F de Sales, Entretiens 6

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LE TOUT SOIT A LA LOUANGE ET GLOIRE

DE JÉSUS-CHRIST, DE LA BIENHEUREUSE VIERGE

MARIE ET DU GLORIEUX SAINT JOSEPH.



CINQUIÈME ENTRETIEN

SUR LE SUJET DE LA GÉNÉROSITÉ

Pour bien entendre que c’est et en quoi consiste cette force et générosité d’esprit que vous me demandez, il faut que je réponde premièrement à une question qui m’a été fort souventes fois faite : savoir mon 1, en quoi consiste la parfaite humilité, d’autant que, en résolvant ce point, je me ferai mieux entendre parlant du second, qui est ce que vous désirez savoir maintenant, en quoi consiste cette force et générosité d’esprit qu’il faut avoir pour être fille de la Visitation.

L’humilité n’est autre chose qu’une parfaite reconnaissance que nous ne sommes rien qu’un pur néant, et nous fait tenir en cette estime de nous-mêmes. Ce que pour mieux entendre, il faut que nous sachions qu’il y a en nous deux sortes de biens : les uns qui sont en nous et de nous, et les autres qui sont en nous, mais non pas de nous. Quand je dis que nous avons des biens qui sont de nous, je ne veux pas dire qu’ils ne viennent de Dieu et que nous les ayons de nous-mêmes, car en vérité, de nous-mêmes nous n’avons autre chose que la misère et le néant : mais je veux dire que ce sont des biens que Dieu a tellement mis en nous qu’ils semblent être de nous; et ces biens sont la santé, les richesses, les sciences que nous

1. à savoir

avons acquises, la beauté et semblables choses. Or, l’humilité nous empêche de nous glorifier et estimer à cause de ces biens, d’autant qu’elle ne fait non plus d’état de tous ces biens que nous venons de nommer que d’un néant et d’un rien; et en effet, cela se doit par raison, n’étant point des biens stables et qui nous rendent plus agréables à Dieu, ains muables et sujets à la fortune. Et qu’il ne soit ainsi, y a-t-il rien de moins assuré que les richesses, qui dépendent du temps et des saisons ? La beauté se ternit en moins de rien : il ne faut qu’une dartre sur le visage pour en ôter l’éclat; et pour ce qui est des sciences, un petit trouble de cerveau nous fait perdre et oublier tout ce que nous en avions. C’est donc avec très grande raison que l’humilité ne fait point d’état de tous ces biens ici; mais d’autant plus qu’elle nous fait abaisser et humilier par la connaissance et reconnaissance de ce que nous sommes de nous-mêmes, comme un rien et un néant, par le peu d’estime qu’elle fait de ce qui est en nous et de nous, elle nous fait estimer grandement d’ailleurs à cause des biens qui sont en nous et non pas de nous, qui sont la foi, l’espérance et le peu d’amour que nous avons, comme aussi une certaine capacité que Dieu nous a donnée de nous unir à lui par le moyen de la grâce; et entre nous autres, de notre vocation, qui nous donne assurance, en tant que nous la pouvons avoir en cette vie, de la possession de la gloire et félicité éternelle. Et cette estime que fait l’humilité de tous ces biens ici, à savoir la foi, l’espérance et la charité, est le fondement de la générosité d’esprit.

Voyez-vous, ces premiers biens dont nous avons parlé, appartiennent à l’humilité pour son exercice, et ces seconds à la générosité. L’humilité croit de ne pouvoir rien, eu égard à la connaissance de notre pauvreté et faiblesse, en tant que de nous-mêmes; et au contraire, la générosité nous fait dire avec saint Paul : Je puis tout en Celui qui me conforte a 2. L’humilité nous fait défier de nous-mêmes, et la générosité nous fait confier en Dieu. Voyez-vous, ces deux vertus d’humilité et de générosité sont tellement jointes et unies l’une avec l’autre qu’elles ne sont jamais ni ne peuvent être séparées. Il y en a qui s’amusent 3 à certaine fausse et niaise humilité qui les empêche de regarder rien 4 en eux qui soit bon. Ils ont grand tort; car les biens que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement honorés, et non pas tenus au même rang de la basse estime que nous devons faire de ceux qui sont en nous et qui sont de nous. Non seulement les vrais chrétiens ont reconnu qu’il fallait regarder ces deux sortes de biens qui sont en nous, les uns pour nous humilier, et les autres pour glorifier la divine Bonté qui nous les a donnés, mais aussi les philosophes; car cette parole qu’ils disent : « Connais-toi toi-même, » se doit entendre de non seulement reconnaître notre vileté et misère, ains aussi reconnaître l’excellence et la dignité de nos âmes, lesquelles sont capables d’être unies à la Divinité par la divine Bonté, qui a mis en nous un certain instinct lequel nous

a. Ph 4,13.

2. fortifie — 3. perdent le temps — 4. ne rien regarder

fait toujours tendre et prétendre à cette union en laquelle consiste tout notre bonheur.

L’humilité qui ne produit point la générosité est indubitablement fausse. Après qu’elle a dit Je ne puis rien, je ne suis rien qu’un pur néant, elle cède tout incontinent la place à la générosité, laquelle dit : Il n’y n ni peut avoir rien que je ne puisse, d’autant que je mets toute ma confiance en Dieu qui peut tout; et dessus cette confiance elle entreprend courageusement de faire tout ce qu’on lui commande ou conseille, pour difficile qu’il soit. Et je vous puis assurer que, comme elle ne juge pas même que faire des miracles lui soit impossible, lui étant commandé, si elle se met en la pratique en simplicité de coeur, Dieu en fera, plutôt que de manquer de lui donner le pouvoir d’accomplir son entreprise, vu que ce n’est point par la confiance qu’elle a en ses propres forces qu’elle l’entreprend, ains fondée sur l’estime qu’elle fait des dons que Dieu lui a faits.

Elle fait ce discours en elle-même : Si Dieu m’a appelée à un état de perfection si haut qu’il n’y en a point de plus relevé en cette vie, qu’est-ce qui me pourra empêcher d’y parvenir, puisque je suis très assurée que Celui qui a commencé l’oeuvre de ma perfection la parfera b ? Mais prenez garde que tout ceci se fait sans aucune présomption, d’autant que cette confiance n’empêche pas que nous ne nous tenions sur nos gardes de crainte de faillir; ains elle nous rend plus attentives sur nous-mêmes, plus vigilantes et soigneuses de faire ce qui nous peut servir pour l’avancement de notre perfection.

b. Ph 1,6.

