Chrysostome sur 2Tm 500

HOMÉLIE V. (2,1-14) C'EST UNE VÉRITÉ TRÈS-ASSURÉE QUE, SI NOUS MOURONS AVEC JÉSUS-CHRIST,

500 NOUS VIVRONS AUSSI AVEC LUI. SI NOUS SOUFFRONS AVEC LUI, NOUS RÈGNERONS AUSSI AVEC LUI. SI NOUS LE RENONÇONS, IL 'NOUS RENONCERA AUSSI. SI NOUS RESTONS INCRÉDULES, IL N'EN DEMEURE PAS MOINS FIDÈLE, CAR IL NE PEUT SE RENIER LUI-MÊME. DONNEZ CES AVERTISSEMENTS ET PRENEZ-EN LE SEIGNEUR A TÉMOIN. NE VOUS LIVREZ PAS A DE VAINES DISPUTES DE PAROLES, QUI NE SONT BONNES A RIEN QU'A PERVERTIR CEUX QUI LES ÉCOUTENT. (2Tm 2,11-14.)


Analyse.

1. Souffrir avec Jésus-Christ pour régner avec lui.
2. Conserver l'enseignement évangélique dans toute sa pureté; n'y souffrir aucune nouveauté profane.
3. Quels sont-les caractères qui distinguent les hommes fermement attachés à la foi.
4. Une mauvaise conscience ne tonnait pas de repos. — Il n'est personne qui ne redoute le jugement. fois les méchants dès cette vie. — Dieu punit quelquefois les méchants dès cette vie.


501 1. Beaucoup de personnes faibles succombent sous le fardeau de la foi, et ne peuvent attendre le délai de l'espérance. Ils s'attachent au présent et en tirent des conjectures pour l'avenir. Or, à cette époque, le présent, c'était la mort, c'étaient les supplices, c'était (372) la prison. Ces apparences n'étaient pas faites pour donner de la confiance, et en promettant une vie éternelle, l'apôtre pouvait rencontrer des incrédules : Quoi ! pouvait-on lui dire, est-il bien vrai que je meure alors que je vis, et que je vive alors que je meurs ? Vous ne promettez rien pour la terre, et vous donnez tout dans le ciel ? Vous ne pouvez pas même donner peu, et vous promettez beaucoup?... Il prévient ces pensées par une affirmation nette et précise, appuyée sur des preuves données d'avance (par exemple il a dit : « Souvenez-vous que le Christ est ressuscité des morts », c'est-à-dire, que sa mort a été suivie de sa résurrection) . maintenant encore il affirme la même chose en, disant : «C'est une vérité très-assurée que celui qui obtiendra la vie céleste, obtiendra aussi la vie éternelle ». Qu'est-ce qui le prouve? « C'est que si nous mourons avec Jésus-Christ, nous vivrons aussi avec lui » (2Tm 2,11). Se peut-il que partageant ses douleurs et ses travaux, nous ne partagions pas son bonheur? Mais un homme même ne le ferait pas. Comment ! quelqu'un aurait volontairement été au supplice avec lui, à la mort avec lui, et lorsque seraient venus des jours meilleurs, il le renierait pour son compagnon? C'est impossible. — Où donc sommes-nous morts avec Jésus-Christ? La mort dont saint Paul parle ici est la mort par le baptême et par les souffrances. En effet, il dit ailleurs : « Portant en tout lieu dans notre corps la mortification du Seigneur » (2Co 4,10); et encore : « Ensevelis avec lui par le baptême »; et : « Notre vieil homme a été crucifié avec lui »; et enfin: « Si nous avons été entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous y serons aussi entés par la ressemblance de sa résurrection ». (Rm 6,4-6.)

Mais dans le passage qui nous occupe, c'est surtout de la mort par les souffrances qu'il entend parler, parce qu'il était dans les épreuves lorsqu'il écrivait ces choses. Voici le sens de ses paroles : Si nous mourons par lui, ne ressusciterons-nous pas par lui ? Cela est incontestable. — « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui » (2Tm 2,12). Il n'a pas dit absolument : « Nous régnerons avec lui », mais conditionnellement : « Si nous souffrons avec lui », indiquant ainsi que ce n'est pas assez de mourir une fois (ce bienheureux apôtre mourait tous les jours), mais qu'il faut une longue patience, vertu qui était surtout nécessaire à Timothée. Commencer n'est rien si l'on ne persévère. Ensuite il a recours à un autre motif; après avoir exhorté par la considération des biens, il exhorte par la considération des maux. Si les pécheurs devaient avoir part aux mêmes biens, ce ne serait plus une consolation. De plus, si ceux qui souffrent avec Jésus-Christ devaient, à la vérité, régner avec lui, mais que ceux qui ne souffrent pas avec lui en fussent quittes pour ne pas régner avec lui, ce serait bien une peine grave, mais dont la multitude ne serait pas très-vivement touchée. C'est pourquoi l'apôtre les menace de quelque chose de plus terrible : « Si nous le renonçons », dit-il, « il nous renoncera » (2Tm 2,12). La rétribution se fera donc non-seulement par les biens, mais aussi par les maux. Que devra donc souffrir celui que le Fils de Dieu reniera dans son royaume? Songez-y. « Celui qui m'aura renié, je le renierai moi aussi ». (Mt 10,33.) Entre ces deux reniements, l'égalité n'est qu'apparente ; nous ne sommes que des hommes, et lui est Dieu ; c'est tout dire.

