Sales: Amour de Dieu 3100

CHAPITRE X. Que le désir précédent accroîtra grandement l’union des bienheureux avec Dieu.

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Le désir qui précède la jouissance, aiguise et affine (2) le ressentiment d’icelle, et pins le désir a été pressant et puissant, plus la possession de la chose désirée est agréable et délicieuse. O Jésus! mon cher Théotime, quelle joie pour le coeur humain de voir la face de la Divinité, face tant désirée, ains face l’unique désir de nos âmes! Nos coeurs ont une soif qui ne peut être étanchée par les contentements de la vie mortelle, contentements desquels les plus estimés et pourchassés, s’ils sont modérés, ils ne nous désaltèrent pas; et s’ils sont extrêmes, ils nous étouffent. On les désire néanmoins toujours extrêmes, et jamais ils ne le sont qu’ils ne soient excessifs, insupportables et dommageables; car on meurt de joie, comme on meurt de tristesse : ains la joie est plus active à nous ruiner que la tristesse. Alexandre ayant englouti (1) tout ce bas monde, tant en effet qu’en espérance, ouït dire à un chétif homme du monde qu’il y avait encore plusieurs autres mondes. Et comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu’on lui refuse, cet Alexandre, que les mondains appellent le Grand, plus fou néanmoins qu’un petit enfant, se prend à pleurer à chaudes larmes de quoi il n’y avait pas apparence qu’il pût conquérir les autres mondes, puisqu’il n’avait pas encore l’entière possession de celui-ci. Celui qui jouissant plus pleinement du monde que jamais nul ne fit, en est toutefois si peu content, qu’il pleure de tristesse, de quoi il n’en peut avoir d’autres que la folle persuasion d’un misérable cajoleur lui fait imaginer : dites-moi, je vous prie, Théotime, montre-t-il pas que la soif de son coeur ne peut être assouvie en cette vie, et que ce monde n’est pas suffisant pour le désaltérer? O admirable, mais aimable inquiétude du coeur humain! Soyez à jamais sans repos ni tranquillité quelconque en cette terre, mon âme, jusqu’à ce que vous ayez rencontré les fraîches eaux de la vie immortelle et la très sainte divinité, qui seules peuvent éteindre votre altération et accoiser votre désir.

(2) Affine, purifie, rend plus fin.
(1) Englouti, absorbé par sa domination.


Cependant, Théotime, imaginez-vous, avec le Psalmiste, ce cerf qui, mal mené par la meute, n’a plus ni haleine, ni jambes, comme il se fourre avidement dans l’eau qu’il va quêtant; avec quelle ardeur il se presse et serre dans cet élément (1): il semble qu’il se voudrait volontiers fondre et convertir en eau, pour jouir plus pleinement de cette fraîcheur. Hé! quelle union de notre coeur à Dieu là-haut au ciel, où, après ces désirs infinis du vrai bien, non jamais assouvis en ce monde, nous en trouverons la vivante et puissante source ! Alors certes, comme on voit un enfant affamé, si fort collé au flanc de sa mère et attaché à son sein, presser avidement cette douce fontaine de suave et désirée liqueur, de sorte qu’il est advis (2) qu’il veuille ou se fourrer tout dans ce sein maternel, ou bien le tirer et sucer tout entier dans sa petite poitrine; ainsi notre âme toute haletante de la soif extrême du vrai bien, lorsqu’elle en rencontrera la source inépuisable en la Divinité: ô vrai Dieu, quelle sainte et suave ardeur à s’unir et joindre à ces mamelles fécondes de la toute bonté, ou pour être tout abîmés en elle, ou afin qu’elle vienne toute en nous !

(1)
Ps 41,2(2) Il est advis, on croirait,



CHAPITRE XI. De l’union des esprits bienheureux avec Dieu en la vision de la Divinité.

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Quand nous regardons quelque chose, quoiqu’elle nous soit présente, elle ne s’unit pas à nos yeux elle-même, ains seulement leur envoie une certaine représentation ou image d’elle-même, que l’on appelle espèce sensible, par le moyeu de laquelle nous voyons. Et quand nous contemplons ou entendons quelque chose, ce que nous entendons ne s’unit pas non plus à notre entendement, sinon par le moyeu d’une autre représentation et image très délicate et spirituelle que l’on nomme espèce intelligible. Mais encore ces espèces par combien de détours et de changements viennent-elles à notre entendement! Elles abordent au sens extérieur, et de là passent à l’intérieur, puis à la fantaisie (1), de là à l’entendement actif, et viennent enfin au passif; à ce que passant par tant d’étamines et sous tant de limes, elles soient par ce moyen purifiées, subtilisées et affinées, et que de sensibles elles soient rendues intelligibles.


