F. de Sales, Lettres 271

LETTRE LII, A. M. DE CREPY (1), PRÉSIDENT AU PARLEMENT DE BOURGOGNE.

271 (Tirée du monastère de la ville de Langres.)

Témoignage d'amitié et de bienveillance.



Mai 1604 (éd. d'Annecy: vers le 20 avril 1605).

Monsieur mon très-honoré père (2), que vous m'obligez à vous rendre une vraie et entière obéissance filiale, par la faveur qu'il vous plaît me faire, en m'écrivant si souvent et de votre santé, et de l'état des affaires de madame l'abbesse, ma très-chère soeur! Rien sans doute ne me peut donner plus de consolation, que de me voir vivre en votre souvenance et bonne grâce, et de vous être agréable au désir que j'ai de servir cette soeur en tous ses vertueux desseins, pour la poursuite desquels j'approuve bien qu'elle ne change pas le chemin que je lui ai proposé, qu'avec beaucoup de considération; mais je ne voudrais pas aussi qu'elle laissât pour cela de se prévaloir des bons avis et conseils qu'elle peut recevoir d'ailleurs, et particulièrement du bon père de Saint-Bénigne, duquel vous m'écrivez; et moi à elle, pour lui en déclarer mon opinion telle que je vous dis. Mais comment me pourrais-je jamais lasser de souhaiter des grâces et des bénédictions abondantes à cette chère soeur et à toute sa maison, la voyant si désireuse de mon bien, que, pour seulement savoir de ma santé, elle m'a envoyé un exprès? Avec cette occasion je lui ai écrit le plus amplement que j'ai pu pour la consoler, sachant bien que le bon portement de son corps dépend beaucoup de celui de son âme, et celui de son âme des consolations spirituelles. Je vis en perpétuelle appréhension de son mal, qu'il n'empire, et en recommande à Dieu les remèdes autant qu'il m'est possible. Ce n'est pas de mon école qu'elle a jeûné ce carême, contre l'opinion des médecins, à l'obéissance desquels je l'exhorte bien fort, sachant bien que Dieu seul veut être servi comme cela. Au demeurant, monsieur mon très-honoré père, j'ai une jeune soeur (5) que je désirerais mettre auprès de cette ainée et plus chère, en son monastère, non pour être religieuse, si Dieu ne lui en donne l'inspiration, mais seulement pour avoir cet honneur d'être auprès d'elle, et d'apprendre la vertu en une'si bonne compagnie : c'est là une de mes ambitions, mais de laquelle je soumets l'exécution à votre commandement, n'en voulant que ce qu'il vous plaira de m'en permettre. Que s'il vous plaît m'en donner la permission, ce sera, Dieu aidant, sans que la maison en reçoive aucune charge; madame l'abbesse seule en sera importunée de seulement supporter l'incommodité de voir auprès de soi une inutile et maussade fille et servante. Vous voyez, monsieur mon père, avec quelle liberté je me pousse envers vous. Croyez, je vous supplie, que c'est pour la totale confiance que j'ai d'être en votre âme ce que je suis en la mienne ; c'est, monsieur mon père ; votre, etc.

Monsieur mon père, permettez-moi de présenter ici mon très-humble service et obéissance à madame ma mère, que je supplie de me continuer en l'honneur de sa maternelle bienveillance.


(1) Bourgeois de Crepy, père de madame l'abbesse du Puits-d'Orbe, et d’une autre fille nommée Marguerite Bourgeois de Crepy d'Origny, qui avait épousé M. Nicolas Brulard, premier président au parlement de Bourgogne.
(2) En Jésus-Christ. -
(3) Jeanne de Sales.






LETTRE LIII.

s. françois de sales, a madame rose bourgeois, abbesse de l'abb. royale du puits-d'orbe.

En quoi consiste la dévotion, et les moyens pour y parvenir ; énumération des devoirs d'une abbesse.



Avant le 5 mai 1604.

Vous avez, madame ma chère fille, deux qualités ; car vous êtes religieuse, et vous êtes abbesse: il faut servir Dieu en l'une et l'autre, et à cela doivent être rapportés tous vos desseins, et exercices et affections.

Ressouvenez-vous qu'il n'est rien de si heureux qu'une religieuse dévote, rien de si malheureux qu'une religieuse sans dévotion.

La dévotion n'est autre chose que la promptitude, ferveur, affection et mouvement que l'on a au service de Dieu; et y a différence entre un homme de bien et un homme dévot : car celui-là est homme de bien, qui regarde les commandements de Dieu, encore que ce ne soit pas avec grande promptitude ni ferveur ; mais celui-là est dévot, qui non-seulement les observe, ains les observe volontiers, promptement, et de grand courage.

La vraie religieuse doit être dévote, et procurer d'avoir une grande promptitude et ferveur.

Pour ce faire, il faut premièrement prendre garde de n'avoir point la conscience chargée d'aucun péché ; car le péché est un pesant fardeau, que qui le porte ne peut acheminer contre mont. C'est pourquoi il se faut confesser souvent, et ne jamais laisser dormir le péché dans notre sein.

Secondement, il faut ôter tout ce qui peut entraver les pieds de notre âme, qui sont les affections, lesquelles il faut retirer et dépendre de tout objet non-seulement mauvais, mais de cdui qui n'est pas bien bon ; car un cheval entravé ou piqué ne peut courir.

