Chrysostome, Virginité



SAINT JEAN CHRYSOSTOME



DE LA VIRGINITÉ




AVANT-PROPOS


J. Bareille (Oeuvres complètes de st. Jean Chrysostome, 1864)

C'est pendant qu'il était encore à Antioche que Jean publia cet excellent ouvrage sur la virginité, comme il l'atteste lui-même à la fin de l'homélie XIXe sur la première épître aux Corinthiens, et voici dans quels termes: "Si nous avons omis ce qu'il fallait dire touchant la virginité, qu'on ne nous accuse pas de négligence; car nous avons publié sur cette matière un livre tout entier. Comme le sujet a été traité par nous avec toute l'attention et le soin dont nous avons été capable, il était superflu d'y revenir ici." Or, le texte qu'il développe dans cette homélie, "il est bon pour l'homme de vivre éloigné de la femme," revient si souvent, est si longuement discuté dans le traite de la virginité, qu'il n'y a plus d'incertitude possible. Il est aussi certain que le livre dont il est parlé dans l'homélie est celui dont nous nous occupons en ce moment, qu'il est certain, d'après le témoignage de Chrysostome lui-même, que les homélies sur la première épître aux Corinthiens sont de l'époque d'Antioche. C'est dans cette ville, par conséquent, que le traité de la virginité a paru, et peut-être l'auteur l'envoya-t-il de la solitude qui en est voisine. L'a-t-il composé quand il était déjà prêtre, ou n'étant encore que diacre, ou même auparavant quand il menait la vie solitaire; ce n'est pas une question facile à trancher, comme nous le dirons plus tard.
...
Il est à remarquer que dans ce traité surtout le saint docteur paraît moins parler en son propre nom qu'en celui de l'apôtre saint Paul. C'est que dans la première partie il réfute les erreurs des Marcionites et des Manichéens qui condamnaient le mariage; et comme ces hérétiques prétendaient s'appuyer sur certains passages de Paul, c'est par Paul que Chrysostome les réfute. On peut voir en particulier le dialogue assez vif du n 9. Là, Chrysostome fait intervenir Paul d'une manière directe, tantôt en le citant, tantôt en interprétant et développant sa pensée: forme oratoire très-souvent employée par Chrysostome, et qu'il faut bien distinguer, sous peine de le laisser et de rester soi-même dans les ténèbres.
Il est donc établi d'une manière incontestable que ce traité de la virginité est antérieur à l'épiscopat de l'auteur; mais était-il prêtre, diacre, ou même simple fidèle vivant dans la solitude, quand il le composa? C'est ce qu'on ne saurait dire; rien dans ses écrits ne permet une induction à cet égard.


TEXTE

1 La beauté de la virginité, les Juifs la dédaignent, et ce n'est pas étonnant puisqu'ils ont traité avec ignominie le Christ Lui-même, né d'une vierge. Les Grecs l'admirent et la révèrent, mais la seule à lui vouer son zèle est l'Église de Dieu. Car les vierges hérétiques, jamais je ne pourrais, quant à moi, les appeler des vierges; d'abord parce qu'elles ne sont pas chastes: elles ne sont pas fiancées en effet à un époux unique, comme le veut le bienheureux paranymphe du Christ quand il dit: "Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge chaste". (2Co 11,2) Bien que cette parole ait été dite de toute la plénitude de l'Église, cependant l'expression concerne aussi les vierges; ces femmes donc, qui ne se contentent pas de cet époux unique, mais en introduisent un autre qui n'est pas Dieu, comment pourraient-elles être chastes? C'est la première raison pour laquelle elles ne peuvent être des vierges; et voici la seconde: c'est parce qu'elles flétrissent le mariage qu'elles en viennent à s'abstenir du mariage et, en posant comme principe que cet état est mauvais, elles se privent à l'avance des trophées de la virginité, car s'abstenir du mal ne peut donner droit à une couronne, mais exempte seulement du châtiment.

