Thérèse EJ Carnet Jaune 1

LE CARNET JAUNE

Très intime 0

Paroles recueillies pendant les derniers mois de notre sainte Petite Thérèse

Sr Agnès de Jésus

c.d.i.

Avril


6 avril 1897


1
Quand nous sommes incomprises et jugées défavorablement, à quoi bon se défendre, s'expliquer? Laissons cela tomber, ne disons rien, c'est si doux de ne rien dire, de se laisser juger n'importe comment! Nous ne voyons point dans l'Evangile que Ste Madeleine se soit expliquée quand sa soeur l'accusait de se tenir aux pieds de Jésus sans rien faire. Lc 10,39-40 Elle n'a point dit: « O Marthe, si tu savais le bonheur que je goûte, si tu entendais les paroles que j'entends! Et puis, c'est Jésus qui m'a dit de rester là. » Non. elle a préféré se taire. O bienheureux silence qui donne tant de paix à l'âme ! 1

2
« Que le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu demeure perpétuellement en notre bouche et en nos coeurs. » Ep 6,17 Si nous sommes aux prises avec une âme désagréable, ne nous rebutons pas, ne la laissons jamais. Ayons toujours « le glaive de l'esprit » à la bouche pour la reprendre de ses torts; ne laissons pas aller les choses pour conserver notre repos; combattons toujours même sans espoir de gagner la bataille. Qu'importe le succès? Ce que le bon Dieu nous demande c'est de ne pas nous arrêter aux fatigues de la lutte, c'est de ne pas nous décourager en disant: « Tant pis! il n'y a rien à en tirer, elle est à abandonner. » Oh! c'est de la lâcheté cela; il faut faire son devoir jusqu'au bout. 2

3
Ah! comme il ne faut rien juger sur la terre. Voilà ce qui m'est arrivé en récréation, il y a quelques mois. 3 C'est un rien, mais qui m'a appris beaucoup: On sonnait deux coups, et la Dépositaire 4 étant absente, il fallait une tierce 5 à ma Sr Thérèse de S. Augustin. Ordinairement, c'est ennuyeux de servir de tierce, mais cette fois cela me tentait plutôt, parce qu'on devait ouvrir la porte pour recevoir les branches d'arbre pour la crèche. Sr Marie de St Joseph était à côté de moi et je devinais qu'elle partageait mon désir enfantin. « Qui est-ce qui va me servir de tierce? » dit ma Sr Thérèse de St Augustin. Aussitôt, je défais notre tablier, mais lentement, afin que ma Sr Marie de St. Joseph soit prête avant moi et prenne la place, ce qui arriva. Alors, St Thérèse de St Augustin dit en riant et me regardant: « Eh! bien c'est ma Sr M. de St J. qui va avoir cette perle à sa couronne. Vous alliez trop lentement. » Je ne répondis que par un sourire et me remis à l'ouvrage, me disant en moi-même: « O mon Dieu que vos jugements sont différents de ceux des hommes! C'est ainsi que nous nous trompons souvent sur la terre, prenant pour imperfection dans nos soeurs ce qui est mérite devant vous! »



7 avril


1
Je lui demandais de quelle manière je mourrais, lui laissant voir mes appréhensions. Elle me répondit avec un sourire plein de tendresse:

« Le bon Dieu vous pompera comme une petite goutte de rosée... » 6


18 avril

1
Elle venait de me confier quelques humiliations bien pénible qui lui avaient été données par des soeurs.

"Le bon Dieu me donne ainsi tous les moyens de rester bien petite; mais c'est cela qu'il faut; je suis toujours contente; je m'arrange, même au milieu de la tempête, de façon à me conserver bien en paix au dedans. Si l'on me raconte des combats contre les soeurs, je tâche de ne pas m'animer à mon tour contre celle-ci ou celle-là. Il faut, par exemple, que, tout en écoutant, je puisse regarder par la fenêtre et jouir intérieurement de la vue du Ciel, des arbres... Comprenez- vous? Tout à l'heure, pendant ma lutte à propos de S. X. je regardais avec plaisir les belles pies s'ébattre dans le pré, et j'étais aussi en paix qu'à l'oraison... J'ai bien combattu avec... je suis bien fatiguée! mais je ne crains pas la guerre. C'est la volonté du bon Dieu que je lutte jusqu'à la mort. Oh! ma petite Mère, priez pour moi!

