Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 69

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prenant à l'écart me demanda pardon des peines qu'elle croyait m'avoir causées. Enfin ma chère petite Léonie, revenue de la Visitation depuis quelques mois NHA 701 300 , me comblait plus encore de baisers et de caresses. Il n'y a que Céline dont je n'ai pas parlé, mais vous devinez, ma Mère chérie, comment se passa la dernière nuit où nous avons couché ensemble... Le matin du grand jour, après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance que je ne devais plus revoir, je partis au bras de mon Roi chéri pour gravir la montagne du Carmel... Comme la veille toute la famille se trouva réunie pour entendre la Ste Messe et y communier. Aussitôt que Jésus fut descendu dans le coeur de mes parents chéris, je n'entendis autour de moi que des sanglots, il n'y eut que moi qui ne versai pas de larmes, mais je sentis mon coeur battre avec une telle violence qu'il me sembla impossible d'avancer lorsqu'on vint nous faire signe de venir à la porte conventuelle, j'avançai cependant tout en me demandant si je n'allais pas mourir par la force des battements de mon coeur... Ah! quel moment que celui-là, il faut y avoir passé pour savoir ce qu'il est...
Mon émotion ne se traduisit pas au dehors; après avoir embrassé tous les membres de ma famille chérie, je me mis à genoux devant mon incomparable Père, lui demandant sa bénédiction; pour me la donner il se mit lui-même à genoux et me bénit en pleurant... C'était un spectacle qui devait faire sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant encore au printemps de la vie!... Quelques instants après, les portes de l'arche sainte se fermaient sur moi Gn 7,16 301 et là je recevais les embrassements des soeurs chéries qui m'avaient servi de mères et que j'allais désormais prendre pour modèles de mes actions... Enfin mes désirs étaient accomplis, mon âme ressentait une PAIX 302 si douce et si profonde qu'il me serait impossible

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de l'exprimer et depuis 7 ans et demi cette paix intime est restée mon partage, elle ne m'a pas abandonnée au milieu des plus grandes épreuves.
Comme toutes les postulantes je fus conduite au choeur aussitôt après mon entrée, il était sombre à cause du St Sacrement exposé NHA 702 et ce qui frappa d'abord mes regards fut les yeux de notre sainte Mère Geneviève NHA 703 303 qui se fixèrent sur moi, je restai un moment à genoux à ses pieds remerciant le bon Dieu de la grâce qu'Il m'accordait de connaître une sainte et puis je suivis notre Mère Marie de Gonzague NHA 704 304 dans les différents endroits de la communauté; tout me semblait ravissant, je me croyais transportée dans un désert, notre 305 petite cellule surtout me charmait, mais la joie que je ressentais était calme, le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles voguait ma petite nacelle, aucun nuage n'obscurcissait mon ciel d'azur... ah! j'étais pleinement récompensée de toutes mes épreuves... Avec quelle joie profonde je répétais ces paroles: "C'est pour toujours, toujours que je suis ici!..."
Ce bonheur n'était pas éphémère, il ne devait point s'envoler avec les illusions des premiers jours. Les illusions, le bon Dieu m'a fait la grâce de n'en avoir AUCUNE en entrant au Carmel: j'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée 306 , aucun sacrifice ne m'étonna et cependant, vous le savez, ma Mère chérie, mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que [de] roses!... Oui la souffrance m'a tendu les bras et je m'y suis jetée avec amour... Ce que je venais faire au Carmel, je l'ai déclaré aux pieds de Jésus-Hostie, dans l'examen qui précéda ma profession 307 : "Je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres 308 ." Lorsqu'on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens; Jésus me fit comprendre que c'était par la croix qu'Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance grandit à mesure que la souffrance augmentait. Pendant 5 années 309 cette voie fut la mienne mais

