Sales: Amour de Dieu 420

CHAPITRE II Du refroidissement de l’âme en l’amour sacré.

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L’âme est maintes fois contristée et affligée dans le corps, jusque même à quitter plusieurs membres d’icelui, qui demeurent privés de mouvement et sentiment, encore qu’elle n’abandonne pas le coeur, où elle est toujours entière jusques à l’extrémité de la vie. Ainsi, la charité est quelquefois tellement allangourie et abattue dans le coeur, qu’elle ne parait presque plus en aucun exercice, et néanmoins elle ne laisse pas d’être entière en la suprême région de l’âme, et c’est lorsque, sous la multitude des péchés véniels, comme sous des cendres, le feu du saint amour demeure couvert et sa lueur étouffée, quoique non pas amorti ni éteint; car tout ainsi que la présence du diamant empêche l’exercice et l’action de la propriété que l’aimant a d’attirer le fer, sans toutefois lui ôter la propriété, laquelle opère soudain que cet empêchement est éloigné; de même la présence du péché véniel n’ôte pas voirement à la charité sa force et puissance d’opérer, mais elle l’engourdit en certaine façon, et la prive de l’usage de son activité, si qu’elle demeure sans action, stérile et inféconde.

Certes, le péché véniel, ni même l’affection au péché véniel, n’est pas contraire à l’essentielle résolution de la charité qui est de préférer Dieu à toutes choses, d’autant que par ce péché nous aimons quelque chose hors de la raison, mais non pas contre la raison; nous déférons un peu trop, et plus qu’il n’est convenable à la créature, mais non pas en la préférant au Créateur; nous nous amusons plus qu’il ne faut aux choses terrestres, mais nous ne quittons pas pour cela les célestes. En somme, cette sorte de péché nous retarde au chemin de la charité, mais il ne nous en retire pas; et partant le péché véniel n’étant pas contraire à la charité, il ne la détruit jamais, ni en tout ni en partie.

Dieu fit savoir à l’évêque d’Éphèse qu’il avait délaissé sa première charité (
Ap 2,4). Où il ne dit pas qu’il était sans charité, mais seulement qu’elle n’était plus telle qu’au commencement, c’est-à-dire, qu’elle n’était plus prompte, fervente, fleurissante et fructueuse; ainsi que nous avons accoutumé de dire d’un homme qui, de brave, joyeux et gaillard, est devenu chagrin, paresseux et maussade : ce n’est plus celui d’autrefois, car nous ne voulons pas entendre que ce ne soit pas le même selon la substance, mais seulement selon les actions et exercices. Et de même Notre-Seigneur a dit qu’ès derniers jours la charité de plusieurs se refroidira (Mt 24,12), c’est-à-dire, elle ne sera pas si active et courageuse, à cause de la crainte et de l’ennui qui oppressera les coeurs. Certes, la concupiscence ayant conçu, elle engendre le péché (Jc 1,15); mais ce péché, quoique péché, n’engendre pas toujours la mort de l’âme, ains seulement lorsqu’il e une malice entière, et qu’il est consommé et accompli (Jc 1,15), comme dit saint Jacques, qui en cela établit si clairement la différence entre le péché véniel et le péché mortel, que je ne sais comme il s’est trouvé des gens en notre siècle qui aient en la hardiesse de le nier (1).

(1) Luther et Calvin, Wicklef, et plus tard Baïus, ont nié la distinction entre les péchés sous le rapport de la gravité, les déclarant tous mortels.


Néanmoins, le péché véniel est péché, et par conséquent il déplaît à la charité, non comme chose qui lui soit contraire, mais comme chose contraire à ses opérations et à son progrès, voire même à son intention, laquelle étant que nous rapportions toutes nos opérations à Dieu, elle est violée par le péché véniel, qui porte les actions pur lesquelles nous le commettons, non pas voirement contre Dieu, mais hors de Dieu et de sa volonté. Et comme nous disons d’un arbre qui a été rudement touché et réduit en friche par la tempête, que rien n’y est demeuré, parce qu’encore que l’arbre est entier, néanmoins il est resté sans fruit: de même, quand notre charité est battue des affections que l’on a aux péchés véniels, nous disons qu’elle est diminuée et défaillie, non que l’habitude de l’amour ne soit entière en nos esprits, mais parce qu’elle est sans les oeuvres qui sont ses fruits.