L’humilité n’est pas seulement de nous défier de nous-mêmes, ains aussi de nous confier en Dieu; la défiance de nous et de nos propres forces produit la confiance en Dieu, et de cette confiance naît la générosité d’esprit dont nous parlons. La très sainte Vierge Notre-Dame nous a montré un exemple de ceci très remarquable lorsqu’elle prononça ces mots: Voici la servante du Seigneur, me soit fait selon votre parole c; en ce qu’elle dit qu’elle est servante du Seigneur, elle fait un acte d’humilité le plus grand qu’il se pût jamais faire, d’autant qu’elle oppose aux louanges que l’Ange lui donne, qu’elle sera mère de Dieu, que l’enfant qui sortira de ses entrailles sera appelé le Fils du Très-Haut d, dignité plus grande que l’on eût pu jamais imaginer, elle oppose, dis-je, à toutes ces louanges et grandeurs, sa bassesse et son indignité, disant qu’elle est servante du Seigneur. Mais prenez garde que dès qu’elle a rendu le devoir à l’humilité, tout incontinent elle fait une pratique de générosité très excellente, disant : Me soit fait selon ta parole. Il est vrai, voulait-elle dire, que je ne suis nullement capable de cette grâce, eu égard à ce que je suis de moi-même, mais en tant que ce qui est de bon en moi est de Dieu et que ce que vous me dites est sa très sainte volonté, je crois qu’il se peut et qu’il se fera; et partant, sans aucun doute, elle dit : Me soit fait ainsi que vous dites.

Il se fait fort peu d’actes de vraie contrition, d’autant qu’après s’être humiliés et confondus devant la divine Majesté en considération de nos

c. Lc 1,38. — d. Lc 1,32.

grandes infidélités, nous ne venons pas à faire cet acte de confiance, nous relevant le courage par une assurance que nous devons avoir que la divine Bonté nous donnera sa grâce pour désormais être fidèles et correspondre plus parfaitement à son amour. Après cet acte de confiance, se devrait immédiatement faire celui de générosité, disant Puisque je suis très assurée que la grâce de Dieu ne me manquera point, je veux encore croire qu’il ne permettra pas que je manque à correspondre à sa grâce; car l’on peut faire cette réplique: Si je manque à la grâce, elle me manquera. — Il est vrai. — Mais si c’est ainsi, qui m’assurera que je ne manquerai point à la grâce désormais, puisque je lui ai manqué tant de fois par le passé?

— La générosité fait que l’âme dit hardiment et sans rien craindre : Non, je ne serai plus infidèle à Dieu; parce qu’elle ne sent en son coeur nulle volonté de l’être, partant elle entreprend sans rien craindre tout ce qu’elle sait qui la peut rendre plus agréable à Dieu, sans exception d’aucune chose; et entreprenant tout, elle croit de pouvoir tout, non d’elle-même, ains en Dieu auquel elle jette toute sa confiance, et pour lequel elle fait et entreprend tout ce qu’on lui commande ou conseille.

Mais vous me dites s’il n’est jamais permis de douter de n’être pas capable de faire les choses qui nous sont commandées. A cela je réponds que la générosité d’esprit ne nous permet jamais de le faire. Mais je désire que vous entendiez ceci comme j’ai’ accoutumé 5 de vous dire

5. j’ai coutume

ordinairement, qu’il faut distinguer la partie supérieure de notre âme d’avec l’inférieure. Ce que je dis donc, que la générosité ne nous permet point de douter, c’est quant à la partie supérieure, car il se pourra bien faire que l’inférieure sera toute pleine de ces doutes et aura beaucoup de peine de recevoir la charge que l’on vous donne; mais de tout cela, l’âme qui est généreuse s’en moque et n’en fait nul état, ains se met simplement en l’exercice de cette charge, sans dire une seule parole, ni faire nulle action pour témoigner le sentiment qu’elle a de son incapacité. Mais nous autres, nous sommes si aises de témoigner que nous sommes bien humbles et que nous avons une basse estime de nous-mêmes, et semblables choses qui ne sont rien moins que la vraie humilité, laquelle ne nous permet jamais de résister au jugement de ceux que Dieu nous n donnés pour nous conduire.

J’ai mis un exemple qui est à mon sujet et qui est fort remarquable dans le livre de l’Introduction : c’est du roi Achaz d, lequel étant réduit à une très grande affliction par la rude guerre que lui faisaient deux autres rois, lesquels avaient assiégé Jérusalem, Dieu commanda au prophète Isaïe de l’aller consoler de sa part, et lui promettre qu’il emporterait 6 la victoire et demeurerait triomphant de ses ennemis. Et Isaïe lui dit que, pour preuve de la vérité de ce qu’il disait, il demandât à Dieu un signe du ciel ou bien en la terre, et qu’il le lui donnerait. Lors, Achaz se méfiant

d. Is., VII, 3-12.

6. remporterait

de la bonté et libéralité de Dieu, dit : Non, je ne le ferai pas, d’autant que je ne veux pas tenter Dieu. Mais le misérable ne dit pas cela pour l’honneur qu’il portât à Dieu, car au contraire, il refusait de l’honorer, parce que Dieu voulait être glorifié en ce temps-là par des miracles, et Achaz refusait de lui en demander un qu’il lui avait signifié qu’il désirait de faire. Il offensa Dieu en refusant d’obéir au Prophète qu’il lui avait envoyé pour lui signifier sa volonté.

Nous devons donc ne mettre jamais en doute que nous ne puissions faire ce qui nous est commandé, d’autant que ceux qui nous commandent connaissent bien notre capacité. — Mais vous me dites que, possible, vous avez beaucoup plus de misère intérieure et de grandes imperfections que vos Supérieurs ne connaissent pas, et qu’ils se fondent seulement sur les apparences extérieures par lesquelles vous avez peut-être trompé leur esprit. — Je vous dis qu’il ne vous faut pas toujours croire quand vous dites, poussées peut-être d’un peu de découragement, que vous êtes tant misérables et remplies de tant d’imperfections; non plus qu’il ne faut pas croire que vous n’en ayez point quand vous n’en dites rien, vous êtes ordinairement telles que vos oeuvres vous font paraître. Vos vertus se connaissent par la fidélité que vous avez à les pratiquer, et de même les imperfections se reconnaissent par les actes. L’on ne saurait, pendant qu’on ne sent point la malice en son coeur, tromper l’esprit des Supérieurs.

