Thérèse EJ, Histoire d'une âme G 21

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voix tout ce que je pensais d'elle, mais avec des expressions si tendres, en lui témoignant une si grande affection que bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint avec beaucoup d'humilité que tout ce [que] je disais était vrai, me promit de commencer une nouvelle vie et me demanda comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. Enfin au moment de nous séparer notre affection était devenue toute spirituelle, il n'y avait plus rien d'humain 105 . Ps 19,15 En nous se réalisait ce passage de l'Écriture: "Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée." Pr 18,19 NHA 1107
Ce que Jésus fit avec son petit pinceau aurait été bientôt effacé s'Il n'avait agi par vous, ma Mère, pour accomplir son oeuvre dans l'âme qu'Il voulait tout à Lui. L'épreuve sembla bien amère à ma pauvre compagne mais votre fermeté triompha et c'est alors que je pus, en essayant de la consoler, expliquer à celle que vous m'aviez donnée pour soeur entre toutes, en quoi consiste le véritable amour 106 . Je lui montrai que c'était elle-même qu'elle aimait et non pas vous, je lui dis comment je vous aimais et les sacrifices que j'avais été obligée de faire au commencement de ma vie religieuse pour ne point m'attacher à vous d'une façon toute matérielle comme le chien qui s'attache à son maître. L'amour se nourrit de sacrifices, plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.
Je me souviens qu'étant postulante, j'avais parfois de si violentes

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tentations d'entrer chez vous pour me satisfaire, trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant le dépôt NHA 1108 107 et de me cramponner à la rampe de l'escalier. Il me venait à l'esprit une foule de permissions à demander, enfin, ma Mère bien-aimée, je trouvais mille raisons pour contenter ma nature... Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse, je jouis déjà de la récompense 108 promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser toutes les consolations du coeur, car mon âme est affermie par Celui que je voulais aimer uniquement. Jdt 15,10-11 Je vois avec bonheur qu'en l'aimant, le coeur s'agrandit, qu'il peut donner incomparablement plus de tendresse à ceux qui lui sont chers, que s'il s'était concentré dans un amour égoïste et infructueux.
Ma Mère chérie, je vous ai rappelé le premier travail que Jésus et vous avez daigné accomplir par moi; ce n'était que le prélude de ceux qui devaient m'être confiés. Lorsqu'il me fut donné de pénétrer dans le sanctuaire des âmes NHA 1109 109 , je vis tout de suite que la tâche était au-dessus de mes forces, alors je me suis mise dans les bras du bon Dieu 110 , comme un petit enfant et cachant ma figure dans ses cheveux, je Lui ai dit: Seigneur je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, emplissez ma petite main et sans quitter vos bras, sans détourner la tête,

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je donnerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture. Si elle la trouve à son goût, je saurai que ce n'est pas à moi, mais à vous qu'elle la doit; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous et me garderai bien d'en chercher une autre pour elle.
Ma Mère, depuis que j'ai compris qu'il m'était impossible de rien faire par moi-même, la tâche que vous m'avez imposée ne me parut plus difficile, j'ai senti que l'unique chose nécessaire était de m'unir de plus en plus à Jésus et que Le reste me serait donné par surcroît. NHA 1110 Lc 10,41-42 Mt 6,33 En effet jamais mon espérance n'a été trompée 111 , Rm 5,5 le Bon Dieu a daigné remplir ma petite main autant de fois qu'il a été nécessaire pour que je nourrisse l'âme de mes soeurs 112 . Je vous avoue, Mère bien-aimée, que si je m'étais appuyée le moins du monde sur mes propres forces, je vous aurais bientôt rendu les armes... De loin cela paraît tout rose de faire du bien aux âmes, de leur faire aimer Dieu davantage, enfin de les modeler d'après ses vues et ses pensées personnelles. De près c'est tout le contraire, le rose a disparu... on sent que faire du bien c'est chose aussi impossible sans le secours du bon Dieu que de faire briller le soleil dans la nuit... On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes par le chemin que Jésus leur a tracé, sans essayer de les faire marcher

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par sa propre voie. Mais ce n'est pas encore le plus difficile, ce qui me coûte par-dessus tout, c'est d'observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une guerre à mort. J'allais dire: malheureusement pour moi, (mais non, ce serait de la lâcheté) je dis donc: heureusement pour mes soeurs, depuis que j'ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l'ennemi de la plus haute tourelle d'un château fort 113 . Rien n'échappe à mes regards; souvent je suis étonnée d'y voir si clair 114 et je trouve le prophète Jonas bien excusable de s'être enfui au lieu d'aller annoncer la ruine de Ninive. Jon 1,2-3 J'aimerais mille fois mieux recevoir des reproches que d'en faire aux autres, mais je sens qu'il est très nécessaire que cela me soit une souffrance car lorsqu'on agit par nature, c'est impossible que l'âme à laquelle on veut découvrir ses fautes comprenne ses torts, elle ne voit qu'une chose: La soeur chargée de me diriger est fâchée et tout retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures intentions.
Je sais bien que vos petits agneaux me trouvent sévère 115 . S'ils lisaient ces lignes, ils diraient que cela n'a pas l'air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur parler d'un ton sévère en leur montrant leur belle toison salie ou bien de leur apporter quelque léger flocon de laine qu'ils ont laissé déchirer par les épines du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu'ils voudront; dans le fond, ils sentent que je les aime d'un véritable amour, que jamais je n'imiterai Le mercenaire qui voyant venir le loup laisse le troupeau et Jn 10,10-15