L’affection aux grands péchés rendait tellement la vérité prisonnière de l’injustice entre les philosophes païens, que, comme dit le grand Apôtre connaissant Dieu, ils ne le glorifiaient pas (Rm 10,18-21), selon que cette connaissance requérait, si que cette affection n’exterminant uns la lumière naturelle, elle la rendait infructueuse. Aussi les affections au péché véniel n’abolissent pas la charité; mais elles la tiennent comme une esclave, liée pieds et mains, empêchant sa liberté et son action. Cette affection nous attachant par trop à la jouissance des créatures, nous prive de la privauté spirituelle entre Dieu et nous, à laquelle la charité, comme vraie amitié, nous incite. Et par conséquent, elle nous fait perdre les secours et assistances intérieurs, qui sont comme les esprits vitaux et animaux de l’âme, du défaut desquels provient une certaine paralysie spirituelle; laquelle enfin, si on n’y remédie, nous conduit à la mort. Car en somme la charité étant une qualité active, ne peut être longtemps sans agir ou périr. Elle est, disent nos anciens, de l’humeur de Rachel : Donne-moi des enfants, disait celle-ci à son mari, autrement je mourrai (Gn 30,1). Et la charité presse le coeur auquel elle est mariée, de la féconder en bonnes oeuvres; autrement elle périra.

Nous ne sommes guère en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations. Or, ces esprits vils, paresseux et adonnés aux plaisirs extérieurs, n’étant pas duicts (2) aux combats, ni exercés aux armes spirituelles, ils ne gardent jamais guère la charité, ains se laissent ordinairement surprendre à la coulpe mortelle : ce qui arrive d’autant plus aisément, que par le péché véniel l’âme se dispose au mortel. Car, comme cet ancien ayant continué à porter tous les jours un même veau, le porta enfin encore qu’il fût devenu un gros boeuf, la coutume ayant petit à petit rendu insensible à ses forces l’accroissement d’un si lourd fardeau: ainsi celui qui s’affectionne à jouer des testons (1), jouerait enfin des écus, des pistoles, des chevaux, et, après ses chevaux, toute sa chevance (2). Qui lâche la bride aux menues colères, se trouve enfin furieux et insupportable; qui s’adonne à mentir par raillerie, est grandement en danger de mentir avec calomnie.

Enfin, Théotime, nous disons de ceux qui ont la complexion fort faible, qu’ils n’ont point de vie, qu’ils n’en ont pas une once, où qu’ils n’en ont pas plein le poing; parce que ce qui doit bientôt finir, semble en effet n’être plus. Et ces âmes fainéantes, adonnées aux plaisirs et affectionnées aux choses transitoires, peuvent bien dire qu’elles n’ont plus de charité, puisque, si elles en ont, elles sont en voie de la perdre bientôt.


(2) Duicts, instruits.
(1) Teston, petite monnaie d’argent frappée à l’image de Louis XII, valant dix à douze sous.
(2) Sa chevance, son bien, de chevir être maître de...


CHAPITRE III Comme on quitte le divin amour pour celui des créatures.

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Ce malheur de quitter Dieu pour la créature arrive ainsi. Nous n’aimons pas Dieu sans intermission (3) ; d’autant qu’en cette vie mortelle la charité est en nous par manière de simple habitude, de laquelle, comme les philosophes ont remarqué, nous usons quand il nous plaît, et non jamais contre notre gré. Quand donc nous n’usons pas de la charité qui est en nous, c’est-à-dire, quand nous n’employons pas notre esprit aux exercices de l’amour sacré, ains que le tenant diverti à quelque autre occupation, ou que, paresseux en soi-même, il se tient inutile et négligent, alors, Théotime, il peut dire touché de quelque objet mauvais, et surpris de quelque tentation. Et bien que l’habitude de la charité en même temps soit au fond de notre âme et qu’elle fasse son office, nous inclinant à rejeter la suggestion mauvaise, si est-ce qu’elle ne nous presse pas, ni nous porte à l’action de la résistance qu’à mesure que nous la secondons, comme les habitudes ont coutume de faire; et partant nous laissant en notre liberté, il advient maintes fois que le mauvais objet ayant jeté bien avant ses attraits dans notre coeur, nous nous attachons à lui par une complaisance excessive, laquelle venant à croître, il nous est malaisé de nous en défaire ; et comme des épines, selon que dit notre Seigneur, elle suffoque enfin la semence de la grâce et dilection céleste (
Lc 8,7). Ainsi arriva-t-il à notre première mère Eve, de laquelle la perte commença par un certain amusement qu’elle prit à deviser avec le serpent; recevant de la complaisance d’ouïr parler de son agrandissement en science, et de voir la beauté du fruit défendu ; si que la complaisance grossissant en l’amusement, et l’amusement se nourrissant dans la complaisance, elle s’y trouva enfin tellement engagée, que se laissant aller au consentement, elle commit le malheureux péché auquel par après elle attira son mari (Gn 3).