Mais vous me pourriez dire que l’on voit tant de Saints qui ont fait tant de résistance pour ne pas recevoir les charges qu’on leur voulait donner. Or, ce qu’ils en ont fait n’a pas été seulement à cause de la basse estime qu’ils faisaient d’eux-mêmes, mais principalement à cause de ce qu’ils voyaient que ceux qui les voulaient mettre en ces charges se fondaient sur des vertus apparentes, comme sont les jeûnes, les aumônes, les pénitences et âpretés du corps, et non sur les vraies vertus intérieures qu’ils tenaient encloses 7 et couvertes sous la très sainte humilité; ils étaient poursuivis et recherchés par des peuples qui ne les connaissaient point que par réputation. Il serait, ce semble, permis de faire un peu de résistance; mais savez-vous à qui? à une fille de Dijon, par exemple, à qui une supérieure d’Annecy enverrait le commandement d’être Supérieure, ne l’ayant jamais vue ni connue. Mais une fille de céans, à qui on ferait le même commandement, ne devrait jamais se mettre en devoir d’apporter aucune raison pour témoigner qu’elle répugne au commandement (je dis toujours quant à la partie supérieure); ains se devrait mettre en l’exercice de sa charge avec autant de paix et de courage comme 8 si elle se sentait fort capable de s’en bien acquitter. Mais j’entends bien la finesse : c’est que nous craignons de n’en pas sortir à notre honneur; nous avons notre réputation en si grande recommandation, que nous ne voulons être tenues pour apprenties en l’exercice de nos charges, ains pour maîtresses qui ne font jamais de fautes.

7. cachées — 8. que

Vous entendez donc assez bien ce que c’est l’esprit de force et générosité que nous avons tant d’envie qui 9 soit céans, afin d’en bannir toutes niaiseries et tendretés fades et pleureuses, qui ne servent qu’à nous arrêter en notre chemin et nous empêchent de faire progrès en la perfection. Ces tendretés se nourrissent des vaines réflexions que nous faisons sur nous-mêmes, principalement quand nous avons bronché en notre chemin par quelque faute; car céans, par la grâce de Dieu, l’on ne tombe jamais du tout 10, nous ne l’avons encore point vu, mais l’on bronche et, au lieu de s’humilier tout doucement et puis se relever courageusement, comme nous avons dit, l’on entre en la considération de sa pauvreté, et dessus cela, on commence à s’attendrir sur soi-même : Hé, mon Dieu, que je suis misérable! je ne suis propre à rien. Et par après l’on passe au découragement qui nous fait dire: Oh non, il ne faut plus rien espérer de moi, je ne ferai jamais rien qui vaille, c’est perdre le temps que de me parler; et dessus cela, nous voudrions quasi que l’on nous laissât, comme si l’on était- bien assuré de ne pouvoir jamais rien gagner avec nous. Mon Dieu, que toutes ces choses sont éloignées de l’âme qui est généreuse, et qui fait une grande estime, comme nous avons dit, des biens que Dieu a mis en elle! Car elle ne se trouble point, ni de la difficulté de ce qu’elle a à faire, ni de la grandeur de l’oeuvre, ni de la longueur du temps qu’il y faut employer, ni enfin du retardement 11 qu’elle

9. tant envie qu’il — 10. tout à fait — 11. retard, action de différer

voit à la perfection de l’oeuvre qu’elle a entreprise.

Les Filles de la Visitation sont toutes appelées à une grande perfection, leur entreprise est la plus haute et la plus relevée que l’on saurait penser; d’autant qu’elles n’ont pas seulement prétention de s’unir à la volonté de Dieu, comme doivent avoir tous les chrétiens, mais de plus elles prétendent de s’unir à ses désirs, voire même à ses intentions, je dis avant qu’elles soient presque signifiées; et s’il se pouvait penser quelque chose de plus parfait, qu’il se pût trouver un degré de plus grande perfection que de se conformer à la volonté de Dieu, à ses désirs et à ses intentions, elles l’entreprendraient sans doute, puisqu’elles ont une vocation qui les oblige à cela. Et partant, la dévotion de céans doit être une dévotion forte et généreuse, comme nous avons dit plusieurs fois.

Mais outre ce que nous avons dit de cette générosité, il en faut dire encore ceci, qui est que l’âme qui la possède reçoit également les sécheresses comme les tendretés des consolations, les ennuis intérieurs, les tristesses, les accablements d’esprit, pour grand que tout cela puisse être, comme les ferveurs, les prospérités d’un esprit bien plein de paix et de tranquillité. Et cela, parce qu’elle considère que Celui qui lui a donné les consolations est Celui-là même qui lui envoie les unes et les autres, poussé d’un même amour qu’elle reconnaît être très grand, parce que en l’affliction intérieure et de l’esprit il prétend de la tirer 12 à une très grande perfection, qui est

12. l’entraîner

l’abnégation de toutes sortes de consolations en cette vie, demeurant très assurée que Celui qui l’en prive ici-bas ne l’en privera point éternellement là-haut au Ciel.

Mais vous me dites que l’on ne peut pas, emmi ces grandes ténèbres, faire ces considérations, vu qu’il vous semble que vous ne pouvez pas seulement dire une parole à Notre-Seigneur. — Certes, vous avez raison de dire qu’il vous semble, d’autant qu’en vérité cela n’est pas. Le sacré Concile de Trente n déterminé cela, et nous sommes obligés de croire que Dieu et sa grâce ne nous abandonnent jamais en telle sorte que nous ne puissions recourir à sa Bonté et protester que, contre tout trouble de notre âme, nous voulons être tout à lui et que nous ne le voulons point offenser. Mais remarquez que tout ceci se fait en la suprême partie de notre âme; et parce que notre partie inférieure n’en aperçoit rien et demeure toujours en sa peine, c’est cela qui nous trouble et qui nous fait estimer bien misérables et sur cela, nous commençons à nous attendrir dessus nous-mêmes, comme si c’était une chose bien digne de compassion que de nous voir sans consolations. Hé, pour Dieu! considérons que Notre-Seigneur et notre Maître a bien voulu être exercé par des ennuis intérieurs, mais d’une façon incomparable. Ecoutez ces paroles qu’il dit sur la Croix : Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné e? Il était réduit à l’extrémité, car il n’y avait que de la fine pointe 13 de son esprit qui ne fût accablée de

e. Mt 27,46.

13. la partie suprême

langueurs ; aussi parla-t-il langoureusement. Mais remarquez qu’il se prend à parler à Dieu, pour nous montrer qu’il ne nous serait pas impossible de le faire.

