Bernard sur Abélard 12015

CHAPITRE VI. Dans l'oeuvre de la délivrance de l'homme reluit non-seulement la miséricorde, mais aussi la justice de Dieu.

12015 15. Mais, si la servitude de l'homme est un effet de la justice, sa délivrance est l'oeuvre de la miséricorde, et d'une miséricorde mêlée de justice, car il entrait dans les vues de la miséricorde du Libérateur d'user de justice plutôt que de puissance comme d'un remède plus propre que tout autre, à détruire l'empire du démon. Car de quoi était capable l'homme esclave du péché et du démon, pour recouvrer la justice dont il était déchu? Il fallait qu'on lui imputât une justice étrangère, puisqu'il n'en avait aucune en propre. C'est ce qui fut fait. Lé prince de ce monde s'est présenté, et quoiqu'il n'ait rien trouvé dans le Seigneur qui lui donnât droit sur lui, il n'en a pas moins porté les mains sur cet homme innocent; voilà comment il a mérite de perdre le pouvoir même qu'il avait sur l'homme coupable. Lorsque celui qui n'était point soumis à l'empire de la mort fut injustement condamné, il en a justement délivré, ainsi que de la servitude du démon celui qui y était sujet; il n'est pas juste, en effet, que l'homme paie deux fois sa dette. C'est l'homme qui doit, c'est l'homme qui a payé. Car, dit l'Apôtre «Si un seul homme est mort pour tous les autres, il s'en suit que tous les autres sont morts en lui (2Co 5,15),» parce qu'on leur impute la satisfaction donnée par celui-ci. Comme il s'est chargé des péchés du genre humain, on ne fait point de différence entre celui qui fait le péché (a) et celui qui l'expie, attendu que les membres ne font qu'un seul et même corps avec leur chef Jésus-Christ; or, le chef a satisfait pour ses membres, le Christ a souffert pour ses propres entrailles, lorsque, selon l'Évangile de Paul, qui dément celui de Pierre - Abélard, - «Jésus-Christ est mort pour nous et nous a fait revivre avec lui, quand il a expié nos péchés, effacé et détruit la cédule de notre condamnation, en l'attachant à sa croix, et qu'il a dépouillé les Principautés et les Puissances ennemies (Col 2,13).»
12016 16. Plaise au Ciel que je sois parmi les dépouilles qui ont été enlevées aux puissances adverses et que je sois passé avec les autres aux mains du Seigneur! Si Satan court après moi, comme Laban courut après Jacob, et s'il se plaint aussi que je me sauve sans l'avoir prévenu, qu'il sache que je dois m'échapper de chez lui, comme je m'étais enfui de chez le premier maître que je servais avant lui, sans prendre congé de lui; que si le péché fut la cause secrète de mon esclavage, une

a C'est-à-dire celui qui a forfait, selon Ducange et d'autres glossateurs.