Outre cela, il faut demander cette promptitude à notre Seigneur ; et partant, il faut s'exercer à la prière et méditation, ne laissant passer aucun jour sans la faire l'espace d'une petite heure.

Et touchant la prière, je vous avertis que premièrement vous ne devez jamais laisser l'office ordinaire qui est commandé de l'Église, et plutôt il faut laisser toutes autres prières,

Secondement, il faut, après l'office, préférer la méditation à toutes autres prières ; car elle vous sera plus utile et plus agréable à Dieu.

Troisièmement, ayez l'usage des oraisons jaculatoires, qui sont des soupirs d'amour que l'on jette devant Dieu pour requérir son aide et son secours.

A quoi vous servira beaucoup de garder en votre imagination le point de la méditation que vous aurez le plus goûté, pour le remâcher le long de la journée, comme l'on fait les tablettes pour le corps ? A cela même vous servira une croix, ou une image dévote pendue à votre cou ou à votre chapelet, la maniant et baisant souvent en l'honneur de celui qu'elle représente ; et, lorsque l'horloge sonne, de dire un petit mot de coeur ou débouche, comme serait Vive Jésus, ou bien, Voici l'heure de se réveiller, ou bien Mon heure s'approche, et semblables.

Quatrièmement, ne passer aucun jour, s'il est, possible, sans lire quelque peu dans quelque livre spirituel, même avant la méditation, pour réveiller en vous l'esprit spirituel.

Prenez par coutume de vous mettre en la présence de Dieu le soir avant votre repos, le remerciant de ce qu'il vous a conservée, en faisant l'examen de conscience, ainsi que les livres spirituels vous l'enseignent.

Lematin, faites-en de même, vous préparant à servir Dieu le long du jour, vous offrant à son amour, et lui offrant le vôtre.

Je suis d'avis que votre méditation se fasse le matin, et que le jour précédent vous lisiez le point que vous voudrez méditer, dans Grenade, Bellintany, ou quelqu'autre semblable.

Pour acquérir la sainte promptitude à bien pratiquer la vertu, ne laissez passer aucun jour sans en pratiquer-quelque action particulière à cette intention; car l'exercice sert mervelleusement pour se rendre un chemin aisé à toutes sortes d'opérations.

Ne manquez jamais, pour ce commencement, de communier tous les premiers dimanches-du mois, outre les bonnes fêtes, et le soir de devant confessez-vous, et excitez en vous une sainte révérence et joie spirituelle, de devoir être si heureuse que de recevoir votre doux Sauveur; et faites alors une nouvelle résolution de le servir fervemment, laquelle l'ayant reçu, il faut confirmer non par.voeu, mais par un bon et ferme propos.

Le jour de votre communion, tenez-vous le plus dévote que vous pourrez, soupirant à celui qui sera en vous et à vous ; et le regardez perpétuellement de l'oeil intérieur, gisant ou assis dans votre propre coeur comme dans son trône; et lui faites venir l'un après l'autre vos sens et vos puissances pour ouïr ses commandements, et lut promettre fidélité : ceci se doit faire après la communion, par une petite méditation de demi-heure.

Gardez-vous de vous rendre mélancolique et importune à ceux qui sont auprès de vous, de peur qu'ils n'attribuent cela à la dévotion, et qu'ils ne la méprisent ; au contraire, rendez-leur le plus que vous pourrez de consolation et de contentement, afin que cela leur fasse honorer et estimer la dévotion, et la leur fasse désirer. : Procurez en vous l'esprit de douceur, joie et humilité, qui sont les plus propres à la dévotion, comme aussi la tranquillité, sans vous empresser ni pour ceci ni pour cela-; mais allez votre chemin de dévotion avec une entière confiance en la miséricorde de Dieu, qui vous conduira par la main jusqu'au pays céleste ; et partant, gardez-vous des chagrins et disputes.

Touchant votre qualité d'abbesse, c'est-à-dire de mère d'un monastère, elle vous oblige à procurer le bien<le toutes vos religieuses pour la perfection de leurs âmes, et par conséquent à réformer leurs moeurs et toute la maison.

1° Le moyen de ce faire, en ce commencement, doit être doux, gracieux et joyeux, sans commencer par la répréhension des choses qui ont été supportées jusqu'à présent ; ains-vous devez vous-même, sans leur dire mot, montrer tout le contraire en votre vie et conversation, vousoccupant devant elles à de saints exercices, comme serait, faisant quelquefois des prières en l'église, ou bien môme la méditation, disant le chapelet, faisant lire quelque livre spirituel pendant que vous travaillez de l'aiguille; et les caressant plus doucement et modestement que jamais, faisant une spéciale amitié avec celles qui se rangeront à la dévotion : ne laissez pourtant de bien caresser les autres, pour les attirer et gagner en même chemin.

.2° Tenez-vous courte avec les conversations mondaines, et ne permettez pas, que le moins que vous pourrez, qu'elles soient en votre chambre particulière, pour petit à petit procurer que le dortoir des dames en soit entièrement exempt ; ce qui seroit bien requis, et votre- exemple est un grand moyen.

 5° A la table, procurez que l’on lise quelque beau livre spirituel, comme de Grenade, De la vanité du monde, Gerson, Bellintany, et tels autres ; et mettez en coutume que ce soit tous les jours.