2
... Moi quand je prie pour vous, je ne dis pas de Pater ni d'Ave,. je dis simplement avec un élan du coeur: « O mon Dieu, comblez ma petite Mère de toutes sortes de biens, aimez-la davantage, si vous le pouvez. »

3
J'étais encore bien petite quand ma tante me donna à lire une histoire qui m'étonna beaucoup. Je vis, en effet, qu'on louait une maîtresse de pension, parce qu'elle savait adroitement se tirer d'affaire, sans blesser personne. Je remarquai surtout cette phrase: « Elle disait à celle-ci: Vous n'avez pas tort; à celle-là: Vous avez raison. » Et je pensais en moi-même: Ce n'est pas bien cela! Cette maîtresse-là, elle aurait dû ne rien craindre et dire à ses petites filles qu'elles avaient tort quand c'était vrai. Et maintenant je n'ai pas changé d'avis. J'ai bien plus de misère, je l'avoue, car c'est toujours si facile de mettre le tort sur les absents, et cela calme aussitôt celle qui se plaint. Oui, mais... 7 c'est tout le contraire que je fais. Si je ne suis pas aimée, tant pis! Moi je dis la vérité tout entière, qu'on ne vienne pas me trouver, si l'on ne veut pas la savoir.

4
Il ne faut pas que la bonté dégénère en faiblesse. Quand on a grondé avec justice il faut en rester là, sans se laisser attendrir au point de se tourmenter d'avoir fait de la peine, de voir souffrir et pleurer. Courir après l'affligée pour la consoler, c'est lui faire plus de mal que de bien. La laisser à elle-même, c'est la forcer de recourir au bon Dieu pour voir ses torts et s'humilier. 8 Autrement, habituée qu'elle serait à recevoir de la consolation après une gronderie méritée, elle agirait toujours, dans les mêmes circonstances, comme une enfant gâtée qui trépigne et crie jusqu'à ce que sa mère vienne essuyer ses larmes.


Mai

1er mai


0
1
Ce n'est pas « la mort » qui viendra me chercher, c'est le bon Dieu. La mort, ce n'est pas un fantôme, un spectre horrible, comme on la représente sur les images. Il est dit dans le catéchisme que « la mort c'est la séparation de l'âme et du corps », ce n'est que cela! 1


2
J'ai eu le coeur tout rempli d'une paix céleste aujourd'hui. J'avais tant prié la Sainte Vierge hier soir, en pensant que son beau mois allait commencer!
Vous n'étiez pas à la récréation ce soir. Notre Mère nous a dit qu'un des missionnaires 2 embarqués avec le P. Roulland 3 était mort avant son arrivée dans sa mission. Ce jeune missionnaire avait communié sur le vaisseau avec les hosties du Carmel données au P. Roulland... Et maintenant il est mort... sans avoir fait aucun apostolat, sans s'être donné aucune peine, comme d'apprendre le chinois. Le bon Dieu lui a donné la palme du désir; mais voyez comme il n'a besoin de personne.

Je ne savais pas alors que Mère Marie de Gonzague lui avait donné le P. Roulland comme second frère spirituel. Les paroles que je viens de rapporter lui étaient écrites à elle-même par le P.R. mais ayant la défense de Notre Mère de me le confier, elle ne me parlait que sur ce qu'elle avait entendu à la récréation.
Ce fut un grand sacrifice pour elle que ce silence de près de 2 ans sur ses rapports avec le Missionnaire en question... 4
Notre Mère lui avait demandé de peindre pour lui une image sur parchemin. Comme j'étais sa première d'emploi pour la peinture elle aurait pu profiter de la circonstance pour me demander un conseil et par là me faire tout deviner. Mais au contraire, elle cachait de moi le mieux qu'elle pouvait, venant chercher à la dérobée - je l'ai su plus tard - le brunisseur pour faire briller l'or et que je gardais sur notre table. Elle le rapportait quand j'étais absente.
Ce ne fut que trois mois avant sa mort que Notre Mère lui dit d'elle-même de me parler librement sur ce sujet comme sur tout autre.


7 mai

1
7 heures du matin.

C'est licence 5 aujourd'hui, j'ai chanté « ma Joie » 6 en m'habillant.

2
Notre famille ne restera pas longtemps sur la terre... Quand je serai au Ciel, je vous appellerai bien vite... Oh! que nous serons heureuses! Nous sommes toutes nées couronnées...

3
Je tousse! Je tousse! Ça fait comme la locomotive d'un chemin de fer quand elle arrive à la gare. J'arrive aussi à une gare; c'est celle du Ciel, et je l'annonce!


9 mai


1
Nous pouvons bien dire, sans nous vanter, que nous avons reçu des grâces et des lumières bien particulières. Nous sommes dans la vérité; nous voyons les choses sous leur vrai jour.

