F. de Sales, Lettres 1738

LETTRE DCCCXIII, A SON FRERE, COADJUTEUR DE GENÈVE.

1738
Au sujet d'un de leurs amis qui s'était fait calviniste, et était passé en Angleterre ; ce que le Saint avait appris par une lettre écrite à son frère.


Annecy, 21 novembre 1620.

1. Voilà une lettre que j'ai ouverte sans m'apercevoir qu'elle n'était pas pour moi (cf.
273 ). O Dieu ! mon très-cher frère, que de douleurs à mon âme quand je l'ai lue ! Certes il est fort véritable que de ma vie je n'ai eu si fâcheux étonnement. Est-il possible que cet esprit se soit ainsi perdu ? Il me disait tant, que jamais il ne serait autre chose qu'enfant de l'Église romaine, quoiqu'il crût que le pape excédât les bornes de la justice, pour étendre celles de son autorité : et cependant après avoir tant crié qu'il ne fallait pas que le suprême Pasteur, officier de l'Église, entreprit de délivrer les sujets de l'obéissance du suprême prince de la république, pour aucun mal qu'il fit : lui-même pour ces abus prétendus se va rendre rebelle à ce suprême Pasteur ; ou, pour parler selon son langage, à tous les pasteurs de l'Église, en laquelle il a été baptisé et nourri.

Lui qui ne trouvait pas assez de clarté, disait-il, es passages de l'Écriture pour l'autorité de saint Pierre sur le reste des chrétiens, comme s'est-il allé ranger sous l'autorité ecclésiastique d'un roi (1), duquel l'Écriture n'a jamais autorisé la puissance que pour les choses civiles ?

S'il trouvait que le pape excédait les bornes de son pouvoir, entreprenant quelque chose sur le temporel des princes, comme ne trouve-t-il pas que le roi sous lequel il est allé vivre excède les limites de son autorité, entreprenant sur le spirituel?

2. Est-il possible que ce qui ramena et maintint saint Augustin en l'Église, n'ait pu retenir cet esprit ? Est-il possible que la révérence de l'antiquité et l'abjection de la nouveauté n'aient point eu le pouvoir de l'arrêter?

Est-il possible qu'il ait cru que toute l'Église ait tant erré, et que les huguenots ou les Anglois calvinistes aient si heureusement rencontré partout la vérité, et qu'ils n'aient point erré en l'intelligence de l'Écriture ? D'où peut être venue cette si universelle connaissance du sens de l'Écriture dans ces têtes-là es matières de nos controverses, que partout ils aient raison, et nous tort partout, en sorte qu'il nous faille quitter pour adhérer à eux ?

Hélas! mon cher frère, vous vous apercevrez bientôt du trouble que j'ai en mon esprit, quand vous verrez que je vous dis tout ceci. La modestie avec laquelle il traite eu vous écrivant, l'amitié qu'il vous demande avec tant d'affection, et même avec soumission, m'a fait une grande plaie de condoléance en mon âme, qui ne peut s'accoiser de voir périr celle de cjt ami.

J'étais à la veille de lui faire faire place ici, et monsieur N. avait charge de traiter avec lui pour cela ; et maintenant le voilà séparé du reste du monde par la mer, et de l'Église par le schisme et l'erreur ? Dieu néanmoins tirera sa gloire de ce péché.

J'ai une inclination particulière à cette grande île et à son roi (1), et en recommande incessamment la conversion à la divine majesté ; mais avec confiance, que je serai exaucé avec tant d'âmes, qui soupirent pour cet effet ; et désormais encore prierai-je plus ardemment, ce me semble, pour la considération de cette âme-là.

O mon très-cher frère, bienheureux sont les vrais enfants de la sainte Église, en laquelle sont trépassés tous les enfants de Dieu ! Je vous assure que mon coeur a une continuelle palpitation extraordinaire pour cette chute, et un nouveau courage de servir mieux l'Église du Dieu vivant, et le Dieu vivant de l'Église.

3. Il faut cependant tenir secrète cette misérable nouvelle, qui ne peut être que trop tôt répandue pour tant de parents et amis de celui qui vous la donne. Que si vous lui écrivez, selon qu'il semble vous inviter, par la voie de monsieur Gabaléon, assurez-le que toutes les eaux d'Angleterre n'éteindront jamais les flammes de ma dilection (cf. Ct 8,7), tandis qu'il me pourra rester quelque espérance de son retour à l'Église et à là voie de son salut éternel.