Nous voyons et entendons ainsi, Théotime, tout ce que nous voyons ou entendons en cette vie mortelle, oui même les choses de la foi. Car, comme le miroir ne contient pas la chose que l’on y voit, ains seulement la représentation et espèce (2) d’icelle, laquelle représentation, arrêtée par le miroir, en produit une autre en l’oeil qui regarde; de même la parole de la foi ne contient pas les choses qu’elle annonce, ains seulement elle les représente: et cette représentation des choses divines qui est en la parole de la foi, en produit une autre, laquelle notre entendement, moyennant la grâce de Dieu, accepte et reçoit comme représentation de la sainte vérité, et notre volonté s’y complaît et l’embrasse comme

(1) Fantaisie, imagination.
(2) Espèce, apparence. Dans la philosophie scolastique, espèce est synonyme d’image. La connaissance des corps se fait au moyen d’espèces sensibles, c’est-à-dire d’images perçues par les sens, puis par l’entendement, espèces intelligibles.

une vérité honorable, utile, aimable et très bonne: de sorte que les vérités signifiées en la parole de Dieu sont par icelles représentées à l’entendement, comme les choses exprimées au miroir sont par le miroir représentées à l’oeil : si que croire, c’est voir comme par un miroir, dit le grand Apôtre (1).

Mais au ciel, Théotime, ah ! mon Dieu, quelles faveurs! La Divinité s’unira elle-même à notre entendement, sans entremise d’espèce ni représentation quelconque ; ains elle s’appliquera et joindra elle-même à notre entendement, se rendant tellement présente à lui, que cette intime présence tiendra lieu de représentation et d’espèce. O vrai Dieu, quelle suavité à l’entendement humain d’être à jamais uni à son souverain objet, recevant non sa représentation, mais sa présence ; non aucune image ou espèce, mais la propre essence de sa divine vérité et majesté? Nous serons là comme des enfants très heureux de la divinité, ayant l’honneur d’être nourris de la propre substance divine, reçue en notre âme par la bouche de notre entendement; et, ce qui surpasse toute douceur, c’est que comme les mères ne se contentent pas de nourrir leurs poupons de leur lait, qui est leur propre substance, si elles-mêmes ne leur mettent le sein dans la bouche, afin qu’ils reçoivent leur substance, non on une cuiller ou autre instrument, ains en leur propre substance et par leur propre substance; en sorte que cette substance maternelle serve de tuyau, aussi bien que de nourriture, pour

(1)
1Co 13,12

être reçue du bien-aimé petit enfançon (1) ; ainsi Dieu notre père ne se contente pas de faire recevoir sa propre substance en notre entendement, c’est-à-dire de nous faire voir sa divinité; mais par un abîme de sa douceur, il appliquera lui-même sa substance à notre esprit, afin que nous l’entendions, non p1us en espèce ou représentation, mais en elle-même et par elle-même; en sorte que sa substance paternelle et éternelle serve d’espèce aussi bien que d’objet à notre entendement. Et alors seront pratiquées en une façon excellente ces divines promesses : Je la mènerai en la solitude, et parlerai à son coeur et l’allaiterai (2). Esjouissez-vous (3) avec Jérusalem en liesse, afin que vous vous allaitiez et soyez remplis de la mamelle de sa consolation, et que vous suciez, et que vous vous délectiez de la totale affluence de sa gloire. Vous serez portés à la mamelle; et on vous amadouera sur les genoux (4).

(1) Enfançon, petit enfant, nourrisson
(2) Os 2,4
(3) Esjouissez-vons, réjouissez-vous.
(4) Is 62,10-12


Bonheur infini, Théotime, et lequel ne nous a pas seulement été promis, mais nous en avons des arrhes au très saint sacrement de l’Eucharistie, festin perpétuel de la grâce divine; car en icelui nous recevons le sang du Sauveur en sa chair, et sa chair en son sang: son sang nous étant appliqué par sa chair, sa substance par sa substance à notre propre bouche corporelle, afin que nous sachions qu’ainsi nous appliquera-t-il son essence divine au festin éternel de la gloire. Il est vrai qu’ici cette faveur nous est faite réellement, mais à couvert sous les espèces et apparences sacramentelles; là où au ciel la Divinité se donnera à découvert, et nous la verrons face à face comme elle est (1).