2
A propos des sentiments dont on ne peut se défendre quelquefois, lorsqu'après avoir rendu un service on ne reçoit aucun témoignage de reconnaissance.

Moi aussi, je vous assure, j'éprouve le sentiment dont vous me parlez; mais je ne suis jamais attrapée, car je n'attends sur la terre aucune rétribution: je fais tout pour le bon Dieu, comme cela je ne puis rien perdre et je suis toujours très bien payée du mal que je me donne à servir le prochain.

3
Si, par impossible, le bon Dieu lui-même ne voyait pas mes bonnes actions, je n'en serais nullement affligée. Je l'aime tant, que je voudrais pouvoir lui faire plaisir sans même qu'il sache que c'est moi . 7 Le sachant et le voyant, il est comme obligé « de m'en rendre », je ne voudrais pas lui donner cette peine là...



15 mai


1
Je suis très contente de m'en aller bientôt au Ciel, mais quand je pense à cette parole du bon Dieu: « Je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses oeuvres » Ap 22,12 je me dis que, pour moi, il sera bien embarrassé. Je n'ai pas d'oeuvres! il ne pourra donc pas me rendre « selon mes oeuvres »... Eh bien! il me rendra « selon ses oeuvres à Lui...»

2
Je me fais une si haute idée du Ciel, que, parfois, je me demande comment à ma mort, le bon Dieu fera pour me surprendre. Mon espérance est si grande, elle m'est un tel sujet de joie, non par le sentiment, mais par la foi, qu'il me faudra quelque chose au dessus de toutes pensées, pour me satisfaire pleinement. Plutôt que d'être déçue, j'aimerais mieux garder un espoir éternel.
Enfin je pense déjà que, si je ne suis pas assez surprise, je ferai semblant de l'être, pour faire plaisir au bon Dieu. Il n'y aura pas de danger que je lui laisse voir ma déception; je saurai bien m'y prendre pour qu'il ne s'en aperçoive pas. D'ailleurs je m'arrangerai toujours de manière à être heureuse. Pour y arriver, j'ai mes petites rubriques que vous connaissez et qui sont infaillibles... Puis, rien que de voir le bon Dieu heureux, cela suffira pleinement à mon bonheur.

3
Je lui avais parlé de certaines pratiques de dévotion et de perfection conseillés par les saints et qui me décourageaient.

Pour moi, je ne trouve plus rien dans les livres, si ce n'est dans l'Evangile 8 Ce livre-là me suffit. J'écoute avec délices cette parole de Jésus qui me dit tout ce que j'ai à faire: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur »; Mt 11,29 alors j'ai la paix, selon sa douce promesse: et vous trouverez le repos de vos âmes. »

Elle me dit cette dernière phrase, en levant les yeux, avec une expression du Ciel; elle ajouta le mot: « petites » à la parole de Notre Seigneur, ce qui lui donna plus de charme encore:

«... Et vous trouverez le repos de vos petites âmes... »

4
On lui avait donné une robe neuve (celle qui est conservée). Elle l'avait mise pour la première fois à Noël 1896. Cette robe, la seconde depuis sa Prise d'Habit, lui allait très mal. Je lui demandai si cela lui causait de l'ennui:

Pas l'ombre! Pas plus que si c'était celle d'un chinois, là-bas à 2.000 lieues de nous.

5
Je jette à droite, à gauche, à mes petits oiseaux 9 les bonnes graines que le bon Dieu met dans ma petite main. Et puis, ca fait comme ça veut! Je ne m'en occupe plus. Quelquefois, c'est comme si je n'avais rien jeté; à d'autres moments, cela fait du bien; mais le bon Dieu me dit: « Donne, donne toujours sans t'occuper du résultat. »

6
Je voudrais bien aller à Hanoï, 10 pour souffrir beaucoup, pour le bon Dieu. Je voudrais y aller pour être toute seule, pour n'avoir aucune consolation sur la terre. Quant à la pensée de me rendre utile là bas, elle ne me traverse même pas l'esprit, je sais très bien que je ne ferais rien du tout.

7
Après tout, cela m'est égal de vivre ou de mourir. Je ne vois pas bien ce que j'aurais de plus après la mort que je n'aie déjà en cette vie. Je verrai le bon Dieu, c'est vrai! mais pour être avec lui, j'y suis déjà tout à fait sur la terre. 11


18 mai


1
On m'a déchargée de tout emploi; j'ai pensé que ma mort ne causerait pas le moindre dérangement dans la Communauté.

Cela vous fait-il de la peine de passer pour un membre inutile devant les soeurs?