Ces dispositions, on peut les trouver non seulement dans nos lois, mais aussi dans les lois des païens: "Celui qui a commis un meurtre, dit la loi, qu'il soit mis à mort", mais il n'est pas, de plus, ajouté: "Que celui qui n'a pas commis de meurtre soit honoré"; "Que le voleur soit châtié", mais on ne prescrit pas, de plus, d'accorder une faveur à qui ne lèse pas le bien d'autrui. Si l'on punit de mort l'adultère, ne pas ruiner le mariage d'autrui ne donne droit à aucun privilège particulier. Ce qui est tout à fait légitime: la louange et l'admiration vont à ceux qui accomplissent le bien, non à ceux qui fuient le mal; pour ces derniers, c'est un privilège suffisant que de ne subir aucun dommage. Voilà pourquoi, également, notre Seigneur a menacé de la géhenne l'homme qui, sans raison et à la légère, se met en colère contre son frère et le traite de fou; mais il n'a pas promis, en outre, le royaume des cieux à ceux dont la colère est fondée ou qui s'abstiennent d'insultes; il exige encore quelque chose de plus et de plus important quand il dit: "Aimez vos ennemis". (Mt 5,22-44) Voulant montrer combien c'est peu de chose de ne pas haïr nos frères, le peu de prix de cette conduite, indigne du moindre privilège, Il propose ce qui est beaucoup plus que cela: de les aimer et de les chérir; et cela même, déclare-t-il, ne suffit pas pour être jugé digne d'un privilège. Comment serait-ce un titre suffisant puisque, en ce cas, nous ne sommes pas supérieurs aux Gentils. Aussi faut-il de notre part une condition supplémentaire beaucoup plus importante que la précédente, pour que nous puissions réclamer une récompense. Ne crois pas en effet, nous dit le Seigneur, parce que Je ne te condamne pas à la géhenne quand tu t'abstiens d'insulter ton frère et de t'irriter contre lui, que te voilà pour autant digne encore d'une couronne ! Je ne réclame pas seulement une aussi faible dose de générosité; non, même si loin de l'insulter, tu prétends l'aimer, tu te trouves encore bien bas et te places au rang des publicains. Veux-tu être parfait et digne du Ciel, ne t'arrête pas là seulement, monte plus haut et conçois des pensées qui dépassent la nature même, c'est-à-dire, aime tes ennemis. Puisque nous voilà bien d'accord sur ce point, que les hérétiques cessent de se mortifier inutilement, ils ne recevront aucune récompense. Ce n'est pas que le Seigneur soit injuste - loin de moi la pensée - c'est qu'ils sont eux-mêmes stupides et méchants. Comment cela? Eh bien, il a été montré qu'aucune faveur n'est réservée à la simple fuite du vice; or, c'est parce qu'ils regardent le mariage comme un vice qu'ils le fuient. Alors, comment pourront-ils réclamer une récompense pour s'être dérobés au vice? De même que nous ne croirons pas mériter une couronne parce que nous ne sommes pas adultères, eux non plus ne le pourront pas sous prétexte qu'ils ne sont pas mariés.

Car voici ce que leur dira celui qui juge, au jour suprême: "Les honneurs, je ne les ai pas institués seulement pour ceux qui se sont abstenus du vice - c'est là bien peu de chose à mes yeux - mais ceux qui ont toujours attaché leurs pas à la vertu, ceux-là je les fais participer à l'héritage éternel des Cieux." Comment donc, si vous considérez le mariage comme impureté et souillure, pouvez-vous réclamer, pour avoir éloigné de vous la souillure, les trophées réservés aux artisans de belles actions? Si le Christ en effet place les brebis à sa droite, s'il fait leur éloge et les introduit dans son royaume, ce n'est point parce qu'elles n'ont pas dérobé le bien d'autrui, c'est parce qu'elles ont distribué le leur aux autres. Et il reçoit le serviteur auquel il avait confié cinq talents, non parce qu'il n'a pas touché à la somme remise, mais parce qu'il l'a fait fructifier et qu'il rend à son maître le double du dépôt confié. Quand donc vous arrêterez-vous de courir à l'aventure, de vous épuiser inutilement, de boxer dans le vide, de battre l'air? Et encore, si ce n'était qu'inutile ! Or, ce n'est pas non plus chose négligeable, sur le plan du châtiment, que de s'être beaucoup dépensé, d'avoir escompté des trophées payant bien au delà des épreuves subies, et, le jour venu qu'on espérait glorieux, de se voir rangés parmi les déshérités de la gloire ! Les hérétiques sont même châtiés pour leur pratique de la virginité.

