François S.: avis, sermons


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Amour du prochain1 : Sermon 3e Dimanche Carême 27.2.1622 (OEA X,266)

Mais d'autant qu'il faudroit trop de temps pour parler de toutes ces unions, je m'arresteray seulement à la troisiesme, qui est celle que nous devons avoir les uns avec les autres. Cette union et concorde nous a esté preschée, recommandée et enseignée tant d'exemple que de parolle, par Nostre Seigneur, mais avec une exageration nompareille et avec des termes admirables ; de sorte qu'il semble qu'il se soit oublié de nous recommander l'amour que nous luy devons porter, et à son Pere céleste, pour mieux nous inculquer l'amour et l'union qu'il vouloit que nous eussions les uns avec les autres ; il a mesme appellé le commandement de l'amour du prochain son commandement (1), comme estant le sien le plus.cheri. Il estoit venu en ce monde pour nous enseigner en Maistre tout divin, et cependant il n'inculque rien tant ni avec des paroles si pregnantes que l'observance de ce commandement de l'amour du prochain. Et cela non sans grand sujet, puisque le bien-aymé du Bien-Aymé, le grand Apostre saint Jean, asseure (2) que quiconque dit qu'il ayme Dieu et n'ayme pas le prochain est menteur ; au contraire, celuy qui dit qu'il ayme le prochain et n'ayme pas Dieu, contrevient à la verité, car cela ne se peut. Aymer Dieu sans aymer le prochain, qui est créé à son image et semblance (3), c'est une chose impossible.(4)

Mais quelle doit estre cette union et concorde que nous devons avoir par ensemble ? Oh, quelle elle doit estre ! Telle que si Nostre Seigneur luy mesme ne l'eust expliquée, nul n'eust eu la hardiesse de le faire en mesmes termes qu'il l'a fait. Mon Pere, dit-il en la derniere cene, lors qu'il eut rendu ce tésmoignage incomparable de son amour pour les hommes. en instituant le tres saint Sacrement de 1'.Eucharistie, mon tres cher Pere, je te supplie que tous ceux que tu m'as commis soyent un, comme toy et moy, Pere, sommes un (5). Et pour monstrer qu'il ne parlait pas seulement pour les Apostres ains pour tous nous autres : Je ne le prie pas seulement pour ceux cy avoit-il dit auparavant, mais pour tous ceux qui croiront en moy par leur parolle. Qui eust osé, dis-je derechef, faire une telle comparaison, et demander que nous fussions unis comme le Pere, le Fils et le Saint Esprit le sont par ensemble ?

Cette comparaison semble estre du tout estrange, car l'union des trois divines Personnes est incomprehensible, et nul, quel qu'il soit, ne sçauroit s'imaginer cette simple union et cette unité si indiciblement simple. Aussi, nous ne devons pas entendre de pouvoir parvenir à l'esgalité de cette union, car il ne se peut, comme le remarquent les anciens Peres ; il nous faut contenter d'en approcher au plus pres qu'il nous sera possible selon la capacité que nous avons. Nostre Seigneur ne nous appelle pas à l'esgalité, ains seulement à la qualité de cette union, c'est à sçavoir, que nous nous devons aymer et estre unis par ensemble le plus purement et le plus parfaitement qu'il se peut.

J'ay pris d'autant plus de playsir à traitter de ce sujet aujourd'huy, que j'ay trouvé que saint Paul nous recommande cet amour du prochain avec des termes admirables dans l'Epistre que nous avons leuë à la sainte Messe, en laquelle il dit escrivant aux.Ephesiens (6) : Bien aymés, marchez en la voye de la dilection des uns envers les autres comme enfans tres chers de Dieu ; marchez en icelle comme Jesus Christ y a marché, lequel a donné sa propre vie pour nous, s'offrant à Dieu son Pere en holocauste et en hostie d'odeur et de suavité. Oh que ces paroles sont aymables et dignes d'estre considerées ! Ce sont paroles toutes dorées, par lesquelles ce grand Saint nous fait entendre quelle doit estre nostre concorde et nostre dilection les uns envers les autres. Concorde et dilection est une mesme chose ; car le mot de concorde signifie union des coeurs, et dilection, election des affections, union des affections ! Il semble qu'il vouloit nous declarer ce que le Sauveur entendait quand il prioit son Pere celeste que nous fussions tous un, c'est à dire unis, comme luy et son Pere estoyent un. Nostre Seigneur avoit esté un peu court en nous enseignant par paroles comme quoy il desiroit que nous prattiquassions cette sainte et tres sacrée union ; c'est pourquoy son glorieux Apostre s'estend davantage à nous l'exprimer, nous exhortant à marcher en la voye de la dilection comme enfans tres chers de Dieu. Comme s'il disoit : De mesme que Dieu, nostre Pere tout bon, nous a aymés si chèrement qu'il nous a tous adoptés pour ses enfans,(7) ainsy monstrez que vous estes vrayement ses enfans en vous aymant chèrement les uns les autres en toute bonté de coeur.