(3) Intermission, alternative, interruption.

On voit que les pigeons touchés de vanité se pavanent quelquefois en l’air, et font des esplanades (1) çà et là, se mirant en la variété de leur pennage (2); et lors les tiercelets et les faucons qui les épient, viennent fondre sur eux et les attrapent ; ce qu’ils ne feraient jamais, si les pigeons volaient leur droit vol, d’autant qu’ils ont l’aile plus raide que les oiseaux de proie. Hélas ! Théotime, si nous ne nous amusions pas en la vanité des plaisirs caducs, et surtout en la complaisance de notre amour-propre, ains qu’ayant une fois la charité, nous fussions soigneux de voler droit là par où elle nous porte, jamais les suggestions et tentations ne nous attraperaient. Mais parce que, comme colombes séduites et déçues de notre propre estime, nous retournons sur nous-mêmes, et entretenons trop nos esprits parmi les créatures, nous nous trouvons souvent surpris entre les serres de nos ennemis, qui nous emportent et dévorent.

(1) Font des esplanades, planent.
(2) Pennage, plumage.


Dieu ne veut pas empêcher que nous ne soyons attaqués de tentations, afin que résistant, notre charité soit plus exercée, et puisse par le combat emporter la victoire, et par la victoire obtenir le triomphe. Mais que nous ayons quelque sorte d’inclination à nous délecter en la tentation, cela vient de la condition de notre nature, qui aime tant le bien, que pour cela elle est sujette d’être attachée partout ce qui a apparence de bien; et ce que la tentation nous présente pour amorce, est toujours de cette sorte. Car, comme enseignent les saintes lettres, ou c’est un bien honorable, selon le monde, pour nous provoquer à l’orgueil de la vie mondaine, ou un bien délectable aux sens, pour nous porter à la convoitise charnelle, ou un bien utile à nous enrichir, pour nous inciter à la convoitise et avarice des yeux (Jn 1,15). Que si nous tenions notre foi, laquelle sait discerner entre les vrais biens qu’il faut pourchasser, et les faux qu’il faut rejeter, vivement attentive à son devoir, certes elle servirait de sentinelle assurée à la charité, et lui donnerait avis du mal qui s’approche du coeur sous prétexte du bien, et la charité le repousserait soudain. Mais parce que nous tenons ordinairement notre foi ou dormante, ou moins attentive qu’il ne serait requis pour la conservation de notre charité, nous sommes aussi souvent surpris de la tentation, laquelle séduisant nos sens, et nos sens incitant la partie inférieure de notre âme à la rébellion, il advient que maintes fois la partie supérieure de la raison cède à l’effort de cette révolte, et commettant le péché, elle perd la charité.

Tel fut le progrès de la sédition que le déloyal Absalon excita contre son bon père David. Car il mit en avant des propositions bonnes en apparence, lesquelles étant une fois reçues par les pauvres Israélites, desquels la prudence était endormie et engourdie, il les sollicita tellement qu’il les réduisit à une entière rébellion (2S 15,12), de sorte que David fut contraint de sortir tout éploré de Jérusalem avec tous ses plus fidèles amis, ne laissant en la ville de gens de marque, sinon Sadoc et Abiathar, prêtres de l’Éternel, avec leurs enfants; or Sadoc était voyant, c’est-à-dire, prophète (2S 15,27).