(1) 1Co 13,13


CHAPITRE XII De l’union éternelle des esprits bienheureux avec Dieu en la vision de la naissance éternelle du Fils de Dieu.

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O saint et divin Esprit, amour éternel du Père et du Fils, soyez propice à mon enfance. Notre entendement verra donc Dieu, Théotime; mais je dis, il verra Dieu lui-même face à face, contemplant par une vue de vraie et réelle présence la propre essence divine, et en elle ses infinies beautés, la toute-puissance, la toute-bonté, toute sagesse, toute-justice, et le reste de cet abîme de perfections.

Il verra donc clairement cet entendement, la connaissance infinie que, de toute éternité, le Père a eue de sa propre beauté, et pour laquelle exprimer en soi-même il prononça et dit éternellement le mot, le verbe, ou parole et diction très unique et très infinie; laquelle comprenant et représentant toute la perfection du Père, ne peut être qu’un même Dieu très unique avec lui, sans division ni séparation. Ainsi verrons-nous donc cette éternelle et admirable génération du Verbe et Fils divin, par laquelle il naquit éternellement à l’image et semblance (2) du Père, image et semblance vive et naturelle, qui ne représente aucuns accidents, ni aucun extérieur; puisqu’en Dieu tout est substance, et n’y peut avoir accident tout est intérieur, et n’y peut avoir aucun extérieur. Mais image qui représente la propre substance du Père, si vivement, si naturellement, tant essentiellement et substantiellement, que pour cela elle ne peut être que le même Dieu avec lui, sans distinction ni différence quelconque d’essence ou substance, ans avec la seule distinction des personnes; car comme se pourrait-il faire que ce divin Fils fût la vraie, vraiment vive et vraiment naturelle image, semblance et figure de l’infinie beauté et substance du Père, si elle ne représentait infiniment au vif et au naturel les infinies perfections du Père? et comme pourrait-elle représenter infiniment des perfections infinies, si elle-même n’était infiniment parfaite? et comme pourrait-elle être infiniment parfaite, si elle n’était Dieu? et comme pourrait-elle être Dieu, si elle n’était un même Dieu avec le Père?

(2) Semblance, ressemblance


Ce Fils donc, infinie image et figure de son Père infini, est un seul Dieu très unique et très infini avec son Père, sans qu’il y ait aucune différence de substance entre eux, ains seulement la distinction de personnes : laquelle distinction de personnes, comme elle est totalement requise, aussi est-elle très suffisante pour faire que le Père prononce, et que le Fils soit la parole prononcée; que le Père die (1), et que le Fils soit le Verbe ou la diction que le Père exprime; et que le Fils soit l’image, semblance et figure exprimée; et qu’en somme le Père soit Père, et le Fils soit Fils, deux personnes distinctes, mais une seule essence et divinité. Ainsi Dieu qui est seul, n’est pas pourtant solitaire: car il est seul en sa très unique et

(1) Die, dise, parle, forme usitée au XVII° siècle.

très simple divinité; mais il n’est pas solitaire, puisqu’il est Père et Fils en deux personnes. O Théotime, Théotime, quelle joie, quelle allégresse de célébrer cette éternelle naissance qui se fait en la splendeur des saints (1) ; de la célébrer, dis-je, en la voyant, et de la voir en la célébrant!

Le très doux saint Bernard, étant encore jeune garçon à Châtillon-sur-Seine, la nuit de Noël, attendait en l’église que l’on commençât l’office sacré ; et en cette attente, le pauvre enfant s’endormit d’un sommeil fort léger, pendant lequel, Ô Dieu, quelle douceur! il vit en-esprit, mais d’une vision fort distincte et fort claire, comme le Fils de Dieu ayant épousé la nature humaine, et s’étant rendu petit enfant dans les entrailles très pures de sa mère, naissait virginalement de son sein sacré avec une humble suavité mêlée d’une céleste majesté,

Comme l’époux qui, en maintien royal,
Sort tout joyeux de son lit nuptial (2).