Mon frère, quand vous serez consacré, faites-le moi savoir, et me recommandez à la miséricorde de notre Seigneur, qui fait à jamais l'unique espérance et amour de nos âmes.


(I) Les rois d'Angleterre, depuis Henri VIII, prennent le titre de chef suprême de l'église anglicane.
(1) Jacques premier. Ce prince avait aussi beaucoup d'estime pour l'évêque de Genève. La reine, mère de Louis XIII, lui ayant envoyé pour ses étrennes un exemplaire de L’Introduction à la vie dévote, enrichi de pierreries, il fut si satisfait de ce livre, qu'il le porta longtemps sur lui, et le lisait assidûment. Quelques années après, ayant reçu le Traité de l'Amour de Dieu, par le même saint, il prononça tout haut, dit un écrivain contemporain, « Qu'il avait un très-grand désir de voir l'auteur, et qu'il ne se pouvait pas faire que ce ne fût un grand personnage ; et dit-on qu'il reprocha à ses évêques qu'il n'y en avait point parmi eux qui eût écrit jusqu'à présent de ces choses qui ressentent purement le ciel et l'esprit angélique, ni même qui osât l'entreprendre. Le bienheureux François en ayant eu la nouvelle, Eh ! dit-il, qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai à ce roi, en cette grande île, toute couverte des brouillards de l'erreur! belle île, dis-je, que tous les bons appelaient autrefois la patrie des saints ! Oh ! vive Dieu! si son altesse sérénissime (le duc de Savoie) me le permet, je me lèverai et m'en irai à Ninive : je parlerai à ce roi, et lui dirai, au péril de ma vie, le mot du Seigneur, et la parole qu'il a faite à mille générations. » Ce bon prélat déplorait la misère d'un si grand roi, et d'un si grand royaume, et avait coutume de dire qu'il se sentait porté d'une inclination particulière à son amour et à son salut; et jamais ne tombait en propos de grands personnages, soit prélats, comme saint Anselme, saint Thomas; soit princes, comme saint Edouard et d'autres, que conférant ces temps-là avec le misérable état de l'hérésie et du schisme, il ne proférât des paroles causées par sa douleur intérieure, et ne témoignât par soupirs les voeux qu'il faisait pour sa conversion. » Histoire du B. François de Sales, par Auguste de Sales.



LETTRE DCCCXIV, A MADAME DE GRANIEU.

1742
Les souffrances sont comme les matériaux qui composent l'édifice de notre salut.

Annecy, 24 novembre 1620.

Or sus, ma très-chère fille, vous voilà toujours auprès de la croix parmi les tribulations, en la maladie de monsieur votre cher mari. O que ces pierres qui semblent si dures, sont précieuses ! Tous les palais de la Jérusalem céleste si brillants, si beaux, si aimables, sont faits de ces matériaux, au moins au quartier des hommes ; car en celui des anges les bâtiments sont d'autre sorte : mais aussi ne sont-ils pas si excellents ; et si l'envie pouvait régner au royaume de l'amour éternel, les anges envieraient aux hommes deux excellences, qui consistent en deux souffrances ; l'une est celle que notre Seigneur a endurée en la croix pour nous, et non pour eux, du moins si entièrement ; l'autre est celle que les hommes endurent pour notre Seigneur : la souffrance de Dieu pour l'homme, la souffrance de l'homme pour Dieu.

Ma chère fille, si vous ne faites pas de grandes oraisons parmi vos infirmités et celles de monsieur votre mari, faites que votre infirmité soit une oraison elle-même, en l'offrant à celui qui a tant aimé nos infirmités, qu'au jour de ses noces et de la réjouissance de son coeur, comme dit l'amante sacrée, il s'en couronna et glorifia (
Ct 3,11).

Faites ainsi : ne vous assujettissez pas à un même confesseur, tandis que pour gagner temps il sera requis d'aller au premier rencontré.

Je suis marri que madame de N. soit ainsi incommodée : mais puisqu'elle aime Dieu, tout lui reviendra à bonheur (cf. Rm 8,28). Il faut laisser à notre Seigneur la très-aimable disposition par laquelle il nous fait souvent plus de bien par les travaux et afflictions, que par le bonheur et consolation.