justice plus impénétrable encore est la cause de ma délivrance. Eh quoi, j'ai été vendu gratuitement et je ne serais pas racheté de la même manière! Si Assur me tyrannise injustement, pourquoi lui rendrai-je compte de mon évasion? S'il me dit que c'est mon père qui m'a livré d lui, je lui répondrai que c'est mon frère qui m'a tiré de ses mains. Si j'ai participé au péché d'autrui, pourquoi ne participerai-je pas à la justice d'un autre? Je suis devenu pécheur par le fait d'un autre, je suis justifié également par le fait d'un autre. L'un me transmet le péché avec son sang, l'autre verse son sang pour moi, afin de me communiquer sa justice. Eh quoi, l'origine que je tire d'un pécheur, me transmettra son péché et le sang de Jésus-Christ ne me communiquera point sa justice? Mais, dira-t-on, la justice est' toute personnelle, elle ne vous appartient pas: je le veux bien, mais que la faute aussi soit personnelle; si la justice demeure au juste, pourquoi le péché ne resterait-il point au pécheur? Il est contraire à la raison d'imputer au fils l'iniquité de son père et de ne lui point imputer l'innocence de son frère. D'ailleurs, si un homme est l'auteur de la mort, c'est un homme aussi qui l'est de la vie, car si «tous les hommes sont morts en Adam, tous les hommes revivent en Jésus-Christ (
Rm 5,12),» et j'appartiens à l'un à plus juste titre qu'à l'autre, attendu due si je tiens au premier par la chair, je tiens au second par l'esprit, si je suis corrompu par l'origine que je tire de l'un, je suis sanctifié par la grâce que je reçois de l'autre. Pourquoi me charger encore de l'iniquité du premier? j'oppose au défaut de ma naissance, la grâce de ma renaissance, d'autant plus que la première est charnelle, tandis que la seconde est spirituelle. Ces deux naissances ne sauraient être mises en parallèle, car l'esprit doit prévaloir sur la chair; plus sa nature est excellente, plus son mérite doit être supérieur, et la seconde génération doit nous causer plus de bien que la première ne nous a fait de mal. Il est vrai que j'ai trempé dans la faute, mais je participe aussi à la grâce: or, «il n'en est pas de la grâce comme du péché, car si nous avons été condamnés pour un seul péché nous sommes justifiés de plusieurs péchés (Rm 5,16).» Le péché vient du premier homme, la grâce vient de Dieu; l'un est notre père mortel, mais l'autre est notre père qui est dans les cieux; une naissance terrestre peut me donner la mort, combien plus une naissance divine me donnera-t-elle la vie? Craindrai-je d'être rejeté du Père des lumières, quand il m'a affranchi du pouvoir des ténèbres et justifié gratuitement dans le sang de son Fils? Quand il me justifie, qui osera me condamner? Lorsqu'il me fait miséricorde quand je suis pécheur, me condamnera-t-il quand je suis juste? Je dis juste, non pas de ma justice, mais de la sienne. Or, quelle est-elle cette justice? L'Apôtre répond: «Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui. C'est lui qui nous a été donné de Dieu le Père, pour être notre justice (Rm 10,24).» Eh quoi, une justice que Dieu m'impute ne serait point à moi? Si mon péché vient d'ailleurs, pourquoi ma justice n'en viendrait-elle point? Après tout, il vaut bien mieux pour moi l'emprunter à un autre que de la trouver dans mon propre fonds. l'une serait sans gloire auprès de Dieu, mais, comme je reçois celle qui opère mon salut, je ne puis m'en glorifier que dans le Seigneur qui me la donne. Si je suis juste je n'en tire point vanité pour qu'on ne puisse me dire: «Qu'avez-vous donc que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu (1Co 4,7)?»



CHAPITRE VII. Saint Bernard reprend sévèrement Abélard d'affaiblir, en les sondant avec autant d'impiété que de témérité, les secrets de Dieu

