Chrysostome, Virginité 25

25 Le mariage est beau, parce qu'il maintient l'homme dans la chasteté et l'empêche de rouler dans l'abîme de la fornication et d'y périr. Il ne faut donc pas en dire du mal: grande est son utilité, car il ne laisse pas les membres du Christ devenir les membres d'une prostituée, et ne permet pas que le temple saint soit profané et souillé. Il est beau, parce qu'il soutient et redresse celui qui est sur le point de tomber. Mais en quoi cela concerne-t-il celui qui est debout, celui qui n'a pas besoin de son aide? En ce cas, en effet, il cesse d'être utile et nécessaire; au contraire, il est même une gêne pour la vertu, car non seulement il lui suscite nombre d'obstacles, mais encore il lui dérobe la majeure partie des éloges qu'elle mérite.

26 Couvrir d'armes l'homme qui peut combattre et vaincre le corps nu n'est pas lui rendre service, mais lui causer le plus grave des préjudices en le privant de l'admiration et des brillantes couronnes qu'il eût méritées. Car on ne permet pas à sa vigueur de se révéler tout entière et son trophée perd son plus bel éclat. Dans le cas du mariage plus grave est encore le dommage, car il prive non seulement de la gloire du monde, mais des récompenses réservées à la vierge. De là ces mots: "Il est bon pour un homme de ne pas toucher à la femme (1Co 7,1)." Pourquoi, alors, le lui permettre? "Mais pour éviter la fornication, que chacun ait sa femme (1Co 7,2)." Je n'ose pas, dit l'apôtre, t'élever jusqu'à la hauteur de la virginité, dans la crainte que tu ne tombes dans l'abîme de la fornication. Ton aile n'est pas encore assez légère pour que je puisse te hausser jusqu'à ce sommet. Pourtant ils ont, eux, choisi les risques de la compétition et se sont élancés vers la beauté de la virginité. Pourquoi donc tes craintes, tes tremblements, bienheureux Paul ? - Parce que ces gens animés de cette ardeur, aurait-il répliqué sans doute, ignorent ce qu'est la virginité, tandis que moi, l'expérience et la pratique que j'ai déjà de cette bataille me rendent plus circonspect pour la conseiller à d'autres.

27 Je sais la difficulté de l'entreprise, je sais la rigueur de ces combats, je sais le lourd fardeau de cette guerre. Il y faut une âme combative et fougueuse, luttant jusqu'au désespoir contre les passions. Car il faut marcher sur des charbons (ardents) sans être brûlé, avancer sur une épée et n'être pas blessé; la force de la concupiscence en effet est semblable à celle du feu et de l'acier. Et si l'âme n'a pas été entraînée jusqu'à rester indifférente à ses tourments, elle ne tardera pas à périr. Il nous faut donc un coeur de diamant, un oeil toujours ouvert, une patience à toute épreuve, des murailles robustes, des murs extérieurs et des verrous, des gardiens vigilants et courageux et, avant tout cela, l'intervention d'en-haut. Car "si le Seigneur ne garde pas la cité, c'est en vain que veillent ceux qui la gardent" (Ps 126,1) .

Comment obtiendrons-nous cette intervention? Quand nous aurons apporté en contribution tout ce qui dépend de nous: saines pensées, constance inébranlable dans le jeûne et les veilles, scrupuleuse observance de la loi, respect des préceptes et, point essentiel, défiance vis-à-vis de nous-mêmes. Si d'aventure nous avons accompli de grandes choses, nous devons nous répéter sans cesse à nous-mêmes: "Si le Seigneur ne bâtit pas la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent" (Ps 127,1). Car "nous n'avons pas à lutter contre le sang et la chair, mais contre les Dominations, contre les Puissances, contre les Princes de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du mal répandus dans les espaces célestes" (Ep 6,12). Et nous devons nuit et jour tenir nos pensées sur le pied de guerre, pour effrayer ces passions impudentes. Qu'elles se relâchent un tant soit peu et le diable est là, le feu dans les mains, prêt à le lancer et à embraser le temple de Dieu. De toutes parts il nous faut nous trouver fortifiés; car nous sommes aux prises avec les exigences de la nature, la vie des anges est l'objet de notre zèle, nous courons dans la lice aux côtés des Puissances Incorporelles, la terre et la cendre que nous sommes ambitionne d'égaler ceux qui vivent dans le ciel, et la corruption livre bataille à l'incorruptibilité.