Mais à fin que nous ne cheminions point d'un pas d'enfant en cette voye de la dilection que Dieu nostre Pere nous a tant recommandée, saint Paul adjouste : Marchez-y comme Nostre Seigneur y a marché, donnant sa vie pour nous, et le reste qui s'ensuit. En quoy il nous monstre qu'il veut que nous marchions d'un pas de geant et non de petit enfant. Aymez-vous les uns les autres comme Jesus Christ nous a aymés (8), non pour aucun merite qui fust en nous, ains seulement parce qu'il nous a creés à son image et semblance. C'est cette image et semblance que nous devons honnorer et aymer en tous les hommes, et non pas autre chose qui soit en eux ; car rien n'est aymable en nous de ce qui est de nous, puisque non seulement cela n'embellit pas cette divine ressemblance, ains l'enlaidit, souille et barbouille, en sorte que nous ne sommes presque plus reconnoissables. Or, c'est ce qu'il ne faut nullement aymer dans le prochain, car Dieu ne le veut pas. (9)

Pourquoy donc Nostre Seigneur a-t-il voulu que nous nous aimassions tant les uns les autres, et pourquoy, demandent la pluspart des saints Peres, a-t-il pris tant de soin de nous inculquer ce precepte comme estant semblable au commandement de l'amour de Dieu(10) ? Cecy fait grandement estonner, que l'on dise que ces deux commandemens sont semblables, veu que l'un tend à aymer Dieu, et l'autre la creature. Dieu qui est infini, et la creature qui est finie; Dieu qui est la bonté mesme et duquel tous biens nous arrivent, et l'homme qui est rempli de malice et duquel nous viennent tant de maux ; car le commandement de l'amour du prochain contient aussi l'amour des ennemis (11). Mon Dieu, quelle disproportion entre les objets de ces deux amours ! et cependant les commandemens sont semblables, en telle sorte que l'un ne peut subsister sans l'autre ; il faut nécessairement que l'un perisse ou s'accroisse en mesme temps que l'autre descroit ou augmente, ainsy que parle saint Jean. (12)

Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que luy presenta un certain maquignon ; car en ce temps là, comme il se fait encores en quelques contrées, l'on vendoit les enfans : il y avoit des hommes qui en faisoyent provision et usoyent de ce traffic comme l'on fait des chevaux en nos païs. Ces deux enfans se ressembloyent tellement et si parfaittement que le maquignon luy fitaccroire qu'ils estoyent jumeaux, n'estant pas croyable qu'ils peussent avoir une si parfaitte ressemblance autrement ; car estans separés l'un de l'autre l'on ne pouvoit nullement juger quel c'estoit des deux, rareté dont Marc Antoine fit un si grand estat qu'il les acheta fort cherement. Mais les ayant fait conduire chez luy, il trouva que ces deux enfans parloyent un langage tres different, d'autant que Pline raconte que l'un estoit de ces quartiers du Dauphiné et l'autre de l'Asie, lieux si distans l'un de l'autre qu'il ne se peut presque dire. Ce que Marc Antoine ayant sceu, et que non seulement ils n'estoyent pas jumeaux, voire qu'ils ne venoyent pas de mesme païs, et qu'ils n'estoyent pas nés sous un mesme roy, il se mit grandement en colere et fut fort courroucé contre celuy qui les luy avoit vendus. Mais un certain jeune fripon luy ayant représenté que la ressemblance de ces esclaves estoit d'autant plus admirable qu'ils estoyent de diverses contrées et qu'ils n'avoyent point d'alliance par ensemble, il demeura tout apaisé et en fit tousjours despuis un si grand estat qu'il eust mieux aymé perdre tous ses biens que ces deux enfans, à cause de la rareté de leur ressemblance.