4° En l'office, il faut que votre contenance dévote donne loi à toutes les religieuses de modestie et révérence ; ce que vous ferez aisément, si vous vous mettez en la présence de Dieu au commencement de chaque office. J'estime que d'introduire le bréviaire du concile de Trente sera une chose utile et profitable.

5° Ne faites point trop l'austère pour le commencement ; mais soyez gracieuse à tout le monde, hormis aux personnes bien mondaines, avec lesquelles il faut être courte et retirée.

6° Il sera bon que vous employiez quelqu'une de vos religieuses pour vous aider eu la conduite des choses temporelles, afin que vous ayez tant plus de commodités pour vous adonner au spirituel et aux offices de charité.

7° Enfin ne vous empressez point pour ce commencement ; mais faites tout ce que vous ferez si gaiement et avec tant de douceur, que toutes filles aient occasion de vouloir embrasser la dévotion petit à petit ; et lorsque vous les y verrez embarquées, il faudra traiter plu? entièrement du rétablissement de la perfection de la règle, qui sera le plus grand service que vous puissiez faire à notre Sauveur : mais tout cela doit procéder non tant de votre autorité comme de votre exemple et douce conduite!

8° Dieu vous appelle à toutes ces saintes besognes; écoulez-le et obéissez. N'estimez jamais d'avoir trop de peine ni de patience à la poursuite d'un si grand bien. Que vous serez heureuse, si à la fin de vos jours vous pouvez dire comme notre Seigneur : J'ai consommé et parfait l'oeuvre que vous m'avez mis en main (Jn 17,4) ! Désirez-le, procurez-le, pensez à cela, priez pour cela; et Dieu, qui vous a donné la volonté pour désirer, vous donnera des forces pour le bien faire.





Méditation pour le commencement de chaque mois, avant la communion (1).

(1) La présente méditation n'est point dans le petit livre dédié à madame de Maintenon.



Mettez-vous en la présence de Dieu, priez-le qu'il vous inspire. Imaginez-vous que vous êtes une pauvre servante de notre Seigneur, et qu'il vous a mise en ce monde comme en sa maison.'

1° Demandez-lui avec humilité pourquoi il vous y a mise ; et considérez que ce n'est pas pour aucun besoin qu'il eût de vous, mais afin d'exercer en vous sa libéralité et bonté : car c'est pour vous donner son paradis ; et afin que vous le puissiez avoir, il vous a donné l'entendement pour le connaitre, la mémoire pour vous ressouvenir de lui, la volonté et le coeur pour l'aimer et votre prochain, l'imagination pour vous le représenter et ses bénéfices, tous vos sens pour le servir, les oreilles pour ouïr ses louanges, la langue pour le louer, les yeux pour contempler ses merveilles, et ainsi des autres.

2° Considérez qu'étant créée à cette intention, toutes actions contraires à cela doivent être extrêmement évitées, et celles qui ne servent de rien à cela doivent être méprisées.

3° Considérez quel malheur c'est au monde, de voir que les hommes pour la plupart ne pensent point à cela ; mais leur est d'avis qu'ils sont en ce mondé pour bâtir des maisons, agencer des jardins, avoir des vignes, amasser de l'or, et semblables choses transitoires.

4° Faites une représentation de votre misère, qui a été si grande quelque temps, que vous avez été de ce nombre-là. Hélas ! ce direz-vous, que pensais-je quand je ne pensais pas en vous, ô Seigneur ? De quoi me ressouvenais-je quand je vous avais oublié ? Qu'aimois-je quand je ne vous ai-mois pas? N'étais-je pas misérable de servir la vanité au lieu de la vérité? Hélas ! le monde, lequel n'est fait que pour me servir, dominait et maîtrisait sur mes affections. Je vous renonce, pensées vaines, souvenances inutiles, amitiés infidèles, services perdus et misérables.

Résolvez-vous, et faites un ferme propos de ci-après vaquer fidèlement à ce que Dieu désire de vous, lui disant : Vous serez si après mon unique lumière pour mon entendement ; vous serez l'objet de ma souvenance, qui ne s'occupera plus qu'à se représenter la grandeur de votre bonté si doucement exercée en mon endroit ; vous serez les seules délices de mon coeur, et l'unique bien-aimé de mon âme.

Application particulière. Ah ! Seigneur, j'ai de telles et telles pensées, je m'en abstiendrai ci - après : j'ai trop de mémoire des picques et injures, je la perdrai dorénavant : j'ai mon coeur encore attaché à telle et telle chose, qui est inutile ou préjudiciable à votre service et à la perfection de l'amour que je vous dois ; je le retirerai et désengagerai entièrement, moyennant votre grâce, afin que je puisse tout donner au vôtre.

Priez Dieu fervemment qu'il vous en fasse la grâce, et pratiquez en quelque chose ce qui se pourra touchant ce point.

Répétez souvent la parole de S. Bernard ; et, à son imitation, excitant votre coeur, dites souvent: Rose, qu'es-tu venue faire en ce monde? que fais-tu ? fais-tu ce que ton maître t'a donné en charge, et pourquoi il t'a mise en ce monde et te conserve ?

Nul ne sera couronné de roses qu'il ne le soit premièrement des épines de notre Seigneur.,

C'est celui qui désire votre perfection en Dieu, es entrailles duquel il est votre, etc.