Vision, Théotime, qui combla tellement le coeur amiable du petit Bernard d’aise, de jubilation et de délices spirituelles, qu’il en eut toute sa vie des ressentiments extrêmes, et partant, combien que (3) depuis, comme une abeille sacrée, il recueillit toujours de tous les divins mystères le miel de mille douces et divines consolations, si est-ce que la solennité de Noël lui apportait une particulière suavité, et parlait avec un goût nonpareil de cette nativité de son Maître. Hélas ! mais de grâce, Théotime, si une vision mystique

(1)
Ps 109,3
(2) Ps 81,6
(3) Combien que, bien que, quoique.

et imaginaire de la naissance temporelle et humaine du Fils de Dieu, par laquelle il procédait homme de la femme, vierge d’une vierge, ravit et contente si fort le coeur d’un enfant; hé! que sera-ce, quand nos esprits glorieusement illuminés de la clarté bienheureuse, verront cette éternelle naissance par laquelle le Fils procède Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu d’un vrai Dieu, divinement et éternellement? Alors donc notre esprit se joindra par une complaisance incompréhensible à cet objet si délicieux, et par une invariable attention lui demeurera éternellement uni.


CHAPITRE XIII De l’union des esprits bienheureux avec Dieu en la vision de la production du Saint-Esprit.

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Le Père éternel voyant l’infinie bonté et beauté de son essence si vivement, essentiellement et substantiellement exprimée en son Fils, et le Fils voyant réciproquement que sa même essence, bonté et beauté est originairement en son Père comme en sa source ou fontaine; hé! se pourrait-il faire que ce divin Père et son Fils ne s’entr’aimassent pas d’un amour infini, puisque leur volonté par laquelle ils s’aiment, et leur bonté pour laquelle ils s’aiment, sont infinies en l’un et en l’autre ?

L’amour ne nous trouvant pas égaux, il nous égale; ne nous trouvant pas unis, il nous unit. Or, le Père et le Fils se trouvant non seulement égaux et unis, ains un même Dieu, une même essence et une même unité, quel amour doivent-ils avoir l’un à l’autre! Mais cet amour ne se passe pas comme l’amour que les créatures intellectuelles ont entre elles ou envers leur Créateur. Car l’amour créé se fait par plusieurs et divers élans, soupirs, unions et liaisons qui s’entre-suivent, et font la continuation de l’amour avec une douce vicissitude de mouvements spirituels. Mais l’amour divin du Père éternel envers son Fils est pratiqué en un seul soupir élancé réciproquement par le Père et le Fils, qui en cette sorte demeurent unis et liés ensemble. Oui, mon Théotime : car la bonté du Père et du Fils n’étant qu’une seule très uniquement unique bonté, commune à l’un et à l’autre, l’amour de cette bonté ne peut être qu’un seul amour; parce qu’encore qu’il y ait deux amants, à savoir le Père et le Fils, néanmoins il n’y a que leur seule très unique bonté qui leur est commune, laquelle est aimée, et leur très unique volonté qui aime; et partant il n’y a aussi qu’un seul amour exercé par un seul soupir amoureux. Le Père soupire cet amour, le Fils le soupire aussi ; mais parce que le Père ne soupire cet amour que par la même volonté et pour la même bonté qui est également et uniquement en lui et en son Fils, et le Fils mutuellement (1) ne soupire ce soupir amoureux que pour cette même bonté et par cette même volonté ; partant ce soupir amoureux n’est qu’un seul soupir, ou un seul esprit élancé par deux soupirants.

(1) Mutuellement, à son tour.


Et d’autant que le Père et le Fils qui soupirent, ont une essence et volonté infinie par laquelle ils soupirent, et que la bonté pour laquelle ils soupirent est infinie, il est impossible que le soupir ne soit infini. Et d’autant qu’il ne peut être infini qu’il ne soit Dieu, partant cet esprit soupiré du Père et du Fils est vrai Dieu. Et parce qu’il n’y a, ni peut avoir qu’un seul Dieu, il est un seul vrai Dieu avec le Père et le Fils. Mais de plus, parce que cet amour est un acte qui procède réciproquement du Père et du Fils, il ne peut être ni le Père ni le Fils desquels il est procédé, quoiqu’il ait la même bonté et substance du Père et du Fils; ains faut que ce soit une troisième personne divine, laquelle avec le Père et le Fils ne soit qu’un seul Dieu. Et d’autant que cet amour est produit par manière de soupir ou d’inspiration, il est appelé Saint-Esprit.