Oh! pour cela, c'est le moindre de mes soucis, ça m'est bien égal!

2
J'avais fait tout mon possible en la voyant si malade, pour obtenir de Notre Mère la dispense de ses offices des Morts". 12

Je vous en prie, ne m'empêchez pas de dire mes « petits » offices des Morts. C'est tout ce que je peux faire pour les soeurs qui sont en purgatoire, et cela ne me fatigue pas du tout. Quelquefois, à la fin d'un silence 13 j'ai un petit moment; cela me délasse plutôt.

3
J'ai toujours besoin d'avoir de l'ouvrage de préparé; comme cela je ne suis pas préoccupée et je ne perds jamais mon temps.

4
J'avais demandé au bon Dieu de suivre les exercices de communauté jusqu'à ma mort; mais il ne veut pas! Je pourrais bien, j'en suis sûre, aller à tous les offices, je n'en mourrais pas une minute plus tôt. Il me semble parfois que si je n'avais rien dit, on ne me trouverait pas malade.


19 mai


1
Pourquoi donc êtes-vous si gaie aujourd'hui?

Parce que, ce matin, j'ai eu deux « petites » peines. Oh! bien sensibles!... Rien ne me donne de « petites » joies, comme les « petites » peines...


20 mai


1


On me dit que j'aurai peur de la mort. Cela se peut bien. Il n'y en a pas une ici plus défiante que moi de ses sentiments. Je ne m'appuie jamais sur mes propres pensées; je sais combien je suis faible; mais je veux jouir du sentiment que le bon Dieu me donne maintenant. Il sera toujours temps de souffrir du contraire. 14


2

Je lui montrais sa photographie:

Oui, mais... c'est l'enveloppe; quand est-ce qu'on verra la lettre? Oh! que je voudrais bien voir la lettre!... 15


Du 21 au 26 mai


1 Théophane Vénard 16 me plaît encore mieux que St Louis de Gonzague, parce que la vie de St Louis de Gonzague est extraordinaire et la sienne tout ordinaire. Puis c'est lui qui parle, tandis que pour le saint, c'est un autre qui raconte et qui le fait parler; alors on ne sait presque rien de sa « petite » âme! Théophane Vénard aimait beaucoup sa famille; et, moi aussi, j'aime beaucoup ma « petite » famille, Je ne comprends pas les saints qui n'aiment pas leur famille... Ma petite famille de maintenant, oh! je l'aime beaucoup! J'aime beaucoup, beaucoup, ma petite Mère.


2

Je vais bientôt mourir; mais quand? Oh! quand?... Cela de vient pas! Je suis comme un petit enfant à qui l'on promet toujours un gâteau: on le lui montre de loin; puis, quand il s'approche pour le prendre, la main se retire... Mais, au fond, je suis bien abandonnée pour vivre, pour mourir, pour guérir, et pour aller en Cochinchine, 17 si le bon Dieu le veut.


3

Après ma mort, il ne faudra pas m'entourer de couronnes comme Mère Geneviève 18 Aux personnes qui voudraient en donner, vous direz que je préfère qu'elles mettent cet argent à racheter des petits nègres. C'est cela qui me ferait plaisir.


4

II y a quelque temps, j'avais beaucoup de peine de prendre des remèdes chers; mais à présent cela ne me fait rien du tout, au contraire. C'est depuis que j'ai lu dans la vie de Ste Gertrude qu'elle s'en réjouissait pour elle-même, se disant que tout serait à l'avantage de ceux qui nous font du bien. Elle s'appuyait sur la parole de Notre-Seigneur: « Ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous le ferez. » Mt 25,40


5

Je suis convaincue de l'inutilité des remèdes pour me guérir; mais je me suis arrangée avec le bon Dieu, afin qu'il en fasse profiter de pauvres missionnaires malades, qui n'ont ni le temps, ni les moyens de se soigner. Je lui demande de les guérir en place de moi par les médicaments et le repos qu'on m'oblige à prendre.


6

On m'a tant répété que j'ai du courage, et c'est si peu vrai, que je me suis dit: Mais, enfin, il ne faut pas faire mentir tout le monde! Et je me suis mise, avec l'aide de la grâce, à acquérir ce courage. J'ai fait comme un guerrier qui s'entendant féliciter de sa bravoure, tout en sachant trés bien qu'il n'est qu'un lâche, finirait par avoir honte des compliments et voudrait les mériter.


7

Quand je serai au Ciel, que de grâces je demanderai pour vous! Oh! je tourmenterai tant le bon Dieu que, s'il voulait d'abord me refuser, mon importunité le forcerait à combler mes désirs. Cette histoire est dans l'Evangile... Lc 11,5-8


8

... Si les saints me témoignent moins d'affection que mes petites soeurs, cela me paraîtra bien dur... et j'irai pleurer dans un petit coin...


