Chrysostome, choix d'Homélies 18501

HOMÉLIE SUR LE JEUNE

18501
Que la réunion de ce jour est brillante! comme cette assemblée est supérieure en éclat aux assemblées ordinaires! Quelle en est la cause? C'est, je le vois, au jeûne qu'il faut l'attribuer; non à un jeûne actuel, mais au jeûne que nous attendons. C'est ce jeûne qui nous rassemble dans la maison paternelle, c'est lui qui ramène aujourd'hui entre les mains de leur mère les fidèles qui se sont montrés jusqu'ici trop négligents. Si la perspective de ce temps consacré a réveillé parmi nous tant de zèle, de quelle piété serons-nous animés, lorsqu'il sera vraiment arrivé! C'est ainsi qu'on voit une cité bannir toute torpeur et déployer la plus grande activité pour recevoir un prince redouté. Ne croyez pas cependant que vous deviez redouter ce jeûne qui va prochainement arriver; ce n'est pas à vous, mais aux démons qu'il est redoutable. Faites entrevoir à un lunatique la présence du jeûne, et la crainte dont il est saisi le rend aussi immobile que les rochers, et charge en quelques manière ses membres de chaînes. Cela se produit surtout lorsque le jeûne est suivi de sa soeur et de sa compagne, la prière; car, dit le Sauveur, "cette espèce de démons n'est chassé que par le jeûne et la prière." (
Mt 17,20) Puisque le jeûne met ainsi en fuite les ennemis de notre salut, puisqu'il inspire tant de frayeur aux ennemis de notre repos, nous devons l'aimer, le chérir, et non le craindre: à craindre quelque chose, c'est la débauche et l'intempérance et non le jeûne qui doivent nous inspirer de la crainte. La débauche et l'intempérance nous livrent, sans défense, à la tyrannie des vices, et nous rendent esclaves de ces maîtres pervers. Le jeûne au contraire brise les fers de notre servitude, rompt les liens qui garrottent nos mains, nous affranchit de toute tyrannie, et nous remet en possession de notre antique liberté. S'il triomphe de nos ennemis, s'il nous arrache à l'esclavage, s'il nous rend à la liberté, quelle preuve réclamerez-vous encore de sa bienfaisance envers le genre humain? La plus grande preuve d'amour ne consiste-t-elle pas à nourrir les mêmes sentiments de haine et d'amitié?

Voulez-vous connaître quelle gloire, quelle protection et quelle sécurité le jeûne procure aux hommes? Considérez l'heureuse et admirable vie des solitaires. Ces hommes qui, fuyant loin des bruits du siècle, sont allés s'établir sur le faîte même des montagnes et ont bâti leurs cellules dans le calme du désert, port à l'abri des orages; ces hommes, dis-je, ont fait du jeûne le compagnon inséparable de leur vie. Aussi les a-t-il transformés en anges, et les a-t-il conduits sur les hauteurs de la philosophie; prodiges qu'il n'opère pas moins chez les habitants des villes qui en embrassent la pratique. Moïse et Elie, ces prophètes sublimes de l'Ancien Testament, avaient bien des titres de gloire; ils jouissaient d'un grand crédit auprès du Seigneur: cependant lorsqu'ils voulaient l'aborder et s'entretenir avec Lui, comme il est possible à l'homme de le faire, ils avaient recours au jeûne, qui les conduisait en quelque sorte par la main jusqu'à Dieu. C'est pour cela que Dieu, après avoir au commencement créé l'homme, le mit aussitôt sous la loi du jeûne, comme entre les mains d'une tendre mère et d'un maître parfait. En effet, cette défense: "Vous mangerez du fruit de tous les arbres du paradis, mais vous ne mangerez pas du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal," ne prescrit-elle pas une sorte de jeûne? (Gn 2,16-17) Si le jeûne a été jugé indispensable dans le paradis, il l'est encore plus hors du paradis; s'il était un remède utile avant toute blessure, il le sera plus maintenant que nous sommes blessés; s'il fournissait des armes redoutables, même avant que les passions révoltées nous eussent déclaré la guerre, son alliance nous est beaucoup plus nécessaire, maintenant que nous avons à subir les violents assauts des démons et des passions. Ah! si Adam eût prêté l'oreille à cette parole, il n'eût pas entendu celle-ci: "Tu es terre, et tu retourneras dans la terre." (Gn 3,19) Il enfreignit le précepte divin; et dès ce moment, la mort, les soucis, les afflictions, les chagrins, une vie plus affreuse même que la mort, les épines, les ronces, les labeurs, les tribulations et les angoisses devinrent son partage.

18502 Voilà comment Dieu châtie le mépris que l'on fait du jeûne: apprenez d'autre part comment Il récompense cette pratique. Le mépris du jeûne, Il l'a châtié en condamnant à la mort; le respect du jeûne, Il le récompense en rappelant à la vie. Pour vous en montrer la vertu, Il a permis que le jeûne obtînt à des criminels leur grâce, quand la sentence avait été prononcée, quand elle était sur le point d'être mise à exécution, et que l'on s'acheminait déjà vers le lieu du supplice. Et il ne s'agit pas seulement de deux, de trois ou de vingt individus, mais d'un peuple tout entier. Cette grande et belle ville de Ninive déjà ébranlée dans ses fondements, déjà penchée sur l'abîme, déjà près de recevoir le coup fatal, le jeûne, semblable à un ange descendu du ciel, l'a arrachée des portes de la mort et l'a ramenée à la vie. Écoutons, si vous le voulez bien, l'historien sacré.

"La voix du Seigneur se fit entendre à Jonas et lui dit: 'Lève-toi et va dans la grande ville de Ninive.'" (
Jon 1,2) Dieu parle au prophète de la grandeur de cette ville pour mieux le persuader; car Il prévoyait sa fuite prochaine. Mais écoutons ce qu'il doit annoncer. "Encore trois jours, et Ninive sera détruite." (Jon 3,4) Pourquoi, Seigneur, prédire les maux que tu devais accomplir? - Pour ne pas réaliser mes menaces! - Il nous menace de l'enfer, mais pour nous préserver de l'enfer. Soyez pénétrés de crainte par mes paroles, si vous voulez n'être pas victimes des événements. - Mais pourquoi assigner un terme si proche? - Pour vous faire connaître la vertu de ces barbares, je veux dire des Ninivites, à qui il a suffi trois jours pour dissiper le courroux que leurs péchés leur avaient attiré; pour vous faire admirer la bonté de Dieu, qui se contente de trois jours de pénitence en expiation de tant de crimes; pour que vous ne vous abandonniez jamais au désespoir, alors même que vos péchés seraient innombrables. Au reste, de même que l'âme lâche et négligente, quelque temps qu'elle assigne à la pénitence, n'aboutit à aucun résultat important, et ne parvient pas, à cause de sa lâcheté, à fléchir le Seigneur, de même, l'âme pleine de résolution et d'énergie, par l'ardeur de sa pénitence, pourra expier en quelques instants les fautes de nombreuses années. Est-ce que Pierre ne renia pas trois fois son Maître? Est-ce que, la troisième fois, il n'y ajouta pas un jurement? Est-ce qu'il ne faiblit pas devant la parole d'une vile servante? Et bien, aura-t-il eu besoin de plusieurs années pour obtenir le pardon de son crime? Point du tout: la même nuit le vit tomber et se relever, recevoir la blessure et en guérit, atteint par la maladie et rendu à la santé. Et comment cela s'accomplit-il? par ses pleurs et par ses gémissements; non par des pleurs ordinaires, mais par des pleurs que lui arrachait la vivacité de ses regrets. Aussi l'évangéliste ne se borne-t-il pas à dire qu'il pleura; il ajoute qu'il pleura amèrement. (Mt 26,75) Exprimer l'abondance de ses larmes est au-dessus de la parole humaine: l'issue de l'événement l'a fait seule comprendre. En effet, après cette épouvantable chute, car aucune faute n'est comparable à l'apostasie; après cette faute si grave, l'apôtre recouvra sa dignité première, et fut chargé du gouvernement de l'Église universelle: et, chose encore plus admirable, il témoigne envers son divin Maître un amour supérieur à celui de tous les autres apôtres. "Pierre, lui avait dit le Sauveur, m'aimes-tu plus que ceux-ci?" (Jn 21,15) Or nulle question n'était plus propre à mettre en évidence le degré de sa vertu.

