Sales: Amour de Dieu 2160

CHAPITRE XVI Comme l’amour se pratique en l’espérance

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L’entendement humain étant donc convenablement appliqué à considérer ce que la foi lui représente de son souverain bien, soudain la volonté conçoit une extrême complaisance en ce divin objet, lequel, pour lors absent, fait naître un désir très ardent de sa présence, dont l’âme s’écrie saintement: Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1).

(1)
Ct 1,1

C’est à Dieu que je soupire,
C’est Dieu que mon coeur désire.

Et comme l’oiseau auquel le fauconnier ôte le chaperon, ayant la proie en vue, s’élance soudain au vol, et s’il est retenu par les longes, se débat sur le poing avec une ardeur extrême ; de même la foi nous ayant ôté le voile de l’ignorance, et fait voir notre souverain bien, lequel néanmoins nous ne pouvons encore posséder, retenus par la condition de cette vie mortelle, hélas ! Théotime, nous le désirons alors; de sorte que,

Les cerfs longtemps pourchassés,
Fuyant pantois (2) et lassés,
Si fort les eaux ne désirent,
Que nos coeurs d’ennuis presses
Seigneur, après toi soupirent,
Nos âmes en languissant
D’un désir toujours croissant
Crient: Hélas ! quand sera-ce,
O Seigneur Dieu tout-puissant,
Que nos yeux verront ta face (3)?

(2) Pantois, haletants, respirant avec peine.
(3) Ps 41,2-3



Ce désir est juste, Théotime, car qui ne désirerait un bien si désirable? Mais ce serait un désir inutile, ains qui ne servirait que d’un continuel martyre à notre coeur, si nous n’avions assurance de le pouvoir un jour assouvir. Celui qui pour le retardement de ce bonheur protestait que ses larmes lui étaient un pain ordinaire nuit et jour (1), tandis que son, Dieu lui était absent, et que ses adversaires l’enquéraient (2): où est ton Dieu? hélas! qu’eût-il fait, s’il n’eût eu quelque sorte d’espérance de pouvoir une fois jouir de ce bien, après lequel il soupirait? Et la divine épouse va tout éplorée et alangourie (3) d’amour (4) de quoi elle ne trouve pas sitôt le bien-aimé qu’elle cherche l’amour du bien-aimé avait créé en elle le désir le désir avait fait naître l’ardeur du pourchas (5), et cette ardeur lui causait la langueur, qui eût anéanti et consumé son pauvre coeur, si elle n’eût eu quelque espérance de rencontrer enfin ce qu’elle pourchassait. Ainsi doncques afin que l’inquiétude et la douloureuse langueur, que les efforts de l’amour désirant causeraient en nos esprits, ne nous portât à quelque défaillance de courage, et ne nous réduisît au désespoir ; le même bien souverain qui nous incite à le désirer si fortement, nous assure aussi que nous le pourrons obtenir fort aisément, par mille et mille promesses qu’il nous a faites en sa parole, et par ses inspirations; pourvu que nous voulions employer les moyens qu’il nous a préparés et qu’il nous offre pour cela.

(1) Ps 41,4

(2) L’enquéraient, lui demandaient.
(3) Alangourie, défaillante.
(4) Ct 5,8,
(5) Pourchas, recherche passionnée.


Or, ces promesses et assurances divines, par une merveille particulière, accroissent la cause de notre inquiétude, et à mesure qu’elles augmentent la cause, elles ruinent et détruisent les effets.

Oui certes, Théotime, l’assurance que Dieu nous donne que le paradis est pour nous, fortifie infiniment le désir que nous avions d’en jouir, et néanmoins affaiblit, ains anéantit tout à fait le trouble et l’inquiétude que ce désir nous apportait; de sorte que nos coeurs par les promesses sacrées que la divine bonté nous a faites, demeurent tout à fait accoisés, et cet accoisement est la racine de la très sainte vertu pue nous appelons espérance. Car la volonté, assurée par la foi qu’elle pourra jouir de son souverain bien, usant des moyens à ce destinés, elle fait deux grands actes de vertu: par l’un, elle attend de Dieu la jouissance de sa souveraine bonté, et par l’autre elle aspire à cette sainte jouissance.