12017 17. Telle est la justice que l'homme acquiert par lè sang du Rédempteur, mais dont un homme de perdition se moque, sur laquelle il souffle avec dédain et qu'il tâche d'abolir quand il pense et soutient que le Seigneur de la gloire ne s'est anéanti, ne s'est abaissé au dessous des anges, n'a daigné naître d'une femme et vivre au milieu de nous, ne s'est assujetti à nos faiblesses, n'a souffert d'indignes traitements et n'a voulu rentrer dans sa gloire par la mort de la croix, que pour nous tracer un modèle de vie dans sa conduite et dans ses instructions, et pour nous marquer, par ses souffrances et par sa . mort, jusqu'où doit aller notre charité. Il s'est donc borné à enseigner la justice mais sans la donner; à nous montrer un exemple de charité, sans la répandre dans nos coeurs, et, après cela, il est retourné dans les Cieux. Est-ce donc à cela que se borne «ce grand mystère d'amour, qui s'est montré dans l'incarnation, qui a été justifié par le Saint-Esprit, manifesté aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde entier et reçu dans la gloire (1Tm 3,16)?» Quel incomparable docteur! il découvre les secrets mêmes de Dieu, il les rend clairs et accessibles, quand il veut, à ses disciples, il sait si bien aplanir par ses fictions les escarpements d'un mystère placé si haut et dans un lieu si inaccessible aux hommes, que maintenant il n'a plus rien d'impénétrable, même pour un incirconcis et un pécheur, comme si la sagesse de Dieu nous . en eût interdit la vue sans le voiler à nos regards; comme si elle avait voulu prostituer les choses saintes en les livrant aux chiens, ou jeter des perles aux pieds des pourceaux. Mais non, il n'en saurait être ainsi. Ce mystère pour s'être manifesté dans l'incarnation n'est toujours justifié que par le Saint-Esprit, en sorte qu'il faut être spirituel pour le connaître; jamais l'homme charnel ne pourra concevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu, jamais la foi pour nous ne sera dans la force du raisonnement, elle sera toujours dans la vertu de Dieu. Voilà pourquoi le Sauveur disait un jour: «Je vous rends gloire, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux simples et aux petits (Mt 11,25),» et pourquoi l'Apôtre disait aussi: «Si mon Evangile est voilé, il ne l'est que pour ceux qui périssent (2Co 4,3).»
12018 18. Enfin, remarquez de quelle manière cet homme tourne en ridicule et traite de folie ce qu'il y a de plus saint et de plus spirituel dans la foi, comme il insulte l'Apôtre qui nous prêche la sagesse de Dieu cachée dans son mystère. Il déclame contre l'Evangile, et blasphème contre le Seigneur même. Combien ne serait-il pas plus sage de croire ce qu'on ne peut comprendre et de respecter avec piété un mystère si saint et si vénérable au lieu de le fouler aux pieds? Il serait bien long de répondre à toutes ses impertinences et à toutes ses rêveries au sujet de la sagesse de Dieu. Je n'en rapporterai que quelques-unes mais elles permettront de juger des autres. «Il n'y eut, dit-il, (a) que les élus qui furent autrefois délivrés par Jésus-Christ; comment donc le démon eut-il plus de pouvoir sur eux en cette vie ou dans l'autre, qu'il n'en a présentement?» Je réponds à cela que, ces élus étant sous l'empire de Satan qui les tenait captifs et les maîtrisait à son gré, comme dit l'Apôtre (2Tm 2,24), ils ont eu besoin d'un libérateur pour que les desseins de Dieu sur eux pussent s'accomplir; il a dû les affranchir du joug du démon pendant cette vie, pour qu'ils en fussent affranchis également dans l'autre. Abélard se demande ensuite: «Si le pauvre qui reposait dans le sein d'Abraham, et le mauvais riche dans l'enfer ont été également tourmentés par le démon; et, si Abraham lui-même, ainsi que le reste des élus lui ont été également assujettis.» Non, lui répondrai-je, mais il aurait certainement eu le même pouvoir sur eux, s'ils n'en avaient été affranchis par la foi qu'ils avaient dans le Messie à venir, comme il est dit d'Abraham; il est écrit, en effet «Abraham crut, et sa foi lui fut imputée à justice (Gn 15,6),» et ailleurs, «Abraham souhaita, de voir le jour du Sauveur, il le vit et cette vue le remplit de joie (Jn 8,56).» C'est que dès lors le sang de Jésus-Christ dégouttait sur Lazare pour empêcher qu'il ne brûlât, parce qu'il croyait dès ce moment au Messie qui devait le verser un jour. Il faut raisonner de même de tous les autres élus de ce temps-là. Ils naissaient comme nous, sous la puissance des ténèbres, à cause du péché originel; mais ils en étaient purifiés avant de mourir, et ils ne l'étaient que par le sang de Jésus-Christ. Il est écrit (b), en effet,: «Tant ceux

a Ces propres paroles se lisent dans Abélard, au livre II de son Commentaire sur l'Épître aux Romains, page 650. Mais dans cet endroit, de même que dans le passage suivant, Abélard propose un doute et n'affirme rien.

b Abélard lui-même cite ce contexte au même sujet, à la page 555.

qui le précédaient que ceux qui venaient après lui criaient: Gloire au Fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9).» Ainsi, tous les élus ont reconnu le Messie tant ceux qui ont précédé que ceux qui ont suivi son avènement selon la chair, avec cette différence pourtant que les premiers n'ont point eu une bénédiction aussi abondante que les seconds, attendu que cet avantage était réservé au temps de la gloire.



CHAPITRE VIII. Pourquoi le Christ a-t-il choisi un moyen de nous délivrer si pénible et si douloureux, quand il eût suffi d'un seul acte de sa volonté ou d'une seule parole de sa bouche.