Vous seriez peut-être tentés de dire que Dieu a eu raison de pardonner aux Ninivites en considération de leur barbarie et de leur ignorance, et vous rappelleriez ce mot de l'évangéliste: "Le serviteur qui ne connaît pas la volonté de son maître et qui ne l'accomplit pas, sera légèrement châtié." (Lc 12,48) Pour vous convaincre du contraire, le Seigneur vous offre l'exemple de Pierre, serviteur qui certes connaissait bien la volonté de son Maître. Regardez à quel degré de confiance néanmoins il remonte, quoique s'étant rendu coupable d'un si grave péché. Quels que soient donc vos péchés, ne perdez jamais courage. Ce qu'il a de plus à craindre que le péché, c'est de rester dans le péché; ce qu'il y a de plus dangereux dans une chute, c'est de ne pas se relever de sa chute. Voilà ce qui arrachait à Paul des gémissements et des larmes, et ce qu'il jugeait digne d'être déploré. "Je crains, disait-il, que, à mon retour parmi vous, Dieu ne m'humilie, et que je n'aie à pleurer, non seulement sur ceux qui ont péché, mais encore sur ceux qui n'ont pas fait pénitence des impudicités, des impuretés et des fornications qu'ils ont commises. " (2Co 21,21) Or quel temps plus propre à la pénitence que le temps consacré au jeûne?

18503 Mais revenons à notre histoire. "Ayant entendu ces paroles, le prophète descendit à Joppé pour s'enfuir vers Tharsis, loin de la face du Seigneur. (Jon 1,3) O homme, où fuis-tu? n'as-tu pas ouï ces accents du psalmiste: "Où irai-je loin de ton Esprit? Où fuirai-je loin de ta Face?" (Ps 88,7) Sur la terre? mais "la terre appartient au Seigneur avec tout ce qu'elle renferme". (Ps 23,1) Dans l'enfer? mais "si je descends dans les enfers, Tu y es présent." (Ps 88,8) Dans le ciel? Mais "si je monte vers les cieux, je T'y trouve encore." (Ps 7) Sur la mer? "Là aussi ce sera ta droite qui me soutiendra." (Ps 10) C'est ce que Jonas apprit par sa propre expérience. telle est, en effet, la nature de la faute, qu'elle jette notre âme dans une ignorance profonde. De même que les personnes tourmentées par l'ivresse ou par une pesanteur de tête marchent au hasard, sauf à se précipiter inconsidérément dans l'abîme ou dans le précipice qui se présenteraient sous leurs pas, ainsi lorsque nous sommes entraînés par le péché, enivrés en quelque sorte par nos coupables désirs, nous ne savons ce que nous faisons; le présent et l'avenir également nous échappent. Vous fuyez le Seigneur, n'est-ce pas? Eh bien, attendez un peu, et les événements vous apprendront que vous ne sauriez même vous dérober à la mer, qui n'est que son esclave.

A peine Jonas était-il monté sur le vaisseau, que la mer soulève ses flots et amoncelle ses vagues. Semblable à une esclave fidèle qui, surprenant un de ses compagnons d'esclavage en fuite, après avoir enlevé une partie des biens de son maître, ne se lasse pas de le poursuivre et d'inquiéter ceux qui seraient tentés de l'accueillir jusqu'à ce qu'elle s'en soit emparée et qu'elle l'ait ramené à son maître, la mer surprenant et reconnaissant ce fugitif, suscite mille difficultés aux matelots, gronde, mugit, et les menace, non de les traduire en jugement, mais de les engloutir avec les navires s'ils ne lui livrent l'esclave de son maître. Que firent les matelots en cette occurrence? "Ils jetèrent à la mer la cargaison du vaisseau; mais il n'en était pas plus soulagé." (Jon 1,5) Le fardeau véritable restait encore tout entier. Jonas lui-même qui accablait le bâtiment, non du poids de son corps, mais du poids de son péché; car il n'est rien de si lourd et de si pesant que le péché et la désobéissance. A cause de cela Zacharie les compare à du plomb; (Za 35,7) et David s'écrie à ce même propos: "Mes iniquités se sont élevées au-dessus de ma tête, et elles se sont appesanties sur moi comme un fardeau insupportable." (Ps 37,5) Le Christ disait aussi aux hommes qui vivaient au sein du péché: "Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués et qui succombez sous le faix, et je vous soulagerai." (Mt 11,28) C'était donc le péché qui surchargeait la nef et qui la menaçait d'une ruine totale. Quant à Jonas, il était enseveli dans le sommeil: non dans le sommeil d'une paix délicieuse, mais dans le sommeil pesant du chagrin; non dans le sommeil du repos, mais dans celui de l'abattement. Les serviteurs bien nés comprennent vite leurs fautes. Ainsi en fut-il du prophète: à peine eut-il commis sa désobéissance qu'il en comprit la gravité. Telle est la condition du péché: dès qu'il paraît un jour, il déchire l'âme à laquelle il doit l'existence, tout au contraire de ce qui arrive en vertu des lois naturelles à notre naissance. Tandis que notre naissance met un terme aux douleurs de nos mères, la naissance du péché inaugure les souffrances qui déchirent l'âme dans laquelle il a pris son origine.

Cependant le pilote s'approcha de Jonas et lui dit: "Lève-toi et invoque ton Seigneur et ton Dieu." (Jon 1,6) Son expérience lui indiquait que ce n'était pas là une tempête ordinaire, mais un fléau envoyé du ciel, que les efforts des nautoniers seraient inutiles et que les ressources de son art ne conjureraient pas la violence des flots. Il fallait en ce moment la main d'un pilote plus puissant, de celui qui gouverne le monde entier; il fallait le secours et le protection d'en haut. C'est pourquoi les matelots abandonnant les rames, les voiles et cordages, au lieu d'occuper leurs bras à la manoeuvre, les élevaient vers les cieux en implorant le Seigneur. La tempête persistant avec toute sa fureur, on consulta le sort, et le sort enfin trahit le coupable. Néanmoins, on ne le précipita pas sur-le-champ dans les flots. Transformant le navire en tribunal, au milieu de ce fracas et de ce bouleversement horrible, comme si l'on eût joui d'un calme parfait, on permit au criminel de prendre la parole et de se défendre. L'instruction fut ouverte avec autant de soin que s'il eût fallu rendre un compte rigoureux de la sentence qu'elle devait amener. Prêtons l'oreille à ces questions aussi détaillées que celles de la justice. Quelle est votre condition? demande-t-on à Jonas. D'où viens-tu? Où vas-tu? En quelle contrée es-tu né? A quel peuple appartiens-tu? Quoique la mer l'accusât de sa voix tonnante, quoique le sort l'eût désigné, malgré les mugissements accusateurs de l'une, et le témoignage formel de l'autre, on ne prononce pas encore d'arrêt. De même que, dans une cause régulière, après avoir entendu l'accusation, après que les témoins ont parlé, après que les preuves et les indices de la culpabilité ont été produits, les juges attendent cependant pour porter leur sentence que l'accusé ait confessé son crime, de même, ces matelots, ces hommes ignorants et barbares, observent cette marche de la justice; et cela, en face du plus terrible danger, au milieu d'une tourmente affreuse, au milieu de vagues courroucées, quand la mer leur permet à peine de respirer, tant elle est furieuse et agitée, tant les bruits qui s'élèvent de son sein paraissent effrayants! Pourquoi, mes bien-aimés, une disposition aussi favorable envers le prophète? C'était Dieu qui le permettait ainsi, et en le permettant, Il enseignait à son envoyé la douceur et la mansuétude; "Imite la conduite de ces matelots, semblait-Il lui crier. Tout ignorants qu'ils sont, une âme n'est pas à leurs yeux un objet de mépris, et ils hésitent à sacrifier ta seule vie. Toi, au contraire, tu as exposé autant que tu le pouvais le salut d'une ville entière et de ses innombrables habitants. Quoiqu'ils connaissent la cause de leurs maux, tes compagnons de voyage ne se hâtent pas de te sacrifier, et toi, qui n'as rien eu à souffrir des Ninivites, tu les précipites dans la ruine et la désolation. Quand je t'ai ordonné de les ramener par ta prédication dans la voie du salut, tu n'as pas voulu m'obéir. Sans en avoir reçu l'ordre de personne, ceux-ci ne négligent aucun moyen pour te dérober au châtiment que tu as mérité." En effet, la voix accusatrice de la mer, la décision du sort, les propres aveux du fugitif ne précipitèrent pas sa mort: les matelots faisaient, au contraire, tout ce qui était en leur pouvoir pour ne pas l'abandonner, même après une faute aussi éclatante, à la violence des flots. Mais ceux-ci, ou plutôt le Seigneur ne le permit pas, afin que le monstre marin achevât l'oeuvre des matelots, et ramenât le prophète à de plus sages pensées. Jonas avait dit à ses compagnons: "prenez-moi, et jetez-moi dans la mer." (Jon 1,12) Et ces derniers voulurent regagner le rivage, mais la tempête l'emporta sur leurs efforts.

