F. de Sales, Lettres 1578


LETTRE DCCCIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UN DE SES AMIS.

Au sujet du mariage dont il est parlé dans la lettre suivante.

Avant le 15 décembre 1619.

Monsieur, je me suis un peu dilaté avec vous pour me soulager ; non que je sois grandement touché ni de censures ri de blâmes qu'on jette contre moi pour ce sujet : car je sais que devant Dieu je suis sans coulpe, mais je suis pourtant marri du soulèvement dj tant de passions autour d'une affaire où j'en ai si peu. Ceux qui me connaissent savent bien que je ne veux rien ou presque rien, avec passion et violence, et quand je fais des fautes, c'est par ignorance. Je voudrais bien pourtant regagner la bonne grâce de ces messieurs, en faveur de mon ministère. Si je ne puis, je ne laisserai pas de marcher en icelui par l'infamie et bonne réputation, comme séducteur et véritable (). Je ne veux ni de vie ni de réputation, qu'autant que Dieu voudra que j'en aie, et je n'en aurai jamais que trop selon ce que je mérite.


LETTRE DCCCIV, A M. FRANCOIS DE MONTELON (fragment).

1581
(Tirée de la vie du Saint, par Cb.-Aug. de Sales.)

Il se plaint des propos qu'il tenait de lui au sujet d'un mariage, et il se justifie sur ce dont il l'accusait.

Annecy, 13 décembre 1619.

... Permettez-moi, je vous supplie, monsieur, de soulager mon âme en me plaignant à vous-même de vos plaintes, lesquelles, à la vérité, m'affligent et m'étonnent, ne croyant pas d'en avoir donné aucune occasion, puisque, hors le témoignage que j'ai rendu une seule fois des mérites et bonnes qualités du gentilhomme, et une autre fois de sa religion, je n'ai nullement coopéré à cette alliance, que peut-être par la recommandation que j'en ai faite à Dieu, si elle devait être à sa gloire; et tout ce qui se dit de plus n'est qu'exagération'.

Il est vrai que les parties s'étant liées d'affection et de promesses pendant mon absence, je fus présent, soudain après mon retour, à la répartition des promesses qu'elles voulurent être renouvelées devant moi; mais d'une présence si simple, que je ne fis qu'écouter avec plusieurs autres, sans dire mot. Pouvais-je refuser de tels offices à de telles personnes, non plus que celui que je fis envers vous, monsieur, qui, ce me semble, ne me fîtes pas savoir que vous eussiez une si puissante aversion pour ce mariage, que de là j'eusse pu inférer cet ardent mécontentement que vous avez, ce me dit-on.


LETTRE DCCCV, A M. L'ÉVÊQUE DE BELLEY, MGR JEAN-PIERRE CAMUS.

1583

Le Saint console son ami sur la mort de son père. Il se justifie de la censure qu'on avait faite de sa conduite au sujet d'un mariage.

Annecy, 13 décembre 1619.

Monseigneur,

1. j'ai su depuis peu de jours que la divine Providence a enfin retiré du monde monsieur votre père : soudain je suis allé à l'autel offrir le Fils éternel à son Père pour l'âme de ce défunt, et recommander la vôtre et celle de madame votre mère, et celle de toute la troupe des frères et soeurs au Saint-Esprit, douce source de toute véritable consolation ; car que peut-on faire de meilleur en telles occurrences?

Certes, j'ai participé à votre déplaisir : mais la part que j'en ai prise n'aura en rien diminué de la totalité du vôtre. Oh ! si les afflictions devenaient moindres à mesure qu'elles sont répandues dans le coeur de plusieurs, que vous en auriez bon marché, ayant tant de personnes, et autour de vous, et bien loin de vous, qui vous honorent et aiment bien sincèrement, se communiquant les uns aux autres vos sentiments pour les ressentir avec vous !

2. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce sujet, sinon que toute ma vie j'honorerai la riche mémoire de ce bon seigneur trépassé, et serai invariablement très humble serviteur de sa tant honorable postérité, et de madame sa veuve, qui a si heureusement coopéré au bonheur de sa vie, et à le faire vivre encore après sa mort, en la personne de tant de si dignes enfants.

Car au reste, de vouloir dire des paroles de consolation, je suis trop loin, et ne puis être ouï qu'après d'autres, si que ce serait une impertinence excessive. Et de plus, quand j'eusse été auprès de vous, que vous eussé-je pu dire, sinon : Bibe aquam de cisterna tua (
Pr 5,15).

