Sales: Amour de Dieu 630

CHAPITRE III Description de la contemplation, et de la première différence qu’il y a entre icelle et la méditation.

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Théotime, la contemplation n’est autre chose qu’une amoureuse, simple et permanente attention de l’esprit, aux choses divines; ce que vous entendrez aisément par la comparaison de la méditation avec elle.

Les petits mouchons (3) des abeilles s’appellent nymphes ou schadons (4) jusqu’à ce qu’ils fassent le miel, et lors on les appelle avettes ou abeilles. De même l’oraison s’appelle méditation jusqu’à ce qu’elle ait produit le miel de la dévotion : après cela elle se convertit eu contemplation. Car comme les avettes parcourent le paysage de leur contrée pour le picorer çà et là et recueillir le miel, lequel ayant amassé, elles travaillent sur icelui pour le plaisir qu’elles prennent en sa douceur : ainsi nous méditons pour recueillir l’amour de Dieu, mais l’ayant recueilli, nous contemplons Dieu et sommes attentifs à sa bonté pour la suavité que l’amour nous y fait trouver. Le désir d’obtenir l’amour divin nous fait méditer, mais l’amour obtenu nous fait contempler; car l’amour nous fait trouver une suavité si agréable en la chose aimée, que nous ne pouvons assouvir nos esprits de la voir et considérer.

(3) Mouchons, petites mouches.
(4) Schadons, en grec sxadon, larve des abeille,.


Voyez la reine de Saba, Théotime, comme considérant par le menu la sagesse de Salomon en ses réponses, en la beauté de sa maison, en la magnificence de sa table, ès logis de ses serviteurs, en l’ordre que tous ceux de sa cour tenaient pour l’exercice de leurs charges, en leurs vêtements et maintiens, en la multitude des holocaustes qu’ils offraient en la maison du Seigneur, elle demeura tout éprise d’un ardent amour, qui convertit sa méditation en contemplation, par laquelle étant toute ravie hors de soi-même, elle dit plusieurs paroles d’extrême contentement. La vue de tant de merveilles engendra dans son coeur un extrême amour, et cet amour produisit un nouveau désir de voir toujours plus et jouir de la présence de celui auquel elle les avait vues, dont elle s’écrie : Hé ! que bienheureux sont les serviteurs qui sont toujours autour de vous et oyent votre sapience (1) Ainsi nous commençons

(1) Sapience, sagesse, conversation savante.
1R 10,8

quelquefois à manger pour exciter notre appétit, mais l’appétit étant réveillé, nous poursuivons à manger pour contenter l’appétit; et nous considérons au commencement la bonté de Dieu pour exciter notre volonté à l’aimer ; mais l’amour étant formé dans nos coeurs, nous considérons cette même bonté pour contenter notre amour qui ne se peut assouvir de toujours voir ce qu’il aime. Et en somme, la méditation est mère de l’amour, mais la contemplation est sa fille : c’est pourquoi j’ai dit que la contemplation était une attention amoureuse, car on appelle les enfants du nom de leurs pères, et non pas les pères du nom de leurs enfants.

Il est vrai, Théotime, que comme l’ancien Joseph fut la couronne et la gloire de son père, lui donna un grand accroissement d’honneurs et de contentement, et le fit rajeunir en sa vieillesse; ainsi la contemplation couronne son père qui est l’amour, le perfectionne, et lui donne le comble d’excellence. Car l’amour ayant excité en nous l’attention contemplative, cette attention fait naît réciproquement un plus grand et fervent amour, lequel enfin est couronné de perfection lorsqu’il jouit de ce qu’il aime. L’amour nous fait plaire en la vue de notre bien-aimé, et la vue du bien-aimé nous fait plaire en son divin amour; en sorte que par ce mutuel mouvement de l’amour à la vue, et de la vue à l’amour, comme l’amour rend plus belle la beauté de la chose aimée, aussi la vue d’icelle rend l’amour plus amoureux et délectable. L’amour, par une imperceptible faculté, fait paraître la beauté que l’on aime plus belle; et la vue pareillement affine l’amour pour lui faire trouver la beauté plus aimable : l’amour presse les yeux de regarder toujours plus attentivement la beauté bien-aimée, et la vue force le coeur de l’aimer toujours plus ardemment.