18504 Après avoir assisté à la fuite de Jonas, écoutez les aveux qu'il laisse échapper du sein du monstre qui l'a recueilli, car si cette punition est la punition de l'homme, ces accents sont les accents du prophète. Dès qu'il eut été jeté à la mer, celle-ci le renferma dans le ventre d'un monstre comme dans une prison, et conserva sain et sauf ce fugitif pour le ramener à son maître. Il n'eut à souffrir ni de la furie des flots qui se refermèrent sur lui, ni des étreintes du monstre encore plus redoutable qui le reçut dans cette obéissance de la mer et du monstre à une loi contraire aux lois de leur nature. Arrivé dans cette ville, il proclama aussitôt la sentence, comme s'il eût donné connaissance d'une lettre royale où il se fût agi d'un châtiment. " Encore trois jours, criait-il, et Ninive sera détruite. (Jon 3,4) A ce cri, loin d'y répondre par l'incrédulité ou par l'insouciance, les Ninivites se précipitèrent tous vers le jeûne; les hommes aussi bien que les femmes, les esclaves aussi bien que leurs maîtres, les princes aussi bien que les sujets, les jeunes gens aussi bien que les vieillards et les enfants. Les animaux dépourvus de raison y furent même soumis. Partout le sac, partout la cendre, partout les gémissements et les larmes. Celui-là même dont le front était ceint du diadème descendit les degrés de son trône, se revêtit d'un sac, se couvrit de cendre, et arracha la ville au péril qui la menaçait. Spectacle inouï, le sac succédant à la pourpre; ce que la pourpre ne pouvait faire, le sac le faisait; ce que le diadème ne pouvait accomplir, la cendre l'accomplissait.

Voyez-vous si j'avais raison de vous dire que nous n'avions point à craindre le jeûne, mais l'intempérance et la débauche? Ce sont l'intempérance et la débauche qui ébranlèrent Ninive jusque dans ses fondements, et qui la mirent sur le penchant de sa chute. Grâce au jeûne, Daniel enfermé dans la fosse aux lions, resta sain et sauf au milieu de ces animaux comme il fût resté au milieu d'innocentes brebis. Bouillonnant de colère, la prunelle ensanglantée, ils n'osaient s'approcher de la table dressée devant eux; et, quoiqu'ils sentissent le double aiguillon de leur férocité native, plus terrible que la férocité des autres animaux, et de la faim qu'ils enduraient depuis sept jours, ils respectèrent cette proie, comme de toucher aux entrailles du prophète. Grâce au jeûne, les trois enfants qui avaient été jetés dans la fournaise de Babylone en sortirent le corps plus éclatant que les flammes dans lesquelles ils étaient longtemps restés. Mais si le feu de cette fournaise était un feu véritable, d'où vient qu'il ne produisit pas les effets du feu? Si le corps de ces enfants était un corps réel, d'où vient qu'il n'éprouvait pas ce que les corps éprouvent en pareil cas? Demandez-le au jeûne, et il vous répondra, et il vous résoudra cette énigme; car c'est vraiment une énigme que ce prodige d'un corps livré aux flammes et en sortant néanmoins victorieux. Voyez-vous cette lutte merveilleuse. Voyez-vous cette victoire plus merveilleuse encore? Soyez donc remplis d'admiration pour le jeûne, et recevez-le à bras ouverts. Puisqu'il paralyse les ardeurs d'une fournaise, qu'il garantit de la cruauté des lions, qu'il chasse les démons, qu'il obtient la révocation des sentences divines, qu'il apaise la furie des passions, qu'il nous conduit à la liberté, qu'il ramène le calme dans nos pensées, ne ferions-nous pas un acte de la dernière folie, si nous redoutions et si nous repoussions une pratique à laquelle tant de biens sont attachés? - Mais il brise et affaiblit notre corps, m'objectera-t-on. - Eh bien, plus l'homme extérieur s'affaiblira en nous, plus l'homme intérieur de jour en jour se renouvellera. Du reste, examinez sérieusement la chose, et vous trouverez que le jeune est un principe de santé. Si vous refusez d'ajouter foi à ma parole, consultez les médecins, et ils vous affirmeront cette vérité de la manière la plus formelle. Ils appellent l'abstinence la mère de la santé; ils regardent la goutte, les pesanteurs, les tumeurs, et une infinité d'autres maladies, comme la conséquence de la mollesse et de l'intempérance; véritable ruisseaux empoisonnés provenant d'une source empoisonnée, et qui nuisent également et à la santé du corps et à la vert de l'âme.

18505 Pourquoi donc serions-nous effrayés du jeûne, s'il nous préserve de tant de maux? Ce n'est pas sans motifs que j'insiste sur ce point. Je vois des hommes aussi rebutés et effrayés par l'approche du jeûne, que s'ils étaient sur le point de s'unir à une femme d'un caractère insupportable; je vois des hommes se perdre dans l'intempérance et dans l'ivresse; et c'est pour cela que je vous exhorte à ne pas sacrifier à de semblables excès les avantages de ce genre de pénitence. Lorsqu'on se dispose à prendre quelque potion amère pour dissiper la répugnance qu'inspire à l'estomac la nourriture, si l'on commence par manger abondamment, on aura toute l'amertume de la médecine sans en éprouver l'efficacité du remède. Aussi les médecins nous ordonnent-ils en pareil cas de nous coucher sans prendre quoi que ce soit, afin que la médecine puisse agir énergiquement sur les humeurs mauvaises. Il en est de même du jeûne: Si vous vous plongez aujourd'hui dans l'ivresse, et que demain vous preniez ce remède, il sera pour vous vain et inutile; vous aurez enduré la privation qu'il entraîne, et vous ne recueillerez pas les avantages dont il est la source: toute sa vertu échouera contre le mal que vous auront causé vos excès de la veille. Mais si vous avez soin de diminuer le poids du corps, et d'user de ce remède après vous y être préparé par la sobriété, il vous sera facile de vous purifier d'une grande partie de vos fautes passées. En conséquence, prenons bien garde, et de tomber du jeûne dans l'intempérance: celui qui veut user trop vite des forces de son corps malade et à peine convalescent, n'en fera qu'une chute plus prompte. Tel est le sort de notre âme, lorsqu'au commencement et à la fin du temps consacré au jeûne, nous obscurcissons des nuages de l'intempérance les réformes opérées par l'abstinence en nos âmes. De même que les individus qui doivent combattre les bêtes féroces, n'abordent le combat qu'après avoir couvert d'armes défensives les principales parties de leur corps, de même, bien des hommes aujourd'hui se préparent aux combats du jeûne par les excès de la table; ils se gorgent de viandes, ils s'environnent de ténèbres, et c'est avec de telles folies qu'ils accueillent l'arrivée de ce temps de calme et de paix. Quel que soit celui à qui je demanderai: "Pourquoi t'empresses-tu d'aller aux bains?" il me répondra: "Pour purifier mon corps, et commencer ensuite le jeûne." Si je vous demande également: "Pourquoi vous enivrez-vous?" vous me répondez de nouveau: "Parce que je dois commencer le jeûne." Mais n'est-il pas absurde d'accueillir ce saint temps à la fois et avec un corps pur et avec une âme abrutie et souillée?