12019 19. Puis s'efforçant de démontrer que Satan n'a point eu de droit sur l'homme et qu'il n'a pu en avoir qu'autant que Dieu le lui a permis; que Dieu pouvait sans injustice lui redemander cet esclave fugitif et le lui enlever même d'un mot, dès qu'il voudrait faire miséricorde à cet esclave, comme si on lui contestait cette vérité, il conclut (a) en disant: «Puisque la bonté divine pouvait sauver l'homme par un acte de volonté absolue, quel besoin, quelle nécessité, quelle raison de supporter que le Fils de Dieu se soit revêtu de notre chair, qu'il ait souffert tant de misères et de privations, enduré ces opprobres, celte flagellation et ces crachats, qu'il soit enfin mort de la mort ignominieuse et cruelle de la croix, et partagé le gibet des scélérats afin de nous racheter?» Je réponds à cela: C'était une nécessité pour lui, à cause de nous, à cause de tous ceux qui étaient assis à l'ombre de la mort. Il était convenable pour nous, pour Dieu, pour les saints anges eux-mêmes qu'il en fût ainsi; pour les hommes, afin de briser les fers de leur esclavage; pour Dieu, afin que ses décrets s'accomplissent; et pour les anges, afin que les vides de leurs rangs fussent comblés. Au reste, le bon plaisir de Dieu a été la règle de sa conduite. Qui oserait prétendre que le Tout-Puissant n'avait pas mille autres moyens de nous racheter, de nous justifier et de nous délivrer? Mais cela ne diminue en rien l'efficacité de celui qu'il a choisi; peut-être même a-t-il choisi le meilleur et le plus capable de guérir notre ingratitude et de nous bien rappeler la grandeur de notre chute par la grandeur des peinas qu'il en a coûtées à notre Rédempteur. D'ailleurs, nul homme ne sait ni ne peut savoir parfaitement les trésors de grâces, les convenances de sagesse, les sources de gloire et les remèdes de salut qui sont cachés dans les incompréhensibles profondeurs de cet auguste mystère, dont la

a On lit ces propres paroles d'Abélard à la page 552, mais sous forme d'interrogation. Toutefois la réponse qui les suit ne s'éloigne point de cette doctrine. Saint Bernard avait donc bien compris le sens mauvais de la question.

seule pensée remplissait ce Prophète d'admiration (
Ha 3,2 Juxta, LXX), et que le Précurseur se croit indigne de pénétrer (Jn 1,27).
12020 20. Mais d'ailleurs s'il ne nous est pas permis de scruter les secrets desseins de Dieu, nous pouvons bien du moins sentir l'effet de ses couvres et en recueillir les fruits précieux. Publions donc au moins ce que nous savons, car, si «c'est honorer les rois que de garder leur secret, c'est honorer Dieu que de publier ses merveilles (Pr 25,2) (a)» C'est une vérité indubitable et digne de toute notre reconnaissance, que, lorsque nous étions pécheurs, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils. Or, qui dit réconciliation dit rémission (Rm 5,10), puisque le «péché élève un mur de séparation entre Dieu et nous (Is 49,2);» tant qu'il subsiste il ne peut y avoir de réconciliation. Or, en quoi consiste cette rémission des péchés? L'écriture nous répond: «C'est dans ce calice de la nouvelle alliance en mon sang, qui sera répandu pour la rémission des péchés (Lc 22,20).» Il n'y a donc jamais de réconciliation sans rémission des péchés. Or, cette réconciliation, n'est pas autre chose que notre justification. Et cette réconciliation, cette rémission des péchés, cette justification, cette rédemption, cette délivrance de l'esclavage du démon, tout cela nous est acquis par la mort du Fils unique de Dieu, qui nous a justifiés gratuitement dans son sang. Car «c'est dans ce sang, dit l'Apôtre, que nous trouvons la rédemption et la rémission de nos péchés, selon les trésors de sa grâce (Col 1,14,).» Pourquoi donc, dites-vous, a-t-il fait par son sang, ce qu'il aurait pu faire d'un mot de sa bouche? Demandez-le-lui; ce que je sais c'est qu'il en est ainsi, mais il ne m'est pas donné d'en savoir davantage. Est-ce au vase de terre de dire au potier qui le façonne: Pourquoi me faites-vous de telle forme?
12021 21. Mais cela lui parait de la folie et il ne peut s'empêcher d'éclater de rire. «Comment, dit-il (b), l'Apôtre prétendrait-il que nous fussions justifiés réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, puisque l'homme l'a beaucoup plus offensé en lui donnant la mort, qu'en mangeant du fruit défendu?» Comme si, dans le même fait, Dieu ne pouvait regarder

a La leçon de la Vulgate est tout le contraire de celle que saint Bernard donne ici pour ce passage.