Vous voulez savoir ce qui est mieux en ce temps-là, de parler à Dieu de notre peine et de notre misère, ou bien de lui parler de quelque autre chose ?— Je vous dis que, en ceci comme en toutes sortes de tentations, il est mieux de divertir notre esprit de son trouble et de sa peine, parlant à Dieu de quelque autre chose, que non pas de lui parler de notre douleur; car, indubitablement, si nous le voulons faire, ce ne sera point sans l’agrandir tout de nouveau par le moyen d’un attendrissement que nous ferons sur notre coeur, notre nature étant telle qu’elle ne peut voir ses douleurs sans en avoir une grande compassion. — Mais vous me dites que, si vous n’y faites point d’attention, vous ne vous en souviendrez pas pour le dire. — Et qu’importe? Nous sommes certes comme les enfants, lesquels sont si aises d’aller dire à leur mère qu’ils ont été piqués d’une abeille, afin que la mère les plaigne et souffle sur le mal qui est déjà guéri; car nous voulons aller dire à notre Mère que nous avons été bien affligées, et agrandir notre affliction en la racontant tout par le menu, sans oublier une petite circonstance qui nous peut faire un peu plaindre. Or ne voilà pas des enfances très grandes ? Si nous avons commis quelque infidélité, bon de le dire ; si nous avons été fidèles, il le faut aussi dire, mais courtement, sans exagérer ni l’un ni l’autre, car il faut tout dire à ceux qui ont la charge de nos âmes.

Vous dites à cette heure que lorsque vous avez eu quelque grand sentiment de colère ou bien quelque autre sorte de tentation, qu’il vous vient toujours du scrupule si vous ne vous confessez. Il le faut faire en votre revue, mais non pas par manière de confession, ains pour tirer instruction comme l’on s’y doit comporter : je dis quand l’on ne voit pas clairement d’avoir donné quelque sorte de consentement; car si vous allez dire : Je m’accuse de quoi, durant deux jours, j’ai eu des grands mouvements de colère, mais je n’y ai pas consenti, vous dites vos vertus au lieu de dire vos défauts. — Mais il me vient en doute que je n’y ai fait quelque faute. — Il faut regarder mûrement si ce doute n quelque fondement; peut-être, environ un quart d’heure, durant ces deux jours, vous avez été un peu négligente à vous divertir de votre sentiment : si cela est, dites tout simplement que vous avez été négligente, durant un quart d’heure, à vous divertir d’un mouvement de colère que vous avez eu, sans ajouter que la tentation a duré deux jours, si ce n’est que vous le vouliez dire ou pour tirer de l’instruction de votre confesseur, ou bien pour ce qui est de vos revues, et alors il est très bon de le dire; mais pour les confessions ordinaires il serait mieux de n’en point parler, puisque vous ne le faites que pour vous satisfaire; et si bien il vous en vient un peu de peine en ne le faisant pas, il la faut souffrir , comme une autre à laquelle vous ne pourriez pas mettre remède.

7

VIVE JÉSUS

LA GLORIEUSE VIERGE NOTRE DAME ET LE GLORIEUX SAINT JOSEPH !



SIXIÈME ENTRETIEN

SUR LE SUJET DES FONDATIONS 1

1. C’est le départ de la Mère Claude-Agnès Joly de la Roche et de plusieurs autres Religieuses de la Visitation d’Annecy, envoyées en juillet 1620 à la fondation du Monastère d’Orléans, qui fournit à saint François de Sales l’occasion de faire cet Entretien.

(DE L’ESPÉRANCE)

Entre les louanges que les Saints donnent à Abraham, saint Paul relève celle-ci au-dessus de toutes les autres, de ce qu’il espéra contre toute espérance (Rm 4,18). Dieu lui avait promis que sa génération serait multipliée comme les étoiles du ciel et les sablons de la mer (Gn 15,5 Gn 22,17), et cependant il reçut le commandement de tuer son fils Isaac (Gn 22,2). Le pauvre Abraham ne perd point son espérance pourtant, ains il espère contre l’espérance même, que si bien il obéit au commandement qui lui est fait de tuer son fils, il ne lairra 2 pas pourtant de lui tenir parole. Grande certes fut son espérance, car il ne voyait rien en aucune façon sur quoi il la pût appuyer, sinon sur la parole que Dieu lui avait donnée. Oh que c’est un vrai et solide fondement que la parole de Dieu, car elle est infaillible. Abraham sort donc pour accomplir la volonté de Dieu avec une simplicité non pareille, car il ne fit non plus de considération ni de réplique que


2. laissera

lorsque Dieu lui dit qu’il sortît de sa terre et de sa parenté Gn 12,1, et qu’il allât au lieu qu’il lui montrerait, sans le lui spécifier, afin qu’il s’embarquât plus simplement dans la barque de sa divine providence. Marchant donc trois jours et trois nuits avec son pauvre Isaac, lequel étant chargé du bois pour le sacrifice, il demanda à son père où était l’holocauste; à quoi le bon Abraham répondit : Mon fils, le Seigneur y pourvoira Gn 22,6-8. O mon Dieu, que nous serions heureux si nous pouvions nous accoutumer à faire cette réponse à nos coeurs lorsqu’ils sont en souci de quelque chose : Le Seigneur y pourvoira; et qu’après cela nous n’eussions plus d’anxiété, de trouble ni d’empressement, non plus qu’Isaac! car il se tut, croyant que le Seigneur y pourvoirait, ainsi que son père lui avait dit.