9

Les saints Innocents ne seront pas de petits enfants au Ciel; ils auront seulement les charmes indéfinissables de l'enfance 19 On se les représente « enfants », parce que nous avons besoin d'images pour comprendre les choses spirituelles. ... Oui, j'espère me joindre à eux! S'ils veulent, je serai leur petit page, je tiendrai leurs petites queues...


10

Si je n'avais pas cette épreuve d'âme 20 qu'il est impossible de comprendre, je crois bien que je mourrais de joie à la pensée de quitter bientôt la terre.


11

Du 21 au 26 mai - Je ne me rappelle plus au juste la date.

J'étais un peu triste ce soir, me demandant si le bon Dieu était vraiment content de moi. Je pensais à ce que chacune des soeurs dirait de moi, si elle était interrogée. Telle dirait: « C'est une bonne petite âme, elle peut devenir une Sainte » - Une autre: « Elle est bien douce, bien pieuse, mais ceci... mais cela... » - D'autres auraient encore des pensées différentes plusieurs me trouveraient bien imparfaite, ce qui est vrai... Pour ma petite Mère, elle m'aime tant, cela l'aveugle, alors, je ne puis la croire. Oh! ce que le bon Dieu pense, qui me le- dira? J'étais dans ces réflexions, quand votre petit mot m'est arrivé. Vous me disiez que tout en moi vous plaisait, que j'étais chérie particulièrement du bon Dieu, qu'il ne m'avait pas fait monter comme les autres le rude escalier de la perfection, mais qu'il m'avait mise dans un ascenseur pour que je sois plus vite rendue à Lui 21 Déjà, j'étais touchée, mais toujours la pensée que votre amour vous faisait voir ce qui n'est pas, m'empêchait de jouir pleinement; alors, j'ai pris mon petit Evangile, demandant au bon Dieu de me consoler, de me répondre lui-même... et voilà que je suis tombée sur ce passage que je n'avais jamais remarqué: « Celui que Dieu a envoyé dit les mêmes choses que Dieu, parce qu'il ne lui a pas communiqué son Esprit avec mesure. » Oh! alors, j'ai versé des larmes de joie, et ce matin, en me réveillant, j'étais encore tout embaumée. C'est vous, ma petite Mère, que Dieu a envoyée pour moi, c'est vous qui m'avez élevée, qui m'avez fait entrer au Carmel; Jn 3,34 toutes les grandes grâces de ma vie, je les ai reçues par vous; aussi vous dites les mêmes choses que Dieu, et maintenant, je crois que le bon Dieu est très content de moi, puisque vous me le dites.


26 mai


1
- Veille de l'Ascension -

Ce matin pendant la procession 22 j'étais à l'ermitage de St Joseph et je regardais de loin par la fenêtre la Communauté dans le jardin. C'était idéal, cette procession de religieuses en manteaux blancs; cela me faisait penser au cortège des vierges dans le Ciel. Au détour de l'allée des marronniers, je vous voyais toutes cachées à moitié par les grandes herbes et les boutons d'or du pré. C'était de plus en plus délicieux. Mais voilà que parmi ces religieuses, j'en vois une, des plus gentilles, qui regarde de mon côté, qui se penche en souriant pour me faire un signe de connaissance. C'était ma petite Mère! Aussitôt je me suis rappelé mon rêve: le sourire, les caresses de la Mère Anne de Jésus 23 et la même impression de douceur m'envahit. Je me disais: C'est donc ainsi que les saints me connaissent, qu'ils m'aiment, qu'ils me sourient d'en haut et m'invitent à les rejoindre! Alors les larmes sont venues... Il y a bien des années que je n'avais autant pleuré. Ah! c'étaient de douces larmes!


27 mai

1 - Ascension -

Je veux bien une « circulaire », 24 parce que j'ai toujours pensé que je devais payer l'office des morts que chacune des carmélites dira pour moi. Je ne comprends pas trop pourquoi il y en a qui ne veulent pas de circulaire; c'est si doux de se connaître, de savoir un peu avec qui nous vivrons éternellement.


2

Je n'ai nullement peur des derniers combats ni des souffrances, si grandes qu'elles soient, de la maladie. Le bon Dieu m'a a toujours secourue; il m'a aidée et conduite par la main dès ma plus tendre enfance... je compte sur lui. Je suis assurée qu'il me continuera son secours jusqu'à la fin. Je pourrai bien n'en plus pouvoir, mais je n'en aurai jamais trop, j'en suis sûre.