Or sus, Théotime, le roi David, décrivant la suavité de l’amitié des serviteurs de Dieu, s’écrie

O voici que c’est chose bonne
Qui mille suavités donne,
Quand les frères ensemblement
Habitent unanimement:
Car cette douceur amiable
Au très saint onguent est semblable,
Que dessus le chef on versa,
D’Aaron, quand on le consacra:
Onguent, dont la tête sacrée
D’Aaron était toute trempée,
Jusqu’à la robe s’écoulant
Et tout son collet parfumant (1).

(1)
Ps 131,1-2


Mais, Ô Dieu ! si l’amitié humaine est tant agréablement aimable, et répand une odeur si délicieuse sur ceux qui la contemplent; que sera-ce, mon bien-aimé Théotime, de voir l’exercice sacré de l’amour réciproque du Père envers le Fils éternel? Saint Grégoire Nazianzène raconte que l’amitié incomparable qui était entre lui et son grand saint Basile, était célébrée par toute la Grèce, et Tertullien témoigne que les païens admiraient cet amour plus que fraternel qui régnait entre les premiers chrétiens. O quelle fête ! quelle solennité! de quelles louanges et bénédictions doit être célébrée, de quelle admiration doit être honorée et aimée l’éternelle et souveraine amitié du Père et du Fils ! Qu’y a-t-il d’aimable et d’amiable, si l’amitié ne l’est pas? Et si l’amitié est aimable et amiable, quelle amitié le peut être en comparaison de cette infinie amitié qui est entre le Père et le Fils, et qui est un même Dieu très unique avec eux? Notre coeur, Théotime, s’abîmera d’amour en l’admiration de la beauté et suavité de l’amour que ce Père éternel et ce Fils incompréhensible pratiquent divinement et éternellement.


CHAPITRE XIV Que la sainte lumière de la gloire servira à l’union des esprits bienheureux avec Dieu.

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L’entendement créé verra donc l’essence divine sans aucune entremise d’espèce ou représentation; mais il ne la verra pas néanmoins sans quelque excellente lumière qui le dispose, élève et renforce pour faire une vue si haute, et d’un objet si sublime et éclatant. Car, comme la chouette a bien la vue assez forte pour voir la sombre lumière de la nuit sereine, mais non pas toutefois pour voir la clarté du midi qui est trop brillante pour être reçue par des yeux si troubles et imbéciles ainsi notre entendement qui a bien assez de force pour considérer les vérités naturelles par son discours, et même les choses surnaturelles de la grâce par la lumière de lai foi, ne saurait pas néanmoins, ni par la lumière de la nature, ni par la lumière de la foi, atteindre jusqu’à la vue de la substance divine en elle-même. C’est pourquoi la suavité de la sagesse éternelle a disposé de ne point appliquer son essence à notre entendement, qu’elle ne l’ait préparé, revigoré et habilité (1) pour recevoir une vue si éminente, et disproportionnée à sa condition naturelle, comme est la vue de la Divinité. Car ainsi le soleil, souverain objet de nos yeux corporels entre les choses naturelles, ne se présente point à notre vue que premier il n’envoie ses rayons par le moyen desquels nous le puissions voir, de sorte que nous ne le voyons que par sa lumière. Toutefois il y a die la différence entre les rayons que le soleil jette à nos yeux corporels, et la lumière que Dieu créera en nos entendements au ciel; car le rayon du soleil corporel ne fortifie point nos yeux quand ils sont faibles et impuissants à voir, ains plutôt il les aveugle, éblouissant et dissipant leur vue infirme: ou au contraire cette sacrée lumière de gloire trouvant nos entendements inhabiles et incapables de voir la Divinité, elle les élève, renforce et perfectionne si excellemment, que par une merveille incompréhensible ils regardent et contemplent l’abîme de la clarté divine fixement et droitement en elle-même, sans être éblouis ni rebouchés (2): de la grandeur infinie de son éclat.

(1) Habilité, disposé, instruit.
(2) Rebouchés de..., refermés par.