Grande est certes la confiance que Dieu requiert que nous ayons en son soin paternel et en sa divine providence. Mais pourquoi ne l’aurons-nous pas, vu que jamais personne n’y a pu être trompé ? Nul ne se confie en Dieu, qui ne retire les fruits de sa confiance. Je dis ceci entre nous autres, car quant aux gens du monde, bien souvent leur confiance est accompagnée de présomption; c’est pourquoi elle n’est de nulle valeur devant Dieu. Considérons, je vous supplie, ce que Notre-Seigneur et notre Maître dit à ses Apôtres pour établir en eux cette sainte et amoureuse confiance: Je vous ai envoyés par le monde sans besace, sans argent et sans nulles provisions, soit pour vous nourrir, soit pour vous vêtir; quelque chose vous a-t-elle manqué ? Ils dirent Non (Lc 22,35-36). Allez, leur dit-il, et ne pensez point à ce que vous mangerez ou boirez, ni de quoi vous vous vêtirez (Lc 12,22 Lc 12,29), ni même ce que vous aurez à dire devant les grands seigneurs et magistrats des provinces par où vous passerez; car en chaque occasion votre Père céleste vous pourvoira de tout ce qui vous sera nécessaire. Ne pensez point à tout ce que vous aurez à dire (Ibid., Lc 12,11 Mt 10,19-20). — Mais je suis si incivile, dites-vous, je ne sais point comme il faut traiter avec les grands, je n’ai point de doctrine. —C’est tout un, allez et vous confiez en Dieu, car il a dit que quand bien la femme oublierait son enfant, si ne nous oubliera-t-il jamais, car il nous porte gravés sur son coeur et sur ses mains (Is 49,15-16).Pensez-vous que Celui qui a bien soin de pourvoir de nourriture aux 3 oiseaux du ciel et aux animaux de la terre, qui ne sèment ni ne recueillent (Mt 6,26 Lc 12,24), vienne jamais à oublier de pourvoir de tout ce qui sera nécessaire à l’homme 4 qui se confiera pleinement en sa providence, puisque l’homme est capable d’être uni à Dieu notre souverain Bien?

3. les — 4. nécessaire l’homme


Ceci, mes très chères Soeurs, m’a semblé être bon à vous dire sur le sujet de votre départ; car si bien vous n’êtes pas capables de la dignité apostolique à cause de votre sexe, vous êtes néanmoins capables de l’office apostolique, à cause du mérite apostolique. Mais pour ne pas user de ce mot de mérite entre nous autres (car j’ai toujours un peu de répugnance à me servir de ce mot-là pour nous exciter au bien), je vous dirai que vous pouvez rendre autant de service à Dieu en certaine façon, et procurer l’agrandissement de sa gloire comme les Apôtres. Certes, mes chères Filles, ceci vous doit être un motif de grande consolation, de voir qu’il se veuille servir de vous pour une oeuvre si excellente que celle à laquelle vous êtes appelées, et vous vous en devez tenir grandement honorées devant la divine Majesté. Car, qu’est-ce que Dieu désire de vous sinon ce qu’il ordonna à ses Apôtres (et c’est pourquoi il les envoya par le monde), qui n’était autre chose que ce que Notre-Seigneur même était venu faire en ce monde, qui fut pour donner la vie aux hommes ? et non seulement cela, dit-il, mais afin qu’ils vécussent d’une vie plus abondante k et qu’ils reçussent une vie meilleure, ce qu’il a fait en leur donnant sa grâce. Les Apôtres furent envoyés de Notre-Seigneur par toute la terre pour le même sujet, car Notre-Seigneur leur dit l : Ainsi que mon Père m’a envoyé, je vous envoie ; allez et donnez la vie aux hommes. Mais ne vous contentez pas de cela : faites qu’ils vivent d’une vie plus parfaite par le moyen de la doctrine que vous leur enseignerez ; ils auront la vie en croyant à ma parole que vous leur exposerez, mais ils auront une vie plus abondante par le moyen du bon exemple que vous leur donnerez. Et n’ayez nul souci si votre travail sera suivi du fruit que vous en prétendez. car ce n’est pas à vous que l’on demandera le fruit, ains seulement si vous vous serez

k. Jn 10,10. — l.Jn 20,21.

employés fidèlement à bien cultiver ces terres stériles et desséchées; l’on ne vous demandera pas si vous avez recueilli, ains seulement. si vous avez eu soin de bien ensemencer.

De même, mes chères Filles, êtes-vous maintenant commandées 5 d’aller ça et là en divers lieux, pour faire que les âmes aient la vie et qu’elles vivent d’une meilleure vie: car, qu’est-ce que vous allez faire, sinon tâcher de donner connaissance de la perfection de votre Institut, et par le moyen de cette connaissance, attirer plusieurs à embrasser toutes les observances qui y sont comprises et encloses 6 ? Mais, dites-moi, sans prêcher, conférer les Sacrements et remettre les péchés, comme faisaient les Apôtres, n’est-ce pas donner la vie aux hommes? mais, pour parler plus clairement, aux filles, puisque peut-être cent et cent filles qui se retireront à votre exemple dans votre Religion, se fussent perdues demeurant au 7 monde, lesquelles iront jouir au Ciel, pour toute l’éternité, de la félicité éternelle. Et n’est-ce pas par votre moyen que la vie leur sera donnée? Mais de plus, ne sera-ce pas par votre moyen qu’elles vivront d’une vie plus parfaite et agréable à Dieu, vie qui les rendra plus capables de s’unir plus parfaitement à la divine Bonté, puisqu’elles recevront de vous les instructions nécessaires pour acquérir le vrai et pur amour de Dieu, qui est cette vie plus abondante que Notre-Seigneur est venu apporter aux hommes? J’ai apporté le feu en la terre, qu’est-ce que je demande ou que je

5. vous fait-on maintenant le commandement, vous donne-t-on l’ordre — 6. renfermées — 7. dans le

prétends sinon qu’il brûle m ? Et en un autre endroit, il commande que le feu brûle incessamment sur son autel n et que pour cela il ne soit jamais éteint, pour montrer avec quelle ardeur il désire que le feu de son amour soit toujours allumé sur l’autel de notre coeur. O Dieu, quelle grâce est celle que Dieu vous fait! Il vous rend apôtresses, non en la dignité, mais en l’office et au mérite. Vous ne prêcherez pas, car votre sexe ne le permet pas, bien que sainte Madeleine et sainte Marthe sa soeur l’aient fait; mais vous ne laisserez pas d’exercer l’office apostolique en la communication de votre Institut et manière de vie, ainsi que je viens de dire.

Allez donc, pleines de courage, faire ce à quoi vous êtes appelées, mais allez en simplicité ; s’il vous arrive des appréhensions, dites à votre âme : Le Seigneur y pourvoira o ; si les considérations de votre faiblesse vous travaillent, jetez-vous en Dieu et vous confiez en lui. Les Apôtres, pour la plupart, étaient pêcheurs et ignorants; Dieu les rendit saints selon qu’il était nécessaire pour la charge qu’il leur voulait donner. Confiez-vous en lui, appuyez-vous sur sa providence et n’ayez peur de rien. Ne dites pas : Je n’ai point de talent pour bien parler. N’importe, allez sans soin et sans retours, car Dieu vous donnera ce que vous aurez à dire et à faire quand il en sera temps. Que si vous n’avez point de vertu, ou que vous n’en aperceviez point en vous, ne vous mettez pas en peine; car si vous entreprenez pour la gloire de Dieu et pour satisfaire à

m. Lc 12,49. — n. Lv 6,12. — o. Gn 22,8.

l’obéissance la conduite des âmes ou quel autre exercice quel qu’il soit, Dieu aura soin de vous et sera obligé de vous pourvoir de tout ce qui vous sera nécessaire, tant pour vous que pour celles que Dieu vous donnera en charge.