Et de vrai, Théotime, entre espérer et aspirer, il y a seulement cette différence, que nous espérons les choses que nous attendons par le moyen d’autrui; et nous aspirons aux choses que nous prétendons par nos propres moyens, de nous-mêmes; et d’autant que nous parvenons à la jouissance de notre souverain bien, qui est Dieu, premièrement et principalement par sa faveur, grâce et miséricorde; et que néanmoins cette même miséricorde veut que nous coopérions à sa faveur, mesurant la faiblesse de notre consentement à la force de sa grâce; partant notre espérance est aucunement (1) mêlée d’aspirement (2), si que nous n’espérons pas tout à fait sans aspirer, et n’aspirons jamais sans tout à fait espérer, en quoi l’espérance tient toujours le rang principal, comme fondée sur la grâce divine, sans laquelle tout ainsi que nous ne pouvons pas seulement penser à notre souverain bien, selon qu’il convient pour y parvenir, aussi ne pouvons-nous jamais sans icelle y aspirer comme il faut pour l’obtenir.

L’aspirement donc est un rejeton de l’espérance, comme notre coopération l’est de la grâce : et tout ainsi que ceux qui veulent espérer sans aspirer, seront rejetés comme couards (3) et négligents, de même ceux qui veulent aspirer sans espérer, sont téméraires, insolents et présomptueux. Mais quand l’espérance est suivie de l’aspirement, et que espérant nous aspirons, et aspirant nous espérons, alors, cher Théotime, l’espérance se convertit en un courageux dessein par l’aspirement, et l’aspirement se convertit en une humble prétention par l’espérance, espérant et aspirant (4) selon que Dieu nous inspire. Mais cependant et l’un et l’autre se fait par cet amour désirant qui tend à. notre souverain bien, lequel, à mesure qu’il est plus assurément espéré, est aussi toujours plus aimé. Ainsi l’espérance n’est autre chose que l’amoureuse complaisance que nous avons en l’attente et prétention de notre souverain bien : tout y est d’amour, Théotime. Soudain que la foi m’a montré mon souverain bien, je l’ai aimé, et parce qu’il m’était absent, je l’ai désiré, et d’autant que j’ai su qu’il se voulait donner à moi, je l’ai derechef plus ardemment aimé et désiré; car aussi sa bonté est d’autant plus aimable et désirable, qu’elle est disposée à se communiquer. Or, par ce progrès, l’amour a converti son désir en espérance, prétention et attente, si que l’espérance est un amour attendant et prétendant. Et parce que le bien souverain que l’espérance attend, c’est Dieu, et qu’elle ne l’attend aussi que de Dieu même auquel et par lequel elle espère et aspire, cette sainte vertu d’espérance, aboutissant de toutes parts à Dieu, est par conséquent une vertu divine ou théologique.

(1) Aucunement, à certains égards, quelquefois.
(2) Aspirement, aspiration.
(3) Couards, lâchés.
(4) Opposition des mots aspirer et espérer qui sent l’afféterie de langage du temps.



CHAPITRE XVII Que l’amour d’espérance est fort bon, quoique imparfait

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L’amour que nous pratiquons en l’espérance, Théotime, va certes à Dieu, mais il retourne à nous; il a son regard (1) en la divine bonté, mais il a de l’égard à notre utilité; il tend à cette suprême perfection, mais il prétend notre satisfaction, c’est-à-dire, il ne nous porte pas en Dieu, parce que Dieu est souverainement bon en soi-même, mais parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes, où, comme vous voyez, il y a du nôtre et de nous-mêmes. Et partant, cet amour est voirement (2) amour, mais amour de convoitise et intéressé. Je ne dis pas toutefois qu’il revienne tellement à nous, qu’il nous fasse aimer Dieu seu seulement pour l’amour de nous. O Dieu, nenni car l’âme qui n’aimerait Dieu que pour l’amour d’elle-même, établissant la fin de l’amour qu’elle porte à Dieu en sa propre commodité, hélas! elle commettrait un extrême sacrilège. Si une femme n’aimait son mari que pour l’amour de son valet, elle aimerait son mari en valet, et son valet en mari. L’âme aussi qui n’aime Dieu que pour l’amour d’elle-même, elle s’aime comme elle devrait aimer Dieu, et elle aime Dieu comme elle se devrait aimer elle-même.

(1) Son regard, son but, son objet.(2) Voirement, à la vérité.


Mais il y a bien de la différence entre cette parole: J’aime Dieu pour le bien que j’en attends, et celle-ci : Je n’aime Dieu que pour le bien que j’en attends. Comme aussi c’est chose bien diverse de dire: J’aime Dieu pour moi, et dire: J’aime Dieu pour l’amour de moi; quand je dis: J’aime Dieu pour moi, c’est comme si je disais:J’aime avoir Dieu, j’aime que Dieu soit â moi, qu’il soit mon souverain bien, qui est une sainte affection de l’épouse céleste, laquelle cent fois proteste par excès de complaisance : Mon bien-aimé est tout mien, et moi je suis toute sienne, il est à moi, et je suis à lui (1). Mais dire : J’aime Dieu pour l’amour de moi-même, c’est comme qui dirait : L’amour que je me porte est la fin pour laquelle j’aime Dieu, en sorte que l’amour de Dieu soit dépendant, subalterne et inférieur à l’amour propre que nous avons envers nous-mêmes, qui est une impiété non pareille.