Car de même, très cher Théotime, l’amour propre trouvant notre foi hors d’attention et sommeillante, il nous présente des biens vains, mais apparents; séduit nos sens, notre imagination et les facultés de nos âmes, et presse tellement nos francs arbitres, qu’il les conduit à l’entière révolte contre le saint amour de Dieu; lequel alors, comme un autre David, sort de notre coeur avec tout son train, c’est-à-dire, avec les dons du Saint-Esprit et les autres vertus célestes, qui sont compagnes inséparables de la charité, si elles ne sont ses propriétés et habilités (2): et ne reste plus en la Jérusalem de notre âme aucune vertu d’importance, sinon Sadoc le Voyant, c’est-à-dire, le don de la foi, qui nous peut faire voir les choses éternelles, avec son exercice, et encore Abiathar, c’est-à-dire, le don de l’espérance avec son action, qui tous deux demeurent bien affligés et tristes, maintenant toutefois en nous l’arche de l’alliance, c’est-à-dire, la qualité et le titre de chrétien qui nous est acquis par le baptême.

(2) Habilités, facultés, dispositions.

Hélas ! Théotime, quel pitoyable spectacle aux anges de paix de voir ainsi sortir le Saint-Esprit et son amour de nos âmes pécheresses! Eh ! je crois certes que, s’ils pouvaient alors pleurer, ils verseraient des larmes infinies, et d’une voix lugubre, lamentant notre malheur, ils chanteraient le triste cantique que Jérémie entonna, quand, assis sur le seuil du temple désolé, il contempla la ruine de Jérusalem au temps de Sédécie:

Ah ! combien vois-je désolée
Cette cité jadis comblée
De peuple, de bien et d’honneur,
Maintenant siège de l’horreur (Lm 1,1)




CHAPITRE IV Que l’amour se perd en un moment.

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L’amour de Dieu qui nous porte jusqu’au mépris de nous-mêmes, nous rend citoyens de la Jérusalem céleste ; l’amour de nous-mêmes qui nous pousse jusqu’au mépris de. Dieu, nous rend esclaves de la Babylone infernale. Or, nous allons certes petit à petit à ce mépris de Dieu ; mais nous n’y sommes pas plus tôt parvenus, que soudain, en un moment, la sainte charité, se sépare de nous, on, pour mieux dire,, elle périt tout à fait. Oui, Théotime, car en ce mépris de Bien consiste le péché mortel, et un seul péché mortel bannit la charité de l’âme, d’autant qu’il rompt le lien et l’union d’icelle avec Dieu, qui est l’obéissance et soumission à sa volonté. Et comme le coeur humain ne peut être vivant et divisé, aussi la charité, qui est le coeur de l’âme et l’âme du coeur, ne peut jamais être blessée qu’elle ne soit tuée ; ainsi qu’on dit des perles, qui conques de la rosée céleste, périssent si une seule goutte de l’eau marine entre dedans leur écaille. Notre esprit certes ne sort pas petit à petit de son corps, ains en un moment, lorsque l’indisposition du corps est si grande qu’il ne peut plus y faire des actions de vie; de même, à l’instant que le coeur est tellement détraqué en ses passions, que la charité n’y peut plus régner, elle le quitte et abandonne ; car elle est si généreuse, qu’elle ne peut cesser de régner sans cesser d’être.

Les habitudes que nous acquérons par nos seules actions humaines, ne périssent pas par un seul acte contraire; car nul ne dira qu’un homme soit intempérant pour un seul acte d’intempérance, ni qu’un peintre ne soit pas bon maître pour avoir une fois manqué à l’art; ains comme toutes telles habitudes nous arrivent par la suite et impression de plusieurs actes, ainsi nous les perdons par une longue cessation de leurs actes, ou par multitude d’actes contraires. Mais la charité, Théotime, que le Saint-Esprit répand en un moment dans nos coeurs, lorsque les conditions requises à cette infusion se rencontrent en nous, certes aussi en un instant elle nous est ôtée sitôt que détournant notre volonté de l’obéissance que nous devons à Dieu, nous avons achevé de consentir à la rébellion et déloyauté à laquelle la tentation nous incite.

Il est vrai que la charité s’agrandit par accroissement de degré à degré, et de perfection à perfection, selon que par nos oeuvres ou la réception des sacrements nous lui faisons place; mais toutefois elle ne diminue pas par amoindrissement de sa perfection; car jamais ou n’en perd un seul bien qu’on ne la perde toute; en quoi elle ressemble au chef-d’oeuvre de Phidias, tant célébré par les anciens; car on dit que ce grand sculpteur fit en Athènes une statue de Minerve toute d’ivoire, hauts de vingt-six coudées; et au bouclier d’icelle, auquel il avait relevé les batailles des Amazones et des géants, il grava avec tant d’art son visage de lui-même, qu’on ne pouvait ôter un seul brin de son image, dit Aristote, que toute la statue ne tombât défaite; si que cette besogne ayant été perfectionnée par assemblage de pièce à pièce, en un moment néanmoins elle périssait, si on eût ôté une seule petite partie de la semblance de l’ouvrier. Et de même, Théotime, encore que le Saint-Esprit, ayant mis la charité en une âme, lui donne sa croissance par addition de degré à degré, et de perfection à perfection d’amour, si est-ce toutefois que la résolution de préférer la volonté de Dieu à toutes choses étant le point essentiel de l’amour sacré, et auquel l’image de l’amour éternel, c’est-à-dire, du Saint-Esprit, est représentée on ne saurait en ôter une seule pièce, que soudain toute la charité ne périsse.