Que veux-je dire par là, sinon que le commandement de l'amour de Dieu et celuy de l'amour du prochain se ressemblent autant que ces deux jouvenceaux dont Pline parle, quoy qu'ils soyent de païs extrêmement lointains ; car quel esloignement y a-t-il, je vous prie, entre l'infini et le fini, entre l'amour divin qui regarde un Dieu immortel et l'amour du prochain qui regarde l'homme mortel, entre l'un qui regarde le Ciel et l'autre, la terre ? Cette divine ressemblance est donques d'autant plus admirable. C'est pourquoy nous devons faire comme Marc Antoine : nous devons acheter ces deux amours, comme jumeaux sortis tous deux des entrailles de la miséricorde de nostre bon Dieu, et ce en mesme temps; car dès que Dieu crea l'homme à son image et semblance il ordonna à cet instant mesme qu'il aymeroit Dieu et son prochain aussi.

La loy de nature a tousjours appris ces deux préceptes au coeur de tous les hommes ; de sorte que si Dieu n'en eust point parlé, tous néanmoins eussent sceu qu'ils estoyent obligés de ce faire. Nous voyons cecy en ce que le Seigneur trouva extrêmement mauvaise la responce du misérable Caïn, qui eut bien la hardiesse, quand il luy demanda ce qu'il avoit fait de son frere Abel, de dire qu'il n'estoit pas obligé de le garder (13). Nul ne se peut excuser de ne pas sçavoir qu'il faut aymer nostre prochain comme nous mesme, Dieu ayant gravé cette verité au fond de nos coeurs en nous creant tous à la ressemblance les uns des autres ; car portant tous en nous l'image du Créateur, nous sommes par conséquent l'image les uns des autres, ne représentant tous qu'un mesme portrait qui est Dieu.

Cela estant donques ainsy, voyons un peu, je vous prie, en quels termes Nostre Seigneur nous a recommandé l'amour du prochain, sur lequel point j'establis ces considerations. Je vous donne, dit-il parlant à ses Apostres (14), un commandement nouveau, qui est que vous vous ayimiez les uns les autres. Et premièrement, pourquoy appelle-t-il ce commandemont, nouveau, puisqu'il avoit desja esté donné en la loy de Moyse (15), et que mesme, comme nous l'avons ja veu, il n'avoit pas esté ignoré en la loy de nature, ains reconneu, voire observé par quelques uns dès la creation de l'homme ? Nostre divin Maistre appelle ce commandement nouveau d'autant qu'il le voulait renouveller ; et comme quand on met du vin nouveau en quantité dans un tonneau où il y en a encor un peu de vieux, l'on ne dit pas que tel tonneau contient du vin viel ains du nouveau, parce que la quantité de celuy cy surpasse sans comparaison celle de l'autre, de mesrne Nostre Seigneur appelle ce commandement nouveau, d'autant que, si bien il avait esté donné auparavant, il n'avait pourtant esté observé que par un fort petit nombre de personnes ; si qu'il pouvait le nommer tout nouveau, parce qu'il voulait qu'il fust tellement renouvellé que tous s'aymassent les uns les autres.

Ainsy faisoyent les premiers Chrestiens, qui n'avoyent tous qu'un coeur et qu'une ame (16), entretenant une telle union par ensemble que jamais on ne voyait entr'eux nulle division ; aussi jouissoyent-ils d'une consolation tres grande par le moyen de leur concorde. Tout ainsy que de plusieurs grains de froment moulus et petris ensemble on fait un seul pain, pain qui est composé de tous ces grains de blé qui estoyent auparavant separés et qui ne sont plus séparables maintenant, de maniere qu'ils ne peuvent plus estre remarqués ni reconneus en particulier, de mesme ces Chrestiens avoyent un amour si fervent les uns pour les autres, que leurs volontés et leurs coeurs estoyent tous saintement confus et pesle meslés. Mais cette sainte confusion et divin meslange n'y apportait nul empeschement, car il ne pouvait y avoir de division ni de separation ; de sorte que le pain petri de tous ces coeurs estoit infiniment aggreable au goust de la divine Majesté.