Nous aurions bien des choses à ajouter; ce que nous avons dit suffira pour éclairer la bonne volonté des fidèles. Aussi bien est-il nécessaire de terminer, car il nous tarde d'ouïr la voix de notre père. Pour nous, quand nous prenons la parole à l'ombre de ce sanctuaire, nous ressemblons à de jeunes bergers jouant d'un léger chalumeau sous les ombrages du hêtre et du chêne. Mais, pareil à un artiste divin qui tire de sa harpe d'or des accents dont l'harmonie ravit l'assemblée entière, notre père, par l'harmonie, non de ses accents, mais de ses paroles et de ses oeuvres, enchante nos âmes. Tels sont les docteurs que recherche le Christ: "Celui qui parlera et qui enseignera de la sorte, disait-Il, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux." (
Mt 5,19) Tel est celui dont nous parlons; aussi est-il grand dans le royaume des cieux. Puissions-nous tous, avec le secours de ses prières et de celles de tous nos supérieurs, l'obtenir ce royaume, par la grâce et l'amour de notre Seigneur Jésus Christ, avec lequel la gloire apparient au Père dans l'unité du saint Esprit, maintenant, et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.





HOMÉLIE SUR L'AMOUR PARFAIT, SUR LA JUSTE RÉTRIBUTION DU MÉRITE ET SUR LA COMPONCTION

5
Toute bonne action est un fruit de l'amour; aussi l'amour est-il un sujet sur lequel on revient souvent. Tantôt c'est le Christ qui dit: "A cela tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres;" (
Jn 13,35) tantôt c'est Paul qui s'écrie: "Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour qu'on se doit les uns aux autres." (Rm 13,8) Il ne parle pas de l'amour purement et simplement; mais il ajoute que nous nous le devons les uns aux autres. De même que nous sommes constamment tenus de donner au corps sa nourriture, et que nous la lui donnons constamment, car c'est une dette qui s'impose à notre vie tout entière; ainsi, d'après l'Apôtre, en est-il de l'amour; et nous devons le faire avec d'autant plus de zèle que l'amour nous mène à la vie éternelle et qu'il demeurera éternellement avec nous. "Ces trois choses restent, la foi, l'espérance et l'amour; mais la plus parfaite de toutes est l' amour." (1Co 13,13) L'amour ne nous est pas appris seulement en paroles, elle nous est appris encore en exemples. La première leçon qui nous en est donnée, c'est par la manière dont nous avons été créés. Dieu forma le premier homme et Il ordonna que tous les autres naquissent de celui-ci, afin que nous nous regardions comme une seule et même famille et que nous persévérions dans des sentiments d'amour les uns vis-à-vis des autres. Après cela Il s'est servi des échanges pour entretenir cet amour mutuel; de quelle manière, je vais vous le dire: En comblant la terre de biens, Il a donné à chaque contrée une espèce particulière de fruits; de la sorte, les besoins que nous avons nous attirent les uns vers les autres, nous livrons à nos semblables le superflu que nous avons, nous en recevons ce qui nous manque, et ainsi, s'entretient l'amour. La même mesure, Dieu l'a appliquée aux individus. Il n'a pas permis à chacun de tout savoir; mais l'un connaîtra la médecine, l'autre l'art de bâtir, l'autre une autre chose, de façon que, ayant besoin les uns des autres, nous nous aimions de façon que, ayant besoin les uns des autres, nous nous aimions mutuellement.

Il en est de même pour les dons spirituels, à ce que nous apprend l'Apôtre: "L'un reçoit le don de parler avec sagesse, l'autre celui de parler avec science, l'autre celui de prophétie, l'autre celui de guérir, l'autre celui de parler diverses langues, l'autre celui de les interpréter." (1Co 12,8-10) Cependant il n'y a rien au-dessus de l'amour, et c'est pourquoi il la préfère à tout le reste en ces termes: "Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas l'amour, je suis comme un airain sonnant et une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de prophétie, et quand je pénétrerais tous les mystères, quand j'aurais une foi capable de transporter les montages, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien." (1Co 13,1-2) Il ne s'arrête pas encore là; et il déclare que la mort pour la religion ne lui servirait de rien s'il n'avait l'amour. Ce n'est pas sans motif qu'il exalte cette vertu à ce point; il savait, cet observateur des commandements de Dieu, il savait parfaitement que là où cette vertu a jeté de profondes racines, les fruits de toutes sortes de biens ne tardent pas à se montrer. En effet, ces commandements: "Tu ne commettras point l'impureté, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne diras pas de faux témoignage," et tous les autres quels qu'ils soient, sont impliqués dans ce commandement capital: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Ex 20,13-16 Lv 19,18 Ga 5,14) Mais pourquoi nous appesantir sur ces considérations d'un ordre peu élevé, tandis que nous garderons le silence sur des considérations d'un ordre sublime? C'est l'amour qui a fait descendre jusqu'à nous le Fils bien-aimé de Dieu, qui l'a fait habiter et converser avec les hommes, chasser les terreurs de l'idolâtrie, publier la religion véritable, instruire les hommes à s'aimer les uns les autres. "Dieu a tellement aimé le monde, dit l'évangeliste Jean, qu'Il a donné son Fils unique afin que quiconque croira en Lui ne périsse pas, mais obtienne la vie éternelle." (Jn 3,16) Aussi Paul, dans l'ardeur de son amour, laissa-t-il échapper ces paroles célestes: "Qui nous séparera de l'amour du Christ? Sera-ce la tribulation, l'angoisse, la persécution, la faim, le dénûment, le péril, le glaive?" (Rm 8,35) Et, dédaignant ces obstacles, sans importance à ses yeux, il en signale de plus redoutables: "Non, poursuit-il, ni la vie, ni la mort, ni le présent, ni l'avenir, ni tout ce qu'il y a de plus haut, ni tout ce qu'il y a de plus profond, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu dans le Christ Jésus notre Seigneur." (Rm 38-39) Rien n'était donc capable d'éteindre dans l'âme de ce bienheureux l'amour qui l'embrasait, ni le ciel, ni la terre; toutes ces choses, il les dédaignait pour le Christ. De même, si nous examinions la vie des autres saints, nous trouverions que l'amour a toujours été pour tous le principe de leur crédit sur le coeur de Dieu.

C'est l'amour qui vous découvre dans le prochain un autre vous-même, qui vous apprend à vous réjouir de sa prospérité comme de la vôtre, à gémir sur ses infortunes comme sur vos infortunes propres. C'est l'amour qui fait de nous tous un seul corps et de nos âmes autant de tabernacles du saint Esprit; car cet Esprit de paix aime à se reposer, non là où règne la division, mais là où règne l'union entre les coeurs. C'est l'amour qui fait des biens de chacun les biens de tous, comme nous l'enseigne le Livre des Actes: "La foule des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme. Aucun d'eux ne considérait ce qu'il possédait comme lui appartenant; mais toutes choses leur étaient communes É; on les distribuait à chacun selon ses besoins." (Ac 4,32-35) Quelle muraille formée de pierres énormes et fortement cimentées les unes avec les autres, pourrait par sa solidité et sa masse, braver aussi bien les efforts de l'ennemi que cette société d'hommes s'aimant entre eux et unis les uns aux autres par les liens de la plus parfaite harmonie! Les assauts du démon lui-même viendront se briser contre une telle muraille. Et certes je le comprends. Oui, tous ceux qui se présenteront à ses attaques étroitement pressés les uns contre les autres, sans qu'aucun passe jamais à l'ennemi, seront victorieux de ses stratagèmes, et pourront dresser les brillants trophées de l'amour. De même que les cordes d'une lyre, quel qu'en soit le nombre, exhalent les plus mélodieux accents lorsqu'une main savante en harmonise les sons; de même les âmes qu'unit l'harmonie des sentiments exhalent les suaves accents de l'amour. Voilà pourquoi Paul recommandait aux fidèles de rechercher dans leurs paroles, dans leurs pensées, les mêmes sentiments, d'estimer les autres supérieurs à eux-mêmes, de façon à ce que l'ambition ne chassât point l'amour, et que tous, luttant de modestie entre eux, vécussent dans une concorde sans nuage.