Cette préférence de Dieu à toute chose est le cher enfant de la charité. Que si Agar, qui n’était qu’une Égyptienne, voyant son fils en danger de mourir, n’eut pas te courage de demeurer auprès de lui, aine le voulut quitter, disant : Ah! je ne saurais voir mourir cet enfant (
Gn 21,16), quelle merveille y a-t-il que la charité, fille de douceur et suavité céleste, ne puisse voir mourir son enfant, qui est le propos de ne jamais offenser Dieu? Si qu’à mesure que notre franc arbitre se résout de consentir au péché, donnant par même moyen la mort à ce sacré propos ; la charité meurt avec icelui, et dit en son dernier soupir : Hé! non jamais je ne verrai mourir cet enfant. En somme, Théotime, comme la pierre précieuse nommée prassius (2) perd sa lueur en la présence de quel venin que ce soit, ainsi l’âme perd en un instant sa splendeur, sa grâce et sa beauté qui consiste au saint amour, à l’entrée et présence de quel péché mortel que ce soit, dont il est écrit que l’âme qui péchera mourra (Ez 18,4).

(2) Prassius, prasius, prase, variété de quartz, agate.



CHAPITRE V. Que la seule cause du manquement et refroidissement de la charité est en la volonté des créatures.

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Comme ce serait une effronterie impie de vouloir attribuer aux forces de notre volonté les oeuvres de l’amour sacré que le Saint-Esprit fait en nous et avec nous, aussi serait-ce une impiété effrontée de vouloir rejeter le défaut d’amour qui est en l’homme ingrat sur le manquement de l’assistance et grâce céleste, car le Saint-Esprit crie partout, au contraire, que notre perte vient de nous (2); que le Sauveur a apporté le feu du saint amour, et ne désire rien plus sinon qu’il brûle nos coeurs (3); que le salut est préparé devant la face de toutes nations, lumière pour éclairer les Gentils et pour la gloire d’Israël (4) ; que la divine bonté ne veut point qu’aucun périsse (5), mais que tous viennent à la connaissance de la vérité; veut que tous hommes soient sauvés (6), le Sauveur d’iceux étant venu au monde afin que tous reçussent

(2)
Os 13,9
(3) Lc 12,49
(4) Lc 2,30-32
(5) 2P 3,9
(6) 1Tm 2,4

l’adoption des enfants (1), et le Sage nous avertit clairement: Ne dis point: Il tient à Dieu (2). Ainsi le sacré concile de Trente inculque divinement à tous les enfants de l’Eglise sainte, que la grâce divine ne manque jamais à ceux qui font ce qu’ils peuvent, invoquant le secours céleste; que Dieu n’abandonne jamais ceux qu’il a une fois justifiée, sinon qu’eux-mêmes les premiers l’abandonnent; de sorte que s’ils ne manquent à la grâce, ils obtiendront, la gloire.

En somme, Théotime, le Sauveur est une lumière qui éclaire tout homme qui vient en ce monde (3).