Osera-t-on encore, dis-moi, comparer le plaisir du mariage avec un tel état? N'est-ce pas le comble de la sottise? C'est de tout cela que Paul avait conscience quand il disait: "Que chacun ait sa femme" (1Co 7,2). Voilà pourquoi il se dérobait, voilà pourquoi il n'osait pas les entretenir dès l'abord de la virginité: il s'emploie quelque temps à parler du mariage avec l'intention de les en détourner peu à peu, puis consacrant quelques mots brefs à la continence, il les intercale dans son long développement sur le mariage, car il veut éviter de choquer les oreilles par la sévérité de son exhortation. Un orateur qui ne compose son discours de bout en bout que de pensées austères indispose son auditeur et bien souvent contraint l'âme â regimber, incapable de porter le poids de ses paroles; mais l'auteur qui introduit de la variété dans ses propos et combine un mélange où le facile a plus de place que le déplaisant, dérobe ce poids à l'auditeur et, en détendant son esprit, le convainc et se le concilie plus aisément. C'est précisément ce qu'a fait le bienheureux Paul.

Il dit d'abord: "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme", puis il saute aussitôt à la question du mariage: "Que chacun ait sa propre femme", dit-il, bienheureuse la virginité, se contente-t-il de dire: "Il est bon pour l'homme, dit-il en effet, de ne pas toucher à la femme"; mais pour le mariage, il le conseille, le prescrit, y joint un motif: "A cause de la fornication", dit-il. Ainsi il semble justifier son autorisation du mariage; en réalité, les raisons qu'il avance concernant le mariage rehaussent implicitement l'éloge de la continence: il ne le dévoile pas en termes clairs, mais il l'abandonne à la conscience de ses auditeurs. Car celui qui comprend qu'on l'exhorte au mariage non parce que le mariage est le comble
mais seulement comme un frein à la violence de vos passions, vous rougirez de cette opinion injurieuse, et pour en secouer toute la honte, vous embrasserez la virginité.

28 Saint Paul nous dit encore: Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son mari: car, poursuit-il en expliquant sa pensée, le corps de la femme n'est point à elle, mais à son mari; de même le corps du mari n'est pas à lui, mais à sa femme. (1Co 7,3-4). Ces paroles qui semblent au premier abord ne se rapporter qu'au mariage, sont néanmoins comme un hameçon adroitement présenté pour attirer les Corinthiens à la virginité. Et en effet, puisque l'union conjugale nous ôte la libre disposition de nous-mêmes, qui ne se révolterait contre une loi aussi tyrannique? ou plutôt qui ne voudrait s'y soustraire par la profession de la virginité? Car, dès que le mariage est conclu, son joug ne peut être brisé. La réponse que firent (140) les apôtres au divin Maître, nous aide ici à pénétrer sûrement la pensée de saint Paul. Ils ne reconnurent les peines inhérentes au mariage qu'au moment où Jésus-Christ en prononça l'indissolubilité. C'est ce que l'Apôtre fait également.

imposer l'obligation que Paul imposa alors aux Corinthiens. Car le mot: "Celui qui répudie sa femme, hors le cas d'impudicité, la jette dans l'adultère", et celui-ci: "L'homme n'a pas pouvoir sur son propre corps", en des termes différents expriment la même pensée. Et si l'on y regarde de plus près, le mot de Paul accroît la tyrannie du mariage et rend la servitude plus lourde à supporter. Car si le Seigneur ne permet pas au mari de chasser sa femme de la maison, Paul lui enlève jusqu'au pouvoir sur son propre corps, confère à sa femme toute autorité sur lui et le rabaisse au-dessous de l'esclave qu'on achète. Car à l'esclave il est possible souvent d'obtenir jusqu'à sa liberté complète, s'il parvient un jour à être assez riche pour payer sa rançon à son maître. Tandis que le mari - aurait-il la femme la plus acariâtre - est forcé de supporter sa servitude, et il ne peut trouver aucun moyen de se libérer, aucun moyen d'échapper à cette domination qu'il subit.