Et comme nous voyons encores que de plusieurs raisins pressurés les uns avec les autres se fait un seul vin, et qu'il n'est plus possible de remarquer quel est le vin sorti d'une telle graine ou d'une telle grappe, ains tout estant pesle meslé ne forme qu'un vin tiré de plusieurs graines de raisins, de rnesme ces coeurs des premiers Chrestiens, esquels regnoit la sainte charité et dilection, n'estoyent qu'un vin composé de plusieurs coeurs comme de plusieurs raisins. Mais ce qui establissoit une si grande union entr'eux n'estoit autre, mes cheres ames, sinon la très sainte Communion (17), laquelle venant à cesser ou à se faire rarement, la dilection est venue par mesme moyen à se rafroidir entre les Chrestiens et a grandement perdu sa force et sa suavité.

1. -Jn 15,12 ; voir aussi serm du 7.1.1601 (VII,362) et du 12.10.1614 (VIII,147)
2. - 1Jn 4,20
3. - Gn 1,26
4 - voir TAD liv 10, ch 11 ; voir aussi serm 15.8.1618 (IX,65 et 190)
5 - Jn 17,11 Jn 17,21
6 - Ep 5,1
7 - Ep 1,5 1Jn 3,1
8 - Jn 13,34 Jn 15,12
9 - voir IVD partie 3, ch 22 et serm du 30.9.1618 (IX,201)
10 - Mt 22,39
11 - Mt 5,43
12 - Jn 3,30
13 - Gn 4,9
14 - Jn 13,34
15 - Lv 19,18
16 - Ac 4,32
17 - Ac 2,42 1Co 10,17


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Amour du prochain 2: le commandement nouveau (Sermon .3e Dim. Carême, 27.2.1622)