(1)
Ct 2,16

Cet amour donc que nous appelons espérance, est un amour de convoitise, mais d’une sainte et bien ordonnée convoitise, par laquelle nous ne tirons pas Dieu à nous, ni à notre utilité mais nous nous joignons à lui comme â notre finale félicité. Nous nous aimons ensemblement avec Dieu par cet amour, mais non pas nous préférant ou égalant à lui en cet amour: l’amour de nous-mêmes est mêlé avec celui de Dieu, mais celui de Dieu surnage ; notre amour-propre y entre voirement, mais comme simple motif, et non comme fin principale; notre intérêt y tient quelque lieu, mais Dieu tient le rang principal. Oui, sans doute, Théotime ; car quand nous aimons Dieu comme notre souverain bien, nous l’aimons pour une qualité par laquelle nous ne le rapportons pas à nous, mais nous à lui; nous ne sommes pas sa fin, sa prétention, ni sa perfection, ains il est la nôtre; il ne nous appartient pas, mais nous lui appartenons; il ne dépend point de nous, alus nous de lui; et en somme, par la qualité de souverain bien, pour laquelle nous l’aimons, il ne reçoit rien de nous, ains nous recevons de lui, il exerce envers nous son affluence et bonté, et nous pratiquons notre indigence et disette; de sorte qu’aimer Dieu en titre de souverain bien, c’est l’aimer en titre honorable et respectueux, par lequel nous l’avouons être notre perfection, notre repos et notre fin, en la jouissance de laquelle consiste notre bonheur.

Il y a des biens desquels nous nous servons en les employant, comme sont nos esclaves, nos serviteurs, nos chevaux, nos habits; et l’amour que nous leur portons, est un amour de pure convoitise; car nous ne les aimons que pour notre profit. Il y a des biens desquels nous jouissons, mais d’une réciproque et mutuellement égale jouissance, comme nous faisons de nos amis; car l’amour que nous leur portons en tant qu’ils nous rendent du contentement, est voirement amour de convoitise, mais convoitise honnête, par laquelle ils sont à nous, et nous également à eux; ils nous appartiennent, et nous pareillement leur appartenons. Mais il y a des biens dont nous jouissons d’une jouissance de dépendance, participation, et sujétion, comme. nous faisons de la bienveillance de nos pasteurs, princes, pères, mères, ou de leur présence et faveur; car l’amour que nous leur portons est aussi certes amour de convoitise quand nous les aimons, en tant qu’ils sont nos princes, nos pasteurs, nos pères, nos mères; puisque ce n’est pas la qualité de pasteur, ai de prince, ni de père, ni de mère, qui nous les fait aimer, aine parce qu’ils sont tels en notre endroit et à notre regard. Mais cette convoitise est un amour de respect, de révérence, d’honneur: car nous aimons, par exemple, nos pères, non parce qu’ils sont nôtres, mais parce que nous sommes à eux: et c’est ainsi que nous aimons et convoitons Dieu par l’espérance: non afin qu’il soit notre bien, mais parce qu’il l’est; non afin qu’il soit nôtre, mais parce que nous sommes siens; non comme s’il était pour nous, mais d’autant que nous sommes pour lui.

Et notez, Théotime, qu’en cet amour ici, la raison pour laquelle nous aimons, c’est-à-dire, pour laquelle nous appliquons notre coeur à l’amour du bien que nous convoitons, c’est parce que c’est notre bien; mais la raison de la mesure et quantité de cet amour dépend de l’excellence et dignité du bien que nous aimons. Nous aimons nos bienfaiteurs, parce qu’ils sont tels envers nous, mais nous les aimons plus ou moins, selon qu’ils sont ou plus grands, ou moindres bienfaiteurs. Pourquoi donc aimons-nous Dieu, Théotime, de cet amour de convoitise? Parce qu’il est notre bien. Mais pourquoi l’aimons-nous souverainement? Parce qu’il est notre bien souverain.

Or, quand je dis que nous aimons souverainement Dieu, je ne dis pas que nous l’aimions pour cela du souverain amour; car le souverain amour n’est qu’en la charité. Mais en l’espérance l’amour est imparfait, parce qu’il ne tend pas à sa bonté infinie en tant qu’elle est telle en elle-même, aine seulement en tant qu’elle nous est telle; et néanmoins parce qu’en cette sorte d’amour il n’y a point de plus excellent motif que celui qui provient de la considération du souverain bien, nous disons que par icelui nous aimons souverainement, quoiqu’en vérité nul par ce seul amour ne puisse ni observer les commandements de Dieu, ni avoir la vie éternelle, parce que c’est un amour qui donne plus d’affection que d’effet quand il n’est pas accompagné de la charité.