29 Et après avoir dit: "La femme n'a pas pouvoir sur son propre corps", Paul poursuit: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, au temps qu'il faut, afin de vaquer au jeûne et à la prière, puis reprenez la vie commune"(1Co 7,5). Beaucoup, ici, parmi ceux qui ont embrassé la virginité, rougissent, je suppose, gênés par la grande indulgence de Paul. Mais n'ayez crainte, et point de sottise. A première vue, sans doute, il s'agit d'une faveur accordée aux gens mariés, mais un examen attentif montrera que cette parole est de la même inspiration que les mots qui précèdent. A les parcourir simplement séparés de leur contexte, ces mots paraîtront plutôt un épithalame qu'un conseil apostolique, mais si l'on veut bien dégager le sens de tout le passage, on s'apercevra que même cette exhortation est conforme à la dignité de l'apôtre. Pourquoi en effet Paul revient-il plus longuement sur ce sujet? N'était-ce pas suffisant d'avoir, par les mots précédents, indiqué sa pensée avec beaucoup de dignité, et de borner à cela son exhortation? Qu'est-ce qu'ajoutent de plus à la formule: "Que l'homme rende à sa femme l'affection qui lui est due", ou encore: "L'homme n'a pas pouvoir sur son propre corps", qu'est-ce qu'ajoutent ces mots: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, au temps qu'il faut" ou bien encore: "L'homme n'est pas maître de son corps ?" Rien sans doute mais ce qui avait été dit là d'une manière brève et voilée, il le développe ici et l'explicite.

En agissant ainsi, il imite le saint de Dieu, Samuel. Ce dernier, avec une rigoureuse précision, expose devant le peuple la charte de la royauté, non pour que celui-ci l'accepte, mais pour qu'il la refuse. Apparemment il s'agit d'une instruction, en réalité c'est un moyen de le détourner de son désir inopportun: de même Paul, avec une assiduité et une netteté toutes particulières, nous rebat les oreilles de la tyrannie du mariage, se proposant par ses paroles d'y soustraire précisément ses auditeurs. Quand il a dit: "La femme n'a pas pouvoir sur son propre corps", il ajoute: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord, pour vaquer au jeûne et à la prière." Tu vois comme à leur insu et sans les importuner, il amène les personnes qui vivent dans le mariage à l'exercice de la continence. Pour commencer, il a fait simplement l'éloge de la chose, en disant: "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme", ici, il y joint une exhortation par ces mots: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord".

Et pourquoi aussi est-ce à la façon d'une exhortation qu'il propose ce qu'il voulait instituer, et non pas sous la forme d'un ordre? Car il n'a pas dit: "Refusez-vous l'un à l'autre, mais d'un commun accord, pour vaquer à la prière", mais: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord." Parce que cette façon de s'exprimer est moins pressante, elle révèle bien la pensée du maître, qui n'est pas de réclamer avec rigueur cette conduite, étant donné surtout que l'accomplissement de ce conseil demande un grand esprit de générosité. Et ce n'est pas de cette manière seulement qu'il encourage son auditoire, mais aussi parce qu'il traite brièvement ce qui est austère et, avant que l'auditeur en soit indisposé, revient au sujet plus agréable et s'y attarde davantage.

30 Il est bon d'examiner aussi ce point: pourquoi donc, si le mariage est estimable et le lit conjugal exempt de souillure, pourquoi Paul ne l'autorise-t-il pas durant le temps du jeûne et de la prière? Parce qu'il serait tout à fait absurde que les Juifs - chez qui tous les besoins corporels étaient profondément imprimés, qui avaient même la liberté de posséder deux femmes, de les chasser et de les remplacer, aient eu un tel souci de la continence qu'au moment d'entendre les paroles divines, ils s'abstenaient de rapports même légitimes et cela non pas seulement un jour ou deux, mais plusieurs jours, alors que nous, comblés comme nous le sommes de la grâce divine, ayant reçu l'Esprit saint, nous qui sommes morts et ensevelis avec le Christ, qui avons été jugés dignes de l'adoption divine, qui avons été élevés à une telle dignité, après tant de faveurs, et quelles faveurs, nous ne parviendrions pas au même zèle que ces petits enfants.