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s'enfuit. NHA 1111 Je suis prête à donner ma vie pour eux, mais mon affection est si pure que je ne désire pas qu'ils la connaissent. Jamais avec la grâce de Jésus, je n'ai essayé de m'attirer leurs coeurs 116 , j'ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu et de leur faire comprendre qu'ici-bas, vous étiez, ma Mère, le Jésus visible qu'ils doivent aimer et respecter.
Je vous ai dit, Mère chérie, qu'en instruisant les autres j'avais beaucoup appris. J'ai vu d'abord que toutes les âmes ont à [peu] près les mêmes combats, mais qu'elles sont si différentes d'un autre côté que je n'ai pas de peine à comprendre ce que disait le Père Pichon: "Il y a bien plus de différence entre les âmes qu'il n'y en a entre les visages." Aussi est-il impossible d'agir avec toutes de la même manière. Avec certaines âmes, je sens qu'il faut me faire petite, ne point craindre de m'humilier en avouant mes combats, mes défaites; voyant que j'ai les mêmes faiblesses qu'elles, mes petites soeurs m'avouent à leur tour les fautes qu'elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience. Avec d'autres j'ai vu qu'il faut au contraire pour leur faire du bien avoir beaucoup de fermeté et ne jamais revenir sur une chose dite. S'abaisser ne serait point alors de l'humilité, mais de la faiblesse. Le bon Dieu m'a fait la grâce de ne pas craindre la guerre 117 , à tout prix il faut que je fasse mon devoir. Plus d'une fois j'ai entendu ceci: - "Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, il faut me prendre par la douceur, par

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la force, vous n'aurez rien. "Moi je sais que nul n'est bon juge dans sa propre cause et qu'un enfant auquel le médecin fait subir une douloureuse opération ne manquera pas de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal; cependant s'il se trouve guéri peu de jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes, bientôt elles reconnaissent qu'un peu d'amertume est parfois préférable au sucre et ne craignent pas de l'avouer. Quelquefois je ne puis m'empêcher de sourire intérieurement en voyant quel changement s'opère du jour au lendemain, c'est féerique... On vient me dire: - "Vous aviez raison hier d'être sévère, au commencement cela m'a révoltée, mais après je me suis souvenue de tout et j'ai vu que vous étiez très juste... Écoutez: en m'en allant je pensais que c'était fini, je me disais: "Je vais aller trouver notre Mère et lui dire que je n'irai plus avec ma Sr Th. de l'Enf. Jésus." Mais j'ai senti que c'était le démon qui m'inspirait cela et puis il m'a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière a commencé à briller, mais maintenant il faut que vous m'éclairiez tout à fait et c'est pour cela que je viens." La conversation s'engage bien vite: moi je suis tout heureuse de pouvoir suivre le penchant de mon coeur, en ne servant aucun mets amer. Oui mais 118 ... je m'aperçois vite qu'il ne faut pas trop s'avancer, un mot pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes. Si j'ai le malheur de dire une parole qui semble atténuer ce que j'ai dit la veille, je vois ma petite soeur

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essayer de se raccrocher aux branches, alors je fais intérieurement une petite prière et la vérité triomphe toujours 119 . Ah! c'est la prière, c'est le sacrifice qui font toute ma force, ce sont les armes invincibles 120 que Jésus m'a données, elles peuvent bien plus que les paroles toucher les âmes, j'en ai fait bien souvent l'expérience. Il en est une entre toutes qui m'a fait une douce et profonde impression.
C'était pendant le carême, je ne m'occupais alors que de l'unique novice NHA 1112 121 qui se trouvait ici et dont j'étais l'ange. Elle vint me trouver un matin toute rayonnante: "Ah! si vous saviez, me dit-elle, ce que j'ai rêvé cette nuit, j'étais auprès de ma soeur et je voulais la détacher de toutes les vanités qu'elle aime tant, pour cela je lui expliquais ce couplet de: Vivre d'amour. - T'aimer Jésus, quelle perte féconde - Tous mes parfums sont à toi sans retour 122 . Je sentais bien que mes paroles pénétraient dans son âme et j'étais ravie de joie. Ce matin en m'éveillant j'ai pensé que le Bon Dieu voulait peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais après le carême pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut tout à Lui?"
Moi, sans en penser plus long je lui dis qu'elle pouvait bien essayer mais avant, qu'il fallait en demander la permission à Notre Mère 123 . Comme le carême était encore loin de toucher à sa fin, vous avez été, Mère bien-aimée, très surprise d'une demande qui vous parut trop prématurée; et certainement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que ce n'était point par des lettres que les carmélites