Quels parfums peut-on donner aux habitants de l'Arabie-Heureuse ? On ne peut leur porter de suavité qui soit comparable à celle de leur pays : et peut-on leur dire autre chose, sinon : sentez, odorez, recevez les exhalaisons de vos cinnamomes, de vos baumes, de vos myrtes. Ainsi vous eussé-je dit, à vous et à madame votre mère, à messieurs et mesdemoiselles vos frères et soeurs, vous envoyant tous à vous-mêmes pour vous consoler.

3. Mais moi, c'est la vérité que j'ai encore une douleur sur le sujet de ce trépas, qui me fâche toujours, quand j'y suis, attentif : c'est qu'après une forte résolution d'aller prendre congé de ce bon père à mon départ de Paris, l'ayant réservé pour le dernier, comme celui à qui je devais beaucoup d'honneur, et qui était le plus près ; ravi et emporté des visites qui me furent faites ce jour-là, je fus tellement suffoqué d'esprit que je ne pensai point à cette obligation sur l'occasion ; et étant en chemin, lorsque je ne pouvais pas m'en acquitter, je m'en aperçus, comme seulement pour en être marri. Et quant à vous, monseigneur, ce ne fut nullement faute d'attention, mais par la fausse assurance que mon hôte de Chartres me donna que vous étiez à Étampes, où après je me reconnus trompé, mais trop tard.

Or j'espère que ce bon seigneur m'a aisément pardonné, s'il faut ainsi dire; puisque voyant celui qui voit tout, il voit bien que cette mienne faute n'est point procédée de manquement d'honneur, de respect, et d'affection. Et vous me pardonnerez aisément celle-ci, par votre douceur et bonté envers moi. Dieu m'a donné votre bienveillance, Dieu me la conservera, s'il lui plaît : car de moi-même je n'ai su la mériter, ni la conservation d'icelle.

4. Mais à propos de conserver les bienveillances, on m'écrit que je suis presque privé de celle de monsieur de Mohtelon pour le sujet du mariage de monsieur de Foras 1564 . Et encore faut-il que je vous rende compte de ceci, puisque vous êtes celui qui me l'aviez procurée ; et en un mot je puis dire avec vérité, que hors les véritables témoignages que j'ai rendus une seule fois à madame. de N. de la vertu et bonnes qualités de son mari, je n'ai rien coopéré à ce mariage, sinon qu'après avoir vu et su les fortes et véhémentes liaisons d'affections, avec des grandes promesses réciproques d'un futur mariage entre les deux parties, faites pendant que j'étais à Maubuisson, et de plus la demoiselle se promettre très-assurément que mademoiselle de N. approuverait tout ; je dis alors qu'encore que je ne doutasse point de leur discrétion à la suite de leurs affections, néanmoins je leur conseillais de ne pas beaucoup tarder leur mariage ; conseil conforme aux décrets de l'Église, et que je donnai, ne regardant qu'au plus grand bien et à la plus grande assurance de ces âmes, et l'observance des commandements de Dieu.

5. Il y a encore ceci de considérable, que monsieur de Montelon, lorsqu'il me parla de ce sujet, ne me témoigna point d'avoir une si grande aversion, ni un si grand intérêt dans cette affaire, que pour cela j'eusse pu croire qu'il en prendrait tant d'ardeur de mécontentement; de sorte que je ne puis encore soumettre mon jugement pour me tenir coupable en cet endroit, quoique grandement marri de voir tant de passions émues à cette occasion, pour l'accoisement desquelles je n'ai autre chose à dire, sinon : Redime me à calumniis hominum (Ps 119,134) à celui devant lequel je suis sans fin, Monseigneur, votre, etc.



LETTRE DCCCVI, A UN DE SES ONCLES (2).

1606
Sur la mort de sa Bile tuée d'un coup de tonnerre.

(2) Le même à qui il écrit la lettre du 12 octobre 1161.

16 janvier 1620.

Monsieur mon oncle, il me semble que je vois votre esprit doublement affligé pour le trépas de mademoiselle ma cousine, et pour la façon d'icelui; car moi-même, à la vérité, ai eu ce double sentiment. Mais pourtant, bien que la douleur ne puisse pas être sitôt tout-à-fait apaisée, nous devons néanmoins l'adoucir le plus qu'il nous sera possible par toutes sortes de bonnes et véritables considérations.

Or, qu'elle soit trépassée, c'est un accident si commun, si général, et si inévitable, que ce serait ne connaître pas ce que vous êtes, et la Fermeté de votre consolation en cela. Et quant au reste, ce sont des précédentes dispositions au trépas, et non les circonstances d'icclui qui sont en effet considérables. Cette chère fille était bonne et vertueuse, et, comme je m'assure, elle hantait les saints sacrements, et par conséquent était toujours bien disposée, au moins suffisamment pour se conserver en la grâce de Dieu ; c'est pourquoi son trépas n'a pu être que bon, non plus que celui de saint Siméon Stylite, que la foudre et feu du ciel tua sur la colonne.