Il est vrai, c’est une chose de grande conséquence et de grande importance que celle que vous entreprenez, mais pourtant vous auriez tort si vous n’en espériez un bon succès, vu que vous ne l’entreprenez pas par votre choix, ains pour satisfaire à l’obéissance. Sans doute, nous avons grand sujet de craindre quand nous recherchons les charges et les offices, soit en Religion, soit ailleurs, et qu’elles nous sont données sur notre poursuite; mais quand cela n’est point, ployons humblement le col 8 sous le joug et acceptons de bon coeur le fardeau ; humilions-nous, car il le faut toujours faire, mais ressouvenons-nous 9 toujours d’établir la générosité sur les actes de l’humilité, car autrement ces actes ne vaudraient rien.

J’ai un extrême désir de graver en vos coeurs et en vos esprits une maxime qui est d’une utilité non pareille: Ne demander rien et ne refuser rien; recevez ce que l’on vous donnera, et ne demandez point ce que l’on ne vous voudra pas donner en cette pratique vous trouverez la paix pour vos âmes p. Oui, mes très chères Soeurs, tenez vos coeurs en cette sainte indifférence à recevoir tout ce que l’on vous donnera et à ne point désirer ce que l’on ne vous donnera pas. Je vous dis en un mot, ne désirez rien, ains laissez-vous vous-

p. Mt 20,29.

8. cou — 9. souvenons-nous

mêmes et toutes vos affaires, pleinement et parfaitement, au soin de la divine Providence; laissez-lui faire de vous tout de même que les enfants se laissent gouverner à leurs nourrices : qu’elle vous porte sur le bras droit ou sur le gauche, laissez-lui faire, car un enfant ne s’en formaliserait point; qu’elle vous couche ou qu’elle vous lève, laissez-lui faire, car c’est une bonne mère qui sait mieux ce qu’il vous faut que vous-mêmes. Je veux dire, si la divine Providence permet qu’il vous arrive des afflictions, des contradictions ou des mortifications, ne les refusez point, ains acceptez-les de bon coeur, amoureusement et tranquillement; que si elle ne vous en envoie point ou qu’elle ne permette pas qu’il vous en arrive, ne les désirez point, ni ne les demandez point. De même, s’il vous arrive des consolations, recevez-les avec esprit de gratitude et de reconnaissance envers la divine Bonté; si vous n’en avez point, ne les désirez point, ains tâchez de tenir votre coeur préparé pour recevoir les divers évènements de la divine Providence, et d’un même coeur, autant qu’il se peut; car il faut toujours savoir qu’il y a deux vouloirs et non vouloirs, dont l’un ne doit nullement être regardé: c’est celui qui tire à la sensualité. Si l’on vous donne des obéissances en Religion qui vous semblent dangereuses, comme sont les supériorités, ne les refusez pas ; si l’on ne vous en donne point, ne les désirez point, et ainsi de toute autre chose. Vous ne sauriez croire, sans en voir l’expérience, combien cette pratique apportera de profit à vos âmes; car au lieu de nous amuser à désirer ces moyens et puis ces autres pour nous perfectionner, nous nous appliquerons plus simplement et fidèlement à ceux que nous rencontrerons en notre chemin.

Jetant mes yeux sur le sujet de votre départ et sur les ressentiments 10 inévitables que vous aurez toutes en vous séparant les unes des autres, j’ai pensé que je vous devais dire quelque petite chose qui pût amoindrir cette douleur; non que je veuille dire qu’il ne soit loisible de pleurer un peu, car il le faut faire, d’autant qu’on ne s’en pourrait pas tenir, ayant demeuré si doucement et amoureusement déjà assez longtemps assemblées dans la pratique des mêmes exercices, ce qui a tellement uni vos coeurs, qu’ils ne peuvent sans doute souffrir nulle division ni séparation. Aussi, mes très chères Filles, ne serez-vous point divisées ni séparées, car toutes s’en vont et toutes demeurent : celles qui s’en vont demeurent et celles qui demeurent s’en vont. Celles qui demeurent s’en vont, non en leurs personnes, ains en la personne de celles qui s’en vont; et de même celles qui s’en vont, demeurent en la personne de celles qui demeureront. C’est un des principaux fruits de la Religion que cette sainte union qui se fait par la charité, union qui est telle que de plusieurs coeurs il n’en est fait qu’un, et de plusieurs membres il n’en est fait qu’un corps q : tous sont tellement faits un en Religion, que tous les Religieux d’un même Ordre ne sont qu’un même Religieux. Par exemple : tous sont supérieurs en

q. Cf. Ac 4,32.

10. regrets

la personne du Supérieur, comme de même tous sont cuisiniers en la personne du cuisinier; toutes les Soeurs de céans sont sacristaines en la personne de la Sacristaine, et ainsi de tous les autres offices. Les Soeurs domestiques chantent l’Office divin en la personne de celles qui sont dédiées pour le faire, comme celles qui le font apprêtent le dîner en la personne de celles qui l’apprêtent. Et pourquoi cela? La raison en est toute évidente, d’autant que si celles qui sont au choeur pour chanter les Offices n’y étaient pas, les autres seraient à leur place; s’il n’y avait point de Soeurs domestiques pour apprêter le dîner, les Soeurs du choeur y seraient employées; si une telle Soeur n’était pas Supérieure, il y en aurait une autre. De même, celles qui s’en vont demeurent et celles qui demeurent s’en vont, car si celles qui sont nommées pour s’en aller ne le pouvaient pas faire, celles qui demeurent s’en iraient en leur place.

Mais ce qui nous doit faire aller et demeurer de bon coeur, mes chères Filles, c’est la certitude presque infaillible que nous devons avoir que cette séparation ne se fait que quant au corps, car quant à l’esprit, nous demeurerons toujours très uniquement unis. C’est peu de chose que cette séparation corporelle, aussi bien la faudra-t-il faire un jour, veuillons-le ou non; mais la séparation des coeurs et désunion des esprits, c’est cela seul qui est à redouter.