Et si l'on insistait en cherchant encore à savoir pourquoi Moïse lui-même a détourné les Juifs de ces rapports charnels, je répondrais: même si le mariage est estimable, il ne peut avoir d'autre ambition que d'éviter la souillure à l'homme qui le contracte; faire des saints est au pouvoir non du mariage, mais de la virginité. Et Moïse n'est pas seul, avec Paul, à prêcher cette doctrine, écoute ce que dit Joël: "Publiez un jeûne, prêchez la guérison, convoquez une assemblée, rassemblez les vieillards" (
Jl 2,15). Mais peut-être veux-tu savoir où il a ordonné de n'approcher aucune femme? "Que l'époux sorte de sa couche, dit-il, que l'épousée sorte de sa chambre." Et cette parole va plus loin encore que l'ordre de Moïse. Si en effet l'époux et l'épousé, dans toute l'ardeur de la passion charnelle, dont la jeunesse est pleine de sève, le désir amoureux irrésistible, ne doivent pas avoir de rapports pendant le temps du jeûne et de la prière, combien plus impérieuse est l'obligation pour tous les autres qui ne subissent pas autant qu'eux la contrainte de l'union charnelle? Celui qui désire prier comme il se doit, et jeûner, il lui faut rejeter tout désir terrestre, tout souci, toute cause de dissipation, se retirer de tout et se recueillir parfaitement en lui-même pour se présenter devant Dieu. C'est pourquoi le jeûne est beau: il retranche les soucis de l'âme, il secoue la torpeur qui submerge notre esprit et concentre notre pensée tout entière sur elle-même. C'est ce que Paul donne à entendre quand il détourne de l'union charnelle, utilisant une expression tout à fait adéquate. Il ne dit pas en effet: "Pour que vous ne soyez pas souillés", mais: "pour que vous vaquiez au jeûne et à la prière", comme si les rapports avec une femme n'étaient pas cause de souillure mais de temps perdu.

31 Puisque aujourd'hui en effet, malgré toute la sécurité dont nous jouissons, le diable essaie de nous susciter des obstacles pendant le temps de la prière, s'il trouve une âme dissipée et amollie par la passion d'une femme, que sera-t-il capable de faire en dispersant dans tel ou tel sens les yeux de l'esprit? Aussi, pour qu'une telle éventualité nous soit épargnée, pour que nous évitions d'irriter Dieu par une prière aussi inefficace au moment même où nous nous efforçons de nous le rendre propice, Paul nous recommande de nous abstenir de rapports charnels à ce moment-là.

32 Ceux qui se présentent devant les rois - que dis-je, les rois - devant les plus humbles des magistrats, les esclaves qui viennent solliciter leurs maîtres soit parce qu'on leur a fait du tort, soit pour quémander une faveur, soit parce qu'ils cherchent à calmer une colère qu'ils ont suscitée contre eux, tournent leurs regards et toutes leurs pensées vers ces personnages avant d'adresser leur supplique; s'ils font preuve de la moindre négligence, bien loin d'obtenir ce qu'ils demandaient, ils sont chassés non sans quelque dommage supplémentaire. S'il faut déployer tant de zèle quand on veut calmer le courroux des hommes, quel sera notre sort à nous, misérables créatures, qui nous présentons avec une telle nonchalance devant Dieu, le Maître de toutes choses, et cela quand nous sommes l'objet d'une colère bien plus terrible. Car aucun serviteur ne saurait irriter son maître, aucun sujet son souverain, autant que nous, chaque jour, nous irritons Dieu.

C'est cela que le Christ voulait nous faire comprendre quand il appelait les péchés envers le prochain une dette de cent deniers et les péchés envers Dieu une dette de dix mille talents. Aussi, au moment où nous nous adressons à Dieu dans nos prières pour apaiser une telle colère et nous concilier celui que nous provoquons ainsi chaque jour, l'apôtre a raison de nous détourner de ces plaisirs; il nous dit, en quelque sorte: c'est de notre âme qu'il est question, mes bien-aimés, nous courons le danger suprême; il nous faut trembler, être saisis de crainte et de terreur; nous nous adressons à un maître redoutable que nous avons souvent outragé, un maître qui a de graves reproches à nous faire et pour de graves fautes. Ce n'est pas ici le temps des caresses ni des voluptés, mais des larmes, des gémissements amers, des prosternements, de la confession scrupuleuse, de la supplication fervente, de la prière assidue. Estimons-nous heureux si, même en nous présentant devant lui avec un tel zèle, nous pouvons apaiser cette colère, non que notre maître soit cruel et intraitable - en vérité il est la douceur et la bienveillance même - mais l'énormité de nos fautes ne lui permet pas, Lui si bon, doux et miséricordieux, de nous pardonner aisément.

C'est pourquoi l'apôtre dit: "Pour que vous puissiez vaquer au jeûne et à la prière." Quoi de plus cruel assurément que cet esclavage? Tu veux, leur dit-il, avancer sur le chemin de la vertu, prendre ton essor vers le ciel, en t'efforçant par des prières et des jeûnes continuels d'extirper la souillure de ton âme. Mais si ta femme ne veut pas acquiescer à ton dessein? Tu es bien obligé d'être l'esclave de sa sensualité. C'est pour cela qu'il disait en commençant: "II est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme"; c'est pour cela aussi que les disciples disent au Seigneur: "Si telle est la condition de l'homme avec la femme, il n'est pas avantageux de se marier" (
Mt 19,10). Ils réfléchissaient aux inconvénients inévitables dans l'un ou l'autre cas, et la conclusion où les enfermaient ces réflexions leur faisait pousser ce cri.