Ma très-chère fille, ne me dites pas tant de votre coeur, car je l'aime tant, que je ne veux point qu'on parlé ainsi : il n'est pas infidèle, ma très-chère fille, mais il est un peu faible quelquefois, et un peu assoupi. Au reste, il veut être tout à Dieu, je le sais bien, et aspire à la perfection de l'amour céleste. Dieu donc le bénisse à jamais ce coeur de ma très-chère fille, et lui fasse la grâce d'être de plus en plus humble. Dieu soit béni.-



LETTRE DCCCXV, A MADAME DE CHANTAL A PARIS

1740
Au sujet d'un de leurs amis qui s'était fait calviniste.


Annecy, le (11 décembre) 22 novembre 1620.

1. Je suis grandement affligé, ma très-chère mère, de la perte spirituelle de cet ami qui a tant demeuré avec moi. O la vanité de l'esprit humain, tandis qu'il se fie en soi-même ! O que les hommes sont vains, quand ils se croient eux-mêmes! Il est expédient que le scandale arrive, mais malheur à ceux par qui il arrive (
Mt 18,7).

Ce jeune homme a toujours repoussé le joug très-doux de notre Seigneur : j'espère toutefois de le voir un jour repasser la mer ; et venir à port. Mais il écrit lui-même sa perte à mon frère 1738 avec tant de respect, de soumission, et de courtoisie, que rien plus, et avec ces termes : Je me sépare de la communion de l'Eglise pour me retirer en Angleterre, où Dieu, dit-il, m'appelle. Qui ne gémirait sur ce mot-là : Je me sépare de la communion de l'Église ! puisque se séparer de l'Église c'est se séparer de Dieu ! Laisser l'Église ! ô Dieu, quelle frénésie ! Mais la chair et le sang le lui ont persuadé. La curiosité, l'instabilité, la liberté, la présomption de son esprit fondées sur le talent naturel de bien et promptement parler, avec la sensualité, l'ont tout-à-fait perdu. En somme, le jugement est une partie rare toujours accompagnée de maturité et d'humilité. Or sus, peut-être n'en savez-vous rien encore ? S'il est ainsi, n'en sachez donc rien, ma très-chère mère, et demeurez en paix.

2. Que de consolation au contraire, de savoir que notre petite congrégation se multiplie en bonnes âmes ; que ma toujours plus chère fille du Port-Royal tient son coeur haut élevé en Dieu : que ma chère dame de Montigny souffre en patience sa maladie ! Ma mère, resaluez-la de ma part chèrement, et lui faites savoir que je la chéris cordialement, et la croix sur laquelle elle est.

Je salue très-parfaitement madame N. à laquelle je dis par votre entremise, n'ayant nul loisir, que sa retraite est comme une datte, qui enfin produira une belle palme de triomphe; mais peut-être seulement d'ici à cent heures, ou à cent jours, ou cent semaines, ou cent mois, et les contradictions qu'elles a eues, serviront à cela.

Dieu nous fasse de plus en plus abonder en la pureté et simplicité de sa dilection, et en la fermeté et sincérité de celle du prochain. Or sus, il faut que je finisse, en vous assurant, ma très-chère mère, que par la chute de ce jeune homme, Dieu m'a gratifié de nouvelles douceurs, suavités, et lumières spirituelles, pour me faire tant plus admirer l'excellence de la foi catholique.

Bonsoir, ma très-chère mère : je vous dis courtement, que oui, cet abandonnement en Dieu parmi les douleurs intérieures et extérieures est très-bon ; et est bon de dire aussi vocalement les paroles que vous me marquez de temps en temps, pour faire savoir au coeur qu'il est en Dieu, par le témoignage que ces paroles lui rendent.

Il avait dit, le grand saint Etienne : O Seigneur Jésus, recevez mon esprit... et l'ayant dit, il s'endormit en notre Seigneur (Ac 4,58-59). Il faut donc dire quelque chose de semblable, et s'endormir en notre Seigneur ; et puis de temps en temps répéter les mêmes paroles, et s'endormir. O Dieu ! que c'est une bonne chose de ne vivre qu'en Dieu, ne travailler qu'en Dieu, ne se réjouir qu'en Dieu ! Jésus-Christ soit à jamais notre jour en l'éternité, et notre cierge ardent en la vie présente. Amen.



LETTRE DCCCXVI, A UNE DAME QUI AVAIT UN PROCÈS.

1773
Le Saint la console dans ses adversités.

Annecy, 27 février 1621.