3

Je ne sais pas quand je mourrai mais je crois que ce sera bientôt; j'ai beaucoup de raisons pour m'y attendre.


4 Je ne désire pas plus mourir que vivre; c'est-à-dire que, si j'avais à choisir, j'aimerais mieux mourir; mais, puisque c'est le bon Dieu qui choisit pour moi, j'aime mieux ce qu'il veut. C'est ce qu'il fait que j'aime. 25


5

Qu'on ne croie pas que, si je guéris, cela me déroutera et détruira mes petits plans. Point du tout! L'âge n'est rien aux yeux du bon Dieu, et je m'arrangerai bien à rester petite enfant, même en vivant très longtemps. 26


6

Je vois toujours le bon côté des choses. Il y en a qui prennent tout de manière à se faire le plus de peine. Pour moi, c'est le contraire. Si je n'ai que la pure souffrance, si le ciel est tellement noir que je ne voie aucune éclaircie, eh bien! j'en fais ma joie... J'en fais... jabot. 27 comme des épreuves de papa 28 qui me rendront plus glorieuse qu'une reine.


7

Avez-vous remarqué, à la lecture du réfectoire, cette lettre adressée à la mère de St Louis de Gonzague, où il est dit de lui qu'il n'aurait pu apprendre davantage ni être plus saint, même s'il avait atteint l'âge de Noé ? 29


8

A propos de sa mort.

Je suis comme une personne qui ayant un billet de loterie, court la chance de gagner, plus qu'une autre qui n'en aurait pas; mais pourtant, elle n'est pas sûre encore d'avoir un lot. Enfin, j'ai un billet, c'est ma maladie, et je puis garder bon espoir!


9

Je me rappelle qu'une petite voisine des Buissonnets, âgée de 3 ans, s'entendant appeler par d'autres enfants, disait à sa mère: « Maman « y veulent de moi! laisse-moi m'en aller, je t'en prie... y veulent de moi!... » Eh bien, il me semble qu'aujourd'hui les petits anges m'appellent, et moi je vous dis comme la petite fille: « Laissez-moi donc partir, y veulent de moi! » Je ne les entends pas, mais je les sens.


10

Au moment où mon départ pour le Tonkin était projeté, vers le mois de novembre 30 vous rappelez-vous que pour avoir un signe de la volonté du bon Dieu, on commença une neuvaine à Théophane Vénard? A ce moment, je retournais à tous les exercices de communauté, même à Matines. Eh bien! juste pendant la neuvaine, je me suis remise à tousser, et depuis je ne vais que de pire en pire. C'est lui qui m'appelle. Oh! je voudrais bien avoir son portrait; c'est une âme qui me plaît. St Louis de Gonzague était sérieux, même en récréation, mais Théophane Vénard, il était gai toujours.

A ce moment, on lisait au réfectoire la vie de St L. de Gonzague.


29 mai


1
Pointes de feu pour la seconde fois. Le soir j'étais triste et j'ouvris devant elle l'Evangile pour me consoler. Je tombai sur ces paroles que je lui lus: « Il est ressuscité, il n'est plus ici, voyez le lieu où on l'avait mis. » Mt 16,6

Oui, c'est bien cela! Je ne suis plus en effet, comme dans mon enfance, accessible à toute douleur; je suis comme ressuscitée je ne suis plus au lieu où l'on me croit... Oh! ne vous faites pas de peine pour moi, j'en suis venue à ne plus pouvoir souffrir, parce que toute souffrance m'est douce. Mc 16,6

30 mai

1
Ce jour-là, il lui fut permis de me confier son crachement de sang du Vendredi Saint 1896. Comme je lui témoignais une grande peine de n'avoir pas été prévenue aussitôt; elle me consola de son mieux et m'écrivit le soir ce billet:

" N'ayez pas de peine, ma petite Mère chérie que votre petite fille ait semblé vous cacher quelque chose, car vous le savez bien, si elle a caché un petit coin de l'enveloppe, elle ne vous a jamais caché une seule page de la lettre. Et qui donc la connaît mieux que vous cette petite lettre que vous aimez tant? Aux autres, on peut bien montrer l'enveloppe de tous les côtés, puisqu'elles ne peuvent voir que cela; mais à vous!!!... Oh! petite Mère, vous savez maintenant que c'est le Vendredi Saint que Jésus a commencé de déchirer un peu l'enveloppe de votre petite lettre; n'êtes vous pas contente qu'il s'apprête à la lire cette lettre que vous écrivez depuis 24 ans? Ah! si vous saviez comme elle saura bien lui dire votre amour pendant toute l'éternité! " n. 31


2

Vous souffrirez peut être beaucoup avant de mourir!...