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doivent sauver les âmes mais par la prière.
En apprenant votre décision je compris tout de suite que c'était celle de Jésus et je dis à Sr Marie de la Trinité: "Il faut nous mettre à l'oeuvre, prions beaucoup. Quelle joie si à la fin du Carême, nous étions exaucées!..." Oh! miséricorde infinie du Seigneur, qui veut bien écouter la prière de ses enfants... A la fin du Carême, une âme de plus se consacrait à Jésus. C'était un véritable miracle de la grâce 124 , miracle obtenu par la ferveur d'une humble novice!
Qu'elle est donc grande la puissance de la Prière 125 ! On dirait une reine 126 ayant à chaque instant libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu'elle demande. Il n'est point nécessaire pour être exaucée de lire dans un livre une belle formule composée pour la circonstance; s'il en était ainsi... hélas! que je serais à plaindre!... En dehors de l'Office Divin que [je] suis bien indigne de réciter, je n'ai pas le courage de m'astreindre à chercher dans les livres de belles prières, cela me fait mal à la tête, il y en a tant!... et puis elles sont toutes plus belles les unes que les autres... Je ne saurais les réciter toutes et ne sachant laquelle choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire, je dis tout simplement au Bon Dieu ce que je veux lui dire, sans faire de belles phrases, et toujours Il me comprend... Pour moi la prière, c'est un élan du coeur, c'est un simple regard jeté vers le Ciel, c'est un cri de reconnaissance et d'amour 127 au sein de l'épreuve comme au sein de la joie 128 ; enfin c'est quelque chose

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de grand, de surnaturel qui me dilate l'âme et m'unit à Jésus.
Je ne voudrais pas cependant, ma Mère bien-aimée, que vous croyiez que les prières faites en commun au choeur, ou dans les ermitages 129 , je les récite sans dévotion. Au contraire j'aime beaucoup les prières communes car Jésus a promis de se trouver au milieu de ceux qui s'assemblent en son nom NHA 1113 Mt 18,19-20, je sens alors que la ferveur de mes soeurs supplée à la mienne, mais toute seule (j'ai honte de l'avouer) la récitation du chapelet me coûte plus que de mettre un instrument de pénitence 130 ... Je sens que je le dis si mal, j'ai beau m'efforcer de méditer les mystères du rosaire, je n'arrive pas à fixer mon esprit... Longtemps je me suis désolée de ce manque de dévotion qui m'étonnait, car j'aime tant la Sainte Vierge qu'il devrait m'être facile de faire en son honneur des prières qui lui sont agréables. Maintenant je me désole moins, je pense que la Reine des Cieux étant ma Mère, elle doit voir ma bonne volonté et qu'elle s'en contente.
Quelquefois lorsque mon esprit est dans une si grande sécheresse qu'il m'est impossible d'en tirer une pensée pour m'unir au Bon Dieu, je récite très lentement un "Notre Père" Mt 6,9-13 et puis la salutation angélique Lc 1,28; alors ces prières me ravissent, elles nourrissent mon âme bien plus que si je les avais récitées précipitamment une centaine de fois...
La Sainte Vierge me montre qu'elle n'est pas fâchée contre

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moi, jamais elle ne manque de me protéger aussitôt que je l'invoque. S'il me survient une inquiétude, un embarras, bien vite je me tourne vers elle et toujours comme la plus tendre des Mères elle se charge de mes intérêts.. Que de fois en parlant aux novices, il m'est arrivé de l'invoquer et de ressentir les bienfaits de sa maternelle protection!...
Souvent les novices me disent: "Mais vous avez une réponse à tout, je croyais cette fois vous embarrasser... où donc allez-vous chercher ce que vous dites?" Il en est même d'assez candides pour croire que je lis dans leur âme parce qu'il m'est arrivé de les prévenir en leur disant ce qu'elles pensaient. Une nuit, une de mes compagnes NHA 1114 131 avait résolu de me cacher une peine qui la faisait beaucoup souffrir. Je la rencontre dès le matin, elle me parle avec un visage souriant et moi, sans répondre à ce qu'elle me disait, je lui dis avec un accent convaincu: Vous avez du chagrin. Si j'avais fait tomber la lune à ses pieds je crois qu'elle ne m'aurait pas regardée avec plus d'étonnement. Sa stupéfaction était si grande qu'elle me gagna, je fus un instant saisie d'un effroi surnaturel. J'étais bien sûre de n'avoir pas le don de lire dans les âmes et cela m'étonnait d'autant plus d'être tombée si juste. Je sentais bien que le Bon Dieu était tout près, que, sans m'en apercevoir, j'avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne venaient pas de moi mais de Lui.
Ma Mère bien-aimée, vous comprenez qu'aux novices tout est permis