1. Je sais, ma très-chère fille, je sais bien la multitude de vos travaux, et ne les puis nullement savoir sans les ressentir. Mais je sais aussi que Dieu qui, par, sa divine providence, vous a dédiée à cette sorte de vie en ce monde, ne manque pas de vous fournir des saintes inspirations, qui vous sont requises pour vous y comporter saintement.

Et pour moi, je ne sais pas ce que je ne voudrais pas faire pour contribuer à votre consolation : mais, ma fille, trois choses me divertissent de vous écrire si souvent que je laisois au commencement de notre connaissance. Il me semble qu'il n'en est pas tant de besoin maintenant que vous êtes toute accoutumée à la croix; Et moi, je suis chargé d'âge, et (pour le dire à vous) d'incommodités qui m'empêchent de pouvoir ce que je veux ;, et de plus la multitude des correspondances que j'ai acquises depuis ce temps- là, fait que j'écris moins aux uns et autres.

Mais, ma très-chère file, vous êtes toujours présente à mes messes, où j'offre au Père céleste son Fils bien-aimé, et en l'union d'icelui votre chère âme, afin qu'il lui plaise de la recevoir en sa sainte protection, et lui départir son très-saint amour, notamment en L'occasion des procès et affaires que vous avez avue le prochain ; car c'est là où il y a plus de peine de tenir ferme pour la douceur et humilité, tant extérieure qu'intérieure; et j'y vois les plus assurés bien empêches. C'est pourquoi cette tribulation me donne plus de crainte pour les âmes que j'aime le plus. Mais, ma très-chère fille, c'est là où il faut témoigner notre fidélité à notre Seigneur, afin que l'on puisse dire de nous comme il est dit de Job, après tant de reproches et de contrariétés que ses amis lui firent, qu'en tout cela Job ne pécha point de ses lèvres, ni ne fit rien de mal à propos (cf.
Jb 1,22 Jb 2,10).

2. Quelles bénédictions puis-je souhaiter plus aimables que celles-là, d'être fidèle à notre Seigneur parmi les adversités de toutes sortes, qui vous agitent ? Car le souvenir que j'ai de votre aine, ne m'arrive jamais qu'avec mille souhaits que je fais pour votre avincement en l'amour de ce bon Dieu. v

Aimez-le bien, ma chère soeur, en vos retraites que vous faites pour le prier et adorer. Aimez-le, quand vous le recevez en la sainte communion: aimez-le quand votre coeur sera arrosé de la sainte consolation ; mais aimez-le surtout quand il vous arrivera des tracas, des sécheresses, des tribulations; car ainsi vous a-t-il aimée en paradis ; mais encore a-t-il plus témoigné d'amour en votre endroit parmi les fouets, les clous, les épines, et les ténèbres du calvaire.

Priez-le qu'il me supporte en sa miséricorde, et qu'il me rende digne du service auquel il m'a appelé. Je suis en lui, d'une affection toute entière, votre, etc.



LETTRE DCCCXVII, A M. DE MARILLAC, DEPUIS GARDE DES SCEAUX.

1787
Le Saint le remercie de ce qu'il lui a envoyé un portrait de la bienheureuse Marie de l'Incarnation (madame Acarie), fondatrice des Carmélites en France (1).


Annecy, 24 avril 1621.

Monsieur, je vous rends mille actions de grâces du portrait de la B. soeur Marie de l'Incarnation, et je ne sais ce que je pourrais recevoir de plus utile et agréable à mon âme; puisque d'un côté j'ai un amour si plein de-révérence pour cette sainte personne, et d'autre part une si grande nécessité de réveiller souvent en mon esprit les pieuses affections que sa très-sainte communication a excitées autrefois en moi, tandis que six mois durant j'étais presque son confesseur ordinaire, et que sur tant de diverses occasions du service de Dieu, elle me parlait et entretenait presque tous les jours.

On m'a dit que l'on avait écrit et fait imprimer sa vie ; et ce fut la mère prieure de Lyon que je vis l'autre jour étant là. O quel profit elle rendra, et même aux séculiers, si la pièce de son histoire, du temps qu'elle fut au monde, a été bien représentée, comme je crois qu'elle l'est, puisque c'est monsieur Duval qui l'a composée (1)! En somme, je suis amateur et admirateur de cette sainte âme, et aime tous ceux qu'elle aimait en cette vie, et vous très-particulièrement, monsieur, de qui elle-même me procura la bienveillance, que je vous supplie me conserver ; et vous remerciant derechef de ce saint portrait, je vivrai, Dieu aidant, et mourrai votre, etc.