(Oeuvres Editions Annecy OEA X,272)
Le commandement de l'amour du prochain est donques nouveau pour la rayson que nous venons de dire, à sçavoir parce que Nostre Seigneur l'est venu renouveller, tesmoignant qu'il vouloit qu'il fust mieux observé qu'auparavant. Il est nouveau aussi parce qu'il semble que le Sauveur l'ayt ressuscité, comme on peut appeller un homme nouveau celuy qui estant mort vient à ressusciter. Ce commandement estoit tellement negligé entre les hommes qu'il sembloit n'avoir pas esté fait, tant il y en avoit peu qui s'en resouvinssent ou du moins qui l'observassent. Nostre Seigneur le leur redonne donques ; partant il veut que, comme une chose nouvelle, comme un commandement nouveau, il soit prattiqué fidellement et fervemment.
Il est nouveau aussi à cause des nouvelles obligations que nous avons de l'observer. Or, quelles sont ces nouvelles obligations que Jesus Christ a apportées au monde, de nous rendre souples en l'observance de ce divin precepte ? Elles sont grandes certes, puisque luy mesme est venu nous l'enseigner non seulement de paroles mais beaucoup plus d'exemple ; car ce Maistre divin et tres aymable ne nous a point voulu apprendre à peindre qu'il n'ayt premierement peint devant nous ; il ne nous a donné nul precepte qu'il ne l'ayt premièrement observé devant que nous le donner. Aussi, avant de renouveller ce commandement de l'amour du prochain, il nous a aymés et monstré par son exemple comment nous le devions prattiquer à fin que nous ne nous en excusassions point comme si c'estoit une chose impossible ; il s'est donné au tres saint Sacrement, puis il nous a dit : Aymez- vous les uns les autres comme je vous ay aymés (1) . Les hommes de l'ancienne Loy sont damnés s'ils n'ont pas aymé le prochain, car ou la loy de nature les y obligeait ou bien celle de Moyse ; mais les Chrestiens qui, apres l'exemple que Nostre Seigneur nous en a laissé, ne s'ayment pas les uns les autres et n'observent ce divin Precepte de la charité mutuelle seront damnés d'une damnation incomparablement plus grande.
Les hommes d'autrefois, je veux dire ceux qui vivoyent avant la glorieuse Incarnation de nostre cher Sauveur et Maistre, peuvent avoir quelques excuses, car si bien l'on sçavoit desja en ce temps là que Nostre Seigneur, unissant nostre nature humaine à la nature divine, viendrait reparer par sa Mort et Passion l'image et semblance de Dieu imprimée en nous (2) , ce n'estoyent que quelques uns des plus grans, comme les Patriarches et les Prophetes qui avoyent cette connaissance, les autres hommes l'igno- royent quasi tous. Mais maintenant que nous sçavons non pas qu'il viendra, ains qu'il est venu, et qu'il nous a recommandé tout de nouveau cette sainte dilection les uns envers les autres, combien serons-nous dignes de punition si nous n'aymons nostre prochain !
Se faut-il donques estonner si ce Bien-Aymé de nos ames veut que nous nous aymions comme il nous a aymés, puisqu'il nous a tellement restablis en cette parfaitte ressemblance que nous avions avec luy qu'il semble qu'il n'y ayt plus aucune différence ? Certes, nul ne peut douter que l'image de Dieu qui estoit en nous avant l'Incarnation du Sauveur ne fust grandement distante de la vraye ressemblance de Celuy que nous representions et duquel nous estions les portraits ; car quelle proportion y a-t-il, je vous prie, entre Dieu et la creature ? Les couleurs de ce portrait estoyent infiniment blasfardes et décolorées ; il n'y avoit simplement que quelques traits, quelques petits lineamens, ainsy que l'on voit en un portrait ou en un tableau qui est seulement esbauché, et où les couleurs n'estans encores posées, on n'y remarque qu'un air bien petit et bien mince de celuy qu'il représente. Mais Nostre Seigneur estant venu au monde a tellement relevé nostre nature au dessus de tous les Anges, des Cherubins et de tout ce qui n'est point Dieu, il nous a tellement faits semblables à luy, que nous pouvons dire asseurement que nous ressemblons parfaitternent à Dieu, lequel s'estant fait homme a pris nostre semblance et nous a donné la sienne. O combien donques devons-nous relever nos courages pour vivre selon ce que nous sommes, et imiter le plus parfaittement qu'il se peut Celuy qui est venu pour nous enseigner ce que nous devions faire, à fin de conserver en nous cette beauté et divine ressemblance qu'il a si entièrement reparée et embellie en nous !