Il faut entrer dans cette admirable providence de Dieu, et s'accoiser en ses ordonnances, avec une sainte confiance qu'elle aura eu soin de cette bonne âme, qu'elle aura peut-être purifiée en ce feu, pour lui éviter celui du purgatoire.

En somme, il faut donner passage aux afflictions dedans nos coeurs ; mais il ne leur faut pas permettre d'y séjourner. Dieu, votre bon ange et la sagesse que votre longue expérience vous a acquise, vous suggérèrent mieux tout ceci que je ne saurais dire : mais je le dis pour vous témoigner qu'après avoir contribué par mes prières à votre consolation, je voudrais bien y dédier tout ce qui serait en mon pouvoir; puisque ayant le bien et l'honneur de vous être si proche, j'ai encore le devoir avec une très-sincère volonté, monsieur mon oncle, d'être à jamais votre, etc.



LETTRE DCCCVII, A M. GUILLAUME DE BERNARD DE FORAS.

1644
Au sujet de son mariage, dont il est parlé dans les trois lettres avant le 15 décembre 1619, n" 803, 804 et 805, qui avait indisposé mal a propos contre lui sa famille, qui, par la même raison, débitait da mauvais discours contre Dieu. L'amour conjugal est une marque assurée de la bénédiction de Dieu sur un mariage.

Annecy, le 8 avril 1620.

Monsieur mon très-cher frère, ne prenez pas garde à ce que j'ai tant tardé de vous écrire : car vous auriez grand tort, si vous pensiez que pour cela j'ai jamais cossé de vous chérir et honorer tendrement et très-partialement : et d'autant plus certes, que je vous savais être en peine sous la persécution que l'on faisait à votre personne et à mon nom
1564 : mais j'avais quelque défiance que mes lettres n'eussent été ni utiles ni à propos, si l'on eût su que vous les eussiez reçues. Or laissons cette pensée, et pour, moi j'ai toujours espéré que votre mariage réussirait grandement heureux en son progrès, cette entrée ayant été si fâcheuse: car c'est une des ordinaires méthodes dont la providence de Dieu use, de faire naître les épines avant les roses.

On m'écrit que votre amitié nuptiale est si entière et si parfaite, que rien plus ; et n'est-ce pas là la véritable et certaine marque de la bénédiction de Dieu sur un mariage? Et ce que Dieu bénit, qu'importe-t-il que les hommes le censurent ? Continuez seulement en cette bénédiction, et nourrissez soigneusement ce bonheur par une persévérante fidélité au service de la divine majesté ; et que tout le monde parle tant qu'il voudra. Mais on me dit que tous ces messieurs les parents commencent fort à s'apaiser, et je le crois aisément : car enûnils ouvriront les yeux,, et verront que là volonté de Dieu doit être adorée en tout ce qu'elle fait, et qu'elle a fait cette liaison de sa sainte main. Je finis donc, vous assurant que je suis sans fin, monsieur mon très-cher frère, votre, etc.



LETTRE DCCCVIII, A MADEMOISELLE LHUILLIER DE FROUVILLE, A PARIS.

1665
Sur sa vocation.

Annecy, 31 mai 1620.

1. Or sus, au nom de Dieu, ma très-chère fille, il est vrai, Dieu veut que vous vous serviez de mon âme avec une confiance tout entière,- pour tout ce qui regarde le bien de la vôtre, laquelle pour cela il m'a rendue toute chère et précieuse son céleste amour.

Vous voilà donc hors de cette fâcheuse affaire, ma très-chère fille, avec une entière liberté, que la Providence éternelle vous a donnée ; et puisque vous le connaissez ainsi, bénissez du plus profond de votre esprit cette divine douceur : et moi, je l'en bénirai avec vous, destinant à cela les sacrifices très-saints que j'offrirai sur ses autels sacrés. Car plus grande action de grâces ne puis-je faire à la divine Majesté, que de lui présenter celui pour lequel, et par lequel tout lui est agréable au ciel et en la terre? -

2. Mais, ma fille, que ferons-nous donc de cette liberté que nous avons? Nous la voulons, sans doute, toute immoler à celui de qui nous la tenons. Car cette résolution est invariable, que sans réserve ni exception quelconque, non pas même d'un seul moment, nous ne voulons vivre que pour celui, lequel, pour nous faire vivre de la vraie vie, voulut bien mourir sur la croix. Mais comment? en quel état? en quelle condition de vie? De demeurer en l'état auquel vous êtes, ce serait bien le plus aisé en apparence, mais en vérité le plus difficile. Ce monde de Paris, et même de toute la France, ne saurait vous laisser vivre en paix dans ce milieu. Ils ne cesseraient de vous pousser violemment hors des limites de la résolution que vous aurez prise, et de se promettre une résolution si constante, qu'on ne pût l'ébranler et même renverser ; ce serait se promettre un vrai miracle en cet âge, en cette forme de visage, entre tant de subtils avocats et intercesseurs que le monde et sa prudence aurait auprès de vous, qui, sans merci ni relâche quelconque, assailliraient qui d'un côté, qui d'un autre votre repos; et à force d'importunités, ou de déceptions et surprises, à la fin cheviroiènt de leurs entreprises et de votre force.