33 Voilà pourquoi Paul revient continuellement sur ce point, pour amener les Corinthiens précisément à cette réflexion: "Que chacun ait sa femme, dit-il, ... que l'homme rende à la femme l'affection qui lui est due, ... la femme n'a pas pouvoir sur son propre corps, ... ne vous refusez pas l'un à l'autre, ... reprenez la vie commune." Car les bienheureux auditeurs de l'époque ne furent pas touchés dès le premier son de sa voix, mais quand ils l'eurent entendu une seconde fois, ils prirent conscience du caractère impératif de ce précepte. Quand il était assis sur la montagne, le Christ en effet avait traité de ce sujet et, après bien d'autres choses, y était revenu; c'est ainsi qu'il avait amené ses auditeurs à l'amour de la continence, tant il est vrai que les mots continuellement répétés ont plus d'efficacité. Dans notre texte aussi, le disciple, imitant le Maître, traite continuellement du même sujet; et nulle part il ne donne simplement la permission du mariage, toujours il y joint une raison: "A cause de la fornication, dit-il, à cause des tentations du diable, de l'intempérance", et à notre insu il réalise, en parlant du mariage, l'éloge de la virginité.

34 Si Paul redoute en effet de séparer pour longtemps les êtres vivant dans le mariage, de peur que le diable ne trouve accès dans leur âme, combien de couronnes mériteraient les femmes qui depuis toujours n'ont même pas eu besoin de cet encouragement et, jusqu'à la fin, sont restées invincibles? Et pourtant le diable n'a pas, à l'égard des uns et des autres, recours aux mêmes manoeuvres. Les premiers, il ne les harcèle pas, sans doute parce qu'il sait qu'ils ont un refuge tout proche et que, s'ils entrevoient une attaque trop violente, ils peuvent aussitôt se réfugier dans le port: car le bienheureux Paul ne les laisse pas naviguer trop loin, il les exhorte même à faire demi-tour dès qu'ils se sentent fatigués, en les invitant à reprendre la vie commune. Mais la vierge, elle, est contrainte à rester toujours en mer et à sillonner un océan qui n'a pas de port; même si la tempête la plus terrible s'élève, il ne lui est pas permis de mettre au mouillage et de goûter le repos.

Ainsi, il en est comme des pirates de la mer: là où se trouvent une ville, une rade ou un port, ils n'attaquent pas les navigateurs - c'est courir un risque inutile - mais s'ils interceptent le bâtiment en haute mer, l'impossibilité de tout secours est pour eux un aliment à leur audace, ils mettent tout à sac et n'ont de cesse qu'ils n'aient englouti l'équipage ou qu'ils n'aient eux-mêmes subi ce sort. De même, ce redoutable pirate amasse contre la vierge une tempête énorme, un ouragan terrible, des montagnes de vagues insurmontables, mettant tout sens dessus dessous pour submerger le vaisseau par sa violence et son impétuosité. Car il sait que la vierge ne dispose pas du "reprenez la vie commune", et que force lui est de lutter sans relâche, de livrer bataille sans relâche aux esprits du Mal, jusqu'à ce qu'elle puisse aborder au véritable port de paix.

La vierge est comme le soldat valeureux laissé en dehors des remparts: Paul refuse qu'on lui ouvre les portes, même si l'ennemi se déchaîne furieusement contre elle, même s'il devient plus acharné du fait précisément que son adversaire n'a aucune possibilité de trêve. Et ce n'est pas seulement le diable, mais l'aiguillon du désir qui importune davantage ceux qui ne sont pas mariés. C'est l'évidence même: les plaisirs que nous pouvons assouvir ne nous rendent pas immédiatement prisonniers de notre désir, car le sentiment de la sécurité permet à l'âme la nonchalance. C'est ce que nous confirme un adage, populaire, mais très exact: Ce qui est en notre pouvoir n'excite pas de désir violent. Mais si l'on nous retire ce dont nous disposions depuis longtemps, le contraire se produit, et ce que nous méprisions parce que nous en avions le libre usage éveille en nous un désir plus violent quand la jouissance nous en est ravie.