2 Mais ce n'est pas là le seul malheur à redouter, et leur punition ne se limite pas aux gains qu'ils ne font pas; d'autres maux beaucoup plus terribles encore les attendent: le feu inextinguible, le ver qui ne meurt pas, les ténèbres extérieures, les angoisses, les gémissements. Aussi avons-nous besoin de milliers de bouches et de la vertu des anges pour que nous puissions rendre à Dieu les actions de grâces que mérite sa sollicitude à notre égard; ou plutôt, même ainsi, ce n'est pas possible. Comment le serait-ce? Car l'effort qu'impose la virginité est identique pour nous et pour les hérétiques, peut-être même est-il beaucoup plus grand pour eux, mais le fruit de ces efforts n'est pas le même: pour eux, les chaînes, les larmes, les gémissements, les châtiments éternels; pour nous, la destinée des anges, les flambeaux étincelants et, comble de tous les biens, l'intimité du divin époux. Mais pourquoi donc, des mêmes efforts, les prix sont-ils contraires? En voici la raison: les hérétiques ont choisi la virginité pour s'opposer à la loi de Dieu, tandis que nous, nous agissons ainsi pour nous soumettre à sa Volonté. Car Dieu veut que tous les hommes s'abstiennent du mariage; en témoigne celui qui porte le Christ parlant dans son coeur: "Je veux, dit-il, que tous les hommes soient comme je suis", (1Co 7,7) c'est-à-dire dans la continence. Mais le Sauveur cherche à nous épargner et il sait que l'esprit est vif, mais la chair faible, aussi ne donne-t-Il pas à la continence le caractère obligatoire d'un précepte, il en laisse le choix à nos âmes. S'il s'agissait d'un ordre et d'une loi, ceux qui l'auraient observée n'en pourraient attendre de privilège, mais ils s'entendraient dire: Vous avez fait ce que vous deviez faire; et ceux qui l'auraient transgressée ne pourraient obtenir de pardon, ils subiraient le châtiment des contrevenants à la loi. Mais en fait, quand il dit: "Que celui qui peut comprendre comprenne", (Mt 19,12) il ne condamne pas ceux qui ne peuvent comprendre, et à ceux qui le peuvent, il révèle l'importance et la majesté de ce combat. C'est pour cette raison que Paul, lui aussi, marchant sur les traces du Maître, déclare: "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est mon avis que je donne." (1Co 7,25). L'horreur du mariage est la marque d'une inhumanité diabolique.

3 Mais ni Marcion, ni Valentin, ni Manès n'ont admis cette modération; car en eux parlait non le Christ qui ménage les brebis de son troupeau et qui donne sa vie pour elles, mais le père du mensonge, destructeur du genre humain. Assurément, s'ils causent la perte de tous leurs fidèles, c'est parce qu'ici-bas, ils les accablent de stériles et insupportables épreuves, et que dans l'autre monde, ils les entraînent à leur suite dans le feu préparé pour eux.

4 Comme vous êtes plus infortunés encore que les Grecs ! Les Grecs en effet, même si les horreurs de la géhenne les attendent, jouissent du moins de l'agrément de la vie: ils se marient, éprouvent les joies de la fortune et de toutes les douceurs de l'existence. Mais pour vous, ce sont tourments et souffrances des deux côtés, dans ce monde volontairement, dans l'autre malgré vous. Les Grecs, pour prix du jeûne et de la virginité, ne recevront de récompense ni ne subiront de châtiment; vous au contraire, pour cet acte dont vous attendiez des louanges infinies, vous endurerez le châtiment suprême et, mêlés aux autres, vous entendrez ces mots: "Éloignez-vous de moi, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges", (Mt 25,41) parce que vous avez observé le jeûne et la virginité. Car le jeûne et la virginité ne sont pas un bien ou un mal en eux-mêmes, ils le deviennent l'un et l'autre par l'intention de ceux qui les pratiquent. Pour les Grecs, une telle vertu est stérile: ils en écartent d'eux la récompense parce qu'ils la pratiquent sans être inspirés par la crainte de Dieu. Mais vous, c'est en livrant bataille à Dieu et en calomniant ses oeuvres; aussi, non seulement vous ne recueillerez pas votre récompense, mais encore vous serez châtiés. Pour la doctrine, vous serez rangés aux côtés des païens, puisqu'à leur exemple vous avez rejeté le vrai Dieu et admis plusieurs dieux; pour la réalité de la vie, leur sort sera préférable au vôtre: pour eux en effet le châtiment se limitera à ne recevoir aucun avantage, vous, vous aurez en plus des maux à subir; et s'ils ont eu le loisir, eux, de jouir de tout pendant cette vie, vous, vous serez privés de ces biens comme des autres.