Oh! n'ayez pas de peine, j'en ai un si grand désir!


3

Je ne sais pas comment je ferai au Ciel pour me passer de vous!


Juin

4 juin

1
Elle nous fit ses adieux dans la cellule de Sr Geneviève de la Ste Face qui se trouvait celle donnant sur la terrasse du côté du Chapitre. (c'était pendant la neuvaine à N.D, des Victoires pour obtenir sa guérison)
Elle était couchée sur la paillasse de Sr Geneviève. Ce jour-là elle paraissait ne plus souffrir et avait un visage comme transfiguré.
Nous ne nous lassions pas de la regarder et d'écouter ses douces paroles.

J'ai demandé à la Sainte Vierge de n'être plus assoupie et absorbée comme je me trouvais tous ces jours; je sentais bien que je vous faisais de la peine. Ce soir, elle m'a exaucée. Oh! mes petites soeurs, que je suis heureuse. Je vois que je vais bientôt mourir, j'en suis sûre maintenant.
Ne vous étonnez pas si je ne vous apparais pas après ma mort, et si vous ne voyez aucune chose extraordinaire comme signe de mon bonheur.
Vous vous rappellerez que c'est " ma petite voie " de ne rien désirer voir. n. 1 Jn 20,29
Vous savez bien ce que j'ai dit tant de fois au bon Dieu, aux Anges et aux Saints:
Que mon désir n'est pas De les voir ici bas... n. 2

Les Anges viendront vous chercher, dit Sr Geneviève. Oh! pourtant que nous voudrions bien les voir!

Je ne crois pas que vous les voyiez, mais ça ne les empêchera pas d'être là...
Je voudrais pourtant bien avoir une belle mort, pour vous faire plaisir. Je l'ai demandé à la Sainte Vierge. Je ne l'ai pas demandé au bon Dieu, parce que je veux le laisser faire comme il voudra. Demander à la Sainte Vierge, ce n'est pas la même chose. Elle sait bien ce qu'elle a à faire de mos petits désirs, s'il faut qu'elle les dise ou ne les dise pas...enfin, c'est à elle de voir pour ne pas forcer le bon Dieu à m'exaucer, pour le laisser faire en tout sa volonté.
Ce soir j'ai obtenu de pouvoir vous consoler un peu et d'être bien gentille, mais il ne faut pas s'attendre à me voir ainsi au moment de la mort... Je ne sais pas! Tout de suite. La Sainte Vierge a peut être fait cela d'elle même, sans le dire au bon Dieu, alors ça ne prouve rien pour plus tard.
Je ne sais pas si j'irai en purgatoire, je ne m'en inquiète pas du tout, n. 3 mais, si j'y vais je ne regretterai pas de n'avoir rien fait pour l'éviter. Je ne me repentirai jamais d'avoir travaillé uniquement pour sauver des âmes; Que j'ai été heureuse de savoir que N. M. Sainte Thérèse pensait cela! n. 4 Ma petite Mère, si vous êtes de nouveau prieure un jour, n. 5 ne vous inquiétez pas; vous verrez que vous ne vous ferez plus les mêmes peines qu'autrefois. Vous serez au dessus de tout. Vous laisserez penser et dire ce qu'on voudra, vous ferez votre devoir en paix.,. etc... etc.
Ne faites jamais rien pour l'être, et rien non plus pour ne pas l'être... D'ailleurs, je vous promets que je ne vous y laisserai pas mettre si c'est préjudiciable à votre âme.

Quand je l'ai embrassée:

J'ai tout dit! en particulier à ma petite Mère, pour plus tard... Ne vous faites pas de peine mes petites soeurs, si je souffre beaucoup et si vous ne voyez en moi, comme je vous l'ai déjà dit, aucun signe de bonheur au moment de ma mort. Notre-Seigneur est bien mort victime d'Amour, et voyez quelle a été son agonie!... n. 6 Tout cela ne dit rien.

2

Un peu plus tard, étant seule avec elle, et la voyant de nouveau beaucoup souffrir, je lui dis: Eh bien, vous désiriez souffrir, le bon Dieu ne l'a pas oublié. "

Je désirais souffrir et je suis exaucée. J'ai beaucoup souffert depuis plusieurs jours. Un matin pendant mon action de grâces, après la communion, j'ai ressenti comme les angoisses de la mort... et avec cela`aucune consolation!


3

J'accepte tout pour l'amour du bon Dieu, même toutes sortes de pensées extravagantes qui me viennent à l'esprit.