Voilà la première raison pour laquelle les gens mariés bénéficient d'une plus grande sérénité, et voici la seconde: si parfois même la flamme du désir prétend s'élever très haut, l'union charnelle survient, qui ne tarde pas à la maîtriser. Tandis que la vierge n'a pas de quoi éteindre ce feu, elle le voit s'allonger et s'élever, mais comme elle n'a pas le pouvoir de l'éteindre, sa seule ressource est de combattre le feu sans se laisser brûler. Est-il rien de plus extraordinaire que de porter en soi cet immense foyer et ne pas être brûlée, d'entretenir la flamme dans le tréfonds de son âme et conserver intacte sa pensée. Car personne ne permet à la vierge de rejeter ces charbons ardents et ce que l'auteur des Proverbes déclare intolérable physiquement, elle est contrainte de l'endurer moralement. Que dit-il? "Un homme marchera-t-il sur des charbons ardents sans que ses pieds soient brûlés ?" (
Pr 6,28). Eh bien, regarde: la vierge marche et supporte cette épreuve. "Quelqu'un mettrait-il du feu dans son sein sans que ses vêtements s'enflamment ?" (Pr 6,28). Elle, ce n'est pas dans ses vêtements, c'est à l'intérieur d'elle-même qu'elle possède le feu qui se déchaîne et qui gronde, pourtant elle supporte et contient la flamme.

Osera-t-on encore, je te prie, à la virginité comparer le mariage ou même simplement le regarder en face? Non, le bienheureux Paul ne le permet pas, qui souligne la grande distance qui les sépare: "Celle-ci, dit-il, s'inquiète des choses du Seigneur, celle-là s'inquiète des choses du monde" (1Co 7,33). Aussi, une fois qu'il a remis ensemble les gens mariés et leur a accordé cette faveur, écoute comme il les gourmande à nouveau: "Reprenez la vie commune, dit-il en effet, pour que Satan ne vous tente pas." Et voulant bien montrer que le problème ne réside pas tout entier dans la tentation du diable, mais davantage dans notre faiblesse, il présente la raison primordiale par ces mots: "A cause de votre incontinence (1Co 7,2)."

Qui ne rougirait en écoutant ces paroles? Qui ne mettrait tout en oeuvre pour échapper au blâme d'incontinence? Car cette exhortation n'est pas destinée à tout le monde, mais aux êtres entièrement portés vers les choses de la terre: Si tu es, nous dit-il, l'esclave des plaisirs, si tu es veule au point de toujours céder au plaisir charnel et de ne rêver qu'à lui, remets-toi avec ta femme. La permission, tu le vois, n'a rien d'une approbation ni d'un éloge, elle sent le sarcasme et la réprobation. S'il n'avait eu le ferme dessein de s'en prendre à l'âme des voluptueux, Paul n'aurait pas employé le terme d'incontinence, qui est très expressif et implique un blâme sévère. Pourquoi en effet n'a-t-il pas dit: "Par suite de votre faiblesse ?" Parce que ce terme est plutôt celui de l'indulgence, tandis que le mot d'incontinence désigne le comble du relâchement moral. Ainsi donc, c'est de l'incontinence que de ne pouvoir éviter la fornication qu'en recourant tout le temps à sa femme et aux plaisirs de l'union conjugale.

Que répondront maintenant ceux qui proclament que la virginité est chose superflue? Car plus on s'y applique, plus elle mérite d'éloge, tandis que le mariage, en user jusqu'à satiété, c'est le plus sûr moyen de lui retirer toute louange. Ce que je dis là, déclare Paul, est concession, ce n'est pas un ordre. Or, là où il y a concession, pas de place pour l'éloge. Oui, mais il dit aussi, en parlant des vierges: "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est un avis que je donne" (1Co 5,25). N'est-ce pas, alors, tout remettre en question? Pas du tout: sur la virginité il donne un avis, là il s'agit de concession. Et il n'ordonne ni l'un ni l'autre, mais pour des raisons différentes: ici, afin que l'homme voulant s'élever au-dessus de l'incontinence n'en soit pas empêché puisqu'il serait prisonnier d'un ordre l'y contraignant; là, pour que l'homme incapable de s'élever jusqu'à la virginité ne soit pas condamné pour avoir transgressé un commandement. Je n'ordonne pas, dit-il, de rester vierges, car je redoute la difficulté de l'entreprise; je n'ordonne pas d'avoir continuellement des rapports avec sa femme, je ne veux pas être le législateur de l'incontinence. J'ai dit: Reprenez la vie commune, pour vous empêcher de descendre plus bas, non pour freiner votre ardeur à vous élever. Ce n'est donc pas obéir à la volonté profonde de Paul que de jouir à tout instant de sa femme; l'incontinence des êtres faibles, seule, en a fait une règle. Veux-tu en effet connaître la volonté de Paul? Écoute ses paroles: "Je voudrais, dit-il, que tous les hommes fussent comme moi", (1Co 5,7) vivant dans la continence. - Par conséquent, si tu veux que tous vivent dans la continence, tu voudrais que personne ne se marie. - Pas du tout, je n'interdis pas pour autant le mariage à ceux qui le veulent et ne leur adresse aucun reproche; je forme des voeux simplement, je désire ardemment que tous soient comme moi, mais je permets néanmoins l'autre état à cause de la fornication. Voilà pourquoi je disais en commençant: "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme."