LETTRE LIV, A MADAME ROSE BOURGEOIS, ABBESSE DE L'ABB. ROYALE DU PUITS-d'orbe.

223
(Tirée de la congrégation du collège Louis-le-Grand, à Paris.)

Il l'exhorte à la réforme de son monastère.


Annecy, le jour de la sainte croix ; 3 mai 1604.

Madame,

J’ai envoyé à madame la présidente Brulart, votre soeur, un écrit que je désire vous être communiqué ; non pas que celui que je vous ai donné ne : suffise pour vous et pour ce temps, mais afin que vous ayez toujours plus d'éclaircissement en votre esprit, à l'avancement duquel je me sens tant obligé, que je ne suis de rien plus désireux en ce monde, non-seulement pour cette grande confiance que Dieu vous a donnée en mon endroit, mais aussi pour celle qu'il me donne que vous servirez beaucoup à sa gloire : n'en doutez point', madame, et ayez bon courage. Je suis infiniment consolé du plaisir que vous prenez à lire les oeuvres et la vie de la mère Thérèse: car vous verrez le grand courage qu'elle eut à réformer son ordre, et cela vous animera sans doute à réformer votre monastère; ce qui vous sera bien plus aisé qu'il ne fut pas à elle, puisque vous êtes supérieure perpétuelle. Mais tenez la méthode que je vous ai dite, de commencer par l'exemple ; et, bien qu'il vous semblera profiter peu au commencement, ayez néanmoins de la patience, et vous verrez ce que Dieu fera. Je vous recommande surtout l'esprit de douceur, qui est celui qui ravit les coeurs et gagne les âmes. Tenez bon et ferme, en ce commencement, à bien faire tous vos exercices, et préparez-vous aux tentations et contradictions ; car le malin esprit vous en suscitera infiniment, pour empêcher le bien qu'il prévoit devoir sortir de votre résolution : mais Dieu sera votre protecteur ; je l'en supplie de tout mon coeur, et l'en supplierai tous les jours de ma vie. Je vous prie de me recommander à sa miséricorde, et croire que je suis autant que vous le sauriez désirer, et que je puis, madame, votre, etc.

Mon compagnon m'a dit en chemin que vous désiriez venir à Saint-Claude, et qu'à cette occasion j'aurai le bien de vous voir. Je vous prie qu'en ce cas-là je le sache avant le temps, afin que je me puisse trouver en lieu et loisir propre à votre consolation.



LETTRE LV, A MADAME DE CHANTAL (1).

221
(1) Cette lettre est la première de celles que S. François écrivit à madame de Chantal, dont il avait fait connaissance à Dijon, où il avait prêché le dernier carême.

Devoirs des veuves relativement à leur salut ; moyens de parvenir à ce but.



Annecy, le jour de la sainte croix, 3 mai 1604.

Madame,

1. C'est toujours pour vous assurer davantage que j'observerai soigneusement la promesse que je vous ai faite de vous écrire le plus souvent que je pourrai. Plus je me suis éloigné de vous selon l'extérieur, plus me sens-je joint et lié selon l'intérieur, et ne cesserai jamais de prier notre bon Dieu qu'il lui plaise de parfaire en vous son saint ouvrage (cf.
Ph 1,6), c'est-à-dire le bon désir et dessein de parvenir à la perfection de la vie chrétienne ; désir lequel vous devez chérir et nourrir tendrement en votre coeur, comme une besogne du Saint-Esprit, et une étincelle de son feu divin. J'ai vu un arbre planté par le bienheureux S. Dominique à Rome ; chacun le va voir et chérit pour l'amour du planteur: c'est pourquoi ayant vu en vous l'arbre du désir de sainteté, que notre Seigneur a planté en votre âme, je le chéris tendrement, et prend plaisir à le considérer plus maintenant qu'en présence ; et je vous exhorte d'en faire de même, et de dire avec moi : Dieu vous croisse, ô bel arbre planté ! divine semence céleste, Dieu vous veuille faire produire votre fruit à maturité ; et lorsque vous l'aurez produit, Dieu vous veuille garder du vent qui fait tomber les fruits en terre, où les bêtes vilaines les vont manger. Madame, ce désir doit être en vous comme les orangers de la côte maritime de Gênes, qui sont presque toute l'année chargés de fruits, de fleurs et de feuilles tout ensemble ; car votre désir doit toujours fructifier par les occasions qui se présentent d'en effectuer quelque partie tous les jours, et néanmoins il ne doit jamais cesser de souhaiter des objets et sujets de passer plus avant :et ces souhaits sont des fleurs de l'arbre de votre dessein ; les feuilles seront les fréquentes connaissances de votre imbécillité, qui conserve et les bonnes oeuvres et les bons désirs : c'est là l'une des colonnes de votre tabernacle ; l'autre est l'amour de votre viduité, amour saint et désirable, pour autant de raisons qu'il y a d'étoiles au ciel, et sans lequel la viduité est méprisable et fausse. S. Paul nous commande d'honorer les veuves qui sont vraiment veuves (1Tm 5,15) : mais celles qui n'aiment pas leur viduité ne sont veuves qu'en apparence ; leur coeur est marié. Ce ne sont pas celles desquelles il est dit : Bénissant je bénirai la veuve (Ps 98,18 Ps 132,15); et ailleurs, que Dieu est le juge protecteur et défenseur des veuves (Ps 67,6 Ps 119,13 Ps 145,9). Loué soit Dieu, qui vous a donné ce cher saint amour : faites-le croître tous les jours de plus en plus, et la consolation vous en accroîtra tout de même, puisque tout l'édifice de votre bonheur est appuyé sur ces deux colonnes. Regardez, au moins une fois le mois, si l'une ou l'autre n'est point ébranlée, par quelque méditation et considération pareille à celle de laquelle je vous envoie une copie, et que j'ai communiquée avec quelque fruit à d'autres âmes que j'ai en charge. Ne vous liez pas toutefois, à cette même méditation ; car je ne vous l'envoie pas pour cet effet, mais seulement pour vous faire voir à quoi doit tendre l'examen et épreuve de soi-même que vous devez faire tous les mois, afin que vous sachiez vous en prévaloir plus aisément. Que si vous aimez mieux répéter cette même méditation, elle ne vous sera pas inutile : mais je dis!, si vous l'aimiez mieux; car en tout et partout je désire que vous ayez une sainte liberté d'esprit touchant les moyens de vous perfectionner ; pourvu que les deux colonnes en soient conservées et affermies, il n'importe pas beaucoup comment. Gardez-vous des scrupules, et vous reposez entièrement sur ce que je vous ai dit de bouche ; car je l'ai dit en notre Seigneur. Tenez-vous for t en la présence de Dieu, par les moyens que vous avez. Gardez-vous des empressements et inquiétudes ; car il n'y a rien qui nous empêche plus de cheminer en la perfection. Jetez doucement votre coeur es plaies de notre Seigneur, et non pas a force de bras. Ayez une extrême confiance en sa miséricorde et bonté, et qu'il ne vous abandonnera point mais ne laissez pas, pour cela de vous bien prendre à sa sainte croix.