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à l'extérieur, rien ne traduisait ma souffrance d'autant plus douloureuse 310 que j'étais seule à la connaître. Ah! quelle surprise à la fin du monde nous aurons en lisant l'histoire des âmes!... qu'il y aura de personnes étonnées en voyant la voie par laquelle la mienne a été conduite!...
Cela est si vrai que, deux mois après mon entrée, le Père Pichon étant venu pour la profession de Sr Marie du Sacré-Coeur 311 , il fut étonné de voir ce que le Bon Dieu faisait en mon âme et me dit que la veille, m'ayant considérée priant au choeur, il croyait ma ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entrevue avec le bon Père fut pour moi une consolation bien grande, mais voilée de larmes à cause de la difficulté que j'éprouvais à ouvrir mon âme. Je fis cependant une confession générale, comme jamais je n'en avais faite; à la fin le Père me dit ces paroles, les plus consolantes qui soient venues retentir à l'oreille de mon âme: "En présence du Bon Dieu, de la Ste Vierge et de tous les Saints, je déclare que jamais vous n'avez commis un seul péché mortel 312 ." Puis il ajouta: remerciez le Bon Dieu de ce qu'il fait pour vous, car s'il vous abandonnait, au lieu d'être un petit ange, vous deviendriez un petit démon. Ah! je n'avais pas de peine à le croire, je sentais combien j'étais faible et imparfaite, mais la reconnaissance remplissait mon âme, j'avais une si grande crainte d'avoir terni la robe de mon Baptême, qu'une telle assurance sortie de la bouche d'un directeur comme les désirait Notre Ste Mre Thérèse, c'est-à-dire unissant la science à la vertu NHA 706 313 , me paraissait sortie de la bouche même de Jésus... Le bon Père me dit encore ces paroles qui se sont doucement gravées dans mon coeur: "Mon enfant, que Notre Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices." Il le fut en effet et aussi "Mon directeur". Ce n'est pas que je veuille dire par là que mon âme ait été fermée pour mes Supérieures, ah! loin de là j'ai toujours essayé qu'elle leur soit un livre

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ouvert; mais notre Mère souvent malade avait peu le temps de s'occuper de moi 314 . Je sais qu'elle m'aimait beaucoup et disait de moi tout le bien possible, cependant le Bon Dieu permettait qu'à son insu, elle fût TRÈS SÉVÈRE; je ne pouvais la rencontrer sans baiser la terre NHA 707 315 , il en était de même dans les rares directions que j'avais avec elle... Quelle grâce inappréciable!... Comme le Bon Dieu agissait visiblement en celle qui tenait sa place!... Que serais-je devenue si comme le croyaient les personnes du monde j'avais été "le joujou" de la communauté?... Peut-être au lieu de voir Notre Seigneur en mes Supérieures n'aurais-je considéré que les personnes et mon coeur si bien gardé dans le monde se serait attaché humainement dans le cloître... Heureusement je fus préservée de ce malheur. Sans doute j'aimais beaucoup notre Mère, mais d'une affection pure qui m'élevait vers l'Epoux de mon âme...
Notre maîtresse NHA 708 316 était une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites; toute la journée j'étais avec elle, car elle m'apprenait à travailler. Sa bonté pour moi était sans bornes et cependant, mon âme ne se dilatait pas... Ce n'était qu'avec effort qu'il m'était possible de faire direction 317 , n'étant pas habituée à parler de mon âme je ne savais comment exprimer ce qui s'y passait. Une bonne vieille mère NHA 709 318 comprit un jour ce que je ressentais, elle me dit en riant à la récréation: "Ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand'chose à dire à vos supérieures." - Pourquoi, ma Mère, dites-vous cela?... - "Parce que votre âme est extrêmement simple 319 , mais quand vous serez parfaite, vous serez encore plus simple, plus on s'approche du Bon Dieu, plus on se simplifie." La bonne Mère avait raison, cependant la difficulté que j'avais à ouvrir mon âme tout en venant de ma simplicité était une véritable épreuve, je le reconnais maintenant, car sans cesser d'être simple