Et je vois bien que je ne dois rien dire de plus pour ce point ; puisque vous-même en confessez la vérité, et connaissez qu'il y a de l'impossibilité. Reste donc pour un sujet de notre considération, le mariage ou la religion.

3. Mais, ma très-chère fille, il ne m'a pas été besoin d'une clarté extraordinaire pour discerner auquel des deux je vous dois conseiller de vous ranger : car ainsi que vous me le décrivez clairement, et que vous me l'avez déjà fait connaître, tandis que j'avais le bien de vous ouïr parler confidemment de votre âme à là mienne, le sentiment que vous avez contre le mariage provient de deux causes, dont l'une presque suffirait pour se résoudre à ne s'y point engager : une puissante aversion, un dégoût tout entier, une répugnance très-forte.

O ma fille, c'est bien assez, il n'en faut pas parler davantage. Hélas ! ces âmes qui ont une inclination toute partiale pour le mariage, pour heureux qu'il soit, y trouvent tant d'occasions de patience et de mortification, qu'à grand-peine en peuvent-elles porter le fardeau. Et comment feriez-vous, y entrant tout-à-fait à contrecoeur? Es autres conditions j'ai vu cent fois de l'allégement : en celle-ci jamais.

Certes, les apôtres ayant ouï parler une fois notre Seigneur de l'indissoluble lien du mariage, lui dirent : Seigneur, s'il en va de la sorte, il n'est donc pas expédient de se marier? Et notre Seigneur approuvant leur opinion, leur répondit : Tous ne comprennent pas ce mot ; qui le peut comprendre le comprenne (
Mt 19,3). Ma chère fille, et moi après vous avoir ouï parler, et vu votre lettre sur ce sujet je vous dis : Certes, ma fille, puisqu'il est ainsi, il n'est pas expédient de vous marier : et bien que tous ne comprennent pas, c'est-à-dire n'embrassent pas, n'empoignent pas cette parole, n'en entendent pas le bonheur, ne s'en prévalent pas ; si est-ce que, quant à vous, ma très-chère fille, vous vous en pouvez aisément prévaloir, vous pouvez facilement atteindre à ce bien-là, et comprendre et savourer ce conseil. Et faites-le donc.

Or je dis donc d'autant plus assurément ceci, que je vois en vous le mariage le plus périlleux qu'à une autre, à cause de ce courage prétendant que vous marquez, qui vous ferait incessamment soupirer après les agrandissements, et vous ferait nager continuellement dans la vanité.

4. Mais cette résolution étant prise, sans qu'il y ait sujet d'en avoir aucun scrupule, il est bien plus difficile de vous dire ensuite : Entrez donc en religion. Et néanmoins il faut par force vous le dire, puisque ni les moeurs, ni les humeurs de la France, ni les inclinations de vos parents ni votre âge, ni votre mine, ne vous sauraient permettre de demeurer comme vous êtes. Je vous dis donc ainsi par force : Ma fille, entrez en religion ; mais en vous le disant, je sens une secrète suavité dans cette force, qui fait que cette force n'est point forcée, ains douce et agréable. Les anges contraignirent le bon homme Lot, et sa femme, et ses filles, et les empoignèrent par la main, et de force les tirèrent hors de la ville (Gn 41,15-16) : mais Lot ne trouve point de violence en cette force, ains il dit qu'il connait bien qu'il est en leurs bonnes grâces (cf. Gn 19,15-19). Et notre Seigneur commande en sa parabole à son serviteur : contrains-les d'entrer (Lc 14,16-23). Et pas un de ceux qui furent contraints ne dit : Laissez-moi, vous me blessez. Je suis forcé et je suis contraint de dire à ma fille : Entrez en religion ; mais cette contrainte ne fâche point mon coeur.

O ma fille, parlons un peu coeur à coeur ensemble ; pensez-vous que Dieu donne toujours la vocation de la religion, ou bien de la parfaite dévotion, selon les conditions naturelles et les inclinations des esprits qu'il appelle? Non certes, ma fille ; ne craignez pas cela : la vie religieuse n'est pas une vie naturelle, elle est au-dessus de la nature, et faut que la grâce la donne, et soit l'âme de cette vie. Il est vrai que la providence souveraine se sert maintes fois de la nature pour le service de la grâce; mais il s'en faut bien.que ce soit toujours, ni presque toujours.