(1) Ga 4,5
(2) Qo 15,4
(3) Jn 1,9


Plusieurs voyageurs, environ l’heure de midi, un jour d’été, se mirent à dormir à l’ombre d’un arbre; mais tandis que leur lassitude et la fraîcheur de l’ombrage les tient en sommeil, le soleil s’avançant sur eux, leur porta droit aux yeux sa plus forte lumière, laquelle par l’éclat de sa clarté faisait des transparences, comme par des petits éclairs, autour de la prunelle des yeux de ces dormants, et par la chaleur qui perçait leurs paupières, les força d’une douce violence de s’éveiller; mais les uns éveillés se lèvent, et gagnant pays (4), allèrent heureusement au gîte; les autres, nuit seulement ne se lovèrent pas, mais tournant le dos au soleil et enfonçant leurs chapeaux sur leurs yeux, passèrent là leur journée à dormir, jusqu’à ce que surpris de la nuit, et voulant néanmoins aller au louis, ils s’égarent, qui çà qui là, dans une forêt à la merci des loups, sangliers et autres bêtes sauvages. Or dites, de grâce, Théotime, ceux qui sont arrivés ne devaient-ils pas savoir tout le gré de leur contentement au soleil, ou, pour parler plus chrétiennement, au créateur du soleil? Oui certes; car ils ne pensaient nullement à s’éveiller quand il en était tempe; le soleil leur fit ce bon office, et par une agréable semonce de sa clarté et de sa chaleur, les vint amiablement réveiller. Il est vrai qu’ils ne firent pas résistance au soleil, mais il les aida aussi beaucoup à ne point résister; car il vint doucement répandre sa lumière sur eux, se faisant entrevoir au travers de leurs paupières, et par sa chaleur, comme par son amour, il alla dessiller leurs yeux et les pressa de voir son jour.

(4) Gagnant pays, gagnant du terrain, avançant.


Au contraire, ces pauvres errants n’avaient-ils pas tort de crier dans ce buis: Eh ! qu’avons-nous fait au soleil, pourquoi il ne nous a pas fait voir sa lumière comme à nos compagnons, alla que nous fussions arrivés au logis, sans demeurer en ces effroyables ténèbres? Car qui ne prendrait la cause du soleil, ou plutôt de Dieu en main, mon cher Théotime, pour dire à ces chétifs malencontreux : Qu’est-ce, misérables, que le soleil pouvait bonnement faire pour vous, qu’il ne l’ait fait? Ses faveurs étaient égales envers tous vous autres qui dormiez; il vous aborda tous avec une même lumière, il vous toucha des mêmes rayons, il répandit sur vous une chaleur pareille, et malheureux que vous êtes, quoique vous vissiez vos compagnons levés prendre le bourdon pour tirer chemin (1), Vous tournâtes le dos au soleil, et ne voulûtes pas employer sa clarté ni vous laisser vaincre à sa chaleur.

(1) Tirer chemin, cheminer


Tenez, voilà maintenant, Théotime, ce que je veux dire. Tous les hommes sont voyageurs en cette vie mortelle: presque tous nous nous sommes volontairement endormis en l’iniquité; et Dieu, soleil de justice, darde sur tons très suffisamment, aine abondamment, les rayons de ses inspirations; il échauffe nos coeurs de ses bénédictions, touchant un chacun des attraits de son amour. Eh! que veut dire donc que ces attraits en attirent si peu, et en tirent encore moins? Ah t certes, ceux qui étant attirés, puis tirés, suivent l’inspiration, ont grande occasion de s’en réjouir, mais non pas de s’en glorifier. Qu’ils se réjouissent, parce qu’ils jouissent d’un grand bien; mais qu’ils ne s’en glorifient pas, puisque c’est par la pure bonté de Dieu, qui, leur laissant l’utilité de son bienfait, s’en est réservé la gloire.

Mais quant à ceux qui demeurent au sommeil de péché, ô Dieu, qu’ils ont une grande raison de lamenter, gémir, pleurer et regretter! car ils sont au malheur le plus lamentable de tous; mais ils n’ont pas raison de se douloir et plaindre, sinon d’eux-mêmes, qui ont méprisé, ains ont été rebelles à la lumière, revêches aux attraits, et se sont obstinés contre l’inspiration; de sorte qu’à leur malice seule doit être à jamais malédiction et confusion, puisqu’ils sont seuls auteurs de leur perte, seuls ouvriers de leur damnation. Ainsi les Japonais se plaignant au B. François Xavier, leur apôtre, de quoi Dieu, qui avait eu tant de soin des autres nations, semblait avoir oublié leurs prédécesseurs, ne leur ayant point fait avoir sa connaissance par le manquement de laquelle ils auraient été perdus, l’homme de Dieu leur répondit que la divine loi naturelle était plantée en l’esprit de tous les mortels, laquelle si leurs devanciers pussent observée, la céleste lumière les eût sans doute éclairés; comme au contraire l’ayant violée, ils méritèrent d’être damnés. Réponse apostolique d’un homme apostolique, et toute pareille à la raison que le grand Apôtre rend de la perte des anciens Gentils, qu’il dit être inexcusables d’autant qu’ayant connu le bien, ils suivirent le mal (1); car c’est en un mot ce qu’il inculque au premier chapitre aux Romains. Malheur sur malheur à ceux qui ne reconnaissent pas que leur malheur provient de leur malice!