502 2. Tout le mal que nous faisons retombe sur nous, non sur lui que rien ne peut atteindre. C'est ce que l'apôtre indique par ces mots : « Si nous restons incrédules, il n'en demeure pas moins fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (2Tm 2,13), c'est-à-dire, nous avons beau ne pas croire en sa résurrection, il n'en est aucunement lésé. Il est la vérité même, il est infaillible, quoi que nous puissions dire ou ne pas dire. Puisque notre dénégation ne lui fait aucun tort, s'il demande notre confession, c'est donc uniquement dans notre intérêt. Pour lui il demeure le même, quelque chose que nous puissions confesser ou nier. « Pour lui, il ne peut se renier », c'est-à-dire, il ne peut pas ne pas être. Nous, nous disons qu'il n'est pas, parlant contre la vérité. Il n'a pas une nature à cesser d'être, il ne le peut pas; il ne peut pas être réduit à n'être plus. Il demeure à jamais, sa substance est éternelle. N'ayons donc pas d'illusion, et ne croyons pas que nous puissions ni lui procurer quelque avantage, ni lui nuire. Ensuite pour qu'on ne croie pas que Timothée ait besoin de ces instructions pour lui-même, l'apôtre ajoute : « Donnez ces avertissements, et prenez-en le Seigneur à témoin. Ne vous livrez pas à de vaines disputes de paroles (373) qui ne sont bonnes à rien qu'à pervertir ceux qui les écoutent » (2Tm 2,14). Prendre le Seigneur à témoin, c'est grave. Si le témoignage même d'un homme n'est pas à mépriser, que sera-ce de celui de Dieu? Par exemple, quelqu'un appelle des témoins dignes de foi pour assister à un contrat ou bien à un testament, est-ce que nul d'entre eux voudra trahir le secret qu'on lui a confié ? Non ; il le voudrait, que la discrétion à laquelle est obligé un témoin le retiendrait. Qu'est-ce à dire, « Prenant à témoin? » Il appelle Dieu pour être témoin de ce qu'il dira, de ce qu'il fera. — « Ne vous livrez pas à des disputes de paroles qui ne sont bonnes à rien », il ajoute même « à rien qu'à pervertir ceux qui les écoutent » (2Tm 2,14). Aucun profit et de grands dommages, voilà ce qui résulte de ces disputes. Donnez donc ces avertissements et Dieu jugera ceux qui les mépriseront. Pourquoi donc ce conseil de ne pas disputer? Il connaissait le penchant de la nature humaine pour les contestations et les discussions. Pour s'y opposer, il ne se contente pas de dire : Ne disputez pas; il ajoute, pour que sa défense soit plus terrible : « Pour la perversion de ceux qui écoutent ».

« Ayez soin de vous présenter devant Dieu comme un ministre digne de son approbation, comme un ouvrier qui ne rougit point, et qui sait bien dispenser la parole de vérité » (2Tm 2,15). Ne pas rougir est un commandement qui revient souvent, pourquoi cette insistance de saint Paul à parler de la honte? C'est parce qu'il y en avait plusieurs qui vraisemblablement rougissaient de saint Paul lui-même, qui n'était qu'un faiseur de tentes, et de l'Évangile, en voyant périr ceux qui le prêchaient. Le Christ était mort en croix, saint Paul allait être décapité, saint Pierre, crucifié la tête en bas; et c'étaient les plus méprisables et les plus insolents des hommes qui les traitaient de la sorte. Le pouvoir était dans les mains de ces hommes, voilà la raison de ce commandement: « Ne rougissez pas », c'est-à-dire, n'ayez pas honte de faire tout ce qu'exige la religion, quand même il faudrait pour cela s'exposer à l'esclavage et à tous les supplices. Comment mérite-t-on l'approbation? En travaillant sans rougir à propager l'Évangile, en endurant tout pour cela. « Dispensant en droiture la parole de la vérité » (2Tm 2,15). Ceci n'est pas hors de propos ; il y en a beaucoup qui la dénaturent et qui la faussent, en y mêlant leurs propres idées. Le mot dont il se sert (1) signifie trancher selon la droiture. C'est comme si l'apôtre disait : Retranchez ce qu'il y a d'étranger, coupez-le, rejetez-le avec beaucoup de vigueur. Comme l'ouvrier qui taille une lanière, prenez le glaive du Saint-Esprit, et retranchez de toutes parts tout ce qu'il y a de trop, tout ce qu'il y a d'étranger dans la prédication.

1 Orthotomounta.

« Évitez les profanes nouveautés de paroles» (2Tm 2,16). L'erreur ne sait pas s'arrêter. Dès qu'une nouveauté s'est introduite, elle en provoque toujours de nouvelles. Où voulez-vous que s'arrête l'égarement des esprits une fois sortis du port de l'immuable vérité? — « Car, elles profitent beaucoup à l'impiété : et leurs discours, comme la gangrène, gagnent de proche en proche ». C'est un mal que rien ne peut contenir dans ses limites, qui avance toujours, et qui finit par tout perdre. L'apôtre montre donc la nouveauté comme une maladie, et quelque chose de pire. Il montre aussi que ces esprits sont d'autant plus incorrigibles que leurs erreurs sont volontaires.

De ce nombre sont Hyménée et Philéte, « qui se sont écartés de la vérité, disant que la résurrection est déjà arrivée, et qui ont renversé la foi de quelques-uns ». Il dit très justement : « Ils profiteront beaucoup à l'impiété ». Il semble d'abord que ce soit là le seul mal, mais voyez combien d'autres en naissent. Si la résurrection est déjà arrivée, nous voilà premièrement privés de cette grande gloire qui doit en être la conséquence , mais ensuite que 'devient le jugement, que devient ta rétribution? Voilà les bons frustrés du prix de leurs afflictions et de leurs douleurs; voilà les méchants restés sans punition, et ceux qui vivent au sein des plaisirs ont bien raison. il vaudrait mieux dire qu'il n'y a pas de résurrection que de prétendre qu'elle a déjà eu lieu. — « Et ils renversent », dit-il, « la foi de quelques-uns ». Non de tous, mais de quelques-uns. « S'il n'y a pas de résurrection, la foi ne se soutient plus. S'il n'y a pas de résurrection, notre «prédication est vaine », et le Christ n'est pas ressuscité. (1Co 15,14.) S'il n'est pas ressuscité, il n'est pas né non plus, ni il n'est pas monté au ciel. Voyez-vous que de ruines, bien qu'en apparence on ne s'attaque qu'au dogme de la Résurrection? — Mais ne reste-t-il rien à (374) faire pour ceux qui ont dévié de la foi ? Ecoutez : « Mais le fondement de Dieu reste ferme ayant pour sceau cette parole : Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui »; et : « Que quiconque invoque le nom de Jésus-Christ, s'éloigne de l'iniquité».