CHAPITRE XVIII. Que l’amour se pratique an la pénitence, et premièrement qu’il y a diverses sortes de pénitences.

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La pénitence, à parler généralement, est une repentance par laquelle on rejette et déteste le péché qu’on a commis, avec résolution de réparer, autant qu’on le peut, l’offense et l’injure faite à celui contre lequel on a péché : et j’ai enclos en la pénitence le propos de réparer l’offense; parce que la repentance ne déteste pas assez le mal quand elle laisse volontairement subsister son principal effet, qui est l’offense et l’injure; or, elle le laisse subsister, tandis que le pouvant on quelque sorte réparer, elle ne le fait pas.

Je laisse à part maintenant la pénitence de plusieurs païens, lesquels, comme Tertullien témoigne, en avaient entre eux quelque apparence, mais si vaine et inutile, que même, quelquefois, ils faisaient pénitence d’avoir bien fait. Car je ne parle que de la pénitence vertueuse, laquelle, selon les différents motifs desquels elle provient, est aussi de diverses espèces. Il y en a certes une qui est purement morale et humaine, comme fut celle d’Alexandre le Grand, lequel ayant tué son cher Clitus, cuida (1) se laisser mourir de faim, tant la force de la pénitence fut grande, dit Cicéron. Et celle d’Alcibiades, qui, convaincu par Socrate de n’être pas sage, se print à pleurer amèrement, triste et affligé de n’être pas ce qu’il devait être, dit saint Augustin. Aussi Aristote reconnaissant cette sorte de pénitence, assure que l’intempérant, lequel de propos délibéré s’adonne aux voluptés, est tout à fait incorrigible, parce qu’il ne se saurait repentir; et celui qui est sans pénitence est incurable.

(19) Cuida, pensa.


Certes, Sénèque, Plutarque, et les Pythagoriciens, qui recommandent tant l’examen de la conscience, et surtout le premier, qui parle si vivement du trouble que le remords intérieur excite en l’âme, ont entendu sans doute qu’il y avait une repentance; et quant au sage Épictète, il décrit si bien la répréhension que nous devons pratiquer envers nous-mêmes, qu’on ne saurait presque mieux dire.

Il y a encore une autre pénitence qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon divine, d’autant qu’elle procède de la connaissance naturelle que l’on a d’avoir offensé Dieu en péchant. Car, en vérité, plusieurs philosophes ont su qu’on faisait chose agréable à la Divinité de vivre vertueusement, et que par conséquent on l’offensait en vivant vicieusement. Le bon homme Épictète fait un souhait de mourir en vrai chrétien (comme il est fort probable qu’aussi il fit), et entre autres choses il dit qu’il serait content s’il pouvait, en mourant, élever ses mains à Dieu et lui dire : Je ne vous ai point, quant à ma part, fait de déshonneur. Et de plus, il veut que son philosophe fasse un serment admirable à Dieu, de ne jamais désobéir à sa divine majesté, ni blâmer ou accuser chose quelconque qui arrive de sa part, ni de s’en plaindre en façon que ce soit : et ailleurs il enseigne que Dieu et notre bon ange sont présents à nos actions. Vous voyez donc bien, Théotime, que ce philosophe, lors encore païen, connaissait que le péché offensait Dieu, comme la vertu l’honorait; et que par conséquent il voulait qu’on s’en repentit, puisque même il ordonnait que l’on fît l’examen de conscience au soir, en faveur duquel, avec Pythagore, il fait cet avertissement:

Si vous avez mal fait, tancez-vous aigrement
Si vous avez bien fait, ayez contentement.

Or, cette sorte de repentance attachée à la science et dilection de Dieu que la nature peut fournir, était une dépendance de la religion morale. Mais comme la raison naturelle a donné plus de connaissance que d’amour aux philosophes, qui ne l’ont pas glorifié à proportion de la notice qu’ils en avaient; aussi la nature a fourni plus de lumière pour faire entendre combien Dieu était offensé par le péché, que de chaleur pour exciter le repentir requis à la réparation de l’offense.

Néanmoins bien que la pénitence religieuse ait, en quelque façon, été reconnue par quelques-uns des philosophes; si est-ce que ç’a été si rarement et faiblement, que ceux qui ont eu la réputation d’être les plus vertueux d’entre eux, c’est-à-dire les Stoïciens, ont assuré que l’homme sage ne s’attristait jamais; de quoi ils eut fait une maxime autant contraire à. la raison, que la proposition sur laquelle ils la fondaient était contraire à l’expérience, à savoir que l’homme sage ne péchait point.