, « Le jugement que fit d'elle, après sa mort, le « bon évêque de Genève, dit Auguste de Sales, dans « la Vie de son oncle, fut tel, que c'était véritablement une servante du Seigneur, de laquelle il avait regardé l'humilité ; et quant à lui qui ne la regardait pas comme sa pénitente, mais comme un vaisseau d'élection que le Saint-Esprit avait consacré « pour son usage, et ce sont ses paroles très-expresses : O quelle faute je commis, quand je ne profitai pas de sa très-sainte conversation ! car elle m'eût librement découvert toute son âme; mais le très grand respect que je lui portais, faisait que je n'osais pas m'enquérir de la moindre chose. »

Le clergé de France demanda au pape Innocent X, en 1651, qu'il abrégeât, en faveur de la vénérable soeur Marie de l'Incarnation, le délai de cinquante ans prescrit pour les béatifications ; mais cette demande ne fut pas accordée ; et le délai étant expiré, l'affaire ne fut pas reprise. Ce n'est qu'en 1782, que l'assemblée du clergé de France, les religieuses Carmélites et Ursulines, Louis XVI, madame Louise, et la chambre des comptes de Paris, ont renouvelé auprès du pape Pie VI la demande de la béatification de madame Acarie ; et elle a été prononcée par ce pape en 1791.



(1) Saint François de Sales avait connu M. de Marillac et madame Acarie, épouse d'un maître des comptes de Paris, dans le voyage qu'il fit en cette ville en 1602. Ce fut principalement à l'occasion d'une assemblée de personnes éminentes en piété, qui se réunissaient chez cette dame, et où l'on s'occupait de l'introduction des Carmélites en France. Saint François de Sales fut prié d'écrire au pape, pour obtenir un bref à ce sujet. « Les choses étant bien examinées, écrivit-il au saint Père, nous avons reconnu « avec évidence que ce dessein était inspiré de Dieu, « et qu'il tournerait à sa plus grande gloire, et au « salut d'un grand nombre de personnes. »

Bientôt après, M. de Bérulle, depuis cardinal, partit pour l'Espagne, muni de l'autorisation du pape, pour en amener des filles de sainte Thérèse, et Henri IV chargea son ambassadeur à Madrid de traiter de cette affaire en son nom à la cour d'Espagne. Ce fut madame Acarie qui reçut ces religieuses à leur arrivée en France ; et son zèle suffit non-seulement à la fondation de la première maison de cet ordre à Paris, mais à celles de Pontoise, d'Amiens, de Dijon, de Rouen et de Tours.

Cette sainte femme contribua aussi beaucoup à la fondation des Ursulines, faite par madame de Sainte-Beuve, épouse d'un conseiller au parlement de Paris. « Vos soins, disait madame Acarie à ces religieuses destinées à l'éducation des jeunes filles, contribueront peut-être à la réforme générale des moeurs (*). Les enfants sont plus sous la surveillance de leur mère que sous celle de leur père. Les mères ayant reçu de bons principes, les transmettront ensuite à leurs enfants; et quand bien même ceux-ci s'en écarteraient, ils y reviendraient tôt ou tard, parce que les premières impressions qu'on a reçues ne s'effacent pas entièrement. »

Madame Acarie, ayant perdu son mari, se fit soeur converse aux Carmélites d'Amiens, et mourut en odeur de sainteté dans la maison du même ordre, à Pontoise, en 1618.

(*) 3f. de Fénelon exprime la même pensée dans son Traité de l’éducation des fïlles.

(1) André Duval, docteur de la faculté de théologie de Paris, et confesseur de saint Vincent de Paul, a composé une excellente Vie de la bienheureuse Marie de l'Incarnation; une autre a été publiée en 1800, par M. Boucher.,

S88 M



LETTRE DCCCXVIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UNE DAME.

Remèdes à la calomnie, n'en venir jamais à des procès; attendre la protection de Dieu.

La veille de saint Jean, 23 juin 1621.