2. Après l'amour de notre Seigneur, je vous recommande celui de son épouse l'Église, de cette chère et douce colombe, laquelle seule peut pondre et faire éclore les colombeaux et colombelles à l'époux. Louez Dieu cent fois le jour d'être fille de l'Église, à l'exemple de la mère Thérèse (1), qui, répétait souvent ce mot à l'heure de sa mort avec extrême consolation. Jetez vos yeux sur l'époux et l'épouse, et dites à l'époux : O que vous êtes époux d'une belle, épouse! et à l'épouse : Uéi que vous êtes épouse d'un divin époux ! Ayez grande compassion à tous les pasteurs et prédicateurs de l'Église, et voyez comme ils sont épars sur toute la face de la terre, car il n'y a province au monde où il n'y en ait plusieurs. Priez Dieu pour eux, afin qu'en se sauvant ils procurent fructueusement le salut des âmes ; et en cet endroit je vous supplie de ne jamais m'oublier, puisque Dieu me donne tant de volonté de ne jamais voué oublier aussi.

3. Je vous envoie un écrit touchant la perfection de la vie de tous les chrétiens. Je l'ai dressé, non pour vous, mais pour plusieurs autres : néanmoins vous verrez en quoi vous pourrez le faire prévaloir pour vous. Écrivez-moi, je vous prie, le plus souvent que vous pourrez, avec toute la confiance que vous saurez; car l'extrême désir que j'ai de votre-bien et avancement me donnera de l'affection, si je sais souvent à quoi vous en êtes. Recommandez-moi à notre Seigneur, car j'en ai plus de besoin que nul homme du monde. Je le supplie de-vous donner abondamment son saint amour, et à tout ce qui vous appartient. Je suis sans fin et vous supplie de me tenir pour votre serviteur tout assuré et dédié en Jésus-Christ.



(I) Sainte Thérèse.






LETTRE LVI, A MADAME DE CHANTAL.

227
(Tirée des reliques de l'archevêché de Paris.)

Jusqu'où l'on doit porter la soumission et le respect que l'on doit à son directeur.


14 juin 1604.

Madame,

1. ce m'a esté une très-grande consolation d'avoir eu la lettré que vous m'écrivîtes le 30 de may. Toutes ses parties sont agréables : la souvenance que vous avez de rftoy en vos prières, car cela témoigne votre charité; la mémoire que vous avez des sermons que j'ay faits ce carême ; car, encore que de mon côté il n'y aye eu autre chose qu'imperfection, si est-ce que c'a toujours esté parole de Dieu, de laquelle le souvenir ne peut que vous estre fort utile ; le désir que vous avez de la perfection, car c'est un bon fondement pour l'obtenir. Tout cela doncques me console, comme aussi ce que vous m'escrivez que le révérend père que nostre Seigneur vous a baillé pour directeur avait trouvé fort bon que pendant mon séjour à Dijon vous m'avez communiqué vostre âme, et que mesme il ne trouverait pas mauvais que vous me donnassiez quelquefois de vos lettres. Madame, si vous vous en ressouvenez, je vous dis bien cela mesme, quand vous me dites que vous craigniez de l'avoir offensé, ayant reçu les petits advis que je vous donnay verbalement sur le sujet de vostre affliction intérieure, qui vous troublait en la sainte oraison : car je vous dis qu'en cela vous ne sçauriez avoir fait faute, puisque le mal vous pressent, et vostre médecin spirituel estait absent ; que cela n'estait pas changer de directeur, ce que vous ne pouviez faire sans perte bien grande, mais que c'estait seulement se soulager pour l'attendre. Que mes advis ne s'estendaient que sur le mal présent, qui requérait un remède présent ; et partant ne pouvaient nullement préjudiciel à la conduite générale de vostre premier directeur.