Nous pouvons donc bien dire, mon cher Théotime, que la pénitence est une vertu toute chrétienne; puisque d’un côté elle a été si peu connue entre les païens, et de l’autre, elle est tellement reconnue parmi les vrais chrétiens, qu’en icelle consiste une grande partie de la philosophie évangélique, selon laquelle quiconque dit qu’il ne pèche point, est insensé; et quiconque croit de remédier à son péché sans pénitence, il est forcené; car c’est l’exhortation des exhortations de notre Seigneur : Faites pénitence (1). Or, voici une briève description du progrès de cette vertu.

(1)
Mt 15,17


Nous entrons en une profonde appréhension, de quoi, en tant qu’en nous est, nous offensons Dieu par nos péchés, le méprisant et déshonorant, lui désobéissant et nous rebellant à lui; lequel aussi de son côté s’en tient pour offensé, irrité et méprisé, désagréant, réprouvant et abominant l’iniquité. De cette véritable appréhension naissent plusieurs motifs, qui, ou tous, ou plusieurs ensemble, ou chacun en particulier, nous peuvent porter à la repentance.

Car nous considérons parfois que Dieu qui est offensé, a établi une punition rigoureuse en enfer pour les pécheurs, et qu’il les privera du paradis préparé aux gens de bien. Or, comme le désir du paradis est extrêmement honorable, aussi la crainte de le perdre est grandement prisable; et non seulement cela, mais le désir du paradis étant fort estimable, la crainte de son contraire qui est l’enfer, est bonne et louable. Hé! qui ne craindrait une si grande perte et une si grande peine? Et cette double crainte, dont l’une est servile, et l’autre mercenaire, nous porte grandement à nous repentir des péchés par lesquels nous les avons encourues. Et à cet effet, en la sacrée parole, cette crainte nous est cent fois et cent fois intimée. D’autres fois nous considérons la laideur et la malice du péché, selon que la foi nous l’enseigne ; comme par exemple, que par icelui la ressemblance et image de Dieu que nous avons, est barbouillée et défigurée, la dignité de notre esprit déshonorée; que nous sommes rendus semblables aux bêtes insensées; que nous avons violé notre devoir envers le Créateur du monde, et perdu le bien de la société des anges, pour nous associer et assujettir au diable, nous rendant esclaves de nos passions, et renversant l’ordre de la raison, offensant nos bons anges à. qui nous sommes tant obligés.

Quelquefois encore nous sommes provoqués à la pénitence par la beauté de la vertu, qui donne autant de biens que le péché nous cause de maux; et de plus nous y sommes maintes fois excités par l’exemple des saints : car qui eût jamais pu voir les exercices de l’incomparable pénitence de Magdeleine, de Marie Egyptiaque, ou des pénitents du monastère surnommé Prison, dont saint Jean Climacus a fait la description, sans être ému à se repentir de ses péchés, puisque la seule lecture de l’histoire y provoque ceux qui ne sont pas du tout hébétés (1)?

(1) Du tout hébétés, entièrement blasés.



CHAPITRE XIX. Que la pénitence sans l’amour est imparfaite.

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Or, tous ces motifs nous sont enseignés par la foi et religion chrétienne; et partant la pénitence qui en provient est grandement louable, quoiqu’imparfaite. Elle est à la vérité louable; car ni la sainte Écriture, ni l’Église ne nous exciteraient pas par tels motifs, si la pénitence qui en provient n’était bonne: et ou voit manifestement que c’est chose grandement raisonnable de se repentir du péché pour ces considérations, ainsi qu’il est impossible de ne se repentir pas à qui les considère attentivement. Mais pourtant c’est une pénitence certes imparfaite, d’autant que l’amour divin n’y entre encore point. Hé ! ne voyez-vous pas, Théotime, que toutes ces repentances se font pour l’intérêt de notre âme, de sa félicité, de sa beauté intérieure, de son honneur, de sa dignité, et en un mot, pour l’amour de nous-mêmes, mais amour néanmoins légitime, juste et bien réglé !