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j'exprime mes pensées avec une très grande facilité.
J'ai dit que Jésus avait été "mon Directeur" - En entrant au Carmel je fis connaissance avec celui qui devait m'en servir, mais à peine m'avait-il admise au nombre de ses enfants qu'il partit pour l'exil... NHA 710 Ainsi je ne l'avais connu que pour en être aussitôt privée... Réduite à recevoir de lui une lettre par an sur 12 que je lui écrivais 320 , mon coeur se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et ce fut Lui qui m'instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages qu'Il daigne révéler aux plus petits... NHA 711 Lc 10,21
La petite fleur transplantée sur la montagne du Carmel devait s'épanouir à l'ombre de la Croix, les larmes, le sang de Jésus devinrent sa rosée et son Soleil fut la Face Adorable voilée de pleurs... Jusqu'alors je n'avais pas sondé la profondeur des trésors cachés dans la Sainte Face NHA 712 321 Is 45,3, ce fut par vous, ma Mère chérie, que j'appris à les connaître, de même qu'autrefois vous nous aviez toutes précédées au Carmel, de même vous aviez pénétré la première les mystères d'amour cachés dans le Visage de notre Epoux; alors vous m'avez appelée et j'ai compris... J'ai compris ce qu'était la véritable gloire 322 . Celui dont le royaume n'est pas de ce monde NHA 713 Jn 18,36 me montra que la vraie sagesse consiste à "vouloir être ignoré et compté pour rien NHA 714 - À mettre sa joie dans le mépris de soi-même NHA 715 323 "... Ah! comme celui de Jésus, je voulais que: "Mon visage soit vraiment caché, que sur la terre personne ne me reconnaisse." NHA 716 J'avais soif de souffrir et d'être oubliée... Is 53,3
Qu'elle est miséricordieuse la voie par laquelle le Bon Dieu m'a toujours conduite, jamais Il ne m'a fait désirer quelque chose sans me le donner, aussi son calice amer 324 me parut-il délicieux...
Après les radieuses fêtes du mois de Mai, fêtes de la profession et prise de voile

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de notre chère Marie, l'aînée de la famille que la dernière eut le bonheur de couronner au jour de ses noces, il fallait bien que l'épreuve vînt nous visiter... L'année précédente au mois de Mai, Papa avait été atteint d'une attaque de paralysie dans les jambes 325 , notre inquiétude fut bien grande alors, mais le fort tempérament de mon Roi chéri prit bientôt le dessus et nos craintes disparurent, cependant plus d'une fois pendant le voyage de Rome, nous avions remarqué qu'il se fatiguait facilement, qu'il n'était plus aussi gai que d'habitude... Ce que surtout j'avais remarqué c'était les progrès que Papa faisait dans la perfection, à l'exemple de St François de Sales, il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle au point qu'il paraissait avoir la nature la plus douce du monde... NHA 717 Les choses de la terre semblaient à peine l'effleurer, il prenait facilement le dessus des contrariétés de cette vie, enfin le Bon Dieu l'inondait de consolations, pendant ses visites journalières au St Sacrement ses yeux se remplissaient souvent de larmes et son visage respirait une béatitude céleste... Lorsque Léonie sortit de la Visitation, il ne s'affligea pas, ne fit aucun reproche au Bon Dieu de n'avoir pas exaucé les prières qu'il Lui avait faites pour obtenir la vocation de sa chère fille, ce fut même avec une certaine joie qu'il partit la chercher...
Voici avec quelle foi Papa accepta la séparation de sa petite reine, il l'annonçait en ces termes à ses amis d'Alençon: - "Bien chers Amis, Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel!... Dieu seul peut exiger un tel sacrifice... Ne me plaignez pas, car mon coeur surabonde de joie."
II était temps qu'un aussi fidèle serviteur reçut le prix de ses travaux Mt 25,21, il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu donna au Roi du Ciel, son Fils unique... Papa venait d'offrir à Dieu un Autel NHA 718 326 , ce fut lui la victime choisie pour y être immolée avec l'Agneau sans tâche NHA 719.