Est-il châtiment plus terrible que de n'avoir pour prix de ses travaux et de ses sueurs, que des tourments ! L'adultère, le cupide, le profiteur du bien d'autrui, le voleur de son prochain éprouvent au moins une certaine consolation, bien courte en vérité, mais ils l'éprouvent: ils seront punis pour des fautes dont ils ont profité ici-bas. Mais l'homme qui a embrassé volontairement la pauvreté pour être riche dans l'autre monde, les épreuves de la virginité pour prendre part là-haut aux choeurs des anges, cet homme qui, soudain et contre toute attente, se voit châtié pour cette conduite dont il espérait la jouissance de biens innombrables, il est impossible d'exprimer la souffrance qu'il endure à subir ce sort contraire à ses espérances. Autant que le feu, je crois, sa conscience le tourmente, quand il réalise que ceux qui ont supporté des épreuves semblables aux siennes sont aux côtés du Christ, tandis qu'il subit le châtiment suprême pour des actes qui sont pour eux source de biens ineffables, et qu'une vie d'austérité réserve un sort plus rigoureux que celui dévolu aux débauchés et aux fornicateurs.

5 Oui, la chasteté des hérétiques est pire que tout dévergondage. Celui-ci limite aux hommes le préjudice qu'il cause, mais leur chasteté lutte contre Dieu et fait injure à son infinie Sagesse; tels sont les pièges que tend le diable à ses adorateurs. Que la virginité des hérétiques soit très précisément une invention de sa malice, ce n'est pas moi qui le prétends, mais celui qui n'ignore pas ses desseins. Et que dit-il: "L'Esprit dit formellement que dans les derniers temps certains, abandonneront la foi, s'attachant à des esprits trompeurs, à des doctrines de démons, hypocrites menteurs, à la conscience marquée au fer rouge, qui proscriront le mariage et l'abstinence des aliments que Dieu a créés pour être partagés." (1Tm 4,1-3). Comment donc peut-elle être vierge, celle qui s'est détournée de la foi, celle qui prête l'oreille aux esprits trompeurs, qui obéit aux démons et honore le mensonge? Vierge, celle dont la conscience est marquée au fer rouge? Car la vierge ne doit pas seulement être pure dans son corps, mais dans son âme, pour être prête à recevoir le divin époux. L'hérétique, avec de tels stigmates, comment pourrait-elle être pure? S'il faut chasser les soucis temporels de cette demeure nuptiale puisqu'il lui est impossible avec eux d'être dignement parée, comment, avec une pensée sacrilège entretenue dans son coeur, pourra-t-elle préserver la beauté de la virginité ?

6 Quand bien même, en effet, son corps resterait intact, le meilleur de son âme est corrompu: ses pensées. Et qu'importe, quand le temple est anéanti, que l'enceinte reste debout? à quoi bon, si le trône est souillé, que le lieu où il se dresse soit immaculé? Disons mieux: même ainsi, le corps n'est pas débarrassé de la souillure. Lorsque le blasphème et les paroles mauvaises prennent naissance en nous, ils ne demeurent pas en nous, à l'intérieur de l'âme, mais ils souillent la langue par la bouche qui les profère, ils souillent l'oreille qui les reçoit; c'est comme un poison délétère versé dans notre âme et qui la ronge plus gravement qu'un ver ne ronge une racine, détruisant avec elle aussi tout le reste du corps. Si donc la virginité se définit par la sainteté de corps et d'esprit, et si la femme est impie et souillée dans ces deux éléments à la fois, comment pourrait-elle être vierge? Mais elle me montre un visage pâle, des membres amaigris, des vêtements grossiers, un regard modeste. Qu'importe, si l'oeil intérieur est effronté ! Et quoi de plus effronté que ce regard qui pousse même les yeux de chair à considérer comme mauvaises les oeuvres de Dieu? "Toute la gloire de la fille du roi vient du dedans". (Ps 44,15) Or, la vierge hérétique prend le contre-pied de cette parole: revêtue de gloire au-dehors, elle n'est qu'infamie au-dedans. C'est bien là le crime, de manifester une grande réserve à l'égard des hommes, et envers Dieu, son créateur, de faire preuve d'une grande folie; cette femme qui n'ose pas même regarder un homme en face - si du moins de telles femmes existent parmi les hérétiques - jette ses regards impudents sur le Maître des hommes et porte sa faute aux nues. Leur visage est de buis, on dirait un cadavre. Précisément, elles ont droit de notre part à bien des larmes et à bien des gémissements, parce que la condition si misérable qu'elles ont acceptée n'est pas seulement inutile, elle leur est funeste et se retourne contre leur propre tête.