Or dites-moy donques, l'amour cordial que nous nous devons porter les uns aux autres quel doit-il estre, puisque Nostre Seigneur nous a tous esgalement reparés et faits semblables à luy sans en exclure aucun ? On doit néanmoins tousjours se resouvenir qu'il ne faut pas aymer au prochain ce qui est contraire à cette divine ressemblance ou qui peut ternir ce portrait sacré ; mais hors de là, ne devrions-nous pas, mes cheres ames, aymer cherement celuy qui nous représente si au vif la personne sacrée de nostre Maistre ? N'est-ce pas un des plus pregnans motifs que nous sçaurions avoir pour nous aymer d'un amour extrêmement ardent ? Hé, quand nous voyons nostre prochain ne devrions-nous pas faire comme le bon Raguel quand il vit le jeune Tobie ? Celuy-cy, estant allé en Rages par le commandement de son pere, fit rencontre de ce bon homme Raguel, lequel le regardant : Hé, dit-il à sa femme, mon Dieu, que ce jeune homme me représente bien nostre cousin Tobie ! Sur quoy il luv demanda d'où il estoit et s'il ne connoissoit point Tobie ; à quoy l'Ange qui le conduisait respondit : Celuy cy à qui vous parlez est son fils ; je vous laisse à penser si nous le connaissons ! Lors le bon Raguel, tout transporté d'ayse, l'embrassa, et le caressant et baysant fort tendrernent : 0 mon enfant, s'escria-t-il, que tu es Fils d'un bon pere et que tu ressembles à un grand homme de bien ! Puis Il le receut en sa mayson et le traitta merveilleusement bien selon l'affection qu'il portoit à son cousin Tobie .(3)
Hé donques, n'en devrions-nous pas faire de rnesme quand nous nous rencontrons les uns les autres ? Oh, devrions-nous dire à nostre frere, que vous ressemblez à un grand homme de bien, car vous me représentez mon Sauveur et mon Maistre ! Et sur l'asseurance qu'il nous donne ou que nous nous donnerions les uns aux autres que nous reconnaissons tres bien la ressemblance du Createur et que nous sommes ses enfans, quelles tendres caresses ne devrions-nous pas nous faire ! Mais pour mieux dire, combien devrions-nous recevoir amoureusement le prochain, honnorant en luy cette divine ressemblance, renouant tousjours de nouveau ces doux liens de charité (4) qui nous tiennent liés, serrés et conjoints les uns aux autres. Marchons donques en la voye de la dilection comme enfans tres chers de Dieu, ainsy que nous admoneste le saint Apostre en l'Epistre d'aujourd'huy.
Mais marchez-y, dit-il en poursuivant, comme Jesus Christ y a marché, lequel a donné sa vie pour nous, et s'est offert pour nous à son Pere comme holocauste et hostie en odeur de suavité. De ces paroles nous tirons la connaissance du degré auquel doit parvenir nostre amour mutuel et à quelle perfection il doit monter, qui est de donner les uns pour les autres ame pour ame, vie pour vie, bref tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons hors le salut ; car Dieu veut que cela seul soit excepté. Nostre Seigneur a donné sa vie pour un chacun de nous, il a donné son ame, il a donné son corps, en fin il n'a rien reservé ; partant il ne veut pas que nous réservions rien du tout, (5)hormis le salut eternel.
Nostre divin Maistre nous a donné sa vie non seulement l'employant à guerir les malades, faire des miracles et nous enseigner ce que nous devions faire pour nous sauver ou pour luy estre aggreables ; mais il l'a donnée aussi en fabriquant sa croix tout le temps d'icelle, souffrant mille et mille persécutions de ceux mesmes auxquels il faisoit tant de bien et pour lesquels il livroit sa vie. Il faut que nous en fassions de mesme, dit le saint Apostre, c'est à dire que nous fabriquions nostre croix, que nous souffrions les uns des autres comme le Sauveur nous l'a enseigné, que nous donnions nostre vie pour ceux mesmes qui nous la voudroyent oster, comme il fit si amoureusement ; que nous l'employions pour le prochain non seulement ès choses aggreables, mais ès plus penibles et desaggreables, telles que de supporter amoureusement ces persécutions qui pourroyent en quelque façon attiedir nostre amour envers nos freres.
Il y en a plusieurs qui disent : J'ayme grandement mon prochain et voudrois bien luy rendre quelque service. Cela est bien bon, dit saint Bernard, mais ce n'est pas assez, il faut passer plus outre. Oh ! si je l'ayme ! Je l'ayme tant que je voudrois de bon coeur employer tous mes biens pour luv. Cela est davantage et desja meilleur, mais encores n'est-ce pas assez. Je l'ayme tellement, je vous asseure, que j'employerois volontiers ma personne mesme pour luy et en tout ce qu'il desireroit de moy. Voicy certes un tres bon signe de vostre amour ; mais encores faut-il passer plus avant, car il y a un plus haut degré en cet amour, ainsy que nous l'apprend saint Paul lequel disoit : (6) Soyez mes imitateurs comme je le suis de Jesus Christ. Et en l'une de ses Epistres, (7) parlant à ses enfans tres chers, il escrit : je suis prest à donner ma vie pour vous et à m'employer si absolument que je ne veux faire aucune reserve à fin de vous tesmoigner combien je vous ayme chèrement et tendrement ; ouy mesme je suis prest à laisser faire par vous ou pour vous tout ce que l'on voudra de moy. En quoy il nous enseigne que de s'employer, voire jusqu'à donner sa vie pour le prochain, n'est pas tant que de se laisser employer au gré des autres, ou pour eux, ou par eux.