(1) Rm 1,20-21


CHAPITRE VI Que nous devons reconnaître de Dieu tout l’amour que nous lui portons.

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L’amour des hommes envers Dieu tient son origine, son progrès et sa perfection de l’amour éternel de Dieu envers les hommes. C’est le sentiment universel de l’Église notre mère, laquelle, avec une ardente jalousie, veut que nous reconnaissions notre salut et les moyens pour y parvenir de la seule miséricorde du Sauveur, afin qu’en la terre comme au ciel à lui seul soit honneur et gloire.

Qu’as-tu que tu n’aies reçu? dit le divin Apôtre parlant des dons de science, éloquence, et autres telles qualités des pasteurs ecclésiastiques, et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu (1)? Il est vrai, nous avons tout reçu de Dieu; mais par-dessus tout, nous avons reçu les biens surnaturels du saint amour. Que si nous les avons reçus, pourquoi en prendrons-nous de la gloire?

Certes, si quelqu’un se voulait rehausser, pont avoir fait quelque progrès en l’amour de Dieu, hélas! chétif homme, lui dirions-nous, tu étais pâmé en ton iniquité, sans qu’il te fût resté ni de vie, ni de force pour te relever (comme il advint à la princesse de notre parabole, liv. III, chap. 3.), et Dieu, par son infinie bonté, accourut à ton aide, et criant à haute voix : Ouvre la bouche de ton attention, et je la remplirai (2) ; il mit lui-même ses doigts entre tes lèvres et desserra tes dents, jetant dedans ton coeur sa sainte inspiration, et tu l’as reçue; puis, étant remis en sentiment, il continua par divers mouvements ci différents moyens de revigorer ton esprit, jusques à ce qu’il répandit en icelui sa charité, comme la vitale et parfaite santé.

(1)
1Co 4,7
(2) Ps 70,2


Or, dis-moi donc maintenant, misérable, qu’as-tu fait en tout cela de quoi tu te puisses vanter? Tu as consenti, je le sais bien : le mouvement de la volonté a librement suivi celui de la grâce céleste; mais tout cela qu’est-ce autre chose, sinon recevoir l’opération divine et n’y résister pas? et qu’y a-t-il en cela que tu n’aies reçu? Oui même, pauvre homme que tu es, tu as reçu la réception de laquelle tu te glorifies, et le consentement duquel tu te vantes; car, dis-moi, je te prie, ne m’avoueras-tu pas que si Dieu ne t’eût prévenu, tu n’eusses jamais senti sa bonté, ni par conséquent consenti à son amour? Non, ni même tu n’eusses pas fait une seule bonne pensée pour lui. Son mouvement a donné l’être et la vie au tien, et si sa libéralité n’eût animé, excité et provoqué ta liberté par les puissants attraits de sa suavité, ta liberté fût toujours demeurée inutile à ton salut. Je confesse que tu as coopéré à l’inspiration en consentant; mais si tu ne le sais pas, je t’apprends que ta coopération a pris naissance de l’opération de la grâce et de ta franche volonté tout ensemble, mais en telle sorte néanmoins que, si la grâce n’eût prévenu et rempli ton coeur de son opération, jamais il n’eût eu ni le pouvoir ni Je vouloir de faire aucune coopération.