Celui qui criait si lamentablement : Le bien que je veux, je ne le fais pas ; mais le mal que je ne veux pas, est en moi; c'est-à-dire, En ma chair n'habite pas le bien, car le vouloir est attaché à moi ; mais je ne trouve le moyen de le parfaire. Hélas, pauvre misérable que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ (Rm 8,15) : Ou bien : Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ. Doncques moi-même je sers à la loi de Dieu en mon esprit, et de mon esprit et à la loi du péché en ma chair, et de ma chair (Rm 7,18-20 Rm 7,24-25). Celui-là, dis-je, montrait bien que sa nature ne servait guère à la grâce, et que ses inclinations n'étaient guère soumises aux inspirations, et néanmoins c'est un des plus parfaits serviteurs que Dieu ait jamais eus en ce monde, et lequel enfin fut si heureux que de pouvoir dire avec vérité : Je vis moi, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi (Ga 2,20); après que la grâce eut assujetti la nature, et que les inspirations eurent subjugué les inclinations.

5. Ma fille, ces craintes de trouver des supérieures indiscrètes, et ces autres appréhensions que vous m'expliquez si fidèlement, tout cela s'évanouira devant la face de notre Seigneur crucifié, que vous embrasserez cordialement : votre esprit généreux de la générosité du monde changera de force (Is 40,31), et se rendra généreux du courage des saints et des anges. Vous verrez la niaiserie de l'entendement humain en ses discours, et vous vous en moquerez. Vous aimerez la parole de la croix, que les païens ont tenue pour folie, et les Juifs pour scandale ; et laquelle à nous, c'est-à-dire à ceux qui sont sauvés, est la sagesse suprême, la force et vertu de Dieu. (1Co 1,18-24 1Co 1,30).

Mais, ma fille, voici un adoucissement bien grand de ce conseil si absolu, et, ce me semble, si rigoureux. Vous êtes riche; la vingtième, ou peut-être centième partie de vos moyens suffirait pour vous rendre fondatrice d'un monastère, et en cette qualité-là vous auriez un gracieux moyen de vivre religieusement hors la presse du monde, en attendant que l'usage, la considération, et l'inspiration donnassent le dernier courage à votre coeur, et le dernier comble à votre résolution, pour être tout-à-fait religieuse. Ainsi vous tromperiez finement votre nature, et attraperiez votre coeur subtilement. O vive le Sauveur à qui je suis consacré, que cet avis ne regarde que votre âme; et ni à nulle mine, ni à droite, ni à gauche, que votre paix et repos. E ; cependant priez Dieu, ma très-chère fille; humiliez-vous, destinez votre vie à l'éternité, relevez vos intentions, purifiez vos prétentions, pensez souvent qu'un seul petit profit en l'amour de Dieu est digne de grande considération, puisqu'il agrandira notre gloire à toute éternité. En somme, votre esprit, et ce que Dieu a fait pour vous avoir à lui, et mille considérations vous appellent à une non vulgaire générosité chrétienne. Je vous conseille d'avoir confiance en la bonne Mère de la Visitation (2), comme à moi-même; car elle vous servira fidèlement. Or je suis sans fin ni réserve.


(2) La mère de Chantal qui était alors à Paris.



LETTRE DCCCIX, A MADEMOISELLE DES GOUFFIERS.

1673
Saint François de Sales se plaint du refroidissement d'une demoiselle dans la piété. Il l'exhorte à choisir un état qui tienne le milieu entre le monde et la religion, et la détourne des procès.


Annecy, 9 juin 1620.

1. Cet aimable esprit que j'ai vu en vous quelques mois durant, tandis que vous étiez dans cette ville, ma très-chère fille, ne reviendra-t-il jamais dans votre coeur ? Certes, quand je vois comme il est sorti, je suis en grande perplexité, non de votre salut, car j'espère que vous le ferez toujours ; mais-de votre perfection, à laquelle Dieu vous appelle, et n'a jamais cessé de vous appeler dès votre jeunesse.

Car je vous prie, ma très-chère fille, comment vous pourrais-je conseiller de demeurer au monde avec ce très-bon naturel que véritablement je connais en vous dans le fond de votre coeur; mais accompagné d'une si forte inclination à la hauteur et dignité de vie, et à la prudence et sagesse naturelle et humaine, et de plus d'une si grande activité, subtilité, et délicatesse d'entendement, que je craindrais infiniment de vous voir dans le monde, n'y ayant point de condition plus dangereuse en cet état-là, que le bon naturel environné de telles qualités, auxquelles si nous ajoutons cette incomparable aversion à la soumission, il n'y a plus rien à dire, sinon que pour aucune considération quelle qu'elle soit, il ne faut pas que vous demeuriez au monde.