Et prenez garde que je ne dis pas que ces repentances rejettent l’amour de Dieu, mais je dis seulement qu’elles ne le comprennent pas : elles ne le repoussent pas, mais elles ne le contiennent pas: elles ne sont pas contre lui, mais elles sont encore sans lui; il n’en est pas forclos (4), mais il n’y est pas non plus enclos. La volonté qui embrasse le bien simplement, est fort bonne mais si elle l’embrasse en rejetant le mieux, elle est certes déréglée, non pas en acceptant l’un, mais en repoussant l’autre, Ainsi le voeu de donner aujourd’hui l’aumône est bon, mais le voeu de ne la donner qu’aujourd’hui serait mauvais; parce qu’il forclorait le mieux, qui est de la donner aujourd’hui et demain, et toujours quand on pourra. C’est bien fait certes, et cela ne se peut nier, de se repentir de ses péchés pour éviter la peine de l’enfer, et obtenir le paradis; mais qui prendrait résolution de ne se vouloir jamais repentir pour aucun autre sujet, il forclorait volontairement le mieux, qui est de se repentir pour l’amour de Dieu, et commettrait un grand péché. Et qui serait le père qui ne trouvât mauvais que son fils le roulât voirement servir, mais non jamais avec amour ou par amour?

(4) Forclos, exclu.


Le commencement des choses bonnes est bon le progrès est meilleur; et la fin est très bonne. Toutefois le commencement est bon en qualité de commencement, et le progrès en qualité de progrès; mais de vouloir finir l’oeuvre par le commencement, ou au progrès, c’est renverser l’ordre.

L’enfance est bonne; mais si on ne voulait jamais être qu’enfant, cela serait mauvais : car l’enfant de cent ans (1) est méprisé. De commencer d’apprendre, cela eut fort louable; mais qui commencerait en intention de ne jamais se perfectionner, il ferait contre toute raison. La crainte et les autres motifs de repentance dont nous avons parlé, sont bons, pour le commencement de la sagesse chrétienne, qui consiste en la pénitence; mais qui voudrait de propos délibéré ne point parvenir à l’amour, qui est la perfection de la pénitence, il offenserait grandement Celui qui a tout destiné à son amour, comme à la fin de toutes choses.

Conclusion. La repentance qui forclôt l’amour de Dieu, est infernale, pareille à celle des damnés. La repentance qui ne rejette pas l’amour de Dieu, quoiqu’elle soit encore sans icelui, est une bonne et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut, jusqu’à ce qu’elle ait atteint à l’amour, et qu’elle se soit mêlée avec icelui. Si que, comme le grand Apôtre a dit, que s’il donnait son corps à brûler et tous ses biens aux pauvres, sans avoir la charité, cela lui serait inutile; aussi pouvons-nous dire en vérité, que quand notre pénitence serait si grande, que sa douleur fit fondre nos yeux en larmes, et fondre nos coeurs de regret, si nous n’avons pas le saint amour de Dieu, tout cela ne nous servirait de rien pour la vie éternelle.

(1)
Is 65,20


CHAPITRE XX. Comme le mélange d’amour et de douleur se fait en la contrition.

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La nature, que je sache, ne convertit jamais le feu en eau, quoique plusieurs eaux se convertissent en feu. Mais Dieu le fit pourtant une fois par miracle. Car, ainsi qu’il est écrit au livre des Machabées, lorsque les enfants d’Israël furent conduits en Babylone, du temps de Sédécias, les prêtres, par l’avis de Jérémie, cachèrent le feu sacré en une vallée, dans un puits sec; et au retour les enfants de ceux qui avaient ainsi caché le feu, l’allèrent chercher, selon ce que leurs pères leur avaient enseigné, et ils le trouvèrent converti en une eau fort épaisse, laquelle étant tirée par eux et répandue sur les sacrifices, selon que Néhémias l’ordonnait, soudain que les rayons du soleil l’eurent touchée, elle fut convertie en un grand feu.

Théotime, parmi les tribulations et regrets d’une vive repentance, Dieu met bien souvent dans le fond de notre coeur le feu sacré de son amour: puis cet amour se convertit en l’eau de plusieurs larmes, lesquelles par un second changement se convertissent en un autre plus grand feu d’amour. Aussi, la célèbre amante repentie aima premièrement son Sauveur; et cet amour se convertit en pleurs, et ces pleurs en un amour excellent; dont notre Seigneur dit que plusieurs péchés lui étaient remis, parce qu’elle avait beaucoup aimé (1). Et comme nous voyons que le feu