503 3. Cela veut dire que même avant d'être renversés ils n'étaient pas fermes ; autrement ils n'auraient pu être renversés par un premier choc. Adam non plus n'était pas ferme avant sa chute. Ceux dont la foi est solidement plantée, excitent l'admiration des séducteurs, loin de subir leur mauvaise influence. Inébranlable comme un édifice assis sur un fondement solide , telle doit être la foi. « Ayant pour sceau cette parole : Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui ». Que veut dire cette parole tirée du Deutéronome? Elle veut dire que les âmes fermes sont si bien attachées à la foi , qu'elles ne peuvent être renversées ni même ébranlées. A quelles marques les reconnaît-on? Elles ont ces paroles comme écrites sur leurs œuvres ; elles sont connues de Dieu ; elles ne se perdent pas avec la foule; elles s'abstiennent de l'injustice. « Que quiconque invoque le nom du Seigneur, s'éloigne de l'iniquité ». Voilà quels sont les caractères d'une âme solidement fondée en la foi ; elle est comme un fondement solide. Elle est comme une pierre sur laquelle des lettres sont gravées, lettres pleines de sens, lettres qui sont des oeuvres. Ayant encore pour sceau indélébile cette parole: « Que quiconque invoque le nom du Seigneur, s'éloigne de l'iniquité ». Donc tout homme qui est injuste n'adhère point au fondement. C'est donc une marque d'une foi solide, que de ne pas commettre d'injustice.

Ne perdons point ce sceau et cette marque royale; gardons notre caractère et notre beauté. Ne soyons pas comme une maison qui tombe en ruine, soyons ce fondement, ce fondement solide dont parle saint Paul, -lequel reste immobile dans la vérité. Cela montre que pour appartenir à Dieu, il faut s'éloigner de l'iniquité. Comment, en effet, serait-on à Dieu qui est le Juste par excellence, quand on fait ce qui est injuste, quand on combat Dieu par ses oeuvres et qu'on l'outrages par ses actions? Voilà que nous accusons encore une fois l'injustice , et qu'en l'accusant nous excitons contre nous l'inimitié d'un grand nombre. Ce mal est comme un tyran qui a subjugué toutes les âmes; et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est qu'il se fait obéir non par la contrainte et la force, mais par la persuasion et la douceur ; on lui sait gré de l'esclavage dans lequel il réduit. C'est réellement là ce qu'il y a plus fâcheux, parce que s'il retenait par la violence et non par l'amour, on échapperait vite à son étreinte. D'où vient qu'on trouve donc une chose en soi si amère? D'où vient au con traire que l'on trouve amère la justice qui est si douce? Cela vient de l'état où sont nos sens. Il y en a de même qui trouvent le miel amer et qui goûtent avec plaisir des aliments nuisibles. La cause n'en est pas dans la nature di choses, mais dans la perversion du goût. Toi dépend de notre jugement. Une balance qu trébuche ne saurait peser juste. Il en est de même de notre âme. Si le jugement avec le quel elle balance et pèse toute chose n'est pas étroitement et solidement fixé à la loi de Dieu elle ne peut rien apprécier comme il faut, elle ne fait que vaciller et trébucher à l'aventure.

Si l'on examinait bien exactement, on se convaincrait que l'injustice contient beaucoup d'amertume, non pas seulement pour ceux qui la souffrent, mais aussi pour ceux qui la font souffrir et surtout pour ceux-ci. Sans parler de l'avenir, à s'en tenir au présent, n'engendre-t-elle pas les querelles, les procès, les injures, l'envie et la médisance? Et quoi de plus amer que tout cela? N'est-ce pas aussi l'injustice qui produit les haines, les guerres, les délations? N'est-ce pas elle qui cause le remords qui tourmente l'âme sans relâche? Je voudrais, si c'était possible, tirer pour un instant l'âme injuste de son enveloppe corporelle, vous la verriez d'une pâleur livide , toute tremblante, couverte de confusion, anxieuse et se condamnant elle-même. Quand même nous serions tombés au fond de l'abîme du mal, la faculté de juger que possède notre raison n'en serait pas altérée, elle demeurerait intacte. Personne ne commet l'injustice, parce qu'il trouve beau de la commettre, mais on se forge des prétextes, et il n'est rien qu'on ne tente pour se disculper du moins en paroles. Mais grâce à la conscience on n'y peut jamais parvenir. En apparence, la pompe des paroles, la corruption des princes, la multitude des flatteurs obscurcissent la justice; mais dans le fond de la conscience il n'y a rien de tout cela, il n'y a pas de flatteurs, il n'y a (375) pas d'argent pour corrompre le juge. Nous avons en nous un jugement naturel que Dieu nous a donné et qui ne laisse pas obscurcir la justice.

504 4. Des sommeils pénibles, des images importunes, le souvenir sans cesse renaissant du mal qu'on a fait viennent toujours troubler notre repos. Par exemple, on s'est emparé injustement de la maison d'autrui; la victime de l'injustice n'est pas seule à gémir, l'auteur du vol gémit aussi pour peu qu'il croie au jugement dernier. Celui qui a cette croyance est dans une cuisante inquiétude. Celui même qui ne l'a point n'est pas pour cela exempt de honte et de confusion. Ou pour dire la vérité, il n'est personne soit grec, soit juif, soit hérétique qui ne redoute le jugement. Si ce n'est pas la pensée d'un avenir qui l'inquiète, il tremble encore à l'idée des châtiments de la vie présente; il craint d'être frappé dans ses biens, dans ses enfants, dans ses proches, dans son âme et sa vie; car ce sont là de ces coups que Dieu frappe. Parce que le dogme de la résurrection ne suffit pas pour nous rendre tous sages, Dieu donne dès ici-bas des preuves et des marques signalées de la justice de ses jugements. Un tel qui s'est enrichi en violant la justice, n'a pas d'enfant, un tel périt à la guerre; un autre perd un membre, un autre se voit enlever son fils. Ces peines, il y songe, il se les représente, il vit dans de perpétuelles alarmes. Voyez-vous ce que souffrent ceux qui commettent l'injustice ? Croyez - vous que l'amertume manque à leur vie? Supposez qu'il ne leur arrive rien de semblable, est-ce qu'il ne leur reste pas pour les punir le blâme, la haine, et l'aversion de tous les hommes? Tous s'accordent, ceux mêmes qui,leur ressemblent, pour les mettre au-dessous des bêtes féroces. Si chacun se condamne soi-même, à plus forte raison condamne-t-on les autres et les appelle-t-on ravisseurs, voleurs, fléaux du genre humain. Quel agrément procure donc la pratique de l'injustice? Aucun, si ce n'est le souci qu'elle donne pour conserver ce qu'elle a fait acquérir; elle ajoute à nos inquiétudes, voilà tout. Plus en effet on amasse de richesses, plus on augmente la cause de ses insomnies.