CHAPITRE IV Qu’en ce monde l’amour prend sa naissance, mais non pas son excellence, de la connaissance de Dieu.

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Mais qui a plus de force, je vous prie, ou l’amour pour faire regarder le bien-aimé, ou la vue pour le faire aimer? Théotime, la connaissance est requise à la production de l’amour: car jamais nous ne saurions aimer ce que nous ne connaissons pas; et à mesure que la connaissance attentive du bien s’augmente, l’amour aussi prend davantage de croissance, pourvu qu’il n’y ait rien qui empêche son mouvement. Mais néanmoins il arrive maintes fois que la connaissance ayant produit l’amour sacré, l’amour ne s’arrêtant pas dans les bornes de la connaissance qui est en l’entendement, passe outre et s’avance bien fort au delà d’icelle; si qu’en cette vie mortelle nous pouvons avoir plus d’amour que de connaissance de Dieu, dont le grand saint Thomas assure que souvent les plus simples et les femmes abondent en dévotion, et sont ordinairement plus capables de l’amour divin que les habiles gens et savants.

Le fameux abbé de Saint-André de Verceil, Maître de saint Antoine de Padoue, en ses commentaires sur saint Denis, répète plusieurs fois que l’amour pénètre où la science extérieure ne saurait atteindre, et dit que plusieurs évêques ont jadis pénétré le mystère de la Trinité, quoiqu’ils ne fussent pas doctes, admirant sur ce propos son disciple saint Antoine de Padoue, qui, sans science mondaine, avait une si profonde théologie mystique, que comme un autre saint Jean-Baptiste on le pouvait nommer une lampe luisante et ardente (1). Le bienheureux frère Gilles, des premiers compagnons de saint François, dit un jour à saint Bonaventure : O que vous êtes heureux, vous autres doctes ! car vous savez maintes choses par lesquelles vous louez Dieu; mais nous autres idiots, que ferons-nous? et saint Bonaventure répondit : La grâce de pouvoir aimer Dieu suffit. — Mais, mon père, répliqua frère Gilles, un ignorant peut-il aimer Dieu autant qu’un lettré? — Il le peut, dit saint Bonaventure; ains je vous dis qu’une pauvre simple femme peut autant aimer Dieu qu’un docteur en théologie. Lors frère Gilles entrant en ferveur, s’écria: O pauvre et simple femme, aime ton Sauveur, et tu pourras être autant que frère Bonaventure, et là-dessus il demeura trois heures en ravissement.

(1)
Jn 5,35

La volonté, certes, ne s’aperçoit du bien que par l’entremise de l’entendement; mais l’ayant une fois aperçu, elle n’a plus besoin de l’entendement pour pratiquer l’amour: car la force du plaisir qu’elle sent ou prétend sentir de l’union à son objet, l’attire puissamment à l’amour et au désir de la jouissance d’icelui, si que la connaissance du bien donne la naissance à l’amour, mais non pas la mesure, comme nous voyons que la connaissance d’une injure émeut la colère, laquelle, si elle n’est soudain étouffée, devient presque toujours plus grande que le sujet ne requiert; les passions ne suivant pas la connaissance qui les émeut, mais la laissant bien souvent en arrière, elles s’avancent sans mesure ni limite quelconque devers leur objet.



Or, cela arrive encore plus fortement en l’amour sacré, d’autant que notre volonté n’y est pas appliquée par une connaissance naturelle, mais par la lumière de la foi : laquelle nous assurant de l’infinité du bien qui est en Dieu, nous donne assez de sujet de l’aimer de tout notre pouvoir. Nous fouissons la terre pour trouver l’or et l’argent, employant une peine présente pour un bien qui n’est encore qu’espéré: de sorte que la connaissance incertaine nous met en un travail présent et réel. Puis à mesure que nous découvrons la veine de la minière, nous en cherchons toujours davantage et plus ardemment. Un bien petit sentiment (1) échauffe la meute à la quête: ainsi, cher Théotime, une connaissance obscure environnée de beaucoup de nuages, comme est celle de la foi, nous affectionne infiniment à l’amour de la bonté qu’elle nous fait apercevoir. Or, combien est-il vrai, selon que saint Augustin s’écriait, que les idiots ravissent les cieux, tandis que plusieurs savants s’abîment ès enfers!