C'est ce qu'il avoit appris de nostre doux Sauveur lequel s'estant employé soy mesme pour nostre salut et pour nostre redemption, se laissa par apres employer pour parfaire cette rédemption et nous acquerir la vie éternelle, se laissant attacher à la croix par ceux-là mesmes pour lesquels il mouroit. Il s'estoit employé luy mesme toute sa vie, mais à sa mort il se laissa employer et faire tout ce qu'on voulut, non pas par ses amis, ains par ses ennemis qui luy donnoyent la mort avec une rage insupportablement meschante. Neanrnoins il ne resista ni s'excusa de se laisser conduire et tourner à toute main, ainsy que la cruauté suggeroit à ces malheureux (8) ; car il regardait en cela la volonté de son Pere celeste, qui estoit qu'il mourust pour les hommes, volonté à laquelle il se sousmettoit avec un amour incomparablement grand et digne d'estre plustost adoré qu'imaginé ou compris.
C'est à ce souverain degré de perfection que les Religieux et Religieuses, et nous autres qui sommes consacrés au service de Dieu, c'est à ce degré de l'amour du prochain, dis-je, que nous sommes appellés et auquel nous devons prétendre de toutes nos forces. Il faut non seulement nous employer pour son bien et sa consolation, ains nous laisser employer pour luy par la tres sainte obeissance tout ainsy que l'on voudra, sans que jamais nous résistions. Quand nous nous employons nous mesmes, ce que nous faisons par le choix de nostre volonté ou par nostre election apporte tousjours beaucoup de satis- faction à nostre amour propre ; mais à nous laisser employer ès choses que l'on veut et que nous ne voulons pas, c'est à dire que nous ne choisissons pas, c'est là où gist le souverain degré de l'abnégation que nostre Seigneur et Maistre nous a enseigné en mourant. Nous voudrions prescher, et l'on nous envoye servir les malades ; nous voudrions prier pour le prochain, et l'on nous envoye servir le prochain. Mieux vaut tousjours sans comparaison ce que l'on nous fait faire (j'entens ce qui n'est point contraire à Dieu et qui ne l'offense point), que ce que nous faisons ou choisissons de nous mesmes.
Aymez-vous donques les uns les autres, dit saint Paul, comme Nostre Seigneur nous a aymés. Ils'est offert en holocauste : ce fut lors qu'estant sur la croix il respandit jusqu'à la derniere goutte de son sang sur la terre, comme pour faire un ciment sacré (9) duquel il devoit et vouloit cimenter, unir, joindre et attacher l'une à l'autre toutes les pierres de son Eglise, qui sont les fidelles, à fin qu'ils fussent tellement unis, que jamais il ne se trouvast aucune division entre eux, tant il craignait que cette division ne leur causast la désolation éternelle. O combien ce motif est pregnant pour nous inciter à l'amour de ce commandement et à son exacte observance : nous avons esté esgalement arrousés de ce sang pretieux, comme d'un ciment sacré, pour serrer et unir nos coeurs les uns aux autres ! 0 que la bonté de nostre Dieu est grande ! (10)
Nostre Seigneur a encores esté offert ou s'est offert pour nous à Dieu son Pere comme hostie en odeur de suavité. Quelle divine odeur ne respandit-il pas devant la divine Majesté lors qu'il institua le tres saint Sacrement de l'autel, auquel il nous tesmoigna si admirablement la grandeur de son amour ! Ce fut un parfum incomparable que cet acte de perfection incompréhensible par lequel il se donna à nous qui estions ses ennemis et qui luy causions la mort, et ce fut alors qu'il nous octroya le moyen de parvenir où il nous desiroit, à sçavoir d'estre faits un avec luy, comme. luy et son Pere ne sont qu'un (11), c'est à dire une mesme chose. Il l'avoit demandé à son Pere celeste, ou il le vouloit demander, et par mesme voye et en mesme temps il trouva comment cela se pourroit faire. O Bonté incomparable, que vous estes digne d'estre aymée et adorée !
Jusqu'où s'est abaissée la grandeur de Dieu pour un chacun de nous et jusqu'où nous veut-il eslever ? Nous unir si parfaittement à soy qu'il nous rende une mesme chose avec luy ! C'est ce que Nostre Seigneur a voulu, pour nous enseigner que comme nous avons tous esté aymés d'un mesme amour par lequel il nous embrasse tous en ce tres saint Sacrement, aussi veut-il que nous nous aymions de ce mesme amour qui tend à l'union, mais à une union des plus grandes et plus parfaites qu'il se peut dire. Nous sommes tous nourris d'un mesme .Pain (12), qui est ce pain celeste de la divine Eucharistie, la manducation duquel s'appellant Communion, nous représente, comme nous avons dit, la commune union que nous devons avoir ensemble, union sans laquelle nous ne mériterons pas de porter le nom d'enfans de Dieu, puisque nous ne luy sommes pas obeissans.