"Soyez, dit-il, par l'amour les serviteurs les uns des autres. - Car toute la loi se résume en une seule parole: Vous aimerez le prochain comme vous-mêmes." (Ga 5,13-14 Lv 19,18 Ph 2,3) Celui qu'anime l'amour ne veut pas seulement ne pas commander, il veut de plus être commandé; il lui est moins doux de commander que d'obéir. Celui qu'anime l'amour aime mieux octroyer une grâce que de la recevoir, être le créancier d'un ami que d'en être à cet égard le débiteur. Celui qu'anime l'amour, tout en voulant faire du bien à son ami, ne voudrait point paraître le faire; car, tout en voulant tenir le premier rang par la bienfaisance, il ne voudrait point que cela fût connu. Peut-être quelques-uns d'entre vous ne comprennent pas ce que je dis; essayons de l'éclaircir par un exemple. Notre miséricordieux Seigneur voulait nous donner son Fils; afin de paraître, non pas nous faire une grâce, mais s'acquitter d'une dette, il ordonne à Abraham de sacrifier son enfant: de cette manière, quand Il sacrifierait le Sien, Il ne semblerait pas octroyer un bienfait, mais payer une dette, dans les richesses infinies de sa Bonté. Je n'ignore pas que ceci paraît étrange à plusieurs: la raison en est que je parle d'une chose dont le ciel est maintenant la patrie; car, si je parlais d'une plante qui croît dans l'Inde, et que personne n'aurait pu connaître par expérience, je n'arriverais point à la dépeindre fidèlement, quelque soin que j'y consacrasse; de même, quoi que je dise, ce sera du temps perdu, parce que l'on ne comprend pas le sujet que je traite. Il s'agit, je le répète, d'une plante qui ne fleurit que dans le ciel. Mais, si nous le voulons, elle fleurira aussi en nous; et c'est pour cela que l'on nous enseigne à dire au Père des cieux: "Que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel;" (Mt 6,10)

N'allons donc pas nous imaginer qu'il ne nous est pas possible de posséder ce bien. Oui, cela nous est vraiment possible, si nous voulons pratiquer la vigilance, si nous voulons surtout pratiquer toute sorte de vertus. C'est notre volonté libre qui nous dirige, et non la fatalité du destin, comme quelques-uns le supposent; et c'est à vouloir ou ne pas vouloir qu'est le bien ou le mal. Voilà pourquoi le Seigneur nous a promis son royaume d'un côté, et de l'autre nous a menacés de ses châtiments. Or, Il n'eût pas agi de la sorte avec des êtres rivés à la fatalité; car ces deux ordres de choses ne concernent que des actes émanés de la volonté. Le Seigneur ne nous eût pas non plus donné des lois et des conseils, si nous eussions été retenus dans les liens du destin. Mais, comme nous sommes libres et les arbitres de notre propre volonté; comme c'est la négligence qui nous rend mauvais, et le zèle qui nous rend bons,Il a jugé nécessaire de nous préparer ces remèdes, et de nous amener soit à nous amender, soit à pratiquer la sagesse, par la crainte de ses châtiments et l'espèrence de son royaume. Indépendamment de ces preuves, nous trouverons dans notre propre conduite des faits qui démontrent que nous ne sommes les instruments aveugles ni du destin, ni de la fortune, ni de la nature, ni du cours des astres. Car, si tels étaient les principes véritables de nos actions, et non pas la liberté humaine, pourquoi donc battriez-vous de verges votre esclave voleur? pourquoi traîneriez-vous au tribunal votre épouse adultère? pourquoi rougissez-vous en faisant des choses déraisonnables? pourquoi ne pouvez-vous pas supporter une seule parole injurieuse? pourquoi, lorsqu'on vous traite d'adultère, de débauché, d'intempérant, appelez-vous cela une outrage? S'il n'y a du côté de la volonté aucune faute, ni votre action n'est un crime, ni ce que l'on vous dit une injure. Dès lors que vous êtes sans pitié pour les gens vicieux, que vous avez honte vous-même en faisant le mal, que vous cherchez à vous cacher, et que vous qualifiez de détracteurs ceux qui vous reprochent votre conduite; par toutes ces choses vous déclarez que la nécessité n'enchaîne pas notre vie, et que nous avons la dignité que donne la liberté. Lorsqu'il s'agit de personnes soumises à la nécessité, nous savons bien user d'indulgence. Qu'un possédé lacérât notre manteau, nous assaillît de coups, loin d'en tirer vengeance, nous gémirions et nous nous apitoierions sur son état. Et pourquoi cela? Parce qu'il n'aurait point agi librement, et qu'il aurait été l'instrument de la violence du démon. Nous excuserions de même toute autre action opérée sous l'influence de la fatalité; et c'est parce que nous sommes convaincus de la nullité de cette influence, que ni les maîtres ne pardonnent à leurs esclaves, ni les hommes à leurs femmes, ni les femmes à leurs maris, ni les pères aux enfants, ni les maîtres aux disciples, ni les princes aux sujets, et qu'au contraire nous sommes inexorables dans la recherche des crimes de nos semblables, et que nous en poursuivons de même la punition, recourant aux tribunaux, mettant en oeuvre les châtiments corporels et les reproches, et prenant toute sorte de moyens pour délivrer du mal ceux à qui nous nous intéressons. A nos enfants, par exemple, nous donnons des gouverneurs, nous leur imposons des maîtres, nous employons les menaces, les fouets, et une infinité d'autres moyens, afin de les former à la vertu.

Mais quel besoin avons-nous d'efforts et de sueurs pour pratiquer le bien? S'il est écrit qu'un tel sera bon, il aura beau dormir et ronfler, il sera bon; ou plutôt il ne sera pas, car on ne peut appeler bon celui qui est tel par nécessité. Quel besoin avons-nous d'efforts et de sueurs pour éviter le mal? S'il est écrit qu'un tel sera méchant, quelques épreuves qu'il subisse, il sera méchant; ou plutôt il ne le sera pas, car on ne saurait appeler méchant celui que la nécessité pousse dans une mauvaise voie. De même, encore une fois, que vous ne traiterez pas de détracteur le démoniaque qui vous injuriera, vous frappera même, et que vous rendrez le démon et non lui responsable de ces injures; de même nous ne devons pas qualifier de méchant l'homme que la fatalité pousse au mal, ni de bon celui qui fait le bien par le même principe. Accordez cela, et la confusion régnera dans les choses humaines; il n'y aura plus ni vertu, ni vice, ni arts, ni rien de semblable. Pourquoi, lorsque nous sommes malades, nous donner tant de soins, dépenser de l'argent, appeler des médecins, employer des remèdes, nous imposer la diète, mettre un frein à la volupté? Si le destin décide de la maladie et de la santé, superflues sont ces dépenses, superflues les visites du médecin, superflue la diète rigoureuse qui nous est imposée. Mais ces dernières preuves et les précédentes ont établi le contraire. Laissons donc cette fable du destin: non, la nécessité n'est point l'arbitre suprême des choses humaines, elles ne sont soumises à d'autre empire qu'à l'empire honorable de la volonté libre.