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Vous connaissez, ma Mère chérie, nos amertumes du mois de Juin et surtout du 24 de l'année 1888 NHA 720 327 , ces souvenirs sont trop bien gravés au fond de nos coeurs pour qu'il soit nécessaire de les écrire... O ma Mère! que nous avons souffert!... et ce n'était encore que le commencement de notre épreuve..... Cependant l'époque de ma prise d'habit était arrivée 328 ; je fus reçue par le chapitre, mais comment songer à faire une cérémonie? Déjà l'on parlait de me donner le saint habit sans me faire sortir NHA 721 329 lorsqu'on décida d'attendre. Contre toute espérance notre Père chéri se remit de sa seconde attaque 330 et Monseigneur fixa la cérémonie au 10 Janvier. L'attente avait été longue, mais aussi, quelle belle fête!... rien n'y manquait, rien, pas même la neige... Je ne sais pas si déjà je vous ai parlé de mon amour pour la neige?... Toute petite, sa blancheur me ravissait; un des plus grands plaisirs était de me promener sous les flocons neigeux. D'où me venait ce goût pour la neige?... Peut-être de ce qu'étant une petite fleur d'hiver la première parure dont mes yeux d'enfant virent la nature embellie dut être son blanc manteau... Enfin j'avais toujours désiré que le jour de ma prise d'habit la nature fût comme moi parée de blanc. La veille de ce beau jour je regardais tristement le ciel gris d'où s'échappait de temps en temps une pluie fine et la température était si douce que je n'espérais plus la neige. Le matin suivant le Ciel n'avait [pas] changé NHA 722, cependant la fête fut ravissante, et la plus belle, la plus ravissante fleur était mon Roi chéri, jamais il n'avait été plus beau, plus digne... Il fit l'admiration de tout le monde, ce jour fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas. Il avait donné tous ses enfants au Bon Dieu, car Céline lui ayant confié sa vocation, il avait pleuré de joie [et] était allé avec elle remercier Celui qui "lui faisait l'honneur de prendre tous ses enfants." NHA 723


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A la fin de la cérémonie Monseigneur entonna le Te Deum, un prêtre essaya de faire remarquer que ce cantique ne se chantait qu'aux professions, mais l'élan était donné et l'hymne d'action de grâces se continua jusqu'au bout. Ne fallait-il pas que la fête fût complète puisqu'en elle se réunissaient toutes les autres?... Après avoir embrassé une dernière fois mon Roi chéri, je rentrai dans la clôture, la première chose que j'aperçus sous le cloître fut "mon petit Jésus rose 331 " me souriant au milieu des fleurs et des lumières et puis aussitôt mon regard se porta sur des flocons de neige... le préau était blanc comme moi. Quelle délicatesse de Jésus! Prévenant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige... De la neige, quel est donc le mortel si puissant fût-il qui puisse en faire tomber du Ciel pour charmer sa bien-aimée?... Peut-être les personnes du monde se firent-elles cette question, ce qu'il y a de certain, c'est que la neige de ma prise d'habit leur parut un petit miracle et que toute la ville s'en étonna. On trouva que j'avais un drôle de goût d'aimer la neige... Tant mieux! cela fit encore ressortir davantage l'incompréhensible condescendance de l'Époux des vierges... de Celui qui chérit les Lys blancs comme la NEIGE!... Monseigneur entra après la cérémonie, il fut d'une bonté toute paternelle pour moi NHA 724. Je crois bien qu'il était fier de voir que j'avais réussi, il disait à tout le monde que j'étais "sa petite fille." A chaque fois qu'il revint depuis cette belle fête, sa Grandeur fut toujours bien bonne pour moi, je me souviens surtout de sa visite 332 à l'occasion du centenaire de N. P. St Jean de la Croix. Il me prit la tête dans ses mains, me fit mille caresses de toutes sortes, jamais je n'avais été aussi honorée! en même temps le Bon Dieu me fit penser aux caresses