7 Grossier est le vêtement: mais la virginité ne tient pas à l'habit ni au teint de la peau, mais elle est dans l'âme et le corps. Car enfin, n'est-ce pas absurde? Le philosophe, nous ne le jugerons pas à sa chevelure, ni à son bâton, ni à sa besace, mais à sa conduite et à son âme; le soldat, non à son manteau, ni à son baudrier, mais à sa force et à son courage. Tandis que la jeune fille - objet si admirable, surpassant tout ce qu'il y a d'humain - c'est pour ses cheveux négligés, ses yeux baissés, ses vêtements sombres, c'est pour ces raisons superficielles et accessoires que nous lui attribuerons la qualité de vierge, au lieu de mettre à nu son âme et d'y rechercher soigneusement ses dispositions profondes. Mais celui qui a posé les lois de cette compétition ne le permet pas; il ne veut pas que ceux qui s'engagent dans ce combat soient jugés sur leurs vêtements, mais sur leurs convictions et sur leur âme. "Celui qui concourt, est-il dit, s'impose toute espèce d'abstinence", (1Co 9,25) de tout ce qui peut altérer la santé de son âme; et aussi: "Nul n'obtient la couronne s'il n'a lutté selon les règles" (2Tm 2,5). Eh bien, quelles sont les règles de cette compétition? Écoute encore ses paroles, ou plutôt le Christ Lui-même qui a institué ce combat: "La vierge, pour être sainte de corps et d'esprit", et encore: "Le mariage est estimable et le lit nuptial exempt de souillure." (He 13,4) .

8 En quoi cela me regarde-t-il, objecte-t-on, puisque j'ai dit adieu au mariage. Mais voilà, malheureuse, voilà ce qui t'a perdue, de te figurer n'être en rien concernée par la doctrine du mariage. Ainsi, en traitant le mariage avec un extrême mépris, tu as outragé la sagesse de Dieu et tu as calomnié toute la création. Si le mariage est chose impure, tous les êtres auxquels il donne naissance sont impurs - et vous aussi vous êtes impurs, pour ne pas dire la nature humaine. Comment donc peut-elle être vierge, celle qui est impure? Car c'est là une deuxième ou plutôt une troisième sorte de corruption et d'impureté que vous avez imaginée: vous qui fuyez le mariage comme une souillure, par le fait même que vous le fuyez, vous devenez les êtres les plus souillés du monde et vous rendez la virginité plus abominable que la fornication.

Quelle place donc vais-je vous assigner aux côtés des Juifs? Ils ne le tolèrent pas, car ils honorent le mariage et admirent la création divine. Vous admettrai-je dans nos rangs? mais vous refusez d'écouter la parole du Christ par la bouche de Paul: "Le mariage est honoré de tous et le lit nuptial exempt de souillure." Il ne reste plus qu'à vous placer alors avec les Grecs, mais eux aussi vous rejetteront comme plus impies qu'eux-mêmes. Platon, par exemple, déclare: "que celui qui a fait cet univers était bon, et a en ce qui est bon nulle envie ne naît jamais à nul sujet"; toi, tu le dis mauvais et auteur d'oeuvres mauvaises.

Mais n'aie crainte: tu as pour partager cette doctrine le diable et ses anges, ou plutôt non, même pas ses anges; car, s'ils t'ont inspiré semblable folie, ne crois pas qu'ils éprouvent eux aussi de tels sentiments. Ils savent bien que Dieu est bon; écoute-les s'écrier, ici: "Nous savons qui tu es, le saint de Dieu", (
Mc 1,24) et là: "Ces hommes sont des serviteurs du Dieu très haut, qui nous annoncent la voie du salut" (Ac 16,17). Allez-vous continuer à nous parler de virginité, à en faire un sujet de gloire? Ne vous éloignez-vous pas plutôt pour pleurer sur vous-mêmes et gémir sur la folie qui a permis au diable de vous enchaîner comme des captifs et de vous traîner dans le feu de la géhenne? Tu n'es pas mariée? ce n'est pas suffisant pour être vierge. Pour ma part j'appelle vierge celle qui, ayant toute liberté de se marier, s'y est refusée. Or, si tu fais du mariage une chose interdite, ta belle action n'est plus un choix de ta part, mais l'obéissance forcée à la loi. Ainsi, nous admirons les Perses de ne pas commettre l'inceste, mais non les Romains; à Rome, en effet, cet acte paraît unanimement une chose infâme, tandis qu'en Perse l'impunité accordée à ceux qui l'osent vaut des éloges si l'on s'abstient de semblables unions.