(1) Sentiment, fumet

A votre avis, Théotime, qui aimerait plus la lumière, ou l’aveugle-né qui saurait tous les discours que les philosophes en font et toutes les louanges qu’ils lui donnent, ou le laboureur qui d’une vue bien claire sent et ressent l’agréable splendeur du beau soleil levant? Celui-là en a plus de connaissance, et celui-ci plus de jouissance, et cette jouissance produit un amour bien plus vif et animé, que ne fait la simple connaissance du discours: car l’expérience d’un bien nous le rend infiniment plus aimable que toutes les sciences qu’on en pourrait avoir. Nous commençons d’aimer par la connaissance que la foi nous donne de la bonté de Dieu, laquelle par après nous savourons et goûtons par l’amour; et l’amour aiguise notre goût, et notre goût affine notre amour : si que, comme nous voyons entre les efforts des vents les ondes s’entrepresser et s’élever plus haut comme à l’envi par la rencontre qu’elles font l’une de l’autre ; ainsi le goût du bien en rehausse l’amour, et l’amour en rehausse le goût, selon que la divine sagesse a dit: Ceux qui me goûtent, auront encore appétit; et ceux qui me boivent, seront encore altérés (1). Qui aima plus Dieu, je vous prie, ou le théologien Ocham que quelques-uns ont nommé le plus subtil des mortels, ou sainte Catherine de Gennes, femme idiote? Celui-là le connut mieux par science, celle-ci par expérience, et l’expérience de celle-ci la conduisit bien avant en l’amour séraphique, tandis que celui-là avec sa science demeura bien éloigné de cette si excellente perfection.

(1) Qo 25,29

Nous aimons extrêmement les sciences avant que nous les sachions, dit saint Thomas, par la seule connaissance confuse et sommaire que nous en avons; et il faut dire de même que la connaissance de la bonté divine applique notre volonté à l’amour; mais depuis que la volonté est en train, son amour va de soi-même croissant par le plaisir qu’il sent de s’unir à ce souverain bien. Avant que les petits enfants aient tâté le miel et le sucre, on a de la peine à le leur faire recevoir en leurs bouches; mais après qu’ils ont savouré sa douceur, ils l’aiment beaucoup plus qu’on ne voudrait, et pourchassent (1) éperdument d’en avoir toujours.

Il faut néanmoins avouer que la volonté attirée parla délectation qu’elle sent en son objet, est bien plus fortement portée à s’unir avec lui quand l’entendement de son côté lui en propose excellemment la bonté ; car elle y est alors tirée et poussée tout ensemble: poussée par la connaissance, tirée par la délectation;, si que la science n’est point de soi-même contraire, ains est fort utile à la dévotion; et si elles sont jointes ensemble, elles s’entr’aident admirablement, quoiqu’il arrive fort souvent que par notre misère la science empêche la naissance de la dévotion, d’autant que la science enfle et enorgueillit et l’orgueil, qui est contraire à toute vertu, est la ruine totale de la dévotion. Certes, l’éminente science des Cyprien, Augustin, Hilaire, Chrysostome, Basile, Grégoire, Bonaventure, Thomas, a non seulement beaucoup illustré, mais grandement affiné leur dévotion, comme réciproquement leur dévotion a non seulement rehaussé, mais extrêmement perfectionné leur science.

(1) Pourchassent, désirent


CHAPITRE V Seconde différence entre la méditation et la contemplation.

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La méditation considère par le menu et comme pièce à pièce les objets qui sont propres à nous émouvoir; mais la contemplation fait une vue toute simple et ramassée sur l’objet qu’elle aime; et la considération ainsi unie fait aussi un mouvement plus vif et fort. On peut regarder la beauté d’une riche couronne en deux sortes, ou bien voyant tous ses fleurons et toutes les pierres précieuses dont elle est composée l’une après l’autre; ou bien, après avoir considéré ainsi toutes les pièces particulières, regardant tout l’émail d’icelle ensemble d’une seule et simple vue. La première sorte ressemble à la méditation, en laquelle nous considérons, par exemple, les effets de la miséricorde divine, pour nous exciter à son amour.