Tout ainsi donc que Dieu nous a donné la lumière de la raison par laquelle nous le pouvons connaît comme auteur de la nature, et la lumière de la foi par laquelle nous le considérons comme source de la grâce: de même il nous donnera la lumière de gloire par laquelle nous le contemplerons comme fontaine de la béatitude et vie éternelle, mais fontaine, Théotime, que nous ne contemplerons pas de loin, comme nous faisons maintenant par la foi, ains que nous verrons par la lumière de gloire, plongés et abîmés en icelle. Les plongeons (1), dit Pline, qui pour pêcher les pierres précieuses s’enfoncent dans la mer, prennent de l’huile en leurs bouches, afin que la répandant ils aient plus de jour pour voir dedans les eaux entre lesquelles ils nagent. Théotime, l’âme bienheureuse étant enfoncée et plongée dans l’océan de la divine Essence, Dieu répandra dans son entendement la sacrée lumière de gloire, qui lui fera jour dans cet abîme de lumière inaccessible (2), afin que par la clarté de la gloire nous voyions la clarté de la Divinité.

En Dieu gît la fontaine même
De vie et de plaisir suprême
La clarté noua apparaîtra
Aux rais (3) de sa vive lumière.
Et notre liesse plénière
De son jour seulement naîtra (4).

(1) Plongeons, plongeurs.
(2)
1Tm 1
(3) Rais, rayons.
(4) Ps 35,40


CHAPITRE XV Que l’union des bienheureux avec Dieu aura des différents degrés.

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Or ce sera cette lumière de gloire, Théotime, qui donnera la mesure à la vue et contemplation des bienheureux; et selon que nous aurons plus ou moins de cette sainte splendeur, nous verrons aussi plus ou moins clairement, et par conséquent plus ou moins heureusement la très sainte Divinité, qui regardée diversement nous rendra de même différemment glorieux. Certes en ce paradis céleste tous les Esprits voient toute l’essence divine; mais nul d’entre eux, ni tous ensemble ne la voient, ni peuvent voir totalement. Non, Théotime; car Dieu étant très uniquement un et très simplement indivisible, on ne le peut voir qu’on ne le voie tout, d’autant qu’il est infini, sans limite ni borne, ni mesure quelconque en sa perfection; il n’y a ni peut avoir aucune capacité hors de lui qui jamais puisse totalement comprendre ou pénétrer l’infinité de sa bonté infiniment essentielle et essentiellement infinie.

Cette lumière créée du soleil visible qui est limitée et finie, est tellement vue toute de tous ceux qui la regardent, qu’elle n’est pourtant jamais vue totalement de pas un, ni même de tous ensemble. Il en est presque ainsi de tous nos sens, outre plusieurs qui oyent une excellente musique, quoique tous l’entendent toute, les uns pourtant ne l’oyent pas si bien, ni avec tant de plaisir que les autres, selon que les oreilles sont plus ou moins délicates. La manne était savourée toute de quiconque la mangeait, mais différemment néanmoins, selon la diversité des appétits de ceux qui la prenaient, et ne fut jamais savourée totalement; car elle avait plus de différentes saveurs, qu’il n’y avait de variétés de goût ès Israélites. Théotime, nous verrons et savourerons là-haut au ciel toute la Divinité; mais jamais nul des bienheureux, ni tous ensemble, ne la verront ou savoureront totalement. Cette infinité divine aura toujours infiniment plus d’excellences que nous ne saurions avoir de suffisance et de capacité : et nous aurons un contentement indicible de connaître qu’après avoir assouvi tout le désir de notre coeur, et rempli pleinement sa capacité en la jouissance du bien infini qui est Dieu, néanmoins il restera encore en cette infinité des infinies perfections à voir, à jouir et posséder, que sa divine majesté comprend et voit elle seule, elle seule se comprenant soi-même.

Ainsi les poissons jouissent de la grandeur incroyable de l’Océan ; et jamais pourtant aucun poisson, ni même toute la multitude des poissons, ne vit toutes les plages, ni ne trempa ses écailles en toutes les eaux de la mer. Et les oiseaux s’égayent à leur gré dans la vasteté de l’air; mais jamais aucun oiseau, ni mémo toute la race des oiseaux ensemble, n’a battu des ailes toutes les contrées de l’air, et n’est jamais parvenu à la suprême région d’icelui. Ah ! Théotime, nos esprits, à leur gré et selon toute l’étendue de leurs souhaits, nageront en l’Océan, et voleront en l’air de la Divinité, et se réjouiront éternellement de voir que cet air est tant infini, cet Océan si vaste, qu’il aie peut être mesuré par leurs ailes; et que jouissant, sans réserve ni exception quelconque, de tout cet abîme infini de la Divinité, ils ne peuvent néanmoins jamais égaler leur jouissance à cette infinité, laquelle demeure toujours infiniment infinie au-dessus de leur capacité.