Et quant au scrupule que vous aviez de m'avoir demandé mon advis pour l'adresse de toute votre vie, je vous dis que vous n'aviez non plus contrevenu aux lois de la soumission que les âmes dévotes doivent à leur père spirituel, parce que mes conseils ne seraient rien plus qu'un écrit spirituel, duquel la pratique serait toujours mesurée par le discernement de votre directeur ordinaire, selon que la présence de son oeil et la plus grande lumière spirituelle, avec la plus entière connaissance qu'il a de votre capacité, luy donnent le moyen de le mieux faire que je ne puis, estant ce que je suis (1) ; joint que les advis que je pensais vous donner seraient tels qu'ils ne pourraient être que bien accordants avec ceux du père directeur. Mais quand vous m'eûtes nommé le personnage, ressouvenez-vous, je vous supplie, que je vous dis avec pleine confiance qu'il me connaissait, et m'avait fait ce bien de me promettre un jour son amitié ; et que je m'assurais qu'il ne trouverait point mauvaise la communication que vous aviez eue avec moy, tant je le tenais de mes amis. Vous voyez donc, madame, que je jugeai fort bien de tout cela, et n'employai guère de temps ni de considération pour me résoudre à ce jugement. Je me réjouis donques que vous ayez reconnu combien il est véritable que ceux qui sont bien accordants en l'intention du service de Dieu ne sont jamais guère éloignés d'affections et conceptions.

(1) C'est-à-dire, étant éloigné de vous, et moins à portée de connaître ; ayant moins de lumière que lui, et ayant si peu de temps que j'entends parler de votre intérieur. Il y a lieu de croire que le saint évêque pensait ainsi.


2. Je loue infiniment le respect religieux que vous portez à votre directeur, et vous exhorte de soigneusement y persévérer : mais si faut-il que je vous die encore ce mot : ce respect vous doit sans doute contenir en la sainte conduite à laquelle vous vous êtes si heureusement rangée, mais il ne vous doit pas geheunner ni étouffer la juste liberté que l'esprit de Dieu donne à ceux qu'il possède ; pour certain, ni recevoir les advis et enseignements des autres, ni recourir à eux en l'absence du directeur, n'est nullement contraire à ce respect, pourvu que le directeur et son autorité soient toujours préférés. Béni soit Dieu ! je vous ay voulu résonner de tout Ce que je vous ay dit en présence, et y ajouter ce que j'ay pensé en escrivant, pour vous représenter pour un bon coup mon opinion sur ce scrupule ; et si j'ose bien me promettre que si vous le proposez à vostre directeur la première fois que vous le verrez, il se trouvera autant conformé avec moy en cet endroit, comme il l'a esté en l'autre; mais je laisse cela à vostre discrétion de le luy proposer ou non. Bien vous supplierai-je de le saluer à mon nom, et l'assurer de mon service. Je l'ay longuement honoré avant que de l'avoir veu ; l'ayant vue, mon affection s'en est accrue, et m'étant aperçu du fruit qu'il a fait à Dijon (car vous n'estes pas seule), je lui ay donné et voué autant de coeur et de service qu'il en saurait désirer de moy. Je vous chéris en lui, et lui en vous, et l'un et l'autre en Jésus-Christ.

3. M. l'archevêque (de Bourges) m'a écrit une lettre si excessive en faveurs, que ma misère en est accablée. Il le faut pardonner à sa courtoisie et naturelle bonté. Mais je m'en plains à vous, parce que cela me met eh danger de vanité. Vous ne m'écrivez point de la santé de monsieur vostre père, et toutefois j'en suis extrêmement désireux, ni de monsieur vostre oncle que je vous avais supplié de saluer de ma part : au demeurant, puisque le père directeur vous permet de m'écrire quelquefois, faites-le, je vous prie, de bon coeur, encore que cela vous donnera de la distraction ; car ce sera charité. Je suis en un lieu et en mie occupation qui me rend digne de quelque compassion ; et ce m'est consolation de recevoir, parmi la presse de tant de fastidieuses et difficiles affaires, des nouvelles de vos semblables ; ce m'est une rosée. Je vous témoigne par cette longueur combien mon esprit agrée la conversation du votre. Dieu nous fasse la grâce de vivre et mourir en son amour, et, s'il luy plaît, pour son amour! Je l'en supplie, et vous salue bien humblement, donnant la sainte bénédiction à vos petits enfants, si vous estes à Chantal, car si vous estes à Dijon, je ne le voudrais entreprendre en la présence de monsieur leur oncle, bien que leur petit agenouillement et votre demande me fit faire une pareille faute à mon départ. Dieu soit vostre coeur et votre âme ! Madame, je suis votre très-humble et affectionné serviteur.



LETTRE LVII, A MADAME DE CHANTAL.

229
L'unité du directeur spirituel n'empêche pas qu'on ne puisse communiquer avec un autre des besoins de son âme. Avis touchant l'exercice du sacrement de pénitence, les scrupules et les peines intérieures, etc.


Le jour de S. Jean, 24 juin 1604.