Mais la seconde est semblable à la contemplation, en laquelle nous regardons d’un seul trait arrêté de notre esprit toute la variété des mêmes effets, comme une seule beauté composée de toutes ces pièces qui font un seul brillant de splendeur ! Nous comptons en méditant, ce semble, les perfections divines que nous voyons en un mystère; mais en contemplant nous en faisons une somme totale. Les compagnes de l’épouse sacrée lui avaient demandé quel était son bien-aimé ; et elle leur répond, décrivant admirablement toutes les pièces de sa parfaite beauté : Son teint est blanc et vermeil, sa tête d’or, et ses cheveux comme un jeton de fleurs de palmes non encore du tout épanouies, ses yeux de colombe, ses joues comme petites tables, planches ou carreaux de jardin, ses lèvres comme lis, parsemées de toutes odeurs, ses mains annelées de jacinthe, ses jambes comme colonnes de marbre (1). Ainsi va-t-elle méditant cette souveraine beauté en détail, jusqu’à ce qu’enfin elle conclut par manière de contemplation, mettant toutes les beautés en une : Son gosier, dit-elle, est très suave, et lui, il est tout désirable: et tel est mon bien-aimé, et il est mon cher ami (2).

(1)
Ct 5,10(2) Ct 16

La méditation est semblable à celui qui odore (3) l’oeillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d’orange, l’un après l’autre distinctement; mais la contemplation est pareille à celui qui odore l’eau de senteur composée de toutes ces fleurs. Car celui-ci en un seul sentiment reçoit toutes les odeurs unies, que l’autre avait senties divisées et séparées: et n’y a point de doute que cette unique odeur qui provient de la confusion de toutes ces senteurs, ne soit elle seule plus suave et précieuse que les senteurs desquelles elle est composée, odorées séparément l’une après l’autre. C’est pourquoi le divin époux estime tant que sa bien-aimée le regarde d’un seul oeil, et que sa chevelure soit si bien tressée qu’elle ne semble qu’un seul cheveu (4). Car qu’est-ce regarder l’époux d’un seul oeil, que de le regarder d’une simple vue attentive, sans multiplier les regards? Et qu’est-ce porter ses cheveux ramassés, que de ne point

(3) Odore, flaire, sent l’odeur
(4) Ct 4

répandre sa pensée en variété de considérations? O que bienheureux sont ceux qui, après avoir discouru sur la multitude des motifs qu’ils ont d’aimer Dieu, réduisant tous leurs regards en une seule vue et toutes leurs pensées en une seule conclusion, arrêtent leur esprit en l’unité de la contemplation, à l’exemple de saint Augustin ou de saint Bruno; prononçant secrètement en leur âme, par une admiration permanente, ces paroles amoureuses: O bonté! bonté! ô bonté toujours ancienne et toujours nouvelle! et à l’exemple du grand saint François, qui, planté sur ses genoux en oraison, passa toute la nuit en ces paroles: O Dieu ! vous êtes mon Dieu et mon tout! les inculquant continuellement, au récit du bienheureux frère Bernard de Quinteval, qui l’avait oui de ses oreilles.

Voyez saint Bernard, Théotime : il avait médité toute la Passion pièce à pièce, puis de tous les principaux points mis ensemble il en fit un bouquet d’amoureuse douleur; et le mettant sur sa poitrine pour convertir sa méditation en contemplation, il s’écria : Mon bien-aimé est un bouquet de myrrhe pour moi (1).

Mais voyez encore plus dévotement le Créateur du monde, comme en la création il alla premièrement méditant sur la bonté de ses ouvrages pièce à pièce séparément: à mesure qu’il les voyait produits, il vit, dit l’Écriture, que la lumière était bonne, que le ciel et la terre étaient une bonne chose (2); puis les herbes et les plantes, le soleil la lune et les étoiles; les animaux, et en somme toutes les créatures, ainsi qu’il les créait l’une

(1) Ct 1,12
(2) Gn 1

après l’autre, jusqu’à ce qu’enfin tout l’univers étant accompli, la divine méditation, par manière de dire, se changea en contemplation: car regardant toute la bonté qui était en son ouvrage d’un seul trait de son oeil, il vit, dit Moïse, tout ce qu’il avait fait, et tout était très bon (1). Les pièces différentes, considérées séparément par manière de méditation, étaient bonnes; mais regardées d’une seule vue toutes ensemble par forme de contemplation, elles furent trouvées très bonnes; comme plusieurs ruisseaux qui s’unissant font une rivière qui porte des plus grandes charges que la multitude des mêmes ruisseaux séparés n’eût su faire.