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qu'Il voudra bien me prodiguer devant les anges et les Saints et dont il me donnait une faible image dès ce monde, aussi la consolation que je ressentis fut bien grande...
Comme je viens de le dire la journée du 10 Janvier fut le triomphe de mon Roi, je le compare à l'entrée de Jésus à Jérusalem le jour des rameaux Mt 21,1-10, comme celle de Notre Divin Maître, sa gloire d'un jour fut suivie d'une passion douloureuse 333 et cette passion ne fut pas pour lui seul; de même que les douleurs de Jésus percèrent d'un glaive le coeur de sa Divine Mère Lc 2,35, ainsi nos coeurs ressentirent les souffrances de celui que nous chérissions le plus tendrement sur la terre... Je me rappelle qu'au mois de Juin 1888 au moment de nos premières épreuves, je disais: "Je souffre beaucoup, mais je sens que [je] puis encore supporter de plus grandes épreuves 334 ." Je ne pensais pas alors à celles qui m'étaient réservées... Je ne savais pas que le 12 Février, un mois après ma prise d'habit, notre Père chéri boirait à la plus amère, à la plus humiliante de toutes les coupes NHA 725 335 ...
Ah! ce jour-là je n'ai pas dit pouvoir souffrir encore davantage!!!... Les paroles ne peuvent exprimer nos angoisses, aussi je ne vais pas essayer de les décrire. Un jour au Ciel nous aimerons à nous parler de nos glorieuses épreuves 336 , déjà ne sommes-nous pas heureuses de les avoir souffertes? Oui les trois années du martyre de Papa 337 me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de toute notre vie, je ne les donnerais pas pour toutes les extases et les révélations des Saints, mon coeur déborde de reconnaissance en pensant à ce trésor inestimable qui doit causer une sainte jalousie aux Anges de la Céleste cour...
Mon désir des souffrances était comblé, cependant mon attrait pour elles ne diminuait pas, aussi mon âme partagea-t-elle bientôt ces souffrances de mon

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coeur. La sécheresse était mon pain quotidien, privée de toute consolation j'étais cependant la plus heureuse des créatures 338 , puisque tous mes désirs étaient satisfaits...
O ma Mère chérie! qu'elle a été douce notre grande épreuve, puisque de tous nos coeurs ne sont sortis que des soupirs d'amour et de reconnaissance!... Nous ne marchions plus dans les sentiers de la perfection, nous volions toutes les 5. Les deux pauvres petites exilées de Caen NHA 726 339 tout en étant encore dans le monde n'étaient plus du monde...Jn 17,14-16 Ah! quelles merveilles l'épreuve a faites dans l'âme de ma Céline chérie!... Toutes les lettres qu'elle écrivait à cette époque sont empreintes de résignation et d'amour... Et qui pourra dire les parloirs que nous avions ensemble?... Ah! loin de nous séparer les grilles du Carmel unissaient plus fortement nos âmes, nous avions les mêmes pensées, les mêmes désirs, le même amour de Jésus et des âmes... Lorsque Céline et Thérèse se parlaient, jamais un mot des choses de la terre ne se mêlait à leurs conversations Ph 3,20 qui déjà étaient toutes dans le Ciel. Comme autrefois dans le belvédère, elles rêvaient les choses de l'éternité et pour jouir bientôt de ce bonheur sans fin, elles choisissaient ici-bas pour unique partage "La souffrance et le mépris NHA 727 340 ".
Ainsi s'écoula le temps de mes fiançailles... il fut bien long pour la pauvre petite Thérèse! Au bout de mon année, notre Mère me dit de ne pas songer à demander la profession, que certainement Mr le Supérieur repousserait ma prière, je dus attendre encore 8 mois... Au premier moment, il me fut bien difficile d'accepter ce grand sacrifice mais bientôt la lumière se fit dans mon âme, je méditais alors "les fondements de la vie spirituelle" par le Père Surin 341 , un jour pendant l'oraison je compris que mon désir si vif de faire profession était mêlé d'un grand amour-propre; puisque je m'étais donnée à Jésus pour lui faire plaisir, le consoler,


