables. On devrait avoir pour le sacerdoce un respect qui ferait craindre d'en recevoir la charge; un respect qui porterait ceux qui en sont revêtus à se démettre eux-mêmes de leurs fonctions, quand ils ont commis quelque faute grave, plutôt que d'attendre le jugement des autres et la déposition. Ce serait le moyen d'attirer sur soi la miséricorde divine. Autrement, s'obstiner à garder une place dont on n'est pas digne, c'est aussi se rendre indigne du pardon, c'est attiser de plus en plus le feu de la colère de Dieu, parce qu'à un premier péché l'on en ajoute un plus grave.

311 11. Mais où sont les hommes capables d'une aussi généreuse résolution? C'est quelque chose de terrible en vérité que la soif des dignités. Et lorsque je parle ainsi, loin de contredire le bienheureux Paul, je suis parfaitement d'accord avec lui. Voici en effet ce qu'il dit: Celui qui désire l'épiscopat, désire une bonne oeuvre. (1Tm 3,1) Ce que je condamne, ce n'est pas l'oeuvre elle-même, c'est le désir de la domination et de la puissance. Il faut étouffer jusqu'à la dernière étincelle de ce désir, pour soustraire la dignité épiscopale à son empire, et pour assurer ce libre exercice de ses fonctions. Quand on n'a pas désiré de monter à l'épiscopat, on ne craint pas d'en descendre; exempt de cette crainte, on agira en tout avec la liberté qui convient à des chrétiens. La peur d'être précipité de ce haut rang courbe l'âme sous le joug de la plus humiliante servitude, servitude remplie de maux, et qui force de (586) manquer à la fois à ce qu'on doit à Dieu, à ce qu'on doit aux hommes. Rien de si funeste qu'une pareille disposition. Les braves soldats sont ceux qui combattent avec ardeur et meurent avec courage. Tel est l'esprit qui doit animer un évêque:

il faut qu'il soit prêt à quitter comme à exercer sa charge, ainsi qu'il convient à un chrétien, assuré que d'en sortir ainsi ce n'est pas ce qui procure la moins belle des couronnes. Quand on s'est exposé à tomber de la sorte pour n'avoir point consenti à rien qui fût contraire à l'honneur de l'épiscopat, on se prépare à soi-même une récompense plus glorieuse, et un plus rigoureux châtiment aux auteurs d'une disgrâce non méritée.


Vous serez heureux, dit Notre-Seigneur, lorsque les hommes vous outrageront et vous persécuteront, et qu'ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi; réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce qu'une grande récompense vous est réservée dans les cieux. (Mt 5,11 Mt 5,12) Voilà pour les cas où des collègues cassent et déposent quelqu'un par jalousie, par une lâche complaisance pour des étrangers, par inimitié ou par quelque autre motif injuste: mais, souffrir la même persécution de la part d'ennemis déclarés est quelque chose de plus méritoire encore, et la malice des persécuteurs procure alors des avantages qu'il est inutile de décrire.

Il faut donc visiter tous les replis de notre coeur, et rechercher soigneusement si quelque étincelle, mal éteinte, de ce désir, n'y couverait pas à notre insu. Ce n'est pas tout d'avoir été exempt de cette passion dès le commencement, il faut encore s'estimer heureux de pouvoir la tenir en bride au sein du pouvoir et de l'élévation. Quant à celui qui, avant d'être parvenu aux honneurs, en nourrit en lui-même l'insatiable et pernicieux désir, on ne saurait dire dans quelle ardente fournaise il se jette en y arrivant. Pour moi, j'en fais l'aveu, et ne crois pas que je veuille mentir par modestie, je sens que cette passion est grande en moi; et c'est une des raisons qui aient le plus fortement déterminé la résolution que j'ai prise de fuir. Ceux que l'amour charnel a blessés de ses traits, ne souffrent jamais une plus rude épreuve que lorsqu'ils se trouvent près de l'objet de leur passion; s'éloignent-ils, le mal cesse; j'en dirai autant des coeurs ambitieux qui convoitent la dignité sacerdotale. La fièvre qui les dévore redouble avec leurs espérances; ils ne s'en délivrent qu'en renonçant à l'espoir d'y parvenir.

312 12. Ce motif n'est pas sans valeur, et il aurait été seul qu'il eût suffi pour m'éloigner du sacerdoce. Mais à celui-là s'en ajoute un autre qui n'est pas moins puissant: quel est-il? Il faut qu'un prêtre soit sobre, clairvoyant; qu'il ait des yeux pour tout observer, car il ne vit pas pour lui tout seul, mais pour tout un peuple. (1Tm 3,2) Et moi, je suis paresseux, je suis sans énergie, et c'est à grand'peine que je suffis à mon salut propre; tu en conviendras toi-même, dont l'amitié est cependant si attentive à dissimuler mes défauts. Jeûner, veiller, coucher sur la terre nue, et les autres macérations corporelles, il ne faut pas m'en parler; tu sais combien je suis éloigné de cette perfection; et, quand je la possèderais, de quoi me servirait-elle dans l'exercice du ministère épiscopal avec cette mollesse et cette indolence qui me sont naturelles? Ces exercices, il est vrai, profitent beaucoup au solitaire enfermé dans sa cellule et qui n'a pas d'autre affaire que son salut personnel. Mais l'homme qui se doit à un k peuple entier, qui concentre en lui-même les intérêts particuliers de tous ses administrés, je ne vois pas quel fruit il en pourrait tirer, à moins d'y joindre une force d'âme que rien n'ébranle.

313 13. Ne sois pas surpris que, pour juger de l'énergie d'une âme, je demande d'autres preuves que l'austérité de la vie. En effet, nous voyons des gens pour qui ce n'est pas même une affaire de ne tenir aucun compte du boire et du manger, ou de la mollesse de la couche; il y en a qui sont naturellement rudes; pour d'autres, c'est affaire d'éducation, de tempérament même et d'habitude, toutes choses qui peuvent rendre aisé ce qui nous paraît pénible. Mais l'outrage, mais les injustices, mais un mot offensant, mais un trait mordant lancé avec ou sans réflexion par un inférieur, mais les plaintes portées contre nous au hasard et sans fondement par des supérieurs ou des subordonnés: voilà ce que bien peu savent supporter avec fermeté; vous en citerez un ou deux peut-être. Tel endurera courageusement la faim et la soif qui, mis aux prises avec ces autres épreuves, y perdra la raison, sera comme pris de vertige et deviendra plus furieux qu'une bête féroce. Voilà surtout celui que nous éloignerons du sanctuaire. Qu'un évêque ne s'exténue point par les jeûnes, qu'il n'aille point (587) nu-pieds, qu'est-ce que cela fait au bien général du troupeau? Mais un caractère violent, c'est tout ce qu'il y a de plus fécond en malheurs et pour soi-même et pour les autres.

Nulle menace n'est sortie de la bouche de Dieu contre ceux qui ne se macèrent pas; pour ceux qui se mettent en colère, c'est de l'enfer et du feu de l'enfer qu'il les menace. (
Mt 5,22) Lorsque l'homme, épris de la vaine gloire, acquiert un grand pouvoir, c'est un nouvel aliment qu'il offre au feu qui le brûle; il en est de même de celui qui, dans son particulier et dans les petites réunions, ne peut maîtriser sa colère, et s'emporte pour un rien. Qu'on le incIte à la tête d'un gouvernement considérable, et l'on va voir un animal féroce, rendu furieux par les milliers de piqûres qu'il reçoit de tous les côtés à la fois. Plus de repos pour lui, et pour son peuple des maux incalculables.

Jean Chrysostome, Sacerdoce Liv.3