Madame, je réponds à votre dernière demande en peu de paroles, que je n'ai pas changé d'avis depuis que j'écrivis V Introduction à la vie dévote: au contraire, je me vois tous les jours affermi en mon sentiment. Pour ce qui regarde le support des injures, la passion à l'abord nous fait toujours désirer des vengeances ; mais quand nous avons un peu de crainte de Dieu, nous n'osons pas les appeler vengeances, ains nous les nommons réparations.

Que cette bonne dame me croie, et qu'elle n'entre point en termes de procès pour ces chansons; car ce ne serait que multiplierlemal.cn lieu d'étouffer. Jamais une femme qui a le vrai fondement de l'honneur, ne peut le perdre. Nul ne croit ces infâmes diffamateurs, ni ces chansonneurs ; on les tient pour des méchants.

Le meilleur moyen de réparer les ruines qu'ils font, c'est de mépriser leurs langues qui en sont les instruments, et de leur répondre par une sainte modestie et compassion. Mais surtout, certes, il n'y a point d'apparence que ce pauvre diffamateur se soumettant à réparer, autant qu'en lui est, l'injure au jugement des parents, on aille prendre cet autre biais de plaidoiries, c'est-à-dire des labyrinthes et abîmes de conscience et des moyens.

Or je ne désapprouverais pas qu'il confessât sa faute, déclarât son animosité, et demandât l'oubli -/car encore qu'il soit de peu d'autorité, ayant commis cet acte ; si est-ce pourtant que c'est toujours quelque sorte de lumière pour l'innocence de voir ses ennemis lui faire hommage. Mais plutôt que de venir par procès, elle devrait faire toute autre chose.

J'ai une récente expérience de la vanité, ou plutôt du dommage que les procès apportent en ces occasions, d'une des plus vertueuses dames que je commisse, qui s'est infiniment mal trouvée d'avoir quitté mon avis, pour suivre l'impétuosité de la passion de ses parents. Croyez-moi, ma très-chère fille, l'honneur des gens de bien est en la protection de Dieu, qui permet bien quelquefois qu'on l'ébranlé, pour nous faire exercer la patience ; mais jamais il ne le laisse atterrer, et le relève soudain. Vivez toute à Dieu, pour lequel je suis votre, etc.



LETTRE DCCCXIX, A MADAME DES GOUFFIERS

1825
Qui n'avait pas fait réponse à une de ses lettres, étant fâchée des conseils qu'elle contenait.

Annecy, 2 août 1621.

Je crains enfin, si nous demeurons ainsi sans dire mot, ma très-chère fille, que votre coeur n'apprenne petit à petit à me désaimer, et certes je ne le voudrais pas : car il me semble que la chère amitié que vous avez eue pour moi, n'ayant pris ni pu prendre sa source que de la volonté de Dieu, il ne la faut pas laisser périr, et quant à celle que Dieu m'a donnée pour votre âme, je la tiens toujours vive et impérissable en mon coeur.

Or sus, puisque la méthode de ce temps porte que c'est au-père de commencer et de recommencer l'entretien et le sacré commerce de l'affection, dites tout ce que vous voudrez, ma très-chère fille : mais en effet, vous avez tort. Ma lettre
1878 n'était point certes si amère qu'une douce fille ne l'eût adoucie : elle était toute pleine d'une paternelle confiance ; et je veux bien qu'il y eût de la rusticité, mais faut-il se dépiter pour cela ! "Vous savez bien le pays où vous m'avez pris ; devez-vous attendre des fruits délicats d'un arbre des montagnes, et encore d'un si pauvre arbre comme moi ? Oh bien ! ne me soyez plus que ce qu'il vous plaira, moi je serai toujours vôtre ; mais je dis tout-à-fait ; et si je ne puis autre chose, je ne cesserai point de le témoigner devant Dieu es saints sacrifices que j'offrirai à sa bonté.

O ma fille, ma fille ! Dieu veuille faire régner l'esprit de Jésus-Christ crucifié sur notre esprit, afin que notre esprit vive selon cet esprit souverain qui m'a rendu et me conserve éternellement vôtre ; et croyez que mon coeur, placé au milieu des montagnes de neige, et parmi la glace de mes propres infirmités, n'a point eu de froideur pour le coeur de ma très-chère fille, que ce mien malheur me ravit, mais que j'aime mieux perdre, pourvu que Dieu ne soit point courroucé, que de manquer en la sainte sincérité que j'ai vouée au service de son âme, que je ne saurais flatter sans la trahir, ni trahir sans la perdre; et cette perte, là serait mon affliction, car j'aime cette fille, comme étant son très-humble père et serviteur.