Mais, dis-moi derechef, je te prie, homme vil et abject, es-tu pas ridicule, quand tu penses avoir part en la gloire de ta conversion parce que tu n’as pas repoussé l’inspiration? N’est-ce pas la fantaisie des voleurs et tyrans de penser donner la vie à ceux auxquels ils ne l’ôtent pas? et n’est-ce pas une forcenée impiété de penser que tu aies donné la sainte, efficace et vive activité à l’inspiration divine parce que tu ne la lui as pas ôtée par ta résistance? Nous pouvons empêcher les effets de l’inspiration, mais nous ne les lui pouvons pas donner : elle tire sa force et vertu de la bonté divine, qui cet le lieu de son origine, et non de la volonté humaine, qui est le lieu de son abord. S’indignerait-on pas de la princesse de notre parabole, si elle se vantait d’avoir donné la vertu et propriété aux eaux cordiales et autres médicaments, ou de s’être guérie elle-même; parce que, si elle n’eût reçu les remèdes que le roi lui donna et versa dans sa bouche, lorsqu’à moitié morte elle n’avait presque plus de sentiment, ils n’eussent point eu d’opération? Oui, lui dirait-on, ingrate que vous êtes, vous pouviez vous opiniâtrer à ne point recevoir les remèdes, et même, les ayant reçus en votre bouche, vous les pouviez rejeter; mais il n’est pas vrai pourtant que vous leur ayez donné la vigueur ou vertu, car ils l’avaient par leur propriété naturelle. Seulement vous avez consenti de les recevoir et qu’ils fissent leur action, et encore n’eussiez-vous jamais consenti, si le roi ne vous eût premièrement revigorée et puis sollicitée à les prendre : oncques vous ne les eussiez reçus, s’il ne vous eût aidée à les recevoir, ouvrant votre bouche avec ses doigts, et répandant la potion dedans icelle. N’êtes-vous pas donc un monstre d’ingratitude de vous vouloir attribuer un bien que vous devez en tant de façons à votre cher époux?

Le petit admirable poisson que l’on nomme échinéis, remore ou arrête-nef (1), a bien le pouvoir d’arrêter ou de ne point arrêter le navire cinglant en haute mer à pleines voiles; mais il n’a pas le pouvoir de le faire ni voguer, ni cingler ou surgir; il peut empêcher le mouvement, mais il ne le peut pas donner. Notre franc arbitre peut arrêter et empêcher la course de l’inspiration, et quand le vent favorable de la grâce céleste enfle les voiles de notre esprit, il est en notre liberté de refuser notre consentement, et empêcher par ce moyen l’effet de la faveur du vent; mais quand notre esprit cingle et fait heureusement sa navigation, ce n’est pas nous qui faisons venir le vent de l’inspiration, ni qui en remplissons nos voiles, ni qui donnons le mouvement au navire de notre coeur; ains seulement nous recevons le vent qui vient du ciel, consentons à son mouvement, et laissons aller le navire sous le vent sans l’empêcher par le remore de notre résistance. C’est donc l’inspiration qui imprime en notre franc arbitre l’heureuse et suave influence par laquelle non seulement elle lui fait voir la beauté du bien, mais elle l’échauffe, l’aide, le renforce et l’émeut si doucement, que par ce moyen il se plait et écoule librement au parti du bien.

(1) Echinéis, écheneis, échène ou remora, petit poisson de mer auquel les anciens attribuaient le pouvoir d’arrêter les vaisseaux.



Le ciel prépare les gouttes de la fraîche rosée au printemps, et les espluye (1) sur la face de la mer, et les mères-perles qui ouvrent leurs écailles, reçoivent ces gouttes, lesquelles se convertissent en perles (2) ; mais au contraire les mères perles qui tiennent leurs écailles fermées, n’empêchent pas que les gouttes ne tombent sur elles; elles empêchent néanmoins qu’elles ne tombent pas dans elles. Or, le ciel a-t-il pas envoyé sa rosée et son influence sur l’une et l’autre mère perle? Pourquoi donc l’une a-t-elle par effet produit sa perle, et l’autre non? Le ciel avait été libéral pour celle qui est demeurée stérile, autant qu’il était requis pour la rendre fertile, mais elle a empêché l’effet de son bénéfice, se tenant fermée et couverte. Et quant à celle qui a conçu la perle, elle n’a rien en cela qu’elle sac tienne du ciel, non pas même son ouverture par laquelle elle a reçu la rosée; car sans le ressentiment des rayons de l’aurore qui l’ont doucement excitée, elle ne fût pas venue en la surface de la mer, ni n’eût pas ouvert son écaille. Théotime, si nous avons quelque amour envers Dieu, à lui en soit l’honneur et la gloire qui a tout fait en nous, et sans lequel rien n’a été fait; à nous en soit l’utilité et l’obligation. Car c’est le partage de sa divine bonté avec nous, il nous laisse le fruit de ses bienfaits et s’en réserve l’honneur et la louange: et certes, puisque nous ne sommes tous rien que par sa grâce, nous ne devons rien être que pour sa gloire.

(1) Espluye, verse en pluie.
(2) Voir plus loin.




Sales: Amour de Dieu 420