Mais d'ailleurs comme pourrais-je vous conseiller d'entrer en religion, tandis que non-seulement vous ne le désirez pas, mais avez un coeur tout-à-fait contrariant à ce genre de vie.

2. Il faudra donc chercher une sorte de vie qui ne soit ni mondaine, ni religieuse, et qui n'ait les dangers du monde, ni les contraintes de la religion. On pourra bien, ce me semble, obtenir que vous puissiez avoir l'entrée en quelque maison de la Visitation, pour vous recueillir souvent en cette façon de vie, et que néanmoins vous n'y demeuriez pas attachée, ains ayez un logis proche, pour votre retraite, avec la seule sujétion de quelques exercices de dévotions propres à votre bonne conduite : car ainsi vous aurez la commodité de contenter votre esprit, qui hait si étrangement la soumission et la liaison à l'obéissance, qui a tant de peine à rencontrer des âmes faites à son gré, et qui est si clairvoyant à trouver les à-dire, et si douillet à les ressentir.

3. O quand je me mets en mémoire le temps heureux auquel je vous voyais, à mon gré, si entièrement dépouillée de vous-même, si désireuse des mortifications, si fort affinée à l'abnégation de vous-même, je ne puis que je n'espère de le revoir encore.

Quant à votre séjour, je vous en laisse le choix : pour le mien, je crois qu'il ne sera qu'en ce pays-là, après le voyage de Rome dont je serai de retour à Pâques, ou environ, si je le fais. Mais pourtant faites un bon choix de lieu, où vous puissiez être bien assistée.

4. Puisque vous le voulez, je traiterai avec monsieur N. O Dieu ! que je désire ardemment et invariablement que vos affaires se passent sans procès! Car, en somme, l'argent que vos poursuites mangeront, vous suffira pour vivre : et en fin de cause, qu'y aura-t-il de certain? Que savez-vous que les juges diront et détermineront de votre affaire? Et puis vous passez vos meilleurs jours en cette très-mauvaise occupation, et vous en restera peu pour être employé utilement à Votre principal objet ; et Dieu sait si, après un long tracas, vous pourrez ramasser votre esprit dissipé, pour l'unir à sa divine bonté.

Ma fille, ceux-qui vivent sur la mer, meurent sur la mer : je n'ai guère vu de gens embarqués dans les procès, qui ne meurent dans cet embarras. Or voyez si votre âme est faite pour cela : si votre temps sera dignement destiné à cela ; prenez M. Vincent (saint Vincent de Paul), examinez bien avec lui toute cette affaire, et coupez court.

Ne veuillez pas être riche, ma très-chère fille : ou du moins, si vous ne le pouvez être que par ces misérables voies de procès, soyez pauvre plutôt, ma très-chère fille, que d'être riche aux dépens de votre repos.

Vous deviez faire hardiment votre confession générale, puisque vous ne pouviez accoiser votre conscience autrement, et qu'un docte et vertueux ecclésiastique vous le conseillait. Mais il ne m'est pas loisible d'écrire davantage, ravi par les affaires, pressé par le départ de ce porteur.

Dieu soit au milieu de votre coeur. Amen.



LETTRE DCCCX, A MADEMOISELLE LHUILLIER DE FROUVILLE, A PARIS.

1706
Le Saint la félicite sur sa fidélité à la grâce.

Annecy, 9 août 1620.

1. Ce m'est une douceur non-pareille, ma très-chère fille, de voir l'opération céleste que le Saint-Esprit a faite en votre coeur, en votre si forte et généreuse résolution de vous retirer du monde. O que vous fîtes sagement suivant la sagesse surnaturelle, ma très-chère fille; car ainsi était-il en l'Évangile de la fête (1) qu'on célébrait, que Notre-Dame s'en alla tout hâtivement droit dans les monts de Juda (
Lc 1,39). Cette promptitude de faire la volonté de Dieu est un grand moyen d'attirer de grandes et puissantes grâces pour la suite et accomplissement de toute bonne oeuvre : et vous voyez, ma très-chère fille, qu'après la rude secousse que votre coeur sentit, quand de vive force il se déprit de ses sentiments, humeurs, et inclinations, pour suivre l'attrait supérieur, enfin vous voilà toute consolée et accoisée dans le bienheureux buisson que vous avez choisi pour chanter à jamais la gloire du Sauveur et Créateur de votre âme (3).