Que dirai-je des malédictions de ceux qui ont été lésés, de leurs supplications? Et si la maladie survient?... L'impie le plus déterminé, dès qu'il se sent malade, s'inquiète nécessairement de ses injustices en se voyant réduit à l'impuissance. Tant qu'on est plein de santé, une âme adonnée aux voluptés ne sent pas beaucoup ce que la vie a d'amer. Mais lorsqu'elle est sur le point de sortir du corps, lorsqu'elle se voit déjà comme dans le vestibule du redoutable tribunal, alors elle est saisie d'un effroi qui domine tout autre senti nient. Tant que les voleurs sont dans la prison, ils ne tremblent point; mais dès qu'on les amène devant le voile qui cache le tribunal du juge, ils meurent de frayeur. La crainte d'une mort prochaine est comme un feu qui détruit dans l'âme toutes les pensées mauvaises, qui oblige l'homme à 'devenir sage et à réfléchir sérieusement à l'autre vie; elle exclut l'amour de l'argent, la passion des richesses et tous les désirs charnels. Les fumées de la concupiscence et de la cupidité une fois dissipées, le jugement reprend toute sa clarté et sa pureté. La dureté même du coeur s'amollit sous la pression de la douleur. La sagesse n'a pas de plus grand ennemi que les délices, ni de meilleur auxiliaire que la douleur. Considérez quel peut être à son heure dernière l'état d'un avare enrichi du bien d'autrui. « Une heure d'affliction », dit le sage, «fait oublier tous les plaisirs dont on a joui». (
Si 11,29.) Quel sera donc l'état de son âme, lorsqu'il songera à ceux qu'il a lésés, volés, frustrés? lorsqu'il verra que d'autres vont profiter de ses injustices, et qu'il va, lui, en rendre compte ? Il n'est pas possible que ces réflexions ne se présentent pas à la pensée avec la maladie qui survient : l'âme alors en est bouleversée, tourmentée, épouvantée. Songez quelle amertume ! Or cela arrive nécessairement à chaque maladie. Si avec cela il en voit d'autres punis et emportés par la mort, quel surcroît d'angoisses pour lui?

Voilà pour cette vie; mais qui dira les châtiments de l'autre vie, ses vengeances, ses supplices et ses tortures? Nous vous le disons : «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende». (Lc 8,8.) Nous revenons souvent là-dessus, non que ce sujet nous plaise, mais parce que nous y sommes forcé. Nous voudrions pouvoir nous dispenser de vous parler jamais de ces choses; nous désirerions du- moins qu'il suffît d'une légère application de ce remède pour guérir vos âmes de la maladie du péché; mais puisque vous demeurez dans votre infirmité, il y aurait de ma part lâcheté et bassesse à ne pas user de ce (376) moyen de guérison , ce serait même de la cruauté et de la barbarie. Si, lorsque les médecins désespèrent de guérir nos corps, nous ne laissons pas que de les encourager et de leur dire : Ne vous rebutez point, jusqu'à ce que le, malade ait rendu le dernier soupir faites ce qui dépendra de vous, usez de tous les moyens; ne devons-nous pas à plus forte raison faire de même pour les âmes malades? Une âme peut aller jusqu'aux portes de l'enfer, jusqu'aux dernières limites du vice, et revenir après à résipiscence, se corriger, revenir au bien et acquérir la vie éternelle. Combien en a-t-on vus que dix sermons n'ont pu toucher, et que le onzième a convertis? Ou plutôt, ce n'est pas le onzième tout seul qui a opéré leur conversion, les dix premiers, sans les toucher visiblement, avaient déposé dans leurs âmes une semence qui a enfin porté son fruit. C'est ainsi qu'un arbre recevra dix coups de hache sans branler, et qu'un onzième coup le fera tomber. Cependant ce n'est pas le dernier coup qui a tout fait; s'il a réussi, c'est grâce aux dix premiers. En regardant à la racine on se rend compte de ce fait, mais on ne s'en rend pas compte en regardant le sommet ou même le tronc de l'arbre. C'est la même chose ici. Les médecins appliquent quelquefois de nombreux remèdes sans arriver à aucun résultat, puis un dernier qu'ils emploient amène enfin la guérison. Ce n'est pas cependant le dernier remède qui a tout fait, les autres avaient déjà préparé l'oeuvre qu'il a enfin accomplie. Donc si les instructions que nous entendons ne donnent pas immédiatement leur fruit, elles le donneront plus tard; j'en ai la ferme confiance. Le désir que vous témoignez d'entendre la parole de Dieu ne tombera pas en pure perte, ce n'est pas possible. Puissions-nous, nous tous qui avons été jugés dignes d'entendre les enseignements de Jésus-Christ, obtenir les biens éternels ! Ainsi soit-il.



HOMÉLIE VI (2, 20-21). OR, DANS UME GRANDE MAISON IL N'Y A PAS SEULEMENT DES VASES D'OR

600 ET D'ARGENT, MAIS AUSSI DE BOIS ET DE TERRE; ET LES UNS SONT POUR DES USAGES HONNÊTES, LES AUTRES POUR DES USAGES HONTEUX. SI QUELQU'UN DONC SE GARDE PE TOUT CE QUI EST IMPUR, IL SERA UN VASE D'HONNEUR SANCTIFIÉ ET PROPRE, AU SERVICE DU SEIGNEUR, PRÉPARÉ POUR TOUTES SORTES DE BONNES OEUVRES. (2Tm 2,20-26).


Analyse.
1. Pourquoi Dieu souffre les méchants dans le monde. 2. Que le serviteur de Dieu s'abstienne dès contestations.
3 et 4. Celui qui est assujetti au diable en quelque chose, lui est assujetti en tout. — Exhortation à l'aumône.