C'est d'après le même raisonnement qu'il faut examiner aussi le problème du mariage. Puisque cette union chez nous est permise à tous, nous avons raison, nous, d'admirer ceux qui ne se marient pas; mais vous, qui reléguez le mariage au rang des plus grands péchés, vous ne sauriez prétendre à des éloges pour votre continence. S'abstenir de ce qui est défendu n'est pas encore la marque d'une âme généreuse et ardente; la vertu parfaite ne consiste pas à éviter les actes qui nous vaudront la réprobation universelle, elle consiste à se distinguer par une conduite dont on peut s'abstenir sans pour cela s'exposer à une flétrissure, et qui ne se limite pas à préserver ceux qui l'ont choisie et l'ont mise en pratique d'une mauvaise réputation, mais les fait admettre au rang des gens de bien.

Personne ne songerait à louer les eunuques, sous le rapport de la virginité, parce qu'ils ne se marient pas; de même pour vous. Ce qui leur est en effet contrainte naturelle est pour vous préjugé d'une conscience pervertie; et comme la mutilation physique prive les eunuques de la gloire attachée à la continence, de même pour vous le diable, bien que votre nature reste intacte, mutile vos saines pensées et, en vous contraignant ainsi au célibat, il vous en impose les peines, mais vous en refuse les honneurs. Tu interdis le mariage, alors point de récompense pour n'être pas mariée, mais supplice et châtiment.

Et toi, me dit-on, tu n'interdis pas le mariage? A Dieu ne plaise ! puissé-je ne jamais partager ta folie. Pour quoi donc, alors, nous exhorter au célibat? Parce que je crois la virginité bien plus estimable que le mariage. Non que je mette pour autant le mariage au nombre des choses mauvaises; au contraire, j'en fais un vif éloge: il est, pour ceux qui veulent en bien user, un havre de chasteté, il contient la bestialité de la nature. Comme une digue il dresse devant nous l'union légitime où se brisent les lames de la concupiscence, il nous procure ainsi la bonace et nous met en sûreté. Mais il en est qui n'ont nul besoin de cette protection; à sa place ils font appel aux jeûnes, aux veilles, aux macérations et autres formes d'austérités pour dompter leur nature en folie. Ceux-là, je les exhorte à ne pas se marier, mais sans leur interdire le mariage.

Il y a loin d'une chose à l'autre, autant que de l'obligation au choix. Conseiller, en effet, c'est laisser son auditeur maître de sa décision sur ce qui fait l'objet du conseil; interdire, c'est le priver de cette liberté. En outre, quand j'exhorte, moi, je ne flétris pas le mariage, et je ne fais pas un crime de ne m'avoir pas écouté. Mais toi, qui calomnies le mariage, le déprécies et t'arroges le rôle de législateur et non celui de conseiller, il est normal que tu haïsses ceux qui ne veulent pas t'écouter. Ce n'est pas mon cas: j'admire ceux qui s'enrôlent pour ce combat, mais sans incriminer ceux qui restent en dehors de la compétition.

L'accusation serait de rigueur contre qui s'engage dans une voie incontestablement mauvaise, mais posséder, de deux biens, le moins élevé sans atteindre au plus parfait, c'est se priver sans doute de l'éloge et de l'admiration attachés à ce dernier, mais il ne serait pas juste de se le voir reprocher. Comment puis-je prohiber le mariage, puisque je n'incrimine pas les gens qui se marient? La fornication et l'adultère, voilà ce que je prohibe, mais le mariage, jamais. Et ceux qui se rendent coupables de ces vices, je les châtie et les chasse du corps de l'Église; mais ceux qui contractent mariage, s'ils sont chastes, je n'ai pour eux que des éloges. Il en résulte un double avantage: d'abord nous ne calomnions pas l'oeuvre de Dieu, ensuite, loin de détruire la dignité de la virginité, nous rendons celle-ci beaucoup plus vénérable.