35 Pourquoi en cet endroit Paul fait-il mention de lui-même en disant: "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi ?" Eh bien, même s'il n'avait pas ajouté ces mots: "Mais chacun reçoit une faveur particulière", on n'aurait pu le taxer de jactance. Pourquoi donc, en effet, a-t-il ajouté: "comme moi-même ?" Non pour se faire valoir, car c'est l'homme qui, ayant surpassé les apôtres dans les travaux de la prédication, se jugeait indigne même du nom d'apôtre. Après avoir dit: "Je suis le moindre des apôtres", comme s'il avait proféré un mot qui dépassât encore ses mérites, il se reprend bien vite et il dit: "Moi qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre." Pourquoi donc, dans notre texte, joint-il son exemple à son exhortation? Ce n'est pas sans intention ni par hasard: il savait que, pour des disciples, le meilleur stimulant au bien est l'exemple qu'ils reçoivent de leurs maîtres. Ainsi, l'homme qui se contente de philosopher en paroles, sans actes à l'appui, n'a pas grande influence sur son auditeur; en revanche, celui qui peut montrer qu'il est le premier à mettre en pratique ses conseils a, par ce moyen, les meilleures chances d'entraîner son auditoire. En outre, Paul se montre exempt d'envie et d'orgueil, car ce privilège, il veut le partager avec ses disciples, il ne cherche pas à avoir plus qu'eux, mais en toute chose il les désire ses égaux.

Je peux donner aussi une troisième raison, et la voici: cette vertu paraissait rébarbative et ne souriait guère au commun des mortels. Voulant donc montrer qu'elle était très facile, il propose en exemple un homme qui l'a pratiquée, pour qu'on ne la regarde pas comme très ardue, mais qu'en jetant les yeux sur leur guide, les disciples s'engagent avec confiance eux aussi sur le même chemin. Paul agit de même en un autre circonstance; s'adressant aux Galates qu'il cherche à affranchir de la crainte de la Loi, crainte qui les entraînait vers leurs anciennes coutumes par le respect de mille observances qui s'y trouvaient, que dit-il? "Devenez comme moi, puisque moi aussi je suis comme vous". Ce qui signifie: vous ne pouvez pas m'objecter: tu te convertis aujourd'hui, venant du paganisme et ne connaissant pas la crainte qu'inspire la transgression de la Loi; aussi ne risques-tu rien à développer devant nous cette doctrine. Moi aussi, dit-il, j'ai comme vous subi autrefois cette servitude, j'ai été soumis au commandement de la Loi, j'ai soigneusement observé ses préceptes, mais dès que la grâce de Dieu s'est manifestée, je me suis porté tout entier de l'ancienne Loi à la nouvelle - car ce n'est plus là une transgression, puisque "nous sommes devenus les sujets d'un autre homme" - aussi, personne ne saurait prétendre que je fais une chose et en conseille une autre, ou que que je vous expose à un danger après avoir assuré ma propre sécurité. S'il y avait là un danger, en effet, je ne m'y serais pas risqué moi-même, compromettant ainsi mon salut personnel. Ainsi donc, tout comme dans cette épître Paul propose son exemple afin de libérer de la crainte, de même ici, pour chasser l'inquiétude des esprits, il se donne en modèle.