Madame,

1. l'autre lettre vous servira pour contenter le bon père à qui vous désirez la pouvoir montrer. J'y ai fourré beaucoup de choses pour empêcher le soupçon qu'il eût pu prendre qu'elle fût écrite à dessein, et l'ai néanmoins écrite avec toute vérité et sincérité, ainsi que je dois toujours faire ; mais non pas avec tant de liberté comme celle-ci, en laquelle je désire vous parler coeur à coeur.

Je suis bien d'accord avec ceux qui vous ont voulu donner du scrupule, qu'il est expédient de n'avoir qu'un père spirituel, l'autorité duquel doit être en tout et partout préférée à la volonté propre, et même aux avis de toute autre particulière personne ; mais cela n'empêche nullement le commerce et communication d'un esprit avec un autre, ni d'implorer les avis et conseils que l'on reçoit d'ailleurs.

Peu auparavant que je reçusse vos lettres, un soir je pris en main un livre qui parle de la bonne mère Thérèse (1), pour délasser mon âme des travaux de la journée, et je trouvai qu'elle avait fait voeu d'obéissance particulière au père Gratian, de son ordre, pour faire toute sa vie ce qu'il lui ordonnerait, qui ne serait contraire à Dieu ni à l'obéissance des supérieurs ordinaires de l'Église et de son ordre. Outre cela, elle ne laissait pas d'avoir toujours quelque particulier et grand confident, auquel, elle se communiquait, et duquel elle recevait les avis et conseils, pour les pratiquer soigneusement, et s'en prévaloir en tout ce qui ne serait contraire à l'obédience vouée, dont elle se trouva fort bien, comme elle-même a témoigné en plusieurs endroits de ses écrits. C'est pour vous dire que l'unité du père spirituel ne forçât point la confiance et communication avec un autre, pourvu que l'obéissance promise demeure ferme en son rang et soit préférée.

(I) Sainte Thérèse.



Arrêtez-vous là, je vous supplie, et ne vous "mettez nullement en peine en quel degré vous me devez tenir ; car tout cela n'est que tentation et vaine subtilité. Que vous importe-t-il de savoir si vous me pouvez tenir pour votre père spirituel, ou non ; pourvu que vous sachiez quelle est mon âme en votre endroit, et que je sache quelle est la vôtre au mien? Je sais que vous avez une entière et parfaite confiance en mon affection : de cela je n'en doute nullement, et en reçois de la consolation. Sachez aussi, je vous supplie;, et croyez-le bien, que j'ai une vive et extraordinaire volonté de servir votre esprit de toute l'étendue de mes forces.

Je ne Vous saurais pas expliquer ni la qualité ni la grandeur de cette affection que j'ai à votre service spirituel ; mais je vous dirai bien que je pense qu'elle est de Dieu, et que pour cela je la nourrirai chèrement, et que tous les jours je la vois croître et s'augmenter notablement. S'il m'était bienséant, je vous en dirais davantage et avec vérité ; mais il faut que je m'arrête là. Maintenant, ma chère dame, vous voyez assez clairement la mesure avec laquelle vous me pouvez employer, et combien vous pouvez avoir de confiance en moi. Faites valoir mon affection, usez de tout ce que Dieu m'a donné pour le service de votre esprit; me voilà tout vôtre-; et ne pensez plus sous quelle qualité, ni en quel degré je le suis. Dieu m'a donné à vous : tenez-moi pour vôtre en lui, et m'appelez ce qu'il vous plaira, il ne m'importe.

2. Encore faut-il que je vous dise, pour couper chemin à toutes les répliques qui se pourraient former en votre coeur, que je n'ai jamais entendu qu'il y eût nulle liaison entre nous qui portât aucune obligation, sinon celle de la charité et vraie amitié chrétienne, de laquelle le lien est appelé par S. Paul le lien de perfection (
Col 3,14). Et vraiment il l'est aussi ; car il est indissoluble, et ne reçoit jamais aucun relâchement. Tous les autres liens sont temporels, même celui de l'obéissance, qui se rompt par la mort et beaucoup d'autres occurrences ; mais celui de la charité croit avec le temps, et prend nouvelles forces par la durée. Il est exempt du tranchant de la mort, de laquelle la faux tranche tout, sinon la charité. La dilection est aussi forte que la mort, et plus dure que l'enfer (Ct 8,6-8 cf. 1Co 13,8), dit Salomon. Voilà, ma bonne soeur (et permettez-moi que je vous appelle de ce nom, qui est celui par lequel les apôtres et premiers chrétiens exprimaient l'intime amour qu'ils s'entre-portaient), voilà notre lien, voilà nos chaînes, lesquelles plus elles nous serreront et presseront, plus elles nous donneront de l'aise et de la liberté. Leur force n'est que suavité, leur violence n'est que douceur, rien de si pliable que cela, rien de si ferme que cela. Tenez-moi donc pour bien étroitement lié avec vous, et ne vous souciez pas d'en savoir davantage; sinon que ce lien n'est contraire à aucun autre lien, soit de voeu, soit de mariage. Demeurez donc entièrement en repos de ce côté-là. Obéissez à votre premier conducteur filialement et librement, et servez-vous de moi charitablement et franchement.