10 Dénigrer le mariage en effet, c'est amoindrir du même coup la gloire de la virginité; en faire l'éloge, c'est rehausser l'admiration qui est due à la virginité et en accroître l'éclat. Car enfin, ce qui ne paraît un bien que par comparaison avec un mal ne peut être vraiment un bien, mais ce qui est mieux encore que des biens incontestés est le bien par excellence; voilà sous quel jour nous montrons la virginité. Aussi, de même que dénigrer le mariage, c'est porter atteinte aux éloges dus à la virginité, de même, le débarrasser de la calomnie, c'est, plus que son éloge, faire aussi celui de la virginité. Quand il s'agit par exemple des corps humains, auxquels attribuons-nous la beauté â ceux qui sont supérieurs non pas à des corps mutilés, mais à des corps bien faits et sans défauts.

Le mariage est un bien, aussi la virginité est-elle admirable, puisqu'elle l'emporte sur un bien, et qu'elle l'emporte autant que le pilote sur le matelot et le général sur les soldats. Mais, de même que sur le bateau enlever les rameurs, c'est faire sombrer le navire, ou encore, en pleine guerre, lui retirer ses soldats, c'est livrer le général pieds et poings liés aux ennemis, de même ici, chasser le mariage de la place d'honneur c'est trahir la gloire de la virginité et la mettre en très grand péril.

La virginité est un bien? C'est aussi mon avis. Mais supérieur au mariage. Là aussi je suis d'accord avec toi. Si tu veux même, voici l'idée que je me fais de cette supériorité: celle du ciel sur la terre, celle des anges sur les hommes; et, si je puis m'exprimer plus hardiment, elle est plus grande encore. Sans doute, en effet, les anges n'épousent ni ne sont épousés, mais ils ne sont pas un combiné de chair et de sang, ils ne passent pas leur vie sur la terre, ils n'ont pas à endurer une foule de passions, ils n'ont besoin ni de boire ni de manger, une douce musique ne peut les amollir, ni un beau visage faire impression sur eux, ni quelque autre chose de cette sorte. Comme on peut voir en plein midi, sans l'écran du moindre nuage, la pureté du ciel, ainsi la nature des anges, sans l'écran d'une seule passion, demeure nécessairement transparente et limpide.

11 Mais le genre humain, lui, inférieur par sa nature à ces esprits bienheureux, fait violence à ses propres facultés et déploie toute l'ardeur possible pour s'élever à leur niveau. Comment cela? Les anges n'épousent pas, ne sont pas épousés: la vierge non plus. Sans cesse ils se tiennent en présence et au service de Dieu: la vierge aussi. Voilà pourquoi Paul veut les vierges éloignées de tous les soucis du monde, pour les porter à être assidues, sans distraction, (auprès du Seigneur). Si elles ne peuvent encore monter au ciel comme les anges, car la chair les retient, du moins ont-elles dès ici-bas la grande consolation de recevoir le Maître des cieux en personne, quand elles sont saintes de corps et d'esprit.

Vois-tu la haute valeur de la virginité comme elle donne à ceux qui vivent sur la terre les mêmes conditions d'existence qu'aux habitants des cieux? Elle ne veut pas que les êtres revêtus d'un corps soient inférieurs aux puissances incorporelles et, tout hommes qu'ils sont, elle en fait les émules des anges. Mais tout cela n'a pas de sens pour vous, qui dégradez une si belle chose, qui calomniez le Seigneur et l'appelez mauvais. Oui, le châtiment du mauvais serviteur vous est réservé, tandis qu'aux vierges de l'Église des biens magnifiques s'offriront en foule, inaccessibles à l'oreille, à l'oeil, à l'entendement humain. Aussi, laissons là les hérétiques - nous leur en avons assez dit - il faut maintenant nous adresser aux enfants de l'Église.

12 Par où vaut-il mieux commencer notre discours, par les paroles mêmes du Seigneur, qu'il prononce par la bouche du bienheureux Paul; car les exhortations de l'apôtre sont les exhortations du Seigneur, soyons-en convaincus. Quand Paul nous dit: "A ceux qui sont mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur," (1Co 7,10-12) et puis encore: "Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le Seigneur", il ne prétend pas que ses paroles ont un sens et celles du Seigneur un autre. Car l'apôtre qui portait le Christ parlant dans son coeur, qui ne se souciait même pas de vivre afin que le Christ vécût en lui, pour qui la royauté, la vie, les anges, les puissances, toute autre créature, tout en un mot passait après son amour pour le Seigneur, comment l'apôtre aurait-il accepté d'énoncer ou même de penser une chose que le Christ n'eût pas approuvée, et surtout quand il en faisait un précepte ?