1. Pourquoi Dieu laisse-t-il vivre les méchants? pourquoi ne les fait-il pas tous périr? Voilà une question qui jette le trouble dans beaucoup d'esprits. On pourrait donner de cela plusieurs raisons, par exemple que Dieu attend leur conversion, ou qu'il veut par leur punition intimider les autres. Ici saint Paul en apporte une raison très-plausible : il dit que « dans une grande maison, il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et de terre »; ce qui veut dire : De même que dans une grande maison il faut qu'il y ait différentes sortes de vases, ainsi il faut qu'il y ait dans le monde diverses espèces de personnes. Et lorsqu'il s'exprime ainsi, ce n'est pas l'Église, mais le monde qu'il a en vue. N'allez pas en effet appliquer cette parole à l'Église. L'Église qui est le corps même, du. Christ, l'Église qui estime vierge pure, n'ayant ni souillure ni ride, l'Église ne soutire pas des vases de bois ou de terre, elle ne veut que des vases d'or et d'argent. Ce qu'il dit revient à ceci Ne vous troublez point de ce qu'il y a des méchants, des scélérats, puisque dans une grande maison vous trouvez aussi des vases d'ignominie. Mais tous ces, vases, dites-vous, ne sont pas également en honneur; les uns sont pour des usages, honnêtes, les autres pour des usages honteux. Cependant ces vases, quelque vils qu'ils soient, ne laissent pas de tenir leur (377) place et d'avoir leur usage dans cette grande maison. Dieu de même se sert des méchants pour des usages qui leur sont proportionnés dans le monde. Par exemple un amateur de vaine gloire bâtit pour faire parler de lui ; il en est de même du marchand, du cabaretier, du prince, chacun d'eux trouve dans le monde les usages qui leur conviennent; mais un vase d'or n'est que pour la table du prince. L'apôtre ne veut pas dire pour cela que la méchanceté soit nécessaire ; comment le serait-elle? Mais il veut dire que les méchants trouvent eux-mêmes leur oeuvre à faire dans le monde. Si tous les hommes étaient des vases d'or, on n'aurait pas besoin des méchants. Par exemple, si tous étaient patients et durs, il ne faudrait pas de maisons; si nul n'était esclave de la volupté, il ne faudrait point tant d'apprêts pour les aliments; si l'on savait se contenter du nécessaire, on n'aurait pas besoin d'appartements somptueux. Quiconque s'affranchira de ces sujétions sera un vase sanctifié pour un noble usage. Vous le voyez, il ne dépend pas de la nature ni d'une nécessité matérielle que l'on soit un vase d'or ou un vase de terre, cela dépend de notre seule volonté. Si la nature en décidait, dès qu'on serait vase de terre, on ne deviendrait plus vase d'or et réciproquement; mais du moment que c'est la volonté qui fait tout, il y a de grands changements et d'entières conversions. Paul était d'abord un vase de terre, ensuite il devint un vase d'or. Judas était vase d'or, mais il devint vase de terre. C'est donc l'impureté qui fait les vases de terre :le fornicateur, l'avare sont des vases de terre. — Comment donc saint Paul dit-il ailleurs : « Portant ce trésor dans des vases de terre? » (1Co 4,7.) Le vase de terre n'est donc pas à mépriser, puisque selon l'apôtre lui-même, il contient un trésor. — En cet endroit, c'est la matière elle-même dont est fait notre corps, et non sa forme qu'il désigne. Voici ce qu'il veut dire : C'est un vase de terre que notre corps. De même qu'un vase de terre n'est autre chose qu'un peu d'argile passée au feu, de même notre corps n'est non plus qu'un peu de boue solidifiée par la chaleur de l'âme. Que notre corps soit d'argile, rien de plus évident. Souvent il: arrive qu'an vase de terre tombe et se brise, notre corps se dissout de même heurté par la mort. Quelle différence y a-t-il entre la terre cuite et les os? N'est-ce pas même dureté et même sécheresse ? Et les chairs en quoi diffèrent-elles de la boue, ne sont-elles pas aussi molles et humides? Pourquoi donc, encore une fois, l'apôtre ne prend-il pas en cet endroit le terme « vase « de terre » en mauvaise part? C'est qu'il y parle de la nature, et que dans le verset que nous interprétons il parle de la volonté.

« Si donc quelqu'un se garde parfaitement pur», non pas seulement pur, mais « parfaitement pur, il sera un vase sanctifié pour l'honneur, propre au service du Seigneur ». Les autres donc lui sont inutiles, bien qu'ils aient peut-être leur usage à quelque chose; mais ils ne sont point « préparés pour toutes sortes de bonnes oeuvres », comme les vases d'honneur qui, même lorsqu'ils ne servent pas, sont bons et susceptibles de servir. Il faut donc être préparé à tout, et à la mort, et au martyre ; il faut être préparé à la virginité et à tous ces sacrifices ensemble. — « Fuyez les désirs des jeunes gens ». Saint Paul n'entend pas ici seulement les désirs contraires à la chasteté, mais tous les désirs désordonnés. Que ceux qui ont vieilli apprennent ici à ne pas se livrer aux passions de la jeunesse. L'insolence, l'ambition, la cupidité, l'amour charnel, voilà des désirs de jeunesse, désirs insensés, désirs d'un coeur non encore affermi, d'un esprit sans solidité, sans fixité, et qui voltige à tous les souffles du monde. Fuyez les chimères de la jeunesse pour ne pas être pris de ces passions. — « Et suivez la justice, la foi, la charité, la paix avec tous ceux qui invoquent le Seigneur d'un coeur pur ». Par le mot « justice », saint Paul entend la vertu en général, la piété, la foi, la charité, la douceur. Qu'est-ce à dire, « avec ceux qui invoquent le Seigneur d'un coeur pur? » C'est comme s'il disait : Ne vous fiez qu'à ceux-là seuls, et non à ceux qui invoquent simplement; fiez-vous à ceux qui invoquent sans déguisement, sans hypocrisie, à ceux qui sont sans fraude, à ceux qui procèdent en tout avec calme et dans la paix, et qui n'aiment pas les querelles. Joignez-vous à ceux-là; quant aux autres, il ne faut pas se lier avec eux, mais seulement garder avec eux la paix autant que faire se peut.

2. « Quant aux questions impertinentes et oiseuses, évitez-les, sachant bien qu’elles enfantent les contestations». Vous voyez comment partout saint Paul éloigne Timothée des disputes. Ce n'est pas que ce disciple n'eût assez (378) de lumières pour réfuter l'erreur; s'il en eût été ainsi, l'apôtre lui aurait recommandé de se rendre capable de confondre l'erreur, comme lorsqu'il lui dit: « Appliquez-vous à la lecture : en faisant ainsi, vous vous sauverez vous-même et ceux qui vous écouteront ». (1Tm 4,13.) Mais il savait qu'il est absolument inutile d'engager ces disputes, qui ne peuvent aboutir qu'à des contestations, à des haines, à des insultes, à des injures. Evitez donc ces disputes. Mais il y en a d'autres, il y en a sur les Ecritures et sur d'autres questions.« Il ne faut pas que le serviteur du Seigneur combatte ». Il ne doit pas combattre même en contestation. Le serviteur de Dieu doit se tenir éloigné de toute sorte de luttes. Dieu est un Dieu de paix. Comment le serviteur du Dieu de paix vivrait-il dans les combats? — « Mais il faut qu'il soit doux envers tout le monde ». Comment cela s'accorde-t-il avec ce qu'il dit ailleurs : « Reprenez-les avec une entière autorité » (Tt 2,15); et dans la première épître à Timothée : « Que personne parmi les jeunes gens ne vous méprise » (1Tm 4,12) ; et encore : « Reprenez-les fortement? » (Tt 1,15.) C'est que, reprendre ainsi, c'est faire oeuvre de mansuétude. Rien ne pénètre plus avant qu'une forte réprimande faite avec modération. On peut, sachez-le bien, on peut frapper plus fortement par la douceur que par la dureté. — « Qu'il soit capable d'instruire » tous ceux qui s'adressent à lui pour le consulter. Saint Paul dit aussi à Tite (Tt 3,10) qu'il faut éviter celui qui est hérétique, après l'avoir averti une ou deux fois.