(1)
Lc 7,47

convertit le vin en une eau que presque partout on appelle eau-de-vie, laquelle conçoit et nourrit si aisément le feu, que pour cela on la nomine aussi en plusieurs endroits ardente : de même la considération amoureuse de la bonté, laquelle étant souverainement aimable, a été offensée par le péché, produit l’eau de la sainte pénitence; puis de cette eau provient réciproquement le feu de l’amour divin, dont on la peut proprement appeler eau-de-vie et ardente. Elle est certes une eau en sa substance; car la pénitence n’est autre chose qu’un vrai déplaisir, une réelle douleur et repentance ; mais elle est néanmoins ardente, parce qu’elle contient la vertu et propriété de l’amour, comme provenue d’un motif amoureux, et par cette propriété elle donne la vie de la grâce. C’est pourquoi la parfaite pénitence a deux effets différents; car, en vertu de sa douleur et détestation, elle nous sépare du péché et de la créature, à laquelle la délectation nous avait attachés; mais en vertu du motif de l’amour d’où elle prend son origine, elle nous réconcilie et réunit à notre Dieu, duquel nous nous étions séparés par le mépris : si qu’à même temps (1) qu’elle nous retire du péché en qualité de repentance, elle nous rejoint à Dieu en qualité d’amour.

(1) Si qu’à même temps, tellement que, en même temps.


Mais je ne veux pas dire néanmoins que l’amour parfait de Dieu, par lequel on l’aime sur toutes choses, précède toujours cette repentance, ni que cette repentance précède toujours cet amour. Car encore que cela se passe ainsi maintes fois, si est-ce que d’autres fois aussi, à même temps que l’amour divin naît dedans nos coeurs, la pénitence naît dedans l’amour, et plusieurs fois la pénitence venant en nos esprits, l’amour vient en la pénitence. Et comme, lorsqu’Esaü sortit du ventre de sa mère, Jacob son jumeau l’empoigna par le pied, afin que non seulement leurs naissances s’entre-suivissent, mais aussi s’entretinssent et fussent entre-liées l’une à l’autre ; de même le repentir rude et âpre à cause de sa douleur naît le premier, comme un autre Ésaü ; et l’amour doux et gracieux, comme Jacob, le tient par le pied, et s’attache tellement à lui, qu’ils n’ont qu’une seule origine; puisque la fin de la naissance du repentir est le commencement de celle du parfait amour. Or, comme Ésaü parut le premier, aussi le repentir se fait ordinairement voir avant l’amour; mais l’amour, comme tin autre Jacob, quoiqu’il soit le puîné, assujettit par après le repentir, le convertissant en consolation.

Voyez, je vous prie, Théotime, la bien-aimée Magdeleine, comme elle pleure d’amour : on a enlevé mon Seigneur, dit-elle toute fondue en larmes, et ne sais où on l’a mis (1); mais l’ayant trouvé par les soupirs et les pleurs, elle le tient et possède par amour. L’amour imparfait le désire et le requiert; la pénitence le cherche et le trouve; l’amour parfait le tient et le serre, ainsi qu’on dit des rubis d’Éthiopie, qui ont naturellement leur feu fort blafâtre (2); mais étant mis dans le vinaigre, il éclate et jette son

(1) Jn 20,13
(2) Blafâtre, blafard, pale.

brillement (1) fort clair. Car l’amour qui précède le repentir est pour l’ordinaire imparfait; mais étant détrempé dans l’aigreur de la pénitence, il se renforce et devient amour excellent.

Il arrive même parfois que la repentance, quoique parfaite, ne contient pas en soi la propre action de l’amour, ains seulement la vertu et propriété d’icelui. Mais, ce me direz-vous, quelle vertu ou propriété de l’amour peut avoir la repentance, si elle n’a pas l’action? Théotime, le motif de la parfaite repentance, c’est la bonté de Dieu, laquelle il nous déplaît d’avoir offensée. Que ce motif n’est motif sinon parce qu’il émeut et donne le mouvement; mais le mouvement que la bonté divine donne au coeur qui la considère, ne peut être que le mouvement d’amour, c’est-à-dire d’union. C’est pourquoi la vraie repentance, bien qu’il ne soit pas avis, et qu’on ne voie pas la propre action de l’amour, reçoit néanmoins toujours le mouvement de l’amour, et la qualité naissante d’icelui, par laquelle elle nous réunit et rejoint à. la divine bonté. Dites-moi, de grâce : c’est la propriété de l’aimant de tirer à soi le fer, et de se joindre à lui; mais ne voyons-nous pas que le fer touché de l’aimant, sans avoir ni l’aimant, ni sa nature, ains seulement sa vertu et qualité attrayante, ne laisse pas de tirer et s’unir à un autre fer? Ainsi la parfaite repentance, touchée du motif de l’amour, sans avoir la propre action de l’amour, ne laisse pus d’en avoir la vertu et la qualité, c’est-à-dire le mouvement d’union, pour rejoindre et réunir nos coeurs à la volonté divine. Mais quelle différence y a-t-il, me répliquerez vous, entre ce mouvement unissant de la pénitence et l’action propre de l’amour? Théotime, l’action de l’amour est un mouvement d’union voirement, mais il se fait par complaisance. Or, le mouvement d’union qui est en la pénitence, se fait non par voie de complaisance, ains de déplaisir, de repentance, de réparation, de réconciliation. En tant donc que ce mouvement unit, il a la qualité de l’amour; en tant qu’il est amer et douloureux, il a la qualité de la pénitence, et en somme, de sa naturelle condition, c’est un vrai mouvement de pénitence mais qui a la vertu et qualité unissante de l’amour.