Or, quant à nous autres, non seulement nous demeurerons toujours unis par ensemble, mais bien plus, car notre union s’ira toujours perfectionnant dans les doux et aimables liens de la charité et sera toujours de plus en plus renouée à mesure que nous nous avancerons en la voie de notre propre perfection r, car nous rendant plus capables de nous unir à Dieu, nous nous unirons davantage les unes aux autres; et à chaque Communion que nous ferons notre union sera rendue plus parfaite, car nous unissant avec Notre-Seigneur nous demeurerons toujours plus unies ensemble aussi la réception sacrée de ce Pain céleste et de ce très adorable Sacrement, s’appelle Communion, c’est-à-dire commune union. O Dieu, quelle union est celle qu’il y a entre chaque Religieux d’un même Ordre! union telle, que les biens spirituels sont autant pèle-mêlés 12 et réduits en commun comme les biens extérieurs. Les Religieux n’ont rien en particulier, à cause du voeu sacré qu’ils ont fait de la pauvreté volontaire; et par la profession sainte qu’ils font de la très sainte charité, toutes leurs vertus sont communes, tous sont participants des bonnes oeuvres les uns des autres, et jouiront des fruits d’icelle, pourvu qu’ils se tiennent toujours en charité et en l’observance des Règles de la Religion en laquelle Dieu les a appelés : de sorte que celui qui est en la cuisine ou en quelque autre exercice que ce soit, contemple en la personne de celui qui est en oraison; celui qui se repose participe au travail de l’autre qui est en exercice par le commandement du Supérieur.

Voilà donc, mes chères Filles, comme celles qui s’en vont demeurent et celles qui demeurent

r. Ep 4,2-3 ; Col 3,14.

12. mélangés, mis en commun

s’en vont, et combien vous devez toutes embrasser également, amoureusement et courageusement l’obéissance, tant en cette occasion comme en toutes autres, puisque celles qui demeurent auront part au travail et au fruit du voyage de celles qui s’en vont, comme celles-là auront part à la tranquillité et repos de celles qui demeureront. Toutes, sans doute, mes chères Filles, avez besoin de beaucoup de vertus, ou de soin de les pratiquer, tant pour s’en aller que pour demeurer: car celles qui s’en vont ont besoin de beaucoup de courage et de confiance en Dieu pour entre prendre amoureusement et avec esprit d’humilité ce que Dieu désire d’elles, nonobstant tous les petits ressentiments 13 qui leur pourront venir de quitter la Maison en laquelle Dieu les a première ment logées, les Soeurs qu’elles ont si chèrement aimées et la conversation desquelles leur apportait tant de consolation en l’âme, les parents, les connaissances, et que sais-je moi ? plusieurs choses auxquelles la nature s’attache, tant que nous vivons en cette vie, et la tranquillité de leur re traite qui leur est si chère. Celles qui demeurent ont de même besoin et nécessité de courage, tant pour persévérer en la pratique de la sainte soumission, humilité et tranquillité, comme aussi pour se préparer à sortir de céans, quand il leur sera commandé; car, ainsi que vous voyez, votre Institut, mes chères Filles, va s’étendant de toutes parts et en tant de divers lieux. De même, devez-vous tâcher de croître et multiplier les actes de vertus, et devez agrandir vos courages

13. sentiments de chagrin

pour vous rendre capables d’être employées selon la volonté de Dieu.

Il me semble, certes, quand je regarde et considère le commencement de votre Institut, qu’il représente l’histoire d’Abraham; car, comme Dieu lui eût donné parole que sa race serait multipliée comme le sablon de la mer 8, il lui commanda néanmoins de lui sacrifier son fils, par lequel la promesse de Dieu devait être accomplie. Abraham espéra et s’affermit en son espérance contre l’espérance même, et son espérance ne fut point vaine, ains fructueuse. De même, quand les trois premières Soeurs se rangèrent et embrassèrent votre sorte de vie, Dieu avait projeté de toute éternité de bénir leur génération t de leur en donner une qui serait grandement multipliée. Mais qui eût pu croire cela, puisqu’en les enserrant 14 dans leur petite maison nous ne pensions à autre chose que de les faire mourir au monde ? Elles furent sacrifiées, ains elles se sacrifièrent elles-mêmes volontairement; Dieu se contenta tellement de leur sacrifice, qu’il ne leur donna pas seulement une nouvelle vie pour elles-mêmes, ains une vie si abondante qu’elles la peuvent même communiquer, par la grâce de Dieu, à plusieurs âmes, ainsi que l’on voit maintenant.

Il me semble, certes, que ces trois premières Soeurs sont grandement bien représentées aux 15 trois grains de blé qui se trouvèrent emmi la paille qui était sur le chariot de Triptolémus, laquelle servait à conserver les amies; car étant

s. Vide loca supra, p. 99.— t. Ps 111,2.

14. enfermant — 15. par les

portés en un pays oit il n’y avait point de blé, ces trois grains furent pris et jetés en terre et en produisirent d’autres en telle quantité que, dans peu d’années, toutes les terres furent ensemencées. La providence de notre bon Dieu, jeta de sa main bénite 16 ces trois filles dans la terre de la Visitation, et après avoir demeuré un peu cachées aux yeux du monde, elles ont fait le fruit u que l’on voit maintenant, de sorte qu’il semble que, dans peu de temps, tous les pays seront faits participants de votre Institut. Oh qu’heureuses sont les âmes qui se dédient véritablement et absolument au service de Dieu, car il ne les laisse jamais stériles ni infructueuses! Pour un rien qu’elles quittent pour Dieu, il leur en donnera des récompenses incomparables, tant en cette vie qu’en l’autre. Quelle grâce, je vous prie, d’être employées au service des âmes que Dieu aime si chèrement, et pour lesquelles sauver il a tant enduré! Certes, c’est un honneur nonpareil, et duquel, mes très chères Filles, vous devez faire un très grand état : et pour vous y employer fidèlement, ne plaignez ni peine, ni soin, ni travail, car le tout vous sera chèrement 17 récompensé, bien qu’il ne faille pas se servir de ce motif pour vous encourager, ains de celui de vous rendre plus agréables à Dieu et d’augmenter d’autant plus sa gloire.

Allez donc, et demeurez courageusement en la pratique de vos exercices, et ne vous amusez pas à regarder que vous ne voyez point en vous

u. Jn 12,24-25.