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je ne devais pas l'obliger à faire ma volonté au lieu de la sienne, je compris encore qu'une fiancée devait être parée pour le jour de ses noces et moi je n'avais rien fait dans ce but... alors je dis Jésus: "O mon Dieu! je ne vous demande pas de prononcer mes saints voeux, j'attendrai autant que vous le voudrez, seulement je ne veux pas que par ma faute mon union avec vous soit différée, aussi je vais mettre tous mes soins à me faire une belle robe enrichie de pierreries 342 , quand vous la trouverez assez richement ornée je suis sûre que toutes les créatures ne vous empêcheront [pas] de descendre vers moi afin de m'unir pour toujours à vous, ô mon Bien-Aimé!..."
Depuis ma prise d'habit, j'avais déjà reçu d'abondantes lumières sur la perfection religieuse, principalement au sujet du voeu de Pauvreté 343 . Pendant mon postulat, j'étais contente d'avoir de gentilles choses à mon usage et de trouver sous la main tout ce qui m'était nécessaire. "Mon Directeur" NHA 728 souffrait cela patiemment, car Il n'aime pas à tout montrer aux âmes en même temps. Il donne ordinairement sa lumière petit à petit. (Au commencement de ma vie spirituelle, vers l'âge de 13 à 14 ans, je me demandais ce que plus tard j'aurais à gagner, car je croyais qu'il m'était impossible de mieux comprendre la perfection, j'ai reconnu bien vite que plus on avance dans ce chemin plus on se croit éloigné du terme, aussi maintenant je me résigne à me voir toujours imparfaite et j'y trouve ma joie...) Je reviens aux leçons que me donna "mon Directeur". Un soir après complies je cherchai vainement notre petite lampe sur les planches réservées à cet usage, c'était grand silence, impossible de la réclamer... je compris qu'une soeur croyant prendre sa lampe avait pris la nôtre dont j'avais un très grand besoin, au lieu de ressentir du chagrin d'en être privée, je fus bien heureuse, sentant que la pauvreté consiste à se voir privée non pas seulement des choses agréables mais encore

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des choses indispensables, ainsi dans les ténèbres extérieures je fus illuminée intérieurement... Je fus prise à cette époque d'un véritable amour pour les objets les plus laids et les moins commodes, ainsi ce fut avec joie que je me vis enlever la jolie petite cruche de notre cellule et donner à sa place une grosse cruche tout ébréchée... Je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m'excuser, ce qui me semblait bien difficile surtout avec notre Maîtresse à laquelle je n'aurais voulu rien cacher; voici ma première victoire, elle n'est pas grande mais elle m'a bien coûté. - Un petit vase placé derrière une fenêtre se trouva brisé, notre Maîtresse croyant que c'était moi qui l'avais laissé traîner, me le montra en disant de faire plus attention une autre fois. Sans rien dire je baisai la terre, ensuite je promis d'avoir plus d'ordre à l'avenir. - A cause de mon peu de vertu ces petites pratiques me coûtaient beaucoup et j'avais besoin de penser qu'au jugement dernier tout serait révélé, Mt 25,31-40 car je faisais cette remarque: lorsqu'on fait son devoir, ne s'excusant jamais, personne ne le sait, au contraire, les imperfections paraissent tout de suite...
Je m'appliquais surtout à pratiquer les petites vertus 344 , n'ayant pas la facilité d'en pratiquer de grandes, ainsi j'aimais à plier les manteaux oubliés par les soeurs et à leur rendre tous les petits services que je pouvais.
L'amour de la mortification me fut aussi donné, il fut d'autant plus grand que rien ne m'était permis pour le satisfaire... La seule petite mortification que je faisais dans le monde et qui consistait à ne pas m'appuyer le dos lorsque j'étais assise me fut défendue à cause de ma propension à me voûter. Hélas! mon ardeur n'aurait sans doute pas été de longue durée si l'on m'avait accordé beaucoup de pénitences... Celles qu'on m'accordait sans que je les demande consistaient à mortifier mon amour-propre, ce qui me faisait beaucoup plus de bien que les pénitences corporelles 345 ...