2. Or relevez, ma chère fille, relevez souvent vos pensées à cette éternelle consolation que vous aurez au ciel, d'avoir fait ce que vous avez fait : ce n'est rien certes, et je vois bien que vous le croyez ainsi : ce n'est tout-à-fait rien en comparaison de votre devoir, et de ces immortelles récompenses que Dieu vous a préparées. Car que sont toutes ces choses que nous méprisons et quittons pour Dieu ? En somme, ce ne sont que des chétifs petits moments de libertés, mille fois plus sujettes que l'esclavage même ; des inquiétudes perpétuelles, et des prétentions vaines, inconstantes, et incapables d'être jamais assouvies, qui eussent agité nos esprits de mille sollicitudes et empressements inutiles, et ce pour des misérables jours si incertains, et courts, et mauvais (Gn 47,9).

Mais néanmoins il a plu ainsi à Dieu, que qui quitte ces néants et vains amusements des moments gagne en contr'éçhange une gloire d'éternelle félicité (cf. 2Co 4,17), en laquelle cette seule considération, d'avoir voulu aimer Dieu de tout notre coeur, et d'avoir gagné un seul petit grade d'amour éternel de plus, nous abîmera de contentement.

En vérité, ma très-chère fille, je n'avois garde de vous dire : Foulez aux pieds vos sentiments, vos défiances, vos craintes, vos aversions, si je n'eusse eu la confiance en la bonté de l'Époux céleste, qu'il vous donnerait la force et le courage de soutenir le parti de l'inspiration et de la raison, contre celui de la nature et de l'aversion.

3. Mais, ma très-chère fille, il faut que je vous dise que vous voilà doucement toute morte au monde, et le monde tout mort en vous (cf. Col 3,3 Ga 6,14). C'est une partie de l'holocauste, il en reste encore deux; l'une est d'écorcher la victime, dépouillant votre coeur de soi-même, coupant et tranchant toutes ces menues impressions que la nature et le monde vous donnent; et l'autre, de brûler et réduire en cendres votre amour-propre (cf. Lv 1,6-9), et convertir toute en flammes d'amour céleste votre chère âme.

Or, ma fille certes toute très-chère, cela ne se fait pas en un jour, et celui qui vous a fait la grâce de faire le premier coup, fera lui-même avec vous les autres deux ; et farce que sa main est toute paternelle, ou il le liera insensiblement, ou s'il vous le fait sentir, il vous donnera la constance, ains la joie qu'il donna au saint duquel nous faisons la fête sur la grille (1). C'est pourquoi vous ne devez point appréhender : Qui vous a donne la volonté, il vous donnera l'accomplissement (Ph 2,13). Soyez seulement fidèle en peu de choses, et il vous établira sur beaucoup de choses (Mt 25,21).

Vous me promettez, ma très-chère fille, que si on vous le permet vous m'écrirez toutes les rencontres de votre heureuse retraite, et je vous promets qu'on vous le pet mettra, et que je recevrai ce récit avec un extrême amour. Dieu soit à jamais béni, loué, et glorifié, ma très-chère fille, et je suis en lui et pour lui très-singulièrement, votre très humble, etc.

P. S. Le bon oncle chartreux sera bien consolé quand il saura qne vous êtes (religieuse).


(1) La Visitation de la Vierge.
(3) La demoiselle à qui le Saint écrit était entrée chez les religieuses de la Visitation de Sainte-Marie, à Paris.
(1) Saint Laurent, qui fut brûlé à petit feu sur un gril.



LETTRE DCCCXI, A M. (DE FROUVILLE) FRANCOIS LHUILLIER D'INTERVILLE

1708
Père de la demoiselle à qui les lettres 808 et 810
1706 sont adressées, et qui lui avait promis de se faire religieuse.

9 août 1620.

Monsieur, ayant su avec combien de résolution vous avez consenti à la soudaine et inopinée retraite de mademoiselle de Frouyille votre fille bien-aimée, je ne puis retenir de m'en réjouir de tout mon coeur avec vous, comme d'une action en laquelle Dieu aura pris son bon plaisir, et dont les anges et les saints auront glorifié extraordinairement la divine Providence.

Car je sais bien, monsieur, que cette fille vous était parfaitement précieuse, et que vous n'auriez pu la donner à la divine volonté, que premièrement vous ne vous fussiez abandonné tout-à-fait vous-même à son obéissance, qui est le plus excellent bonheur que l'on puisse souhaiter.

Or j'augure de plus, que ce saint sacrifice spirituel que vous avez si franchement fait à Dieu, sa souveraine et intime bonté vous donnera les mômes bénédictions, qu'elle donna en pareille occasion au grand Abraham (Gn 22,17-18). Et ce sont les désirs que je fais sur vous, et sur toute votre maison, qu'en vous bénissant elle vous bénisse, établissant votre postérité en sa grâce contre toute sorte de contradictions ; et vous saluant très-humblement avec mademoiselle d'Interville votre compagne, je demeure, monsieur, votre, etc:



LETTRE DCCCXII, A UNE DAME.