Il faut aussi qu'il soit « patient » . Ceci est ajouté fort à propos, car rien n'est plus nécessaire que la patience à celui qui instruit les autres, sans elle tout le reste est inutile. Si les pécheurs qui jettent tout le jour leurs filets sans rien prendre, ne se découragent pas néanmoins, à plus forte raison devons-nous avoir autant de patience qu'eux. Voici en effet ce qui se passe : il arrive très-souvent que par la continuité de l'enseignement, le discours pénétrant jusqu'au fond de l'âme, comme le soc de la charrue en terre, coupe jusqu'à la racine la passion mauvaise qui l'empêchait d'être fertile. A force d'entendre la parole, on en éprouvera nécessairement de l'effet. Il n'est pas possible que la parole évangélique, continuellement entendue, reste sans opérer. Un tel allait peut-être enfin se laisser convaincre au moment où notre découragement est venu tout perdre. La même chose arrive que si un agriculteur ignorant, après avoir planté une vigne, la cultivait une première année, puis une seconde, et encore une troisième, s'attendant toujours à récolter, et, découragé de ne pas trouver de fruit, cessait de la travailler la quatrième année, c'est-à-dire au moment même où sa vigne allait le payer de ses peines.

Saint Paul ne se contente pas encore des qualités qu'il vient d'énumérer, il ajoute: « Il doit instruire avec douceur ceux qui résistent à la vérité ». Pour instruire, la douceur est avant tout nécessaire. Une âme ne profite pas de l'instruction qu'elle reçoit si on la traite avec rudesse. Quelque bonne volonté qu'elle ait, le trouble qu'on lui cause l'empêche de rien retenir. Pour suivre utilement les leçons d'un maître, il faut avant tout être bien disposé en sa faveur. A défaut de cette condition préalable, rien d'utile ni de bon ne se fait. Or, le moyen d'aimer quelqu'un qui vous rudoie, qui vous insulte ? Mais comment cela s'accorde-t-il encore avec le passage déjà cité plus haut : « Quant à l'hérétique, après l'avoir averti une ou deux fois, évitez-le?» Il veut parler de l'hérétique incorrigible, de celui dont la perversité est incurable. — « Dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour la connaissance de la vérité, et qu'ils viendront à résipiscence, se dégageant des filets du diable ». Voici ce qu'il veut dire : Peut-être se couver. tiront-ils. « Peut-être » marque l'incertitude. Il faut s'éloigner de ceux seulement de qui on peut affirmer qu'ils ne se corrigeront pas, et qui certainement ne reviendront pas de leur égarement. — « Avec douceur ».Vous voyez dans quelle disposition il faut s'approcher de ceux qui veulent s'instruire, et qu'il ne faut pas abandonner les conférences avant la démonstration complète de la vérité. — « Du diable qui les tient captifs pour en faire ce qui lui plaît ». L'expression « les tient captifs » est bien choisie, elle fait songer à des poissons retenus enfermés dans les eaux de l'erreur. Ce passage contient aussi une leçon d'humilité. Il ne dit pas : Peut-être pourront-ils se corriger, mais: Peut-être Dieu leur fera-t-il la grâce de se corriger. S'il s'opère quelque chose, ce sera l'oeuvre du Seigneur. Vous planterez, vous arroserez, mais c'est lui qui (379) fécondera et fera porter des fruits. Ne nous flattons donc pas d'avoir converti personne, quand même quelqu'un se serait converti à notre parole. — « Qui les retient captifs pour en faire ce qui lui plaît ». Ceci ne concerne pas seulement les dogmes, mais aussi la vie et la conduite. Dieu veut que notre,vie soit droite. Il y en a de retenus dans les filets du diable à cause de leur vie. Il ne faut pas non plus désespérer d'eux, « dans l'espérance qu'ils reviendront à résipiscence, et qu'ils se dégageront des filets du diable où ils sont maintenant retenus captifs ». — « Dans l'espérance que... » indique assez la longanimité dont il faut user. Le filet du diable c'est de ne pas faire la volonté de Dieu.

3. Qu'un oiseau ne soit point pris par tout le corps dans un filet, mais seulement par un pied, il ne laisse d'être en la puissance de l'oiseleur qui l'a pris; de même il n'est pas nécessaire pour que le démon nous tienne en son pouvoir. que nous lui donnions prise partout à la fois, c'est-à-dire sur notre foi et sur notre vie, il suffit qu'il ait prise sur notre vie. « Celui qui me dira : Seigneur, Seigneur, n'entrera pas pour cela dans le royaume des a cieux.... Mais je leur dirai, je ne vous connais pas, retirez-vous de moi, vous qui opérez l'iniquité ». (Mt 7,22.) Voyez-vous que la foi ne sert à rien sans les oeuvres, puisqu'elle ne fait pas que le Seigneur nous connaisse? Cette même parole : « Je ne vous connais pas », il y aura même des vierges à qui le Seigneur la dira. (Mt 25,12.) Quel profit relireront-elles donc de leur virginité et de leurs travaux, puisque le Seigneur ne les connaîtra même pas ? C'est partout que nous voyons des personnes irrépréhensibles quant à la foi, punies pour leur mauvaise vie seulement. Nous voyons aussi tout le contraire, c'est-à-dire, des personnes qui se perdent par le défaut de foi, quoique .d'ailleurs leur vie soit irréprochable. Ce sont là deux choses qui se complètent l'une l'autre. Vous le voyez donc, nous tombons sous le filet du diable pour ne faire pas la volonté de Dieu. Pour nous jeter en enfer, il n'est pas même besoin de toute une vie passée dans le mal, il suffit d'un défaut s'il n'est pas racheté par un grand nombre de bonnes oeuvres. On n'accuse point les vierges folles de fornication, d'adultère, d'envie, de jalousie, d'excès de vin, ni d'infidélité, on ne les accuse que d'avoir manqué d'huile, c'est-à-dire de n'avoir pas fait l'aumône, car c'est ce que signifie l'huile. On accuse aussi ceux qui seront condamnés au dernier jour et à qui l'on dira : « Allez, maudits, au feu éternel », de n'avoir pas donné à manger à Jésus-Christ ; on ne leur parle d'aucun autre crime.