Que ces raisons, et bien d'autres qu'il nous serait facile d'apporter à l'appui de cette proposition, si les présentes ne suffisaient pas à votre sagacité, nous déterminent à fuir le mal, à chérir la vertu, et à prouver ainsi par nos actes la pleine liberté que nous avons de faire ce qui nous plaît, afin de n'être point couverts de confusion au jour où nos oeuvres paraîtront à la lumière. Car "il faut que tous nous comparaissions au tribunal du Christ, dit Paul, afin de recevoir chacun ce qui nous est dû soit en bien, soit en mal." (2Co 5,10) Pénétrons-nous, je vous en conjure, de la pensée de ce tribunal, supposons-le dressé devant nous, avec le juge sur son siège, au moment où toutes choses vont être révélées et montrées à tous les regards. Ce n'est point assez pour nous, en effet, d'y comparaître, tout ce qui nous regarde y sera de plus découvert. Et vous ne rougissez pas, et vous n'êtes point saisis de frayeur! Est-ce que nous ne préférions pas souvent la mort à la révélation de l'une de nos fautes secrètes aux yeux des amis que nous vénérons? Quels seront donc nos sentiments, lorsque nos péchés seront publiés à la face des anges et des hommes exposés à tous les regards? "Je vous accuserai, dit le Seigneur, et je mettrai sous vos yeux vos péchés." (Ps 49,21) Si, maintenant que cet instant est loin de nous, la seule hypothèse et la description verbale de cette scène réveille en nous les reproches accablants de la conscience, que deviendrons-nous quand l'heure fatale aura sonné, que l'univers tout entier sera rassemblé avec les anges et les archanges, les principautés et les puissances; quand les trompettes feront entendre sans relâche leurs accents et se répondront les uns aux autres, quand les juges seront ravis au-dessus des nuages, et que les pécheurs éclateront en sanglots? de quel effroi seront remplis en ce moment ceux qui resteront sur la terre? Alors, dit l'Évangile, " l'une sera prise et l'autre sera laissée; l'un sera pris et l'autre sera laissé. (Mt 24,40) Que se passera-t-il dans leur âme quand ils verront leurs semblables transportés dans les cieux avec gloire, et eux-mêmes laissées ignominieusement ici bas? Jamais, croyez-moi, jamais la parole n'exprimera la douleur qu'ils éprouveront. Avez-vous jamais vu des condamnés menés au dernier supplice? Que se passe-t-il en eux, à votre avis, pendant qu'ils marchent jusqu'à la porte fatale? Que ne voudraient-ils pas faire ou souffrir pour être soustraits à ce terrible moment? Pour moi, j'ai ouï dire à des condamnés que la clémence impériale avait graciés sur le lieu du supplice, qu'ils ne voyaient plus des hommes dans les hommes, tant leur âme était troublée et frappée! Et que parlé-je des condamnés? Une foule immense se pressait autour d'eux, laquelle en grande partie ne les connaissait en aucune matière; et bien! si l'on eût scruté l'âme de ces spectateurs, quelque cruels, quelque inhumains, quelque fermes qu'ils fussent, on n'en eût trouvé aucun que la terreur et la tristesse n'eussent point ému et bouleversé.

Si la mort de gens avec qui nous n'avons aucun rapport nous touche à ce point, quelle sera notre émotion lorsque nous serons nous-mêmes exposés à un sort plus terrible encore, exclus du bonheur ineffable du ciel, et voués à des supplices sans fin? N'y eût-il pas d'enfer, quel châtiment ce serait d'être privé de cette gloire éclatante et d'être honteusement repoussé! Ici bas bien des gens qui verront le cortège de l'empereur, éprouveront moins de plaisir à contempler ce spectacle qu'ils n'éprouveront de peine en songeant à leur pauvreté et en pensant qu'ils ne sont point au nombre des courtisans en faveur, et de ceux qui approchent le prince. Que sera-ce donc alors? Car croyez-vous que ce soit un châtiment léger que de ne point faire partie des célestes choeurs, de ne point participer à cette gloire inénarrable, d'être rejeté loin et bien loin de cette fête et de ces biens incompréhensibles? Ce n'est pas tout; il faut y joindre les ténèbres, le grincement des dents, les fers que rien ne pourra briser, le ver qui ne meurt pas, le feu qui ne s'éteint pas, le désespoir, les angoisses de l'âme, la langue ardente comme celle du mauvais riche, des pleurs que personne n'entendra, des gémissements et des frémissements que personne ne remarquera, des regards jetés de tous les côtés sans qu'il paraisse un consolateur; que penser des infortunés plongés dans ces supplices? Quel sort plus affreux, plus misérable que le sort de ces âmes?

Nous arrive-t-il d'entrer dans une prison, à la vue des prisonniers qui se présentent les uns livides, les autres chargés de fers, les autres plongés dans de ténébreux cachots, nous sommes brisés d'épouvante, et nous nous gardons bien après cela de rien faire qui puisse nous exposer à partager un semblable malheur; mais, quand il s'agira d'être précipités chargés de chaînes dans les tourments de l'enfer, quels seront nos sentiments, quelle sera notre conduite? Ces chaînes ne sont pas des chaînes de fer, mais des chaînes de feu et d'un feu qui ne se consume jamais; ce n'est pas non plus à la surveillance d'êtres semblables à nous que nous serons confiés, à des êtres que nous puissions fléchir, mais à des anges terribles et inexorables dont nous ne pourrons supporter le regard et que nos outrages envers le Seigneur auront enflammés de courroux. Il n'y aura pas là, comme sur la terre, de soulagement à espérer soit en argent, soit en nourriture, soit en paroles: là point de consolation, point de clémence à espérer. Un Noé, un Job, un Daniel y vissent-ils quelques-uns des leurs dans les tourments, ils n'oseraient venir à leur aide et leur tendre la main: les sentiments de pitié qu'inspire la nature seront alors eux-mêmes effacés. Comme il y a aura des justes dont les enfants ou les parents seront pécheurs, la volonté et non la nature étant le principe du mal, afin qu'ils jouissent d'un bonheur sans mélange et que ce bonheur ne soit pas altéré par l'influence irréstible de la compassion, ce sentiment s'évanouira dans leurs âmes, et ils partageront l'indignation du Seigneur contre leurs propres entrailles. Même dès à présent, lorsque leurs enfants sont trop libertins, ils les retranchent de leur famille et ils les déshéritent; à plus forte raison agiront-ils ainsi au jour du Jugement. Loin de vous donc toute espérance de bonheur, si vous ne faites pas le bien, quelque justes que soient vos nombreux ancêtres. "Chacun recevra, est-il écrit, selon ce qu'il aura fait soit en bien soit en mal." (2Co 5,10)

Prêtons, je vous en prie, l'oreille à ces paroles, et amendons notre vie. Si vous êtes dévoré du feu des convoitises criminelles, songez au feu de la vengeance, et les flammes impures s'évanouiront. Êtes-vous tenté de proférer quelque propos criminel, songez au grincement des dents, et cette crainte vous servira de frein. Voudriez-vous prendre le bien d'autrui, rappelez-vous la sentence du Juge: "Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures;" (Mt 22,13) et vous repousserez ce désir. Êtes-vous dur et inhumain, songez à ces vierges qui n'ayant plus d'huile dans leurs lampes éteintes ne furent point admises à cause de cela dans la chambre de l'Époux; et vous sentirez dans votre coeur pénétrer l'humanité. L'in-tempérance et la volupté exciteraient-elles vos désirs, écoutez le riche s'écrier: "Envoyez-moi Lazare, afin que de l'extrémité de son doigt il rafraîchisse ma langue embrasée," (Lc 16,24) faveur qui ne lui fut pas accordée; et vous prendrez aussitôt ces mouvements en aversion. De cette manière il n'est pas de vertu que vous ne parveniez à pratiquer; car Dieu ne nous a rien ordonné de difficile. Savez-vous ce qui fait paraître difficile les commandements? Notre négligence. Soyez fervents, et ce qui semble lourd vous sera léger et facile; soyez négligents, et ce qui est léger vous semblera insupportable. Pénétrons-nous bien de ces considérations, et, loin d'exalter le bonheur des gens qui vivent dans la mollesse, nous en aurons toujours en vue la fin. Sur la terre ce bonheur a pour fin la matière et le fumier; dans l'autre vie le ver rongeur et le feu. N'exaltons pas le bonheur des ravisseurs du bien d'autrui, et considérons-en la fin: ici-bas ce ne sont qu'inquiétudes et labeurs; dans l'autre vie ce sont des chaînes insolubles et les ténèbres extérieures. N'exaltons pas le bonheur des amants de la gloire; considérons-en plutôt la fin: ici-bas servitude et déception, dans l'autre vie douleurs profondes et un feu qui ne finira pas. Si nous nous tenons à nous-mêmes ce langage, et si nous ne cessons de l'opposer à nos mauvais penchants, nous arriverons rapidement à fuir le vice, à pratiquer la vertu, à étouffer en nous l'amour des biens présents et à y allumer celui des biens à venir. Qu'ont donc les biens présents de solide, de nouveau, de surprenant, pour que nous leur consacrions toute notre activité? Ne les voyons-nous pas emportés dans un cercle qui ne s'arrête jamais, comme le jour et la nuit, la nuit et le jour, l'hiver et l'été, l'été et l'hiver; et puis rien de plus? Embrasons-nous plutôt de l'amour des biens futurs. Magnifique est la récompense réservée aux justes, et la parole ne saurait en donner une parfaite idée: ils revêtiront après la résurrection des corps incorruptibles et ils partageront la Gloire et la Royauté du Christ.