36 "Mais chacun, dit l'apôtre, reçoit une faveur particulière, celui-ci d'une manière, celui-là d'une autre." Vois: les traits de l'humilité apostolique nulle part ne s'effacent, mais brillent partout d'un vif éclat. Faveur divine, c'est ainsi qu'il appelle sa propre conduite vertueuse, et le fruit de tout le mal qu'il s'est donné, il l'attribue tout entier à son Maître. Faut-il s'étonner s'il agit ainsi dans le cas de la continence, quand il procède aussi de la même façon en parlant de la prédication, de cette prédication pour laquelle il a souffert mille épreuves, continuelles afflictions, indicibles souffrances, morts quotidiennes? Que prétend-il en effet à ce sujet? "Plus qu'eux tous j'ai travaillé, non pas moi à la vérité, mais la grâce de Dieu qui est avec moi" (1Co 15,10). Il ne dit pas: ceci est mon oeuvre, cela l'oeuvre de Dieu; tout est l'oeuvre de Dieu. Le propre d'un bon serviteur c'est de ne rien considérer comme à lui, mais tout à son maître, de ne rien s'imaginer comme à lui, mais tout au Seigneur.

Il agit de même encore en un autre passage; après avoir dit: "Nous recevons des faveurs différentes selon la grâce qui nous a été donnée", (Rm 12,6) il poursuit en mettant au nombre de ces faveurs les charges, les oeuvres de charité, les distributions d'aumônes. Et pourtant il s'agit d'actes vertueux, non pas de faveurs, c'est bien évident. Si j'ai rappelé cela, c'est pour qu'en entendant la parole de Paul: "Chacun reçoit une faveur particulière", tu ne te décourages pas en te disant à toi-même: nul besoin ici de mon effort personnel, Paul a parlé de faveur divine. En fait, c'est la modestie et non le désir de mettre la continence au rang des faveurs (divines) qui l'incite à s'exprimer de la sorte. Car il n'aurait pas commis une telle contradiction avec lui-même, avec le Christ; le Christ qui dit: "Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques à cause du royaume des Cieux", et qui ajoute: "Que celui qui peut comprendre comprenne" (Mt 19,12); lui-même, quand il condamne les femmes qui ont choisi le veuvage et n'ont pas voulu persévérer dans leur dessein. Si c'est une faveur, pourquoi les menacer en ces termes: "Elles sont condamnées pour avoir rompu la foi première ?" Nulle part en effet le Christ n'a châtié les hommes qui n'ont pas reçu de faveurs divines, mais toujours ceux qui ne laissent pas voir une vie honnête; ce qu'il réclame par-dessus tout, c'est un mode de vie parfait et des actions irréprochables. La distribution des faveurs ne dépend pas de l'intention du bénéficiaire mais de la décision du donateur. C'est pour cela que nulle part le Christ n'adresse d'éloges à ceux qui font des miracles, et même quand ses disciples y voient un titre de gloire, il les détourne de cette joie en leur disant: "Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent" (Lc 10,20). Les bienheureux ce sont toujours les miséricordieux, les humbles, les doux, les coeurs purs, les pacifiques, ceux qui font preuve de toutes ces vertus et d'autres semblables.

D'ailleurs Paul lui-même, énumérant ses propres actes de vertu, ne manque pas d'y faire figurer aussi la continence. Après avoir dit: "Par une grande constance dans les tribulations, dans les nécessités, dans les blessures, dans les prisons, dans les travaux, dans les émeutes, dans les veilles, dans les jeûnes", il ajoute: "dans la pureté", (2Co 5,6) ce qu'il n'aurait pas fait si la pureté était une faveur divine. Autre exemple: il se raille aussi de ceux qui ne possèdent pas cette vertu et les appelle des in-continents. Et pourquoi, encore, "le père qui ne marie pas sa fille fait-il mieux"? Pourquoi la veuve est-elle plus heureuse dans le Seigneur quand elle demeure dans cet état? Parce que - je l'ai déjà dit - ce ne sont pas les miracles, mais les actes qui nous valent les béatitudes célestes; de même aussi pour les châtiments. Et pourquoi multiplier ce genre d'exhortations, si la chose ne dépendait pas de nous, si, après l'intervention de Dieu, il n'était plus besoin, en outre, de notre effort personnel. Après les mots: "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi," dans la continence, il ajoute: "Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées et aux veuves: il est bon pour elles de rester dans l'état où je suis moi-même" (1Co 7,7-8). Ici encore, il se met en avant, pour le même motif; avec cet exemple les touchant de près et les concernant, ses auditeurs auraient plus de coeur, pensait-il, à affronter les épreuves de la virginité. Et si, lorsqu'il dit un peu plus haut: "Je voudrais que tous fussent comme moi", et ici: "Il est bon pour eux de rester en l'état où je suis moi-même", si nulle part il n'en donne le motif, il ne faut pas t'en étonner. Il n'agit pas en effet par vantardise, mais il juge motif suffisant la conviction personnelle qui l'a guidé dans la pratique de cette vertu.


Chrysostome, Virginité 25