Comprenez-vous donc assez, mes frères, que la seule omission de l'aumône vous fera condamner au feu de l'enfer ? En effet, à quoi pourrez-vous être utiles en ne faisant pas l'aumône? — Vous jeûnez tous les jours? — Mais de quoi servit aux vierges folles de l'avoir fait ? — Vous faites beaucoup de prières? — Mais la prière est stérile sans l'aumône. Sans l'aumône tout est inutile, tout est impur, et tout le reste de la vertu est en pure perte. « Celui qui n'aime pas son frère « ignore Dieu », dit l'Écriture. (Jn 3,10.) Et comment pourriez-vous dire que vous l'aimez, si vous ne voulez pas partager avec lui ce qu'il 'y a de plus vil et de plus commun? Vous direz peut-être que vous vivez chastement. Par quelle raison le faites-vous? Est-ce par la crainte du supplice, ou par votre heureux tempérament? Si c'est la crainte du supplice qui vous rend chaste, et qui vous fait résister aux feux de l'intempérance, combien plus devrait-elle vous faire pratiquer l'aumône ! Il y a bien moins de peine à mépriser l'argent qu'à dompter la concupiscence. Celle-ci est innée en nous et profondément enracinée dans notre chair ; il n'en est pas de même de la passion de l'argent. Enfin il n'y a que l'aumône et la miséricorde qui nous rende semblables à Dieu. Si elle nous manque, tout nous manque. Jésus-Christ ne nous dit pas : Si vous jeûnez, si vous gardez la virginité, si vous priez, vous serez semblables à votre Père: car Dieu ne fait rien de semblable, et il ne le peut par sa nature; mais : « Soyez miséricordieux », dit Jésus-Christ, « comme votre Père céleste est miséricordieux ».(Lc 6,36.) C'est là l'ouvrage de Dieu; si cela vous manque, que vous reste-t-il? « Je veux la miséricorde et non le sacrifice », dit encore Dieu. (Os 6,6.) Dieu a fait le ciel, il a fait la terre et la mer. Cela est grand sans doute et digne de sa sagesse infinie : mais rien de tout cela n'a fait autant d'impression à l'homme que son amour infini et sa tendresse incompréhensible. L'univers est assurément une oeuvre de sagesse, de puissance et de (380) bonté, mais ce qui l'est encore beaucoup plus, c'est que Dieu s'est fait esclave pour nous. Voilà ce qui excite surtout notre admiration et notre étonnement. Rien n'attire Dieu à nous comme la miséricorde. Tous les prophètes ne cessent de le répéter sur tous les tons. Mais quand je parle de miséricorde et d'aumône, je n'entends point parler de celle qui se fait de cap?ces. Ce n'est point là de la miséricorde. L'huile ne sort point de la racine des épines, elle ne sort que de l'olivier ; de même l'aumône ne peut sortir de la racine de l'avarice ou de l'injustice et des rapines. Ne ravalez pas l'aumône, né l'exposez pas au mépris de tout le monde. Si vous ravissez pour faire l'aumône , votre aumône est tout ce qu'il y a de pire. Tout ce qui vient de rapines ne doit point s'appeler charité, mais cruauté, mais inhumanité, vraie barbarie qui attaque non-seulement les hommes, mais Dieu même. Si Caïn l'offensa si fort autrefois seulement parce qu'il lui offrait ce qu'il avait de moindre, combien l'offensera plus celui qui lui offre le bien des autres. L'offrande n'est rien moins qu'un sacrifice, c'est un moyen de purification et non une souillure. Vous n'osez prier ayant les mains sales, et vous croyez, en offrant des biens de vos injustices, que Dieu souffrira l'impureté de ces offrandes ? Vous ne pouvez souffrir à vos mains des malpropretés qui sont sans crime, et vous en souffrez dans votre âme qui sont très criminelles ?

4. N'ayons donc point tant à coeur de faire nos offrandes et nos prières avec des mains nettes, que de n'offrir que des choses qui soient pures. Le contraire serait ridicule. Que diriez-vous, si l'on frottait avec soin une table pour la rendre propre et nette, et qu'on n'y servît ensuite que des choses dont la saleté ferait horreur? Ne serait-ce pas une moquerie indigne? Que nos mains soient nettes, à la bonne heure, mais de cette pureté que l'eau ne peut donner, et qui est peu de chose; qu'elles aient cette pureté que la justice seule donne et qui est la pureté véritable. Si elles sont pleines d'injustices, lavez-les mille fois si vous voulez, vous n'y gagnerez rien.. « Lavez-vous, soyez purs », dit le Prophète. (Is 1,16.) Dit-il ensuite : Allez aux fontaines, allez aux bains, allez aux étangs, allez aux fleuves ? Nullement : mais, ôtez, dit-il, la malice de vos âmes. C'est là être pur, c'est là se purifier de ses souillures; c'est là la netteté que Dieu demande. La pureté extérieure sert fort peu, mais la pureté intérieurs nous donne accès auprès de Dieu et nous remplit d'une sainte confiance. La pureté extérieure peut se trouver chez les adultères,la voleurs, les homicides, les impudiques, les fornicateurs et les infâmes de toute espèce; à surtout chez eux. Ils ont un soin extrême de cette propreté du corps dont ils sont idolâtres, se parfumant des odeurs les plus exquises, et lavant leur corps qui n'est plus qu'un sépulcre, puisqu'il renferme une âme qui ne vit plus. Ils ont donc la pureté extérieure, mais ils ne peuvent avoir la pureté intérieure, Qu'avez-vous fait de considérable en nettoyant votre corps ? C'est une purification judaïque inutile et superflue, si la pureté intérieure vous manque. Qu'un homme ait le corps plein de pourriture et d'ulcères, il aura beau se laver le corps, ce sera en vain. Si donc l'eau ne peut servir de rien au dehors à un corps corrompu et rempli d'infection, de quoi pourrait-elle servir quand c'est l'âme elle-même qui est empire de corruption?