La grandeur de cette félicité, la comparaison suivante nous la fera comprendre, ou plutôt nous ne la comprendrons jamais clairement; servons-nous cependant des biens que nous avons sous les yeux pour nous en faire une idée, et tâchons autant qu'il est en nous de faire saisir le sujet qui nous occupe. Dites-moi donc: si vous, vieillard décrépit et misérable, on vous proposait de vous rajeunir tout à coup, de vous ramener à la fleur de votre âge, de telle sorte que vous l'emportiez sur tous en force et en beauté; si on s'engageait en outre à vous donner durant mille années l'empire de la terre entière, au milieu de la plus profonde paix, que ne seriez-vous point décidé à faire et à subir pour jouir de ces avantages? Or, voilà le Christ qui vous promet, non ces biens, mais des biens infiniment plus précieux. Ce n'est pas d'après la différence qui existe entre la vieillesse et la jeunesse qu'il faut juger de celle qui existe entre la corruption et l'in-corruption, ni d'après la différence qui sépare la pauvreté de la possession d'un empire, qu'il faut juger de la différence qui sépare la gloire présente et la gloire future, mais d'après celle qui existe entre un songe et la réalité. Je me trompe encore, et il n'est pas de comparaison capable d'exprimer au juste cette différence. Impossible de l'exprimer du côté du temps; comment, en effet, rapprocher des choses présentes une vie qui n'aura pas de terme? Du côté de la paix il y a autant de différence entre ces deux vies qu'entre la paix elle-même et la guerre; et quant à l'incorruption, elle s'éloigne autant de la corruption que s'éloignerait de l'argile impure une perle de la plus belle eau. Ou plutôt, quoique vous disiez, vous resterez toujours au-dessous de la vérité. Quand même je comparerais les corps des bienheureux à une lumière radieuse, à l'éclair le plus éblouissant, je ne donnerais point une exacte idée de leur éclat. Que de richesses, que de corps ne devrait-on point sacrifier pour arriver à cette gloire? De combien de vies même ne mériterait-elle pas le sacrifice? Si maintenant on vous introduisait à la cour, si le prince vous adressait la parole en présence d'une foule nombreuse, et vous invitait à partager avec lui sa table et son palais, est-ce que vous ne vous proclameriez pas le plus fortuné des hommes? Et, quand il dépend de vous de monter au ciel, de vous présenter au souverain même de l'univers, d'y briller de l'éclat des anges, d'y jouir d'une gloire inaccessible, vous vous demandez en hésitant si vous renoncerez aux biens de la terre, quand il vous faudrait sacrifier la vie elle-même avec les transports de la joie et de l'allégresse la plus grande et avec l'empressement le plus vif! Pour obtenir une préfecture où vous trouverez l'occasion de commettre une foule d'injustices, car je ne qualifierai pas cela de bénéfice véritable, vous dépensez votre fortune, vous empruntez l'argent d'autrui, vous n'hésiteriez pas s'il le fallait à engager votre femme et vos enfants; et quand on vous offre le royaume des cieux, un royaume que l'on est certain de posséder toujours, vous reculez, vous hésitez, et vous soupirez après les richesses!

D'ailleurs, si les parties apparentes du ciel sont si belles, si douces à voir, les parties invisibles et les cieux des cieux, quelle beauté n'auront-ils pas? puisque vous ne pouvez pas les voir des yeux du corps, élevez-vous par la pensée, montez au-dessus de ce ciel, et contemplez le ciel supérieur avec sa hauteur incommensurable, sa lumière inaccessible, avec ses tribus d'anges, ses ordres d'archanges et les autres puissances incorporelles; puis, descendant sur la terre, recourez aux images qu'elle nous fournit, et décrivez-moi l'appareil qui entoure un prince d'ici-bas, des gardes couverts d'or, un char ruisselant de pierres précieuses, attelé d'un couple de blanches mules étincelantes d'or, les lames dont le char est revêtu, les dragons représentés sur des vêtements de soie, les aspics aux yeux d'or, les chevaux couverts d'or et leurs freins d'or également. Toutefois, dès que nous apercevons l'empereur, nous ne voyons plus rien de tout cela: lui seul fixe nos regards avec son manteau de pourpre, son diadème, son trône, son agrafe, sa chaussure, et l'éclat de son visage. Après avoir rassemblé toutes ces images, transportez de nouveau votre pensée dans une sphère supérieure, et représentez-vous le jour terrible de l'avènement du Christ. Vous ne verrez alors ni chars dorés avec leur attelage de mules blanches, ni dragons, ni aspics; mais vous verrez une scène tellement effrayante, tellement extraordinaire, que les vertus célestes seront elles-mêmes dans la stupeur; "car les vertus des cieux, dit le Seigneur, seront profondément émues." (Mt 24,29) Alors le ciel s'ouvrira tout entier, et le Fils unique de Dieu en descendra, escorté non d'une vingtaine ou d'une centaine de satellites, mais de plusieurs millions d'anges et d'archanges; la terreur et l'effroi se répandront en tous lieux, la terre s'entr'ouvrira, tous les hommes qui auront vécu depuis Adam jusqu'à ce jour en sortiront et ressusciteront, tandis que le Sauveur s'avancera environné d'une gloire tellement éblouissante que ses rayons éclipseront la splendeur de la lune et du soleil. Oh! que notre insensibilité est grande à nous qui, malgré les biens ineffables promis à nos efforts, soupirons encore avidement après les biens présents, et ne comprenons pas la malice du diable, qui se sert de ces biens sans valeur pour nous dépouiller des biens les plus précieux, qui nous donne un peu de boue pour nous ravir le ciel, qui nous montre une ombre pour nous dérober la vérité, et qui nous berce de songes riants, car les richesses d'ici-bas ne sont pas autre chose, afin que le jour venu, nous soyons les plus pauvres des hommes. Puisque nous n'ignorons pas ce vérités, évitons, mes bien-aimés, les pièges du démon; prenons garde de partager sa condamnation et d'entendre un jour le Juge nous dire: "Éloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges." (Mt 25,41)

Mais Dieu est bon, cela n'arrivera pas, dit-on. - Donc, c'est en vain que cela a été écrit. - Assurément non, est-il répliqué; mais ce n'est qu'une menace destinée à nous ramener à de meilleurs sentiments. - Et si nous ne voulons pas de ces sentiments, si nous persévérons dans l'iniquité, nous dispensera-t-Il de ces supplices? Dans ce cas Il refusera également aux bons leurs récompenses. - Il ne la leur refusera pas; car il est digne de Lui de donner encore au delà du mérite. - D'où il suit que ce qui concerne les récompenses est certain, et que ce qui concerne les châtiments ne l'est pas! Oh! que la perfidie du démon est grande, que cette apparente humanité a de cruauté! Car c'est lui qui est l'auteur de ce raisonnement, source d'une erreur si funeste et de notre négligence. Il sait que la crainte du châtiment est pour notre âme un frein qui la retient, qui l'éloigne du vice; et voilà pourquoi il met tout en oeuvre pour arracher de notre coeur ce sentiment, afin que nous nous précipitions aveuglément dans l'abîme. Comment triompherons-nous de ces efforts? Les témoignages de l'Écriture que nous invoquons n'ont, d'après nos contradicteurs, qu'une valeur comminatoire. Qu'ils parlent ainsi de châtiments à venir, soit, encore que ce langage ne manque pas d'impiété; mais, quant aux châtiments passés, et dont la réalité est incontestable, ils ne sauraient maintenir ce système. Nous leur adresserons donc cette question:

Avez-vous ouï parler du déluge, du fléau qui frappa l'humanité tout entière? est-ce par forme de menace seulement qu'il avait été annoncé? Ces menaces n'ont-elles pas été exécutées dans toute leur étendue? Les montagnes de l'Arménie où l'arche se reposa n'en rendent-elles pas elles-mêmes témoignage? Les restes de l'arche n'ont-ils pas été conservés jusqu'à ce jour? Alors aussi, bien des gens disaient ce que vous dites; et, durant les cent ans de la construction de l'arche, tandis que le juste les avertissait et préparait le bois, personne n'ajoutait foi à sa parole: or, c'est parce qu'ils ne crurent pas à ces menaces orales, que la vengeance éclata tout à coup sur leur tête. Croyez-vous que l'auteur de ce châtiment terrible ne voudra pas nous en infliger de plus terribles encore? car les crimes de ce temps-là ne sont pas pires que les crimes d'aujourd'hui. En ce temps-là on se livrait à d'abominables impudicités: "Les enfants de Dieu entrèrent en rapports avec les filles des hommes." (Gn 6,2) Aujourd'hui il n'est point de péché qu'on ne commette. Cependant entretenons-nous, si vous le voulez, de quelques autres châtiments, afin que le passé garantisse la certitude de l'avenir. Quelqu'un de vous a-t-il jamais voyagé en Palestine? Je le pense: à vous donc de rendre témoignage de la vérité de mes paroles. Au delà de Gaza et d'Ascalon, non loin de l'embouchure du Jourdain, il y avait une vaste contrée d'une fertilité telle qu'elle était comparée au paradis lui-même. "Lot aperçut, dit l'Écriture, toutes la contrée des bords du Jourdain, laquelle était arrosée comme le paradis du Seigneur." (Gn 13,10) Eh bien, cette même contrée est aujourd'hui le plus désolé des déserts. On y voit des arbres, ces arbres ont des fruits, mais ces fruits sont un mémorial de la Colère divine. On y voit des grenadiers de superbe apparence et qui donnent d'eux-mêmes les plus favorables idées; mais, quand on prend dans les mains les grenades et qu'on les brise, au lieu d'un fruit savoureux on ne trouve dedans que poussière et que cendre. Ainsi en est-il du sol, ainsi des pierres, ainsi de l'air. L'incendie y a tout dévoré, y a tout réduit en cendres, à l'exception de ce qui doit perpétuer le souvenir de la Colère de Dieu, et annoncer les supplices à venir. Sont-ce là des menaces verbales; sont-ce là des cliquetis de mots? Si quelqu'un ne croit pas à l'enfer, qu'il se souvienne de Sodome, qu'il pense à Gomorrhe, à ces châtiments du passé dont nous voyons encore aujourd'hui l'accomplissement. A ce sujet se rapportent ces passages de l'Écriture parlant de la sagesse: "C'est elle qui délivra le juste de ce feu qui tombait sur la Pentapole, tandis que les impies périssaient. - Aussi cette terre reste déserte et fumante en témoignage de leurs crimes, et les arbres y portent des fruits qui ne mûrissent pas." (Sg 10,6-7) Il faudrait maintenant désigner la cause de cette épouvantable catastrophe. Un seul genre de crime souillait les habitants de cette contrée, mais un crime horrible et abominable. Les jeunes gens étaient l'objet de leur passion, et c'est pour cela qu'ils furent dévorés par une pluie de feu. Or, aujourd'hui des crimes pareils, en plus grand nombre et de plus graves encore se commettent, et le feu ne tombe pas du ciel. Pourquoi cela? Parce qu'un autre feu est préparé qui ne s'éteindra jamais. Comment, en effet, Celui qui punit un seul péché d'une façon si effrayante et qui n'eut égard ni aux supplications d'Abraham, ni à la piété de Lot, habitant de Sodome, nous pardonnerait-Il, nous coupables d'une infinité de crimes? Non, cela ne se peut, et cela ne sera pas.

Ne nous entendons pas à ces exemples; citons encore d'autres châtiments, afin que cette abondance de preuves établisse convenablement la vérité qui nous occupe. Vous avez tous ouï parler de Pharaon, roi d'Égypte; vous savez quelle vengeance Dieu tira de lui: ce prince fut englouti avec toute son armée, ses chars et ses chevaux, dans les flots de la mer Rouge. Quant aux châtiments que les Juifs eurent à subir, Paul vous en parle dans les termes suivants: "Ne commettons pas de fornication comme le firent quelques-uns d'entre eux; si bien que vingt-trois mille périrent en un seul jour. Ne murmurons pas comme murmurèrent quelques-uns d'entre eux, lesquels furent frappés par l'exterminateur. Ne tentons pas le Seigneur comme quelques-uns le tentèrent, lesquels furent tués par le serpents d'airain." (1Co 10,8-10) Si les Juifs expièrent de cette manière leurs péchés, quel traitement nous sera réservé? Si l'on nous épargne, ce n'est pas que nous n'ayons à redouter aucun châtiment; c'est au contraire pour que nous soyons plus sévèrement punis, dans le cas où nous refuserions de nous convertir. Voilà pourquoi, encore que rien de grave ne nous arrive, nous devons précisément à cause de cela craindre davantage. Les prévaricateurs cités tout à l'heure ne connaissaient point d'enfer, et ils ont été punis en ce monde; mais nous, avec les péchés que nous commettons, si nous ne sommes aucunement frappés ici-bas, nous les expierons pleinement dans la vie à venir. Serait-il raisonnable d'ailleurs que ces malheureux beaucoup moins éclairés que nous, aient été frappés, et que nous, avec la doctrine parfaite dont nous avons été imbus, nous dont les fautes sont conséquemment plus graves, nous échappions aux châtiments! Vous parlerai-je encore des autres désastres dont les Juifs furent frappés en Palestine par les Babyloniens, les Assyriens, le Macédoniens; de la famine, des pestes, des guerres, de la captivité qui les désolèrent sous Titus et Vespasien? Lisez l'ouvrage que Josèphe a écrit sur la ruine de Jérusalem, et vous aurez une idée de cette lamentable tragédie. Entre autres cala-mités, ils furent réduits à une si cruelle famine, qu'ils dévoraient leurs baudriers, leurs chaussures, et d'autres objets mille fois plus repoussants. La nécessité, comme le dit l'écrivain juif, transformait toutes choses en aliment. Ce ne fut pas encore assez, et ils dévorèrent jusqu'à leurs propres enfants. Encore une fois, ils ont été si terriblement châtiés; comment ne le serions-nous pas, nous dont les fautes sont plus graves? S'ils l'ont été dès cette vie, pourquoi ne le sommes-nous pas dès cette vie? N'est-il pas évident, même pour un aveugle, que ce châtiment nous attend dans le siècle futur? Jetons un coup d'oeil sur ce qui se passe sur la terre, et nous n'aurons aucune peine à croire à l'enfer.

Si Dieu est juste, s'Il ne fait pas d'acception de personnes, ce qui est incontestable, d'où vient que certains homicides sont punis ici-bas et que d'autres ne le sont pas? D'où vient que certains adultères sont punis et que d'autres meurent sans avoir subi aucune peine? Que de violations de tombeaux sont restées impunies; que de vols, que d'injustices, que de rapines! Et, s'il n'y a pas d'enfer, où les criminels expieront-ils leurs crimes? Allons plus loin, montrons à nos contradicteurs que le dogme de l'enfer n'est point une fable. Ce dogme est tellement certain que les poètes, les philosophes, les écrivains de toute nature ont admis la nécessité d'une rétribution à venir, et ont désigné l'enfer comme le lieu de supplice des méchants. S'ils n'ont pu exposer la vérité dans toute sa pureté, n'ayant pour se guider que leur raison et des fragments incomplets de nos doctrines, ils n'en ont pas moins conçu l'idée d'un jugement. Ils nous parlent, en effet, des fleuves Cocyte et Phlégéton, des eaux du Styx, du Tartare, qui est aussi loin de la terre que la terre l'est du ciel, et de plusieurs genres de supplices: ils nous parlent, d'autres part, des Champs-Elysées, d'îles fortunées, de prairies émaillées de fleurs, de parfums qui s'exhalent dans ce séjour, de brise légère, de choeurs que forment les bienheureux vêtus de robes blanches et chantant des hymnes; en un mot, ils retracent le sort qui attend au sortir de cette vie les méchants et les bons.

Que le dogme de l'enfer ne vous trouve donc pas incrédules, de crainte que nous n'y soyons engloutis: celui qui n'y croit pas devient à coup sûr plus négligent; or, celui qui se néglige tombera certainement dans ce terrible séjour. Croyons sans hésitation aucune, entretenons-nous souvent sur ce sujet, et nos fautes deviendront plus rares. Le souvenir de ces entretiens profondément gravé dans notre âme, sera comme une médecine amère propre à la purifier de toute iniquité. Faisons donc usage de ce remède, afin d'acquérir la pureté qui nous rendra dignes de voir Dieu comme il est possible à un homme de Le voir, et de jouir des biens à venir, par la Grâce et l'Amour de notre Seigneur Jésus Christ: gloire à Lui dans les siècles des siècles. Amen.






Chrysostome, choix d'Homélies 18501