Et sur ce sujet les esprits bienheureux sont ravis de deux admirations : l’une pour l’infinie beauté qu’ils contemplent, et l’autre pour l’abîme de l’infinité qui reste à voir en cette même beauté. O Dieu! que ce qu’ils voient est admirable! mais, Ô Dieu! que ce qu’ils ne voient pas l’est beaucoup plus! Et toutefois, Théotime, la très sainte beauté qu’ils voient étant infinie, elle les rend parfaitement satisfaits et assouvis; et se contenant d’en jouir, selon le rang qu’ils tiennent au ciel, à cause de la très aimable providence divine qui en a ainsi ordonné, ils convertissent la connaissance qu’ils ont de ne posséder pas, ni ne pouvoir posséder totalement leur objet, en une simple complaisance d’admiration, par laquelle ils ont une joie souveraine de voir que la beauté qu’ils aiment est tellement infinie, qu’elle ne peut être totalement connue que par elle-même. Car en cela consiste la divinité de cette beauté infinie, ou la beauté de cette infinie divinité.

FIN DU TROISIÈME LIVRE.


LIVRE QUATRIÈME

DE LA DÉCADENCE ET RUINE DE LA CHARITÉ


CHAPITRE PREMIER Que nous pouvons perdre l’amour de Dieu, tandis que nous sommes en cette vie mortelle.

410
Nous ne faisons pas ces discours pour ces grandes âmes d’élite que Dieu, par une très spéciale faveur, maintient et confirme tellement de son amour, qu’elles sont hors le hasard de jamais le perdre. Nous parlons pour le reste des mortels, auxquels le Saint-Esprit adresse ces avertissements : Qui est debout qu’il prenne garde à ne point tomber (
1Co 10,12). Tiens ce que tu as (Ap 3,11). Ayez soin et travaillez, afin d’assurer par bonnes oeuvres votre vocation (2P 1,10). Ensuite de quoi il leur fait sentir cette prière: Ne me rejetez point de devant votre face et ne m’ôtez point votre Saint-Esprit (Ps 20,13). Et ne nous induisez point en tentation (Mt 7,13) ; afin qu’ils fassent leur salut avec un saint tremblement et une crainte sacrée (Ph 2,12); sachant qu’ils ne sont plus invariables et fermes à conserver l’amour de Dieu, que le premier Ange avec ses sectateurs et Judas, qui l’ayant reçu le perdirent, et en le perdant se perdirent éternellement eux-mêmes; ni que Salomon, qui l’ayant une fois quitté, tient tout le monde en doute de sa damnation; ni qu’Adam, Éve, David, saint Pierre, qui étant enfants de salut, ne laissèrent pas de déchoir pour un temps de l’amour sans lequel il n’y a point de salut. Hélas! ô Théotime, qui sera donc assuré de conserver l’amour sacré en cette navigation de la vie mortelle, puisqu’en la terre et au ciel tant de personnes d’incomparable dignité ont fait de si cruels naufrages?

Mais, Ô Dieu éternel! comme est-il possible, direz-vous, qu’une âme qui n l’amour de Dieu, le puisse jamais perdre? car où l’amour est, il résiste au péché. Et, comme se peut-il donc faire que le péché y entre? puisque l’amour est fort comme la mort, âpre au combat comme l’enfer (Ct 8,6), comme peuvent les forces de la mort ou de l’enfer, c’est-à-dire, les péchés, vaincre l’amour qui pour le moins les égale en force, et les surmonte en assistance et en droit? Mais comme peut-il être qu’une âme raisonnable, qui a une fois savouré une si grande douceur comme est celle de l’amour divin, puisse oncques volontairement avaler les eaux amères de l’offense ? Les enfants, tout enfants qu’ils sont, étant nourris au lait, au beurre et au miel, abhorrent l’amertume de l’absinthe et du chicotin (2), et pleurent jusques à pâmer, quand on leur en fait goûter. Hé! donc, Ô vrai Dieu, l’âme une fois jointe à la bonté du Créateur, comme le peut-elle quitter pour suivre la vanité de la créature ?

(2) Chicotin, extrait fort amer de l’aloès ou de la coloquinte.