16. bénie — 17. largement

ce qui est nécessaire, je veux dire les vertus propres aux charges auxquelles on vous mettra. Il est mieux que nous ne les voyons point en nous, car cela nous tient en humilité et nous donne plus de sujet de nous méfier de nos forces et de nous-mêmes, et fait que nous jetons plus absolument toute notre confiance en Dieu. Tant que nous n’avons pas besoin de la pratique d’une vertu, il est mieux que nous ne l’ayons pas 18; quand nous en aurons besoin, pourvu que nous soyons fidèles à celles dont nous avons maintenant la pratique, tenons-nous assurés que Dieu nous donnera chaque chose en son lieu et temps. Ne nous amusons point à désirer ni appréhender rien, laissons-nous tout à fait entre les mains de la divine Providence, qu’elle fasse de nous ce qu’il lui plaira; car, à quel propos désirer une chose plutôt qu’une autre? tout ne nous doit-il pas être indifférent? Pourvu que nous soyons à Dieu et que nous aimions sa divine volonté, cela nous est suffisant pour lui être agréable. Pour moi, j’admire comme il se peut faire que nous ayons plus d’inclination à être employées à une chose plutôt qu’à une autre, étant en Religion principalement, là où un office, une charge ou une besogne est autant agréable à Dieu que mille autres, puisque

18. Il est certain que la pensée de saint François de Sales n’est ici ni bien comprise, ni exactement rendue. Le Saint n’a pas pu enseigner qu’il est préférable d’être privé des habitudes vertueuses que de les posséder, mais seulement qu’il se rencontre certaines occasions dans lesquelles l’expérience de sa propre faiblesse et l’humilité qui en résulte sont plus avantageuses que la possession de toute autre vertu. Cette doctrine est accentuée mieux encore dans l’Entretien De la Simplicité.

c’est l’obéissance qui donne le prix à tous les exercices de la Religion. Quand on nous donnerait le choix des plus abjects, et qu’ils seraient les plus désagréables, ce sont ceux qu’il faudrait embrasser plus amoureusement; mais cela n’étant pas en notre choix, embrassons les uns comme les autres d’un même coeur. Quand la charge que l’on nous donne est honorable devant les hommes, tenons-nous humbles devant Dieu; quand elle est abjecte devant les hommes, tenons-nous-en plus honorés devant la divine Bonté. Enfin, mes chères Filles, retenez chèrement 19 et fidèlement ce que je vous ai dit, soit pour ce qui regarde l’intérieur, soit pour ce qui regarde l’extérieur ne veuillez rien que ce que Dieu voudra pour vous, embrassez amoureusement les évènements et les divers effets de son divin vouloir, sans vous amuser nullement à autre chose.

Après ceci, que vous pourrais-je plus dire 20, mes chères Soeurs, puisqu’il semble que tout notre bonheur soit compris en toute cette aimable pratique ? Je vous présenterai l’exemple des Israélites v, avec lequel je finirai. Ayant demeuré longtemps sans avoir un roi, il leur prit un jour envie d’en avoir un. Qu’est-ce que de l’esprit humain ? comme si Dieu les eût laissés sans conduite, ou qu’il n’eût point eu soin de les régir, gouverner et défendre! Ils s’adressèrent donc au Prophète Samuel, lequel leur promit de le demander à Dieu, ce qu’il fit; et Dieu, irrité de leur

v. 1R 8,5-13.

19. avec beaucoup d’affection — 20. dire davantage, de plus

demande, leur fit réponse qu’il le voulait bien, mais qu’il les avertissait que le roi qu’ils auraient prendrait telle domination et autorité sur eux, qu’il leur enlèverait leurs enfants : et quant aux fils, qu’il ferait les uns cuisiniers, les autres soldats et capitaines ; et quant aux filles, il ferait les unes cuisinières, les autres boulangères et les autres parfumeuses. Notre-Seigneur en fait de même, mes chères Filles, des âmes qui se dédient à son service; car, comme vous voyez, en Religion il y a diverses charges et divers offices. Mais qu’est-ce que je veux dire ? Rien autre, sinon qu’il me semble que sa divine Majesté a choisi celles qui s’en vont comme des parfumeuses ou parfumières 21: oui certes, car vous êtes commises 22 de sa part pour aller épandre 23 les odeurs suaves des vertus de votre Institut. Et comme les jeunes filles sont amoureuses des bonnes odeurs, ainsi que dit la sacrée amante au Cantique des Cantiques Ct 1,2, disant que le nom de son Bien-Aimé est une huile ou un baume qui répand de toutes parts des odeurs infiniment agréables, c’est pourquoi, ajoute-t-elle, les jeunes filles ont suivi l’attrait de ces divins parfums. Faites donc, mes chères Soeurs, que comme parfumeuses de la divine Bonté, vous alliez répandant de toutes parts l’odeur incomparable d’une très sincère humilité, douceur et charité, afin que plusieurs âmes soient attirées à la suite de vos parfums, et, par ce moyen, embrassent votre sorte de vie, par laquelle elles pourront jouir, comme vous,

w. .

21. qui font les parfums — 22. déléguées — 23. répandre

en cette vie, d’une sainte et amoureuse paix et tranquillité de l’âme, pour, par après, aller jouir de la félicité éternelle en l’autre.

Votre Congrégation est comme une sainte ruche d’abeilles (ainsi qu’il vous fut déclaré si excellemment l’autre jour en une prédication), laquelle a déjà jeté divers essaims; mais avec cette différence néanmoins, que les abeilles sortent pour s’aller retirer en une autre ruche où, ayant commencé un ménage nouveau, elles choisissent toujours en chaque essaim un roi particulier sous qui elles militent et font leur retraite. Mais quant à vous, mes chères âmes, si bien vous allez dans une ruche nouvelle, c’est-à-dire que vous allez commencer une nouvelle Maison de votre Ordre, vous n’avez néanmoins qu’un même roi, qui est Notre-Seigneur crucifié, sous l’autorité duquel vous vivrez en assurance partout oit vous serez. Ne craignez pas que rien vous manque, car il sera toujours avec vous tandis que vous n’en choisirez point d’autre; ayez seulement un grand soin d’accroître 24 votre amour et votre fidélité envers sa divine Bonté, vous tenant le plus près de lui qu’il vous sera possible, et tout vous succèdera en bien. Apprenez de lui tout ce que vous aurez à faire, ne faites rien sans son conseil, car c’est l’Ami fidèle qui vous conduira, gouvernera et aura soin de vous, ainsi que de tout mon coeur je l’en supplie.

24. d’augmenter




F de Sales, Entretiens 6