3. Je réponds à un autre article de votre lettre. Vous avez eu crainte de tomber en quelque duplicité, quand vous avez dit que vous m'aviez communiqué votre esprit, et que vous m'avez demandé quelque avis. Je suis consolé que vous avez en horreur la finesse et duplicité ; car il n'y a guère de vice qui soit plus contraire à l'embonpoint et grâce de l'esprit. Mais si est-ce que ce n'eût pas été duplicité, puisque, si en cela vous aviez fait quelque faute, à cause du scrupule que vous aviez en me communiquant votre coeur, et me demandant des instructions, vous l'auriez suffisamment effacée par après, pour n'être plus obligée de le dire à personne : néanmoins je loue votre candeur, et me réjouis que vous l'ayez dit, comme aussi tout le reste.

Bien que vous devez être ferme en la résolution que je vous donnai, que ce qui se dit au secret de la pénitence est tellement sacré, qu'il ne se doit pas dire hors d'icelle ; et quiconque vous demande si vous avez dit ce que vous avez dit avec le sceau très-saint de la confession, vous lui pouvez hardiment, et sans péril de duplicité, dire que nenni : il n'y a nulle difficulté en cela. Mais bien béni soit Dieu, j'aime mieux que vous excédiez en naïveté que si vous en manquiez : toutefois un autre coup demeurez ferme, et tenez pour non dit et totalement tu ce qui est couvert du voile sacramental. Et cependant ne vous mettez nullement en scrupule, car vous n'avez point offensé en le disant ; bien qu'à l'aventure vous eussiez mieux fait le celant, à cause de la révérence du sacrement, qui doit être si grande, que hors icelui il ne soit rien mentionné de ce qui s'y dit. Je me ressouviens bien où vous me parlâtes sur ce sujet la première fois.

Vous me dites que peut-être aurai-je le bien de vous voir environ la septembre : ce me sera une extrême consolation, comme aussi de voir madame Brulart et mademoiselle de Villars. Le sachant, je m'essaierai de vous donner autant de loisir qu'il me sera possible, et prierai Dieu particulièrement, afin que je vous en puisse être autant utile à toutes comme je suis affectionné.

J'ai repris la plume plus de douze fois pour vous écrire ces deux feuilles; et semblait que l'ennemi me procurait des distractions et affaires pour m'empêcher de ce faire. Interprétez à bien cette longueur ; car j'en ai usé pour échapper, s'il, m'est possible, les répliques et scrupules qui naissent assez volontiers es esprit de votre sexe. Gardez-vous-en, je vous supplie, et ayez bon courage.

4. Quand il vous surviendra quelque ennui, ou intérieur ou extérieur, prenez entre les bras vos deux résolutions et colonnes de l'édifice, et, comme une mère sauve ses enfants d'un danger, portez-les es plaies de notre Seigneur, et le priez qu'il vous les garde, et vous avec elles ; et attendez là, dedans ces saintes cavernes (cf. Ct 2,14), jusqu'à ce que la tempête soit passée. Vous avez des contradictions et amertumes : les tranchées et convulsions de l'enfantement spirituel ne sont pas moindres que celles du corporel; vous avez essayé les unes et les autres. Je me suis souventefois animé parmi mes petites difficultés, par les paroles de notre doux Sauveur, qui dit : La femme, quand elle enfante, a une grande détresse ; mais, après l'enfantement, elle oublie le mal passé, parce qu'un enfant lui est né (Jn 16,21). Je pense qu'elles vous consoleront aussi, si vous les considérez et répétez souvent. Nos âmes doivent enfanter, non pas hors d'elles-mêmes, mais en elles-mêmes, un enfant mâle, le plus doux, gracieux et beau qui se peut désirer ; c'est le bon Jésus qu'il nous faut enfanter et produire en nous-mêmes (cf. Ga 4,19). Vous en êtes grosse, ma chère soeur et béni soit Dieu, qui en est le père. Je parle comme cela, car je sais vos bons désirs ; mais courage, car il faut bien souffrir pour l'enfanter. L'enfant aussi mérite bien qu'on endure pour l'avoir et pour être sa mère.

C'est trop vous entretenir : je m'arrête, priant ce céleste enfant qu'il vous rende digne de ses grâces et faveurs, et nous fasse mourir pour lui, ou au moins en lui. Madame, priez-le pour moi, qui suis fort misérable, et accablé de moi-même et des autres, qui est une charge intolérable si celui qui m'a déjà porté avec tous mes péchés sur la croix ne me porte encore au ciel. Au demeurant, je ne dis jamais la sainte messe sans vous ; et, ce qui vous touche de plus près, je ne communie point sans vous. Je suis enfin autant vôtre que vous sauriez souhaiter. Gardez-vous des empressements, des mélancolies, des scrupules. Vous ne voudriez pour rien du monde offenser Dieu, c'est bien assez pour vivre joyeuse.

Ma bonne mère est votre servante, et tous ses enfants vos serviteurs : elle vous remercie très-humblement de votre bienveillance. Mon frère (1) se sent infiniment obligé à la souvenance que vous avez de lui, et la contre-échange par la continuelle mémoire qu'il a de vous à l'autel : il est absent maintenant que j'écris. Je désire savoir le nom et l'âge de vos enfants, parce que je les tiens pour miens selon Dieu. Je n'ose pas presser les dames que vous me nommez, du voyage ; parce qu'il ne serait pas séant : je le désire néanmoins, et me console en l'espérance que j'en ai. Madame, votre, etc.

(1) Messire Jean-François de Sales, successeur de notre Saint dans l'évêché de Genève.




F. de Sales, Lettres 271