Après que nous avons ému (2) une grande quantité de diverses affections pieuses par la multitude des considérations dont la méditation est composée, nous assemblons enfin la vertu de toutes ces affections, lesquelles de la confusion et mélange de leurs forces font naître une certaine quintessence d’affection, et d’affection plus active et puissante que toutes les affections desquelles elle procède; d’autant qu’encore qu’elle ne soit qu’une, elle comprend la vertu et propriété de toutes les autres, et se nomme affection contemplative.

Ainsi, dit-on entre les théologiens, que les anges plus é1evés en gloire ont une connaissance de Dieu et des créatures beaucoup plus simple que leurs inférieurs, et que les espèces (3) ou idées par lesquelles ils voient, sont plus universelles; en sorte que ce que les anges moins parfaits voient par plusieurs espèces et divers regards, les plus par

(1) Gn 10,31
(2) Emu, mie en mouvement, produite
(3) Espèces, vues, images.

faits le voient par moins d’espèces et moins de traits de leur vue. Et le grand saint Augustin, suivi par saint Thomas, dit qu’au ciel nous n’aurons pas ces grandes vicissitudes, variétés, changements et retours de pensées et cogitations qui vont et reviennent d’objet en objet, et de chose à autre; ainsi qu’avec une seule pensée nous pourrons être attentifs à la diversité de plusieurs choses, et en recevoir la connaissance. Certes à mesure que l’eau s’éloigne de son origine, elle se divise et dissipe ses sillons, si avec un grand soin on ne la contient ensemble; et les perfections se séparent et partagent à mesure qu’elles sont éloignées de Dieu, qui est leur source; mais quand elles s’en approchent, elles s’unissent jusqu’à ce qu’elles soient abîmées en cette souverainement unique perfection, qui est l’unité nécessaire et la meilleure partie que Magdeleine choisit, laquelle ne lui sera point ôtée (Lc 10,42).



CHAPITRE VI Que la contemplation se fait sans peine; qui est la troisième différence entre icelle et la méditation.

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Or, la simple vue de la contemplation se fait en l’une de ces trois façons. Quelquefois nous regardons seulement à quelqu’une des perfections de Dieu, comme par exemple à son infinie bonté, sans penser aux autres attributs ou vertus d’icelui, comme un époux arrêtant simplement sa vue sur le beau teint de son épouse qui par ce moyen regarderait voirement tout son visage, d’autant que le teint est répandu sur presque toutes les pièces d’icelui, et toutefois ne serait attentif ni aux traits, ni à la grâce, ni aux autres parties de la beauté; car de même quelquefois l’esprit regardant la bonté souveraine de la Divinité, bien qu’il voie en icelle la justice, la sagesse, la puissance, il n’est néanmoins en attention que pour la bonté à laquelle la simple vue de la contemplation s’adresse. Quelquefois aussi nous sommes attentifs à regarder en Dieu plusieurs de ses infinies perfections, mais d’une vue simple et sans distinction, comme celui qui d’un trait d’oeil passant sa vue dès la tête jusqu’aux pieds de son épouse richement parée, aurait attentivement tout vu en général et rien en particulier, ne sachant bonnement dire ni quel carcan (1), ni quelle robe elle portait, ni quelle contenance elle tenait, ou quel regard elle faisait, ains seulement que tout y est beau et agréable; car ainsi par la contemplation on tire maintes fois un seul trait de simple considération sur plusieurs grandeurs et perfections divines tout ensemble, et n’en saurait-on toutefois dire chose quelconque en particulier, sinon que tout est parfaitement bon et beau. Et enfin nous regardons d’autres fois, non plusieurs ni une seule des perfections divines, ains seulement quelque action ou quelque oeuvre divine à laquelle nous sommes attentifs, comme par exemple à l’acte de la miséricorde par lequel Dieu pardonne les péchés, ou à l’acte de la création, ou de la résurrection du Lazare, ou de la conversion de saint Paul; ainsi qu’un époux qui ne regarderait pas les yeux, ains seulement la douceur du regard que son épouse jette sur lui, ne considérerait point sa bouche, mais la suavité des paroles qui en sortent. Et lors, Théotime, l’âme fait une certaine saillie d’amour, non seulement sur l’action qu’elle considère, mais sur celui duquel elle procède : Vous êtes bon, Seigneur, et en votre bonté apprenez-moi vos justifications (
Ps 118,68). Votre gosier, c’est-à-dire, la parole qui en provient, est très suave, et vous êtes tout désirable (Ct 5,16). Hélas ! que vos paroles sont douces à mes entrailles, plus que le miel à ma bouche (Ps 118,103) ! Ou bien avec saint Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20,28) ! Et avec sainte Magdeleine : Rabboni, ah ! mon Maître (Jn 20,16)!