b Tout ce qui est cité ici comme étant la doctrine d'Abélard, n'est autre chose que les réponses qu'il a faites au concile et se trouve relaté aux pages 552 et 558. C'est avec raison que saint Bernard attribue ces questions à Abélard, puisqu'il ne les a point rejetées dans la solution qu'il en donne , et qu'au contraire il semble les approuver Ainsi, d'ailleurs, l'ont également pensé les Théologiens de Paris, au commencement des ouvres d'Abélard. Celui-ci n'a pas nié que telle fût sa pensée, et il ne s'est pas plaint, comme il le fit à l'occasion d'autres propositions, qu'on lui eût imputé à tort et méchamment ces doctrines bien plus, il les a même désavouées dans son Apologie, en ces termes: «Je confesse que le Fils unique de Dieu s'est incarné pour nous délivrer de la servitude du péché et du joug du démon, et pour nous donner, par sa mort, accès à la vie éternelle.»

sans horreur la malice des uns, en même temps qu'il voit avec complaisance la charité de celui qui endure la mort. «Mais ajoute-t-il, si le péché d'Adam était si énorme qu'il ne fallût rien moins que la mort de Jésus-Christ pour l'effacer, quelle sera l'expiation du meurtre de Jésus-Christ même?» Je vous répondrai en un mot, ce sera le sang même que ses meurtriers ont fait couler et la prière qu'il a faite en mourant. «Quoi, réplique-t-il, la mort d'un Fils innocent a-t-elle dû être si agréable à son Père, qu'elle nous ait réconciliés avec lui, quoique ce soient nos péchés qui aient causé sa mort? Dieu ne pouvait-il nous pardonner un péché beaucoup moindre qu'en permettant qu'on commit le plus horrible des attentats?» Ce n'est pas le meurtre de son Fils que Dieu a eu pour agréable, c'est le sacrifice volontaire que ce Fils a fait de sa vie. Il se soumet volontairement à la mort et cette mort détruit la mort même, opère notre salut, répare l'innocence, triomphe des faiblesses, dépouille l'enfer, enrichit le ciel, purifie et rétablit toutes choses. Comme cette mort précieuse que le Fils accepte et souffre volontairement, ne peut abolir le péché que par un autre péché, Dieu se sert de l'iniquité, sans l'approuver, et trouve le moyen de détruire la mort et le péché, dans la mort de son Fils, et dans le péché le ceux qui le crucifient. Plus l'iniquité de ces derniers est grande, plus la volonté du premier est sainte et par conséquent plus elle est puissante pour notre salut; sa vertu a été assez forte pour effacer le péché du premier homme quelque grand qu'il fût, par un péché plus grand encore. Mais cette victoire n'est l'effet ni du péché ni du pécheur, nous en sommes redevables à celui qui sait tirer le bien du mal et trouver dans la cruauté même de ses meurtriers un fonds infini de miséricorde.
12022 22. Oui certainement le sang de Jésus-Christ était d'un mérite si grand qu'il pouvait obtenir le pardon et effacer le péché de ceux qui le répandaient, à plus forte raison était-il capable d'effacer le premier péché qui est beaucoup moindre. «Mais, continue notre Docteur. ne semble-t-il pas injuste et cruel d'exiger le sang innocent, pour la rançon d'un sang criminel et de le voir couler à plaisir? Il s'en faut donc bien que l'effusion de ce sang ait dû être si agréable à Dieu, qu'elle l'ait réconcilié avec l'homme.» Le Père n'a point exigé le sang de son Fils, mais il en a accepté l'offrande; il n'était point altéré de ce sang mais il l'était de notre salut qui dépendait de l'effusion de ce sang. Il fallait que le Fils de Dieu le répandit pour nous sauver, et non pas uniquement pour nous donner un exemple de charité, comme le pense et l'enseigne notre Docteur. Car cet homme après avoir vomi mille blasphèmes contre Dieu conclut enfin, avec non moins d'ignorance que d'impiété (a), «que

a Cette proposition et la suivante se retrouvent, quant au sens, sinon quant aux expressions mêmes, aux pages 553 et 584 des solutions d'Abélard.