Mon cher Théotime, les cieux mêmes s’ébahissent, leurs portes se froissent de frayeur (Jr 2,12), et les anges de paix (Is 23,7) demeurent éperdus d’étonnement sur cette prodigieuse misère du coeur humain, qui abandonne un bien tant aimable, pour s’attacher à des choses si déplorables. Mais avez-vous jamais vu cette petite merveille que chacun sait, et de laquelle chacun ne sait pas la raison? quand on perce un tonneau bien plein., il ne répandra point son vin, qu’on ne lui donne de l’air par-dessus; ce qui n’arrive pas aux tonneaux esquels il y a déjà du vide; car on ne les a pas plus tôt ouverts que le vin en sort. Certes, en cette vie mortelle, quoique nos âmes abondent en amour céleste, si est-ce que (3) jamais elles n’en sont si pleines, que par la tentation cet amour ne puisse sortir, Mais là-haut au ciel, quand les suavités de la beauté de Dieu occuperont tout notre entendement, et les délices de sa bonté assouviront toute notre volonté, en sorte qu’il n’y aura rien que la plénitude de son amour ne remplisse; nul objet, quoiqu’il pénètre jusqu’à nos coeurs, ne pourra jamais tirer, ni faire sortir une seule goutte de la précieuse liqueur de leur amour céleste. Et de penser donner du vent par-dessus, c’est-à-dire, décevoir ou surprendre l’entendement, il ne sera plus possible; car il sera immobile en l’appréhension de la vérité souveraine.

(3) Si est-ce que, toujours est il que


Ainsi le vin qui est bien épuré et séparé de sa lie, peut aisément être garanti de tourner et pousser (1) ; mais celui qui est sur la lie, y est presque toujours sujet. Et quant à nous, tandis que nous sommes en ce monde, nos esprits sont sur la lie et le tartre de mille humeurs et misères, et par conséquent aisés à changer et tourner en leur amour. Mais étant au ciel, où, comme en ce grand festin décrit par Isaïe, nous aurons le vin purifié de toute lie (Is 25,6), nous ne serons plus sujets au change, ains demeurerons inséparablement unis par amour à notre souverain bien. Ici, parmi les crépuscules de l’aube du jour, nous craignons qu’en lieu de l’époux nous ne rencontrions quoiqu’autre objet qui nous amuse et déçoive; mais quand nous le trouverons là-haut où il repaît et repose au midi de sa gloire (Ct 1,6), il n’y aura plus moyen d’être trompé; car sa lumière sera trop claire, et sa douceur nous liera si serrés à sa bonté, que nous ne pourrons plus vouloir nous en déprendre.

(1) Pousser, fermenter.
(4) Le corail est un arbrisseau... le corail est un polypier qui a la forme d’un arbrisseau couvert d’une membrane vasculaire qui relie entre eux les polypes et leur permet de profiter de la même nourriture.

Nous sommes comme le corail qui, dans l’océan, lieu de son origine, est un arbrisseau (4) pâle vert, faible, fléchissant et pliable; mais étant tiré hors du fond de la mer comme du sein de sa mère, il devient presque pierre, se rendant ferme et impliable, à mesure qu’il change son vert blafâtre en un vermeil fort vif; car ainsi étant encore emmi la mer de ce monde, lieu de notre naissance, nous sommes sujets à des vicissitudes extrêmes, et pliables à toutes les mains: à la droite de l’amour céleste par l’inspiration, à la gauche de l’amour terrestre par la tentation. Mais si une fois tirés hors de cette mortalité, nous avons changé le pâle vert de nos craintives espérances au vif vermeil de l’assurée jouissance, jamais plus nous ne serons muables (1); ains demeurerons à toujours arrêtés en l’amour éternel.

Il est impossible de voir la Divinité et ne l’aimer pas. Mais ici-bas, où, sans la voir, noirs l’entrevoyons seulement ais travers des ombres de la foi, comme en un miroir (2), notre connaissance n’est pas si grande, qu’elle ne laisse encore l’entrée à la surprise des autres objets et biens apparents, lesquels, entre les obscurités qui se mêlent en la certitude et vérité de la foi, se glissent insensiblement comme petits renardeaux, et démolissent notre vigne fleurie (3). En somme, Théotime, quand nous avons la charité, notre franc arbitre est paré de la robe nuptiale, de laquelle comme il peut toujours demeurer vêtu, s’il veut, en bien faisant, aussi s’en peut-il dépouiller, s’il lui plaît, en péchant.

(1) Muables, changeantes.
(2) 1Co 13,12
(3) Ct 2,15



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