(1) Brillement, éclat.

Ainsi le vin thériacal n’est pas appelé thériacal pour contenir la propre substance de la thériaque (1); car il n’y en a point du tout: mais on le nomme ainsi parce que la plante de la vigne ayant été détrempée en thériaque, les raisins et le vin qui en sont provenus, ont tiré la vertu et l’opération de la thériaque contre toute sorte de venins. Si donc la pénitence, selon l’Ecriture, efface le péché, sauve l’âme, la rend agréable à dise, et la justifie, qui sont des effets appartenant à l’amour, et qui semblent ne devoir être attribués qu’à lui; il ne le faut pas trouver étrange : car bien que l’amour ne se trouve pas toujours lui-même en la pénitence parfaite, sa vertu néanmoins et sa propriété y est toujours, s’y étant écoulée par le motif amoureux duquel elle provient.

(1) Thériaque, composé pharmaceutique, en usage dès l’antiquité, calmant, cordial et antidote renommé.


Il ne faut pas non plus s’étonner que la force de l’amour naisse dedans la repentance avant que l’amour y soit formé, puisque nous voyons que par la réflexion des rayons du soleil battant sur la glace d’un miroir, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s’augmente petit à petit si fort, qu’elle commence à brûler avant qu’elle ait bonnement produit le feu, ou au moins avant que nous l’ayons aperçu. Car ainsi le Saint-Esprit se jetant dans notre entendement la considération de la grandeur de nos péchés, en tant que par iceux nous avons offensé une si souveraine bonté; et notre volonté recevant la réflexion de cette connaissance, le repentir croit petit à petit si fort, avec une certaine chaleur affective et désir de retourner en grâce avec Dieu, qu’enfin ce mouvement arrive à tel signe qu’il brûle et unit avant même que l’amour soit du tout formé; amour qui toutefois, comme un feu sacré, s’allume immédiatement en ce point-là; de sorte que la repentance ne parvient jamais à ce signe de brûler et réunir le coeur à Dieu, qui est son extrême perfection, qu’elle ne se trouve toute convertie en feu et flamme d’amour, la fin de l’un servant de commencement de l’autre; ains plutôt la fin de la pénitence est dans le commencement de l’amour, comme le pied d’Ésaü était dans la main de Jacob, de telle façon que lorsqu’Ésaü achevait sa naissance, Jacob commençait la sienne, la fin de la naissance de l’un étant jointe, liée, et qui plus est, environnée du commencement de la naissance de l’autre; car ainsi Le commencement de l’amour parfait ne suit pas seulement la fin de la pénitence; mais il s’attache, il se lie, et, pour le dire en un mot, ce commencement d’amour se mêle avec la fin de la repentance; et en ce moment du mélange, la pénitence et contrition mérite la vie éternelle.

Or, parce que cette repentance amoureuse se pratique ordinairement par des élans ou élèvements du coeur en Dieu, pareils à ceux des anciens pénitents : Je suis vôtre, ô mon Dieu, sauvez-moi (1); ayez miséricorde de moi, ayez-en miséricorde; car mon âme se confie en vous (2). Sauvez-moi, Seigneur, car les eaux submergent mon âme (3). Faites-moi comme un de vos mercenaires (4). Seigneur, soyez-moi propice, à moi pauvre pécheur (5). Ce n’est pas sans raison que quelques-uns ont dit que l’oraison justifiait; car l’oraison repentante, ou la repentance suppliante, élevant l’âme à Dieu et la réunissant à sa bonté, obtient sans doute le pardon en vertu du saint amour qui lui donne le mouvement sacré. Et partant nous devons tous avoir force (6) telles oraisons jaculatoires faites par manière de repentance amoureuse et de souhaits requérant notre réconciliation avec Dieu; afin que par icelles prononçant devant le Sauveur notre tribulation (7), nous répandions nos âmes devant et dedans son coeur pitoyable, qui les recevra à merci.

(1) Ps 118,94
(2) Ps 56,2
(3) Ps 78,2
(4) Lc 15,19
(5) Lc 18,13
(6) Force telles oraisons, beaucoup de semblables oraisons.
(7) Ps 41,8



Sales: Amour de Dieu 2160