Il nous faut des prières pures; or les prières ne sauraient être pures, lorsque l'âme dont elles sortent est souillée. Rien en effet ne rend l'âme plus impure que l'avarice et la rapine, Cependant beaucoup de personnes, après avoir commis une infinité de crimes pendant le jour, se lavent le soir, entrent hardiment dans l'église, et lèvent leurs mains pour prier; comme si par cette eau ils en avaient ôté toutes les souillures. Hélas ! si cela était, j'avoue que ces bains où vous allez tous les jours, vous seraient très-avantageux. Je m'y trouverais moi-même souvent, s'ils avaient la vertu de purifier nos péchés. Mais ce sont là des plaisanteries, des niaiseries, des puérilités. Ce n'est point de la saleté des corps, mais de l'impureté des âmes que Dieu a horreur, «Bienheureux», dit-il, «ceux qui sont purs de coeur (entendez-vous, purs de coeur, non de corps), parce qu'ils verront Dieu ». (Mt 2,5 Mt 2,8: ) Et le Psalmiste, que dit-il ? « Créez en moi un coeur pur, ô Dieu », (Ps 12.) « Purifiez votre coeur de la malice », dit Jérémie. (Jr 4,14.) Il est très-avantageux de prendre de bonne heure de bonnes habitudes. C'est peu de chose que celle dont nous parlons; cependant l'âme n'ose se présenter devant Dieu pour prier avant que de s'en être, (381) acquittée. Nous nous lavons, et ensuite nous prions comme s'il ne nous était pas permis de prier avant que de nous être lavés. Nous ne prions point Dieu de bon coeur, si nous n'avons auparavant cette pureté des mains; nous croirions l'offenser en priant sans cette précaution, et souiller notre conscience. Si cette coutume qui, comme j'ai dit, est peu importante, a tant de force néanmoins que c'est pour nous une espèce de nécessité de nous en acquitter tous les jours, qui peut douter que si nous avions pris la même habitude pour taire l'aumône avec la ferme résolution de rentrer point les mains vides dans la maison de prière, nous ne nous en acquittassions avec la même fidélité? Et j'ajoute avec la même facilité?Car la force de l'habitude est extrême, soit dans le bien, soit dans le mal. Quand elle nous entraîne, rien ne nous coûte plus.

Il y en a beaucoup qui ont pris l'habitude de faire sur eux-mêmes des signes de croix continuels. Dès lors ils n'ont plus besoin qu'on les avertisse de le faire, ils le font comme naturellement, et souvent lorsque leur esprit est ailleurs; cette coutume qu'ils ont prise est comme un maître animé qui les avertit et conduit leurs mains dans l'impression de ce signe sacré. D'autres se sont accoutumés à ne jurer jamais, ni de bon gré, ni de force; et alors ils ne peuvent plus jurer. Habituons-nous de même à faire l'aumône et nous n'y trouverons plus aucune peine. Combien aurions-nous besoin de nous fatiguer pour trouver un autre remède qui fût aussi puissant et aussi efficace ? Si, étant aussi chargé de péchés que nous le sommes, nous n'avions cette consolation entre les mains, combien gémirions-nous dans le désir de pouvoir racheter nos péchés avec de l'argent ! Ne donnerions-nous pas de bon coeur tout notre bien pour apaiser la colère de notre juge ? Si dans les grandes maladies, on dit de plusieurs personnes: si l'on pouvait se racheter de la mort, cet homme donnerait tout son bien pour le faire; ne s'y résoudrait-on pas avec beaucoup plus d'empressement encore pour se racheter des rigueurs du jugement suprême? Admirez quelle est la bonté de Dieu. Il ne vous a pas donné les moyens de vous racheter de la mort temporelle, mais il fait qu'il dépend de vous de vous racheter d'une plus terrible, de la mort éternelle. Ne pensez point, dit-il, à vous conserver une vie si courte et si misérable; travaillez à vous en acquérir une heureuse qui n'aura jamais de fin. C'est cette dernière que je veux vous vendre et non l'autre. Je ne veux pas vous tromper. Je sais, quand vous auriez celle-ci, que vous n'auriez rien : mais je connais le prix de celle que je vous réserve. Je ne ressemble pas à ces marchands qui ne pensent qu'à tromper, et à vendre cher ce qui en soi vaut peu de chose. Ce n'est pas là ma conduite, pour peu de chose, je donne beaucoup.

Dites-moi, si, entrant chez un joaillier, vous voyez là deux pierres, l'une tout à fait commune et de nul prix, l'autre fort précieuse constituant à elle seule une fortune, et que, payant le prix de la pierre commune, vous reçussiez du vendeur la pierre précieuse, feriez-vous à celui-ci un grime de sa générosité ? Point du tout, vous l'admireriez au contraire. C'est ainsi que l'on vous traite. On vous propose deux vies, l'une temporelle et l'autre sans fin. Dieu en est le vendeur; mais il lui plaît de nous livrer celle-ci et non celle-là, pourquoi nous fâcher comme des enfants sans raison de ce que nous recevons la précieuse et non pas l'autre ? — Peut-on acheter la vie avec de l'argent, dites-vous ? On le peut, pourvu que nous donnions de notre bien et non du bien d'autrui. — Mon bien est à moi, dites-vous, — ce que vous volez n'est pas à vous; quand vous diriez mille fois que vous en êtes maître, il ne vous appartient pas. Qu'on mette un dépôt entre vos mains; il est chez vous pendant l'absence de celui qui vous l'a confié; direz-vous pour cela qu'il vous appartient ? Si donc lorsqu'un ami met ce dépôt entre vos mains, et vous sait gré de le vouloir bien garder, vous ne pouvez néanmoins dire qu'il soit à vous, pendant le temps même qu'il est dans votre maison, combien moins pouvez-vous le dire d'un argent que vous enlevez aux autres malgré eux et par violence ? Il leur appartient toujours quoi que vous puissiez dire et faire. Il n'y a que la vertu qui soit réellement. à nous. Quant à l'argent, le nôtre ne nous appartient même pas, loin que celui des autres nous appartienne. Il est à nous aujourd'hui, et demain il n'est plus à nous. La vertu au contraire est à nous, car elle ne se perd pas comme l'argent, elle reste tout entière à ceux qui la possèdent. Acquérons-la donc et méprisons les richesses, afin que nous puissions être trouvés dignes des vrais biens. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur 2Tm 500