Les enfans qui ont un bon pere le doivent imiter et suivre ses commandernens en toutes choses. Or, nous avons un Pere meilleur que tout autre et duquel toute bonté derive (13); ses commandemens ne peuvent estre que tres parfaits et salutaires, c'est pourquoy nous le devons imiter le plus parfaittement qu'il se peut, et obeir de mesrne à ses divines ordonnances. Mais entre tous ses préceptes il n'en est point qu'il ayt tant inculqué ni dont il ayt tesmoigné desirer une si exacte observance que celuy de l'amour du prochain ; non pas que celuy de l'amour de Dieu ne le precede, mais d'autant que pour la prattique de celuy de l'amour du prochain la nature ayde moins que pour l'autre, il estoit besoin que nous y fussions excités en une façon plus particuliere.
Aymons-nous donques de toute l'estendue de nos coeurs pour plaire à nostre Pere celeste, mais ayrnons-nous raisonnablement : c'est à dire, que nostre amour soit conduit par la rayson qui veut que nous aymions plus l'ame du prochain que son corps ; puis que nous aymions enoores le corps, et ensuite par ordre tout ce qui appartient au prochain, chaque chose selon qu'elle le merite, pour la conservation de cet amour.
Que si nous faisons cela, o qu'à bon droit nous pourrons bien chanter., et non certes sans beaucoup de consolation, ce Psalme (14) dont la considération estoit si suave au grand saint Augustin : Ecce quam bonum ! O qu'il fait bon voir les freres habiter ensemble en une sainte union, concorde et paix, car ils sont comme l'onguent pretieux que l'on respandit sur le chef du grand Prestre Aaron, lequel par apres couloit le long de sa barbe et sur ses vestemens. Nostre divin Maistre est le grand Prestre sur lequel a esté incomparablement respandu cet onguent pretieux et odoriferant de la tres sainte dilection, soit envers Dieu soit envers le prochain ; nous autres, nous sommes comme ses cheveux et comme autant de poils de sa barbe. Ou bien nous pouvons considerer les Apostres comme estant la barbe de Nostre Seigneur, qui est nostre Chef et dont nous sommes les membres,(15) d'autant qu'ils furent comme attachés à sa face, puisqu'ils virent ses exemples, ses oeuvres, et receurent ses enseignemens immédiatement de sa bouche sacrée. Quant à nous autres, nous n'avons pas eu cet honneur, ains ce que nous sçavons nous l'avons appris des Apostres ; nous sommes donques comme les vestemens de nostre grand Prestre, nostre Sauveur, sur lesquels néanmoins descoule encores cet onguent pretieux de la tres sainte dilection qu'il nous a tant commandée et recommandée. Aussi son saint Apostre nous l'a-t-il plus particulièrement exprimé, ne voulant pas que nous nous amusions à irniter ni les Anges ni les Cherubins en cette prattique tant nécessaire, ains Nostre Seigneur mesme qui nous l'a enseignée beaucoup plus par oeuvres que par paroles, principalement estant attaché à la croix.
C'est au pied de cette Croix (16)que nous devrions nous tenir continuellement, comme au lieu auquel les imitateurs de nostre souverain Maistre et Sauveur font leur plus ordinaire demeure ; car c'est de là qu'ils reçoivent cette liqueur celeste de la sainte dilection qui sort à grans randons, comme une divine source, des entrailles de la divine miséricorde de nostre bon ]Dieu qui nous a aymés d'un amour si fort, si solide, si ardent et si perseverant que la mort mesme ne l'a pas peu attiedir, ains au contraire l'a infiniment rehaussé et aggrandi. Les eaux des plus ameres afflictions n'ont peu esteindre le feu de cette dilection (17) qu'il nous portoit, tant il estoit ardent, et les persécutions envenimées de ses ennemis n'ont pas eu assez de force pour vaincre la solidité et fermeté incomparable de l'amour dont il nous a aymés. Tel doit estre nostre amour pour le prochain : fort, ardent, solide et perseverant . . . . . . . . . . . . . . . .

1. - Jn 15,12
2. - Gn 1,26
3. - Tb 7,1 ; TAD liv 10 ch.11
4. - 1Co 3,14
5. - 1Jn 3,16
6. - 1Co 11,1
7. - 2Co 12,14-15 ; la fin de l'alinéa et les 3e et4e paragraphes suivants ont été intercalés dans l'Entretien de la Cordialité.
8. - Is 1,5
9. - 1Co 1,20
10. - Ps 72,1
11. - Jn 17,11-12 Jn 21-22
12. - 1Co 10,17 ; Entretien De l'Espérance (milieu)
13. - Jc 1,17
14. - Ps 132
15. - 1Co 12,12 1Co 12,27 Ep 4,15 1Co 1,18
16. - Voir serm veille Epiphanie, 5.1.1618 (OEA X,147)
17. - Ct 8,6


François S.: avis, sermons