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Le réfectoire qui fut mon emploi aussitôt après ma prise d'habit me fournit plus d'une occasion de mettre mon amour-propre à sa place, c'est-à-dire sous les pieds... Il est vrai que j'avais une grande consolation d'être dans le même emploi que vous, ma Mère chérie, et de pouvoir contempler de près vos vertus, mais ce rapprochement était un sujet de souffrance 346 , je ne me sentais pas comme autrefois, libre de tout vous dire, il y avait la règle à observer, je ne pouvais pas vous ouvrir mon âme, enfin j'étais au Carmel et non plus aux Buissonnets 347 sous le toit paternel!...
Cependant, la Ste Vierge m'aidait à préparer la robe de mon âme, aussitôt qu'elle fut achevée les obstacles s'en allèrent d'eux-mêmes. Monseigneur m'envoya la permission que j'avais sollicitée, la communauté voulut bien me recevoir et ma profession fut fixée au 8 Septembre...
Tout ce que je viens d'écrire en peu de mots demanderait bien des pages de détails, mais ces pages ne se liront jamais sur la terre, bientôt, ma Mère chérie, je vous parlerai de toutes ces choses dans notre maison paternelle, au beau Ciel vers lequel montent les soupirs de nos coeurs!...
Ma robe de noces était prête, elle était enrichie des anciens joyaux que m'avait donnés mon Fiancé, cela ne suffisait pas à sa libéralité. Il voulut me donner un nouveau diamant aux reflets sans nombre. L'épreuve de Papa était avec toutes ses douloureuses circonstances les anciens joyaux, et le nouveau fut une épreuve bien petite en apparence, mais qui me fit beaucoup souffrir. - Depuis quelque temps, notre pauvre petit Père, se trouvant un peu mieux, on le faisait sortir en voiture, il était même question de le faire voyager en chemin de fer pour venir nous voir. Naturellement Céline pensa tout de suite qu'il fallait choisir le jour de ma prise de voile. Afin de ne pas le fatiguer, disait-elle, je ne le ferai

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pas assister à toute la cérémonie, seulement à la fin, j'irai le chercher et je le conduirai tout doucement jusqu'auprès de la grille afin que Thérèse reçoive sa bénédiction. Ah! je reconnais bien là le coeur de ma Céline chérie... c'est bien vrai que "jamais l'amour ne prétexte d'impossibilité parce qu'il se croit tout possible et tout permis NHA 729 348 "... La prudence humaine au contraire tremble à chaque pas et n'ose pour ainsi dire poser le pied, aussi le Bon Dieu qui voulait m'éprouver se servit-Il d'elle comme d'un instrument docile 349 et le jour de mes noces je fus vraiment orpheline, n'ayant plus de Père sur la terre mais pouvant regarder le Ciel avec confiance et dire en toute vérité: "Notre Père qui êtes aux Cieux." Mt 6,9
Avant de vous parler de cette épreuve j'aurais dû, ma Mère chérie, vous parler de la retraite qui précéda ma profession 350 NHA 801; elle fut loin de m'apporter des consolations, l'aridité la plus absolue et presque l'abandon furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle; ah! je vois bien que rarement les âmes le laissent dormir tranquillement en elles. Jésus est si fatigué de toujours faire des frais et des avances qu'Il s'empresse de profiter du repos que je Lui offre, Il ne se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l'éternité, mais au lieu de me faire de la peine cela me fait un extrême plaisir... Mc 4,37-39
Vraiment je suis loin d'être une sainte, rien que cela en est une preuve; je devrais au lieu de me réjouir de ma sécheresse l'attribuer à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me désoler de dormir (depuis 7 ans) pendant mes oraisons et mes actions de grâces 351 , eh bien, je ne me désole pas... je pense que les petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu'ils dorment que lorsqu'ils sont éveillés, je pense que pour faire des opérations, les médecins