(1) Carcan, collet, vêtement, quelquefois collier de pierreries.

Mais en quelle des trois façons que l’on procède, la contemplation a toujours cette excellence, qu’elle se fait avec plaisir, d’autant qu’elle présuppose que l’on a trouvé Dieu et son saint amour, qu’on en jouit et qu’on s’y délecte en disant : J’ai trouvé celui que mon âme chérit, je l’ai trouvé, et ne le quitterai point (Ct 3,4). En quoi elle diffère d’avec la méditation, qui se fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit allant par icelle de considération en considération, cherchant en divers endroits ou le bien-aimé de son amour, ou l’amour de son bien-aimé. Jacob travaille en méditation pour avoir Rachel; mais il se réjouit avec elle, et oublie tout son travail en la contemplation. L’époux divin, comme berger qu’il est, prépara un festin somptueux à la façon champêtre pour son épouse sacrée, lequel il décrit, en sorte que mystiquement il représentait tous les mystères de la rédemption humaine: Je suis venu en mon jardin, dit-il, j’ai moissonné ma myrrhe avec tous mes parfums, j’ai mangé mon bornai (1) avec mon miel, j’ai mêlé mon vin avec mon lait; mangez, mes amis, et buvez, et vous enivrez, mes très chers (Ct 5,1). Théotime, hé! quand fut-ce, je vous prie, que notre Seigneur vint en son jardin, sinon quand il vint ès très pures, très humbles et très douces entrailles de sa mère, pleine de toutes les plantes fleurissantes des saintes vertus? Et qu’est-ce à notre Seigneur de moissonner sa myrrhe avec ses parfums, sinon assembler souffrances à souffrances jusqu’à la mort, et la mort de la croix, joignant par icelles mérites à mérites, trésors à trésors, pour enrichir ses enfants spirituels? Et comme mangea-t-il son bornai avec son miel, sinon quand il vécut d’une vie nouvelle, réunissant son âme plus douce que le miel à son corps percé et navré de plus de trous qu’un borna! (3)? Et lorsque montant au ciel il prit possession de toutes les circonstances et dépendances de sa divine gloire, que fit-il autre chose, sinon mêler le vin réjouissant de la gloire essentielle de son âme avec le lait délectable de la félicité parfaite de son corps, en une sorte encore plus excellente qu’il n’avait pas fait jusqu’à l’heure.

(1) V. p. 338.
(3) Navré de plus de trous qu’un bornal, percé de plus de blessures qu’une ruche n’a d’alvéoles.

Or, en tous ces divins mystères qui comprennent tous les autres, il y a de quoi bien manger et bien boire pour tous les chers amis, et de quoi s’enivrer pour les très chers amis. Les uns mangent et boivent, mais ils mangent plus qu’ils ne boivent, et ne s’enivrent pas; les autres mangent et boivent, mais ils boivent beaucoup plus qu’ils ne mangent, et ce sont ceux qui s’enivrent. Or, manger, c’est méditer; car en méditant on mâche, tournant çà et là la viande spirituelle entre les dents de la considération pour l’émier (1), froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peine. Boire, c’est contempler, et cela se fait sans peine ni résistance, avec plaisir et coulamment. Mais s’enivrer, c’est contempler si souvent et si ardemment qu’on soit tout hors de soi-même pour être tout en Dieu Sainte et sacrée ivresse, qui, au contraire de le corporelle, nous aliène, non du sens spirituel, mais des sens corporels, qui ne nous hébète ni abêtit pas, ains nous angélise (2), et, par manière de dire, divinise; qui nous met hors de nous, non pour nous ravaler et ranger avec les bêtes, comme fait l’ivresse terrestre, mais pour nous élever au-dessus de nous et nous ranger avec les anges, en sorte que nous vivions plus en Dieu qu’en nous-mêmes, étant attentifs et occupés par amour à voir sa beauté, et nous unir à sa bonté.