Dieu ne s'est rendu visible sous le voile de notre chair due pour devenir notre modèle, ou, comme il le dit ensuite, pour nous servir de règle et de leçon dans sa doctrine et dans ses oeuvres: qu'enfin il n'a voulu souffrir et mourir qu'afin de nous donner une preuve de son amour.»




CHAPITRE IX. Le Christ est venu dans ce monde non-seulement pour nous instruire, mais aussi pour nous délivrer.

12023 23. D'ailleurs, quel avantage pour nous d'être formés par ses exemples, si nous ne sommes point réformés par sa grâce? Ou que nous sert-il d'être instruits si nous sommes toujours esclaves du péché? Si tout le bien que Jésus-Christ nous prouve se borne à l'exemple de ses vertus, il faut dire aussi que le mal qu'Adam nous cause, consiste tout entier dans l'exemple de sa prévarication, car il doit y avoir un certain rapport de conformité entre le mal et le remède. En effet, dit l'Apôtre, a De même que tous les hommes meurent en Adam, de même tous sont vivifiés en Jésus-Christ (1Co 15,22).» Ainsi le parallèle est égal entre l'un et l'autre fait. Par conséquent si la vie que Jésus-Christ nous donne n'est autre chose que l'exemple de ses vertus, il s'ensuit que la mort qu'Adam nous donne, ne consiste également que dans le seul exemple de son péché; l'un nous trace dans ses actions et dans ses discours des règles de sagesse et de charité, l'autre nous donne dans sa désobéissance, un exemple de prévarication. Mais pour parler d'une manière conforme à la foi,chrétienne non pas en Pélagien, nous devons dire que, de même que nous mourons en Adam, et que nous participons à son péché en naissant de lui, non pas en l'imitant, ainsi nous vivons par Jésus-Christ et nous avons part à sa justice, non pas en l'imitant seulement mais en renaissant en lui. En sorte que, «comme c'est le péché d'un seul homme qui a rendu tous les hommes criminels, ainsi c'est la justice d'un seul qui les justifie tous ().» Comment donc ose-t-il soutenir que le Fils de Dieu n'a eu pour motif de son incarnation que d'éclairer le monde de ses lumières et de l'embraser de son amour?» S'il en était ainsi où serait donc la rédemption et quel serait notre rédempteur et notre libérateur, puisque selon lui, Jésus-Christ n'a fait autre chose que de nous illuminer et de nous exciter à la charité?
12024 24. Je veux bien que l'avènement de Jésus-Christ puisse profiter à ceux qui l'imitent et qui lui rendent amour pour amour, mais que dire des enfants? Quelle lueur de sagesse accordera-t-il à ceux qui ont à peine vu la lumière du jour? Comment élèvera-t-il jusqu'à l'amour de Die, ceux qui ne sont point encore capables d'aimer leurs propres mères? Quoi donc, n'auront-ils point de part à la grâce de Jésus-Christ? Après avoir été entés sur lui dans leur baptême par la ressemblance de sa mort (Rm 6,5), n'en recueilleront-ils aucun fruit, parce qu'ils ne sont point encore en âge de le goûter et de l'aimer? «La rédemption, d'après lui, consiste dans un parfait amour de Dieu, excité par la vue des souffrances de Jésus-Christ,» il s'en suit que les enfants sont privés du bienfait de la rédemption par la raison qu'ils sont dépourvus de cet amour. Est-ce qu'ils sont hors du péril de la damnation parce qu'ils sont hors d'état d'aimer? et ne seraient-ils point morts en Adam, pour n'avoir pas besoin de renaître en Jésus-Christ? Penser de la sorte, c'est tomber dans les rêveries de Pélage. Il est évident que quelque interprétation qu'il donne à ce sentiment, il ruine l'oeuvre du salut, il anéantit, autant qu'il lui est possible, l'économie de ce profond mystère, quand il donne tout à la pratique et rien à la régénération, quand il fonde l'essence du salut et la gloire de la rédemption clans le progrès de la vertu, non pas dans les misères de la croix et du sang de Jésus-Christ. «Pour moi je n'ai garde de me glorifier en autre chose que dans la croix du Sauveur, où se trouve pour nous le salut, la vie et la résurrection (Ga 6,11).»