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endorment leurs malades. Enfin je pense que: "Le Seigneur voit notre fragilité, qu'Il se souvient que nous ne sommes que poussière." NHA 802 Ps 103,14
Ma retraite de profession fut donc comme toutes celles qui la suivirent une retraite de grande aridité, cependant le Bon Dieu me montrait clairement sans que je m'en aperçoive, le moyen de Lui plaire et de pratiquer les plus sublimes vertus. J'ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions, il me nourrit à chaque instant d'une nourriture toute nouvelle 352 , je la trouve en moi sans savoir comment elle y est... Je crois tout simplement que c'est Jésus Lui-même caché au fond de mon pauvre petit coeur qui me fait la grâce d'agir en moi et me fait penser tout ce qu'Il veut que je fasse au moment présent.
Quelques jours avant celui de ma profession, j'eus le bonheur de recevoir la bénédiction du Souverain Pontife; je l'avais sollicitée par le bon Frère Siméon pour Papa et pour moi et ce me fut une grande consolation de pouvoir rendre à mon petit Père chéri la grâce qu'il m'avait procurée en me conduisant à Rome.
Enfin le beau jour de mes noces arriva 353 NHA 803, il fut sans nuages, mais la veille il s'éleva dans mon âme une tempête comme jamais je n'en avais vue... Pas un seul doute sur ma vocation ne m'était encore venu à la pensée, il fallait que je connaisse cette épreuve. Le soir en faisant mon chemin de la Croix après matines 354 , ma vocation m'apparut comme un rêve, une chimère... je trouvais la vie du Carmel bien belle, mais le démon m'inspirait l'assurance qu'elle n'était pas faite pour moi, que je tromperais les supérieures en avançant dans une voie où je n'étais pas appelée... Mes ténèbres étaient si grandes que je ne voyais ni ne com-

Manuscrit A Folio 76 Verso.

prenais qu'une chose: Je n'avais pas la vocation!... Ah! comment dépeindre l'angoisse de mon âme?... Il me semblait (chose absurde qui montre que cette tentation était du démon) que si je disais mes craintes à ma maîtresse elle allait m'empêcher de prononcer mes Saints Voeux, cependant je voulais faire la volonté du bon Dieu et retourner dans le monde plutôt que rester au Carmel en faisant la mienne, je fis donc sortir ma maîtresse 355 et remplie de confusion je lui dis l'état de mon âme... Heureusement elle vit plus clair que moi et me rassura complètement, d'ailleurs l'acte d'humilité que j'avais fait venait de mettre en fuite le démon qui pensait peut-être que je n'allais pas oser avouer ma tentation; aussitôt que j'eus fini de parler mes doutes s'en allèrent, cependant pour rendre plus complet mon acte d'humilité, je voulus encore confier mon étrange tentation à notre Mère qui se contenta de rire de moi.
Le matin du 8 Septembre, je me sentis inondée 356 d'un fleuve de paix Is 66,12 et ce fut dans cette paix "surpassant tout sentiment NHA 804 357 Ph 4,7" que je prononçai mes Saints Voeux... Mon union avec Jésus se fit, non pas au milieu des foudres et des éclairs, c'est-à-dire des grâces extraordinaires, mais au sein d'un léger zéphyr semblable à celui qu'entendit sur la montagne notre père St Elie... 1R 19,11-13 NHA 805 Que de grâces n'ai-je pas demandées ce jour-là 358 !... Je me sentais vraiment la Reine, aussi je profitais de mon titre pour délivrer les captifs, obtenir les faveurs du Roi envers ses sujets ingrats, enfin je voulais délivrer toutes les âmes du purgatoire 359 et convertir les pécheurs... J'ai beaucoup prié pour ma Mère, mes Soeurs chéries... pour toute la famille mais surtout pour mon petit Père si éprouvé et si saint 360 ... Je me suis offerte à Jésus afin qu'Il accomplisse parfaitement en moi sa volonté sans que jamais les créatures y mettent obstacle... NHA 806 Mt 6,10


Thérèse EJ, Histoire d'une âme A 69