LETTRE DCCCXX.

S. FRANÇOIS DE SALES, A UN GENTILHOMME.

Consolations sur la mort de sa femme.

Annecy, 7 août 1621.

Monsieur, je viens d'apprendre par monsieur le médecin Grandis, le douloureux mais bienheureux trépas de madame votre chère épouse. Certes, mon coeur en a été autant vivement touché, que de perte que j'aie faite il y a longtemps; car la bonté,- la piété et la vertu que j'avois vues en cette belle âme m'avaient tellement rendu obligé à l'honorer, que désormais j'en faisais une profession solennelle. Quelle est heureuse, cette chère dame, d'avoir parmi tant de douleurs et de travaux conservé la fidélité qu'elle devait à son Dieu! et que ce m'a été de consolation d'avoir su une partie des paroles de charité que son esprit a lancées avec ses derniers soupirs dans le sein de la miséricorde divine !

Mais, monsieur, n'aurais-je pas une immortelle obligation à la faveur qu'elle me faisait, puisqu'en cette extrémité de sa vie mortelle elle a si souvent témoigné qu'elle avait mémoire de moi, comme de celui qu'elle savait lui être tout dédié en notre Seigneur ? Jamais cette souvenance ne sortira de mon âme ; et ne pouvant lui offrir le service très-fidèle que j'avais juré à sa vertu et dévotion, je vous conjure, monsieur, de l'accepter et recevoir avec celui que l'honneur de votre bienveillance avait déjà acquis sur mes affections; et cependant en cette occasion employez la grandeur de votre courage, pour modérer la grandeur du déplaisir que la grandeur de votre perte vous aura donné. Acquiesçons, monsieur, aux décrets de la Providence souveraine, décrets qui sont toujours justes, toujours saints, toujours adorables, bien qu'impénétrables et obscurs à notre connaissance.

Cette belle et dévote âme est décédée en un état de conscience, auquel si Dieu nous fait la grâce de mourir, nous serons trop heureux de mourir, en quelque temps que ce soit. Agréons cette grâce que Dieu lui a faite, et ayons doucement patience pour ce peu de temps que nous avons à vivre ici-bas sans elle, puisque nous avons espérance de demeurer avec elle éternellement au ciel, en une société indissoluble et invariable. Monsieur, je répandrai toute ma vie des bénédictions sur madame votre chère défunte, et serai invariablement votre; etc.



LETTRE DCCCXXI, A UNE DAME.

1832
Le Saint la félicite de l'accommodement d'un procès. Conseils sur la confession, les perfections chrétiennes.

21 août 1621.

1. J'attendais toujours que cette bonne fille vint pour vous écrire plus confidemment, ma très-chère fille ; car je savais qu'elle viendrait bientôt. J'écris à monsieur selon votre désir, bien content que je suis de vous pouvoir rendre quelque petit service, et même pour vos affaires domestiques ; et surtout, puisqu'elles sont utiles au bien de votre âme, pour laquelle j'aime tout ce qui vous appartient.

Oh! que c'est une bonne affaire, que de n'avoir point de procès ! Je suis marri de quoi à Chambéry on ne parle quasi que de cela, et qu'on en parle si chaudement et si passionnément : et je suis consolé de quoi vous avez essayé d'accommoder celui duquel vous m'écrivez, et de quoi vous en parlez avec le respect qui est dû à la partie, et de quoi monsieur votre mari se rend si facile à lâcher le sien pour l'assoupir.

2. Dieu soit loué du contentement que vous avez de la suffisance qu'il vous a donnée, et continuez "bien à lui en rendre grâces : car c'est la vraie béatitude de cette vie temporelle et civile, de se contenter en la suffisance ; parce que qui ne se contente de cela, ne se contentera jamais de rien ; et comme votre livre dit : (puisque vous l'appelez votre livre) A qui ce qui suffit ne lui suffit pas, rien ne lui suffira jamais (1). Or aimez-le donc ce pauvre livre, ma très-chère fille; et puisque Dieu y amis des consolations pour vous, priez bien sa sainte bonté qu'il vous donne le goût pour les bien savourer, et les rendre utiles à votre chère âme pour bien la nourrir au pur amour, céleste, pour lequel elle fut faite.