12025 25. Or je considère principalement trois choses dans l'oeuvre de notre salut: l'état d'humilité jusqu'auquel Dieu s'est anéanti, la mesure de sa charité qu'il a étendue jusqu'à mourir et à mourir de la mort de la croix, le mystère de la rédemption où il a détruit la mort en la souffrant. C'est vouloir peindre sur le vide que de retrancher ce dernier point des deux autres. Il n'est certainement rien de grand et de nécessaire comme cet exemple d'humilité, il n'est rien encore de plus grand et de plus digne de notre reconnaissance que cet exemple de charité, mais l'un et l'autre sans la rédemption n'ont ni fondement ni consistance. Je me propose de marcher de toutes mes forces sur les pas de Jésus humble; je me sens tout désireux d'aimer à mon tour celui qui m'a aimé le premier et s'est livré pour moi, je voudrais le prendre dans les bras de ma charité, mais il faut aussi que je mange l'Agneau pascal; car je n'aurai point la vie en moi si je ne mange sa chair et si je ne bois son sang. Il faut faire une différence entre suivre Jésus-Christ, l'aimer et le manger. C'est un dessein salutaire que de le suivre; c'est un doux plaisir de l'aimer, mais c'est la vraie vie, la béatitude même de le manger: car sa chair est vraiment viande et son sang véritablement breuvage (Jn 6,56). Il est le pain descendu du ciel pour donner la vie au monde. Le bonheur qu'on peut goûter et le dessein qu'on peut suivre, ont-ils rien de réel et de stable, si la vie même en est absente? N'est-ce pas comme une peinture sans corps? De même sans la rédemption, ce modèle d'humilité et ce témoignage de charité ne sont rien.
12026 26. Voilà, très-saint Père, le petit ouvrage que votre très-humble serviteur prend la liberté de vous présenter contre quelques chefs d'erreurs d'une hérésie naissante. Si vous n'y voyez qu'une preuve de mon zèle, je n'en aurai pas moins fait ce que ma conscience exigeait que je fisse. Sensible aux attaques dont la foi était l'objet, mais incapable de les parer par moi-même, j'ai cru bien faire en avertissant celui à qui Dieu a donné des armes puissantes pour exterminer l'erreur, pour abaisser tout ce qui s'élève contre la science de Dieu, et pour assujettir toute intelligence à l'obéissance de Jésus-Christ. On trouve dans ses autres écrits plusieurs autres propositions également mauvaises, mais ni le peu de temps dont je dispose, ni l'étendue d'une lettre ne me permettent de les réfuter. D'ailleurs je ne vois pas que ce soit nécessaire; elles sont d'une fausseté si évidente, que les raisons les plus communes de notre foi suffisent pour les détruire. Cependant j'en ai fait un recueil que je vous adresse.




NOTES DE HORSTIUS ET MABILLON

12027 MÊME TRAITÉ, CHAPITRE I, n. 1.

271. Il sait tout, excepté ce se-il mot, je ne sais pas.... Telle est la version de tous les manuscrits, tandis que les premières éditions portent ces mots: «excepté ces seuls mots, je ne sais quoi.» Il y a lieu de rapporter ici ce que la Glose rappelle au livre de quinque pedum prescriptions. «Mais Pierre Bailard, qui s'est vanté de tirer toujours un sens raisonnable de toute espèce de texte si difficile qu'il fût, a dit en cette circonstance, je ne sais point.» Il se trouvait donc arrêté dans une explication à donner, lui qui avait pu se préparer, dans le court espace d'une seule nuit, à aborder l'explication si difficile des prophéties d'Ezéchiel, comme il le rapporte dans l'Histoire de ses malheurs, chapitre III. (Note de Mabillon.)



Bernard sur Abélard 12015