Que signifient donc ces expressions: "Moi", et "Non pas moi"? Les lois, les dogmes, le Christ nous les a donnés tantôt par lui-même, tantôt par ses apôtres. Il ne les a pas tous établis Lui-même; prête en effet l'oreille à ce qu'il déclare: "J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent" (Jn 16,21). Ainsi, la loi "que la femme ne se sépare pas de son mari", il l'avait déjà promulguée en personne lorsqu'il était sur cette terre, revêtu de chair; et c'est pourquoi Paul dit: "A ceux qui sont mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur." Mais en ce qui concerne les incroyants, le Seigneur n'avait rien prononcé de sa bouche, c'est en inspirant dans ce sens l'âme de Paul qu'il légiférait, disant: "Si quelqu'un a une femme incroyante et qu'elle consente à habiter avec lui, qu'il ne la répudie pas; et si une femme a un mari incroyant et qu'il consente à habiter avec elle, qu'elle ne le répudie pas".

C'est pour cela que Paul déclarait: "Non le Seigneur, mais moi"; il ne voulait pas signifier que sa parole était d'origine humaine -évidemment - mais que ce précepte, s'il ne l'avait pas donné à ses disciples quand il était au milieu d'eux, le Seigneur le donnait maintenant par sa bouche à lui. Ainsi, tout comme ces mots: "Le Seigneur, non pas moi", ne manifestent pas une opposition au commandement du Christ, de même ces mots: "Moi, non le Seigneur" n'expriment pas une opinion personnelle en contradiction avec la divine Volonté, mais montrent simplement que c'est maintenant par son intermédiaire que le précepte est donné.

En effet, quand il parle de la veuve, l'apôtre dit: "Elle est plus heureuse dans le Seigneur si elle reste comme elle est, selon mon avis"; (1Co 7,40) puis, de peur que l'expression "mon avis" ne fasse croire à une réflexion qui vient de l'homme, il ajoute, pour couper court à cette supposition: "Je crois avoir, moi aussi, l'esprit de Dieu." Ainsi donc, ce qu'il énonce au nom de l'Esprit, l'apôtre l'appelle son avis, sans que nous puissions prétendre pour autant que sa déclaration vient de l'homme; de même dans notre passage, quand il dit: "C'est moi qui dis, non le Seigneur", il ne faut pas en inférer que c'est la parole de Paul. Car il portait le Christ parlant dans son coeur, et jamais il n'aurait osé, dans une déclaration, formuler une telle doctrine, s'il ne nous donnait cette loi sous son inspiration.

On aurait pu en effet lui tenir ce langage: "Je ne peux supporter, moi croyant, de vivre avec une femme incroyante; moi qui suis pur, de vivre avec une femme impure. Toi-même tu as déjà déclaré que c'est toi qui le disais, non le Seigneur. Quelle garantie puis-je avoir, quelle certitude? Paul aurait répliqué: Sois sans crainte. Si j'ai déclaré: j'ai le Christ parlant en mon coeur, et: je crois posséder l'esprit de Dieu, c'est pour que tu ne soupçonnes rien d'humain dans les paroles que je prononce. Sinon, je n'aurais pas attribué à mes propres pensées une telle autorité: Les pensées des mortels sont timides, en effet, et leurs desseins hasardés. D'ailleurs l'Église universelle aussi montre la force de cette loi, puisqu'elle l'observe avec rigueur; ce qu'elle n'aurait pas fait si elle n'était rigoureusement convaincue que ces paroles sont un commandement du Christ.

Eh bien, que déclare Paul, inspiré par le Seigneur? "Quant aux choses que vous m'avez écrites, il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme" (1Co 7,1). On peut ici féliciter les Corinthiens: sans avoir jamais reçu aucune instruction de leur maître concernant la virginité, ils le devancent en l'interrogeant d'eux-mêmes, montrant ainsi le progrès déjà accompli en eux par la grâce. Car dans l'Ancien Testament il n'y avait aucun doute à l'égard du mariage: non seulement tout le peuple, mais les lévites, les prêtres et le Grand Prêtre lui-même faisaient grand cas du mariage.


Chrysostome, Virginité