Au reste, ma très-chère fille, cette si grande crainte qui vous a ci-devant si cruellement angoissée, doit être meshui terminée, puisque vous avez toutes les assurances qui se peuvent avoir en ce monde, d'avoir fort entièrement expié vos péchés par le saint sacrement de pénitence. Non, il ne faut nullement révoquer en doute que les dépendances de vos fautes n'aient été suffisamment exprimées; car tous les théologiens sont d'accord qu'il n'est nullement besoin de me dire toutes les dépendances ni les acheminements du péché.

Qui dit, j'ai tué un homme, il n'est pas besoin qu'il dise qu'il a tiré son épée, ni qu'il a été cause de plusieurs déplaisirs aux parents, ni qu'il a scandalisé ceux qui l'ont vu, ni qu'il a troublé la rue en laquelle il l'a tué : car tout cela s'entend assez sans qu'on le dise ; et suffit seulement de dire qu'il a tué un homme par colère, ou de guet-apens par vengeance, qu'il était homme simple ou ecclésiastique ; et puis laisser le jugement à celui qui vous écoute.

Qui dit qu'il a brûlé une maison, il n'est pas requis qu'il dise ce qui était dedans par le menu : ains suffit de dire s'il y avait des gens dedans, ou s'il n'y en avait point.

3. O ma très-chère fille! demeurez tout-à-fait en paix ; vos confessions ont été bonnes jusqu'à l'excès : pensez meshui à votre avancement à la vertu, et ne pensez plus aux péchés passés, sinon pour vous humilier doucement devant Dieu, et bénir sa miséricorde qui vous les a pardonnes par l'application des divins sacrements.

L’Introduction à la vie dévote est toute souève et bonne pour-vous, ma chère fille; ce qui vous étonne, c'est que vous voudriez être tout d'un coup telle qu'elle prescrit.- et toutefois, ma très-chère fille, cette même Introduction vous inculque, que de composer votre vie à ses enseignements n'est pas la besogne d'un jour, ains de votre vie ; et que nous ne nous devons nullement étonner des imperfections qui nous arrivent parmi les exercices de notre entreprise. Ma fille, la dévotion n'est pas une pièce qu'il faille avoir à force de bras : il faut voirement y travailler ; mais la grande besogne dépend de la confiance en Dieu : il y faut aller bellement, quoique soigneusement.

Il est vrai certes, que l'obéissance vous sera fort utile ; et puisque vous désirez que ce soit moi qui vous en impose les lois, en voici quelques-unes.

Premièrement, une fois le jour vous vous prosternerez devant Dieu, et levant lés yeux au ciel vous ferez le signe de la croix sur vous, adorant Dieu, et vous vous relèverez.

Secondement, vous ferez un acte d'humilité tous les jours, donnant la salutation du bonjour, ou du bonsoir, à quelqu'un de vos serviteurs et servantes, avec un acte intérieur par lequel vous reconnaîtrez cette personne-là votre compagne en la rédemption que notre Seigneur a faite pour elle.

Tiercement, vous appellerez le plus souvent que vous pourrez votre servante, m'amie.

Quatrièmement, vous lirez tous les jours au moins une page de quelque livre spirituel.

Cinquièmement, vous ne vous confesserez jamais d'avoir violé ces petites obéissances, quand même vous ne les observerez point, puisqu'elles ne vous obligent, ni à péché mortel, ni à péché véniel ; ains seulement de temps en temps vous m'avertirez si vous les observez.

Il vous servira, si vous vous accoutumez, de recommander une fois le jour mon âme avec la vôtre, à la miséricorde de Dieu, par quelque oraison jaculatoire, comme en sortant de table : O Dieu ! ayez pitié de nous, et nous recevez entre les bras de votre miséricorde.

Ma fille, tout ceci est menu, mais profitable, et avec le temps nous pourrons en changer ou ajouter. Ne vous lassez point, ma très-chère fille; il faut remettre votre esprit qui est vif et subtil, en la leçon de l'enfance : allez ainsi tout bellement, et Dieu vous agrandira. - Ecrivez-moi quand il vous plaira. Or sus, il faut finir, ma très-chère fille. Dieu soit à jamais au milieu de votre chère âme, et je suis tout-à-fait de toute la mienne, et d'une affection toute sincèrement paternelle, votre, etc.

 (1) Traité de l'Amour de Dieu de saint François de Sales, vin, 8.




F. de Sales, Lettres 1738