(1) Emier, émietter.
(2) Nous angélise, nous fait participer à la nature des anges.


Or, d’autant que pour parvenir à la contemplation nous avons pour l’ordinaire besoin d’ouïr la sainte parole, de faire des devis et colloques spirituels avec les autres à la façon des anciens anachorètes, de lire des livres dévots, de prier, méditer, chanter des cantiques, former de bonnes pensées; pour cela, la sainte contemplation étant la fin et le but auquel tous ces exercices tendent, ils se réduisent tous à elle, et ceux qui les pratiquent sont appelés contemplatifs; comme aussi cette sorte d’occupation est nommée vie contemplative, à raison de l’action de notre entendement par laquelle nous regardons la vérité de la beauté et bonté divine avec une attention amoureuse, c’est-à-dire, avec un amour qui nous rend attentifs, ou bien avec une attention qui provient de l’amour, et augmente l’amour que nous avons envers l’infinie suavité de notre Seigneur.


CHAPITRE VII Du recueillement amoureux de l’âme la contemplation.

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Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur coeur pour parler à Dieu; car ce recueillement se fait par le commandement de l’amour, qui, nous provoquant à l’oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire; de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j’entends parler ne se fait pas par le commandement de l’amour, ains par l’amour même, c’est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-mêmes par élection, d’autant qu’il n’est pas en notre pouvoir de l’avoir quand nous voulons, et ne dépend pas de notre soin; mais Dieu le fait en nous quand il lui plait par sa très sainte grâce. Celui, dit la bienheureuse mère Térèse, de Jésus, qui a laissé par écrit que l’oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l’entendait bien, hormis que ces bêtes se retirent au dedans d’elles-mêmes quand elles veulent; mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce.

Or, il se fait ainsi. Rien n’est si naturel au bien que d’unir et attirer à soi les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes, lesquelles tirent toujours et se rendent à leur trésor, c’est-à-dire, à ce qu’elles aiment. Il arrive donc quelquefois que notre Seigneur répand imperceptiblement au fond du coeur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l’âme, par un certain secret consentement, se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher époux; car tout ainsi qu’un nouvel essaim, ou jeton (1) de mouches à miel, lorsqu’il veut fuir et changer de pays, est rappelé par le son que l’on fait doucement sur des bassins, ou par l’odeur du vin emmiellé, ou bien encore par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu’il s’arrête par l’amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu’on lui a préparée, de même notre Seigneur prononçant quelque secrète parole de son amour, ou répandant l’odeur du vin de sa dilection plus délicieuse que le miel, ou bien

(1) Jeton, essaim d’abeilles rejeté hors de la ruche.

évaporant les parfums de ses vêtements, c’est-à-dire, quelques sentiments de ses consolations célestes en nos coeurs, et par ce moyen leur faisant sentir sa très aimable présence, il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s’arrêtent en lui comme en leur objet très désirable. Et comme qui mettrait un morceau d’aimant entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes les pointes se retourneraient du côté de leur aimant bien-aimé, et se viendraient attacher à lui, ainsi lorsque notre Seigneur fait sentir au milieu de notre âme sa très délicieuse présence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là pour se venir joindre à cette incomparable douceur.

O Dieu ! dit l’âme alors, à l’imitation de saint Augustin, où vous allais-je cherchant, beauté très infinie? Je vous cherchais dehors, et vous étiez au milieu de mon coeur. Toutes les affections de Magdeleine, et toutes ses pensées étaient épanchées autour du sépulcre de son Sauveur qu’elle allait quêtant çà et là, et bien qu’elle l’eût trouvé et qu’il parlât à elle, elle ne laisse pas de les laisser éparses, parce qu’elle ne s’apercevait pas de sa présence; mais soudain qu’il l’eut appelée par son nom, la voilà qu’elle se ramasse et s’attache toute à ses pieds; une seule parole la met en recueillement.