5 juin

1
(Pendant Matines)

Ma petite Mère, j'ai vu que vous m'aimez d'un amour désintéressé. Eh bien! si je sais que vous êtes ma petite mère, vous saurez un jour que je suis votre petite fille! Oh! que je vous aime!


2

J'ai relu la pièce de Jeanne d'Arc que j'ai composée. n. 7 Vous verrez là mes sentiments sur la mort; ils sont tous exprimés; cela vous fera plaisir. Mais ne croyez pas que je ressemble à Jeanne d'Arc quand elle a eu peur un moment... Elle se tirait les cheveux!... n. 8 moi je me tire pas les " petits " cheveux... Sg 3,5


3

Ma petite mère, c'est vous qui m'avez préparée à ma première Communion n. 9 préparez-moi maintenant à mourir...


4

Si vous me trouviez morte un matin? n'ayez pas de peine: c'est que Papa le bon Dieu serait venu tout simplement me chercher. Sans doute, c'est une grande grâce de recevoir les Sacrements; mais quand le bon Dieu ne le permet pas, c'est bien quand même, tout est grâce.


6 juin

1
Je vous remercie d'avoir demandé que l'on me donne une parcelle de la sainte Hostie. J'ai eu encore beaucoup de mal: à l'avaler. Mais que j'étais heureuse d'avoir le bon Dieu dans mon coeur! J'ai pleuré comme le jour de ma première Communion! n. 10


2

Mr Youf m'a dit pour mes tentations contre la foi: " Ne vous arrêtez pas à celà, c'est très dangereux. " Ce n'est guère consolant à entendre, mais heureusement que je ne m'en impressionne pas. Soyez tranquille, je ne vais pas casser ma " petite " tête à me tourmenter.
Mr Youf m'a dit encore: " Etes vous résignée à mourir? " Je lui ai répondu: " Ah! mon Père, je trouve qu'il n'y a besoin de résignation que pour vivre. Pour mourir, c'est de la joie que j'éprouve. "


3

Je me demande comment je ferai pour mourir. Je voudrais pourtant m'en tirer " avec honneur "! Enfin, je crois que cela ne dépend pas de soi.

(Elle pensait à nous.)


4

Dans mon enfance, les grands événements de ma vie me paraissaient comme des montagnes insurmontables. Quand je voyais les petites filles faire leur première Communion, je me disais: Comment est-ce que je ferai à ma première Communion?... Plus tard: Comment est-ce que; je ferai pour entrer au Carmel?... Et après: pour prendre l'Habit? pour faire Profession? A présent, c'est pour mourir! n. 12


5

Je vais vous faire photographier pour faire plaisir à Notre Mère. n. 13
Elle sourit d'un air malin:

Dites plutôt que c'est pour vous!... " Petit vent de bise, cesse de souffler! Ce n'est pas pour moi, c'est pour mon camarade qui n'a pas de veste... "

Elle me rappelait ainsi une petite histoire d'auvergnats que papa nous racontait. Elle y mettait le ton, et c'était très bien appliqué, car le camarade si charitable en apparence, plaidait pour lui en réalité.


6

On ne voulait pas lui dire, de peur de la dégoûter, que le sirop qu'elle prenait était du sirop de limaçon, mais elle s'en aperçut et rit à nos craintes.

Qu'est-ce que cela me fait de prendre du sirop de limaçon pourvu que je ne voie pas les cornes! Maintenant je mange des limaçons comme les petits canards. Hier, je faisais comme les autruches, je mangeais des oeufs crus!


7

Je vous aime beaucoup, beaucoup!


8

Je lui dis: " Les Anges vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez le pied contre la pierre. Ps 91,11-12
Elle répondit:

Ah! ça: c'est bon pour tout de suite car plus tard, après ma mort, je ne serai pas embarrassée!!!


9

Après la visite de M. de Cornière n. 14 qui la trouvait mieux, je lui dis: " Etes-vous triste? "

Oh! non... J'ai tiré dans l'Evangile: " Bientôt vous verrez le Fils de l'homme assis sur les nuées du Ciel. " Mc 14,62

J'ai répondu: " Seigneur, quand? " Et en face de la page, J'ai lu ces mots: " Aujourd'hui même. " Mc 14,30

Mais tout cela... c'est de ne s'inquiéter de rien, de ne vouloir ni vivre ni mourir...

Quelques instants après:

J'ai pourtant bien envie de m'en aller! Je le dis à la Sainte Vierge qui en fait ce qu'elle veut.



Thérèse EJ Carnet Jaune 1