1715
Nos âmes contractent aisément les qualités de nos corps, et elles languissent lorsque le corps est en langueur. Lorsqu'on est malade, on ne doit exiger de l'âme que des actes de soumission et de résignation; du reste, faire ce qu'on peut des choses extérieures. Pratiques pour une femme durant sa grossesse.

29 septembre 1620.

Ma très-chère fille,

1. je ne suis nullement étonné si votre courage vous semble un peu plus pesant et engourdi, car vous êtes grosse ; et c'est une vérité manifeste, que nos âmes contractent ordinairement les qualités et conditions de nos corps en la portion inférieure ; et je dis ainsi, ma-très-chère fille, en la portion inférieure, parce que c'est celle-là qui tient immédiatement au corps, et qui est sujette à participer aux incommodités d'icelui, un corps délicat étant appesanti par le fait d'une grossesse, débilité par le travail du port d'un enfant, incommodé de plusieurs douleurs, ne peut pas permettre que le coeur soit si vif, si actif, si prompt en ses opérations, mais tout cela ne préjudicie nullement aux actes de l'esprit que cette partie supérieure, autant agréables à Dieu comme ils sauraient être parmi toutes les gaietés du monde, ains certes plus agréables, comme faits avec plus de peine et de conteste; mais ils ne sont pas si agréables à la personne qui les fait, parce que n'étant pas en la partie sensible, ils ne sont pas aussi sensibles ni délectables selon nous.

2. Ma très-chère fille, il ne faut pas être injuste, ni exiger de nous que ce qui est en nous. Quand nous sommes incommodés de corps et de santé, il ne nous faut exiger de notre esprit que les actes de soumission et d'acceptation du travail, et des saintes unions de notre volonté au bon plaisir de Dieu, qui se forme en la cime de l'aine ; et quant aux actions extérieures, il les faut ordonner, et faire au mieux que nous pouvons, et nous contenter de les faire, encore que ce soit à contrecoeur, languidement et pesamment. Et pour relever ces langueurs, et pesanteurs, et engourdissements de coeur, et les faire servir à l'amour divin, il faut en avouer, accepter et aimer la sainte abjection ; ainsi vous changerez le plomb de votre pesanteur en or, et en un or plus fin que ne serait celui de vos plus vives gaietés de coeur. Ayez donc patience avec vous-même. Que votre portion supérieure supporte le détraquement de l'inférieure ;-et offrez souvent à la gloire éternelle de notre « créateur la petite créature à la formation de laquelle il vous a plu prendre pour coopératrice.

3. Ma très-chère fille, nous avons à Annecy un peintre capucin, qui, comme vous pouvez penser, ne fait point d'image que pour Dieu et son temple ; et bien que travaillant il ait une si grande attention, qu'il ne peut faire l'oraison à la même heure, et que même cela occupe et lasse son esprit ; si est-ce qu'il fait cet ouvrage de bon coeur pour la gloire qui en doit revenir à notre Seigneur, et l'espérance qu'il a que ces tableaux exciteront plusieurs fidèles à louer Dieu et bénir sa bonté. Or, ma chère fille, votre enfant qui-se forme au milieu de vos entrailles sera une image vivante de la divine Majesté ; mais cependant que votre âme, vos forces, votre vigueur naturelle est occupée à cette oeuvre, elle ne peut qu'elle ne se lasse et ne se fatigue, et vous ne pouvez pas en même temps faire vos exercices ordinaires si activement et gaiement; mais souffrez amoureusement ces lassitudes et pesanteurs en considération de l'honneur que Dieu recevra de votre production ; car c'est votre image qui sera colloquée au temple éternel de la céleste Jérusalem, et sera regardée éternellement avec plaisir, de Dieu, des anges et des hommes ; et les saints en loueront Dieu, et vous aussi quand vous l'y verrez ; et cependant prenez patience de sentir votre coeur un peu engourdi et assoupi, et avec la partie supérieure attachez-vous à la sainte volonté de notre Seigneur, qui en a ainsi disposé selon sa sagesse éternelle.

En somme, je ne sais pas ce que mon âme ne pense pas et ne désire pas pour la perfection de la vôtre, laquelle, puisque Dieu la voulu, et lé veut ainsi, est certes au milieu de la mienne ; plaise à sa divine bonté que et la vôtre et la mienne soient toutes deux selon sou très-saint et bon plaisir, et qu'il remplisse toute votre chère, famille de ses sacrées bénédictions, et spécialement monsieur votre très-cher mari, de qui, ainsi que de vous, je suis invariablement très-humble et plus obéissant serviteur.




F. de Sales, Lettres 1578