Imaginez-vous, Théotime, la très sainte Vierge notre Dame, lorsqu’elle eut conçu le Fils de Dieu, son unique amour. L’âme de cette mère bien-aimée se ramasse toute sans doute autour de cet enfant bien-aimé, et parce que ce divin ami était emmi ses entrailles sacrées, toutes les facultés de son âme se retirent en elle-même, comme saintes avettes (1) dedans la ruche en laquelle était leur miel; et à mesure que la divine grandeur s’est, par manière de dire, rétrécie et raccourcie dedans son sein virginal, son âme agrandissait et magnifiait (2) les louanges de cette infinie débonnaireté et son esprit tressaillait de contentement dedans son corps, comme saint Jean dedans celui de sa mère, autour de son Dieu qu’elle sentait (3). Elle ne lançait point ses pensées ni ses affections hors d’elle-même, puisque son trésor, ses amours et ses délices étaient au milieu de ses entrailles sacrées.

Or, ce même contentement peut être pratiqué par imitation entre ceux qui, ayant communié, sentent par la certitude de la foi ce que, non la chair ni le sang, mais le Père céleste leur a révélé (4), que leur Sauveur est en corps et en âme présent d’une très réelle présence à leur corps et à leur âme par ce très adorable sacrement; car comme la mère perle, ayant reçu les gouttes de la fraîche rosée du matin, se resserre non seulement pour les conserver pures de tout le mélange qui s’en pourrait faire avec les eaux de la mer, mais aussi pour l’aise qu’elle ressent d’apercevoir l’agréable fraîcheur de ce germe que le ciel lui envoie : ainsi arrive-t-il à plusieurs saints et dévots fidèles, qu’ayant reçu le divin sacrement qui contient la rosée de toutes bénédictions célestes, leur âme se resserre, et toutes les facultés se recueillent

(1) Avette: abeilles.
(2)
Lc 1,46
(3) Lc 41
(4) Mt 16,17

non seulement pour adorer ce roi souverain nouvellement présent d’une présence admirable à leurs entrailles, mais pour l’incroyable consolation et rafraîchissement spirituel qu’ils reçoivent de sentir par la foi ce germe divin de l’immortalité en leur intérieur. Où vous noterez soigneusement, Théotime, qu’en somme tout ce recueille ment se fait par l’amour, qui, sentant la présence du bien-aimé par les attraits qu’il répand au milieu du coeur, ramasse et rapporte toute l’âme vers icelui par une très aimable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du côté du bien-aimé, qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les coeurs, comme on tire les corps par les cordes et liens matériels.

Mais ce doux recueillement de notre âme en soi-même ne se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au milieu de notre coeur, ains en quelle manière que ce soit que nous nous mettions en cette sacrée présence. il arrive quelquefois que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent en elles-mêmes par l’extrême révérence et douce crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté de celui qui nous est présent et nous regarde, ainsi que, pour distraits que nous soyons, si le pape ou quelque grand prince comparait, nous revenons à nous-mêmes, et retournons nos pensées sur nous pour nous tenir en contenance et respect. On dit que la vue du soleil fait recueillir les fleurs de la flambe (1), autrement appelée glay (2), parce qu’elles se ferment et resserrent en elles-mêmes à la lueur du soleil, en l’absence duquel elles s’épanouissent et se tiennent ouvertes toute la nuit. C’en est de même en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons; car à la seule présence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu’il nous regarde, ou dès le ciel, ou de quelque autre lieu hors de nous, bien que pour lors nous ne pensions pas à l’autre sorte de présence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous-mêmes pour la révérence de sa divine majesté, que l’amour nous fait craindre d’une crainte d’honneur et de respect.

(1) Flambe, nom vulgaire de l’iris.
(2) Gay, pour glaïeul.


Certes je connais une âme à laquelle sitôt que l’on mentionnait quelque mystère ou sentence qui lui ramentevait (1) un peu plus expressément que l’ordinaire la présence de Dieu, tant en confession qu’en particulière conférence, elle rentrait si fort en elle-même, qu’elle avait peine d’en sortir pour parler et répondre ; en telle sorte qu’en son extérieur elle demeurait comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques à ce que l’époux lui permit de sortir, qui était quelquefois assez tôt, et d’autres fois plus tard.

(1) Ramentevait, rappelait.




Sales: Amour de Dieu 630