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il faut qu'elles puissent dire ce qu'elles pensent sans aucune restriction, le bien comme le mal. Cela leur est d'autant plus facile avec moi qu'elles ne me doivent pas le respect qu'on rend à une maîtresse. Je ne puis dire que Jésus me fait marcher extérieurement par la voie des humiliations, Il se contente de m'humilier au fond de mon âme 132 ; aux yeux des créatures tout me réussit, je suis le chemin des honneurs, autant comme cela est possible en religion. Je comprends que ce n'est pas pour moi, mais pour les autres, qu'il me faut marcher par ce chemin qui paraît si périlleux. En effet si je passais aux yeux de la communauté pour une religieuse remplie de défauts, incapable, sans intelligence ni jugement, il vous serait impossible, ma Mère, de vous faire aider par moi. Voilà pourquoi le Bon Dieu a jeté un voile sur tous mes défauts intérieurs et extérieurs. Ce voile, parfois, m'attire quelques compliments de la part des novices, je sens bien qu'elles ne me les font pas par flatterie mais que c'est l'expression de leurs sentiments naïfs; vraiment cela ne saurait m'inspirer de vanité, car j'ai sans cesse présent à la pensée le souvenir de ce que je suis. Cependant, quelquefois il me vient un désir bien grand d'entendre autre chose que des louanges. Vous savez, ma Mère bien-aimée, que je préfère la vinaigrette au sucre; mon âme aussi se fatigue d'une nourriture trop sucrée, et Jésus permet alors qu'on lui serve une bonne petite salade,

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bien vinaigrée 133 , bien épicée, rien n'y manque excepté l'huile, ce qui lui donne une saveur de plus... Cette bonne petite salade m'est servie par les novices au moment où je m'y attends le moins. Le Bon Dieu soulève le voile qui cache mes imperfections, alors mes chères petites soeurs me voyant telle que je suis ne me trouvent plus tout à fait à leur goût. Avec une simplicité qui me ravit, elles me disent tous les combats que je leur donne, ce qui leur déplaît en moi; enfin, elles ne se gênent pas davantage que s'il était question d'une autre, sachant qu'elles me font un grand plaisir en agissant ainsi. Ah! vraiment c'est plus qu'un plaisir, c'est un festin délicieux 134 qui comble mon âme de joie. Je ne puis m'expliquer comment une chose qui déplaît tant à la nature peut causer un si grand bonheur; si je ne l'avais expérimenté, je ne pourrais le croire... Un jour que j'avais particulièrement désiré d'être humiliée, il arriva qu'une novice NHA 1115 135 se chargea si bien de me satisfaire qu'aussitôt je pensai à Séméï maudissant David NHA 1116 2S 16,10 et je me disais: Oui, c'est bien le Seigneur qui lui ordonne de me dire toutes ces choses... Et mon âme savourait délicieusement la nourriture amère qui lui était servie avec tant d'abondance.
C'est ainsi que le bon Dieu daigne prendre soin de moi, Il ne peut toujours me donner le pain fortifiant de l'humiliation extérieure, mais de temps en temps, Il me permet de me nourrir des miettes qui tombent de la table des enfants NHA 1117 136 Mc 7,28. Ah! que sa miséricorde est grande, je ne pourrai la

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chanter qu'au Ciel Ps 89,2 ............................................................................................
Mère bien-aimée, puisqu'avec vous j'essaie de commencer à la chanter sur la terre, cette miséricorde infinie, je dois encore vous dire 137 un grand bienfait que j'ai retiré de la mission que vous m'avez confiée. Autrefois lorsque je voyais une soeur qui faisait quelque chose qui me déplaisait et me paraissait irrégulier, je me disais: Ah! si je pouvais lui dire ce que je pense, lui montrer qu'elle a tort, que cela me ferait de bien! Depuis que j'ai pratiqué un peu le métier, je vous assure, ma Mère, que j'ai tout à fait changé de sentiment. Lorsqu'il m'arrive de voir une soeur faire une action qui me paraît imparfaite, je pousse un soupir de soulagement et je me dis: Quel bonheur! ce n'est pas une novice, je ne suis pas obligée de la reprendre. Et puis bien vite je tâche d'excuser la soeur et de lui prêter de bonnes intentions qu'elle a sans doute. Ah! ma Mère, depuis que je suis malade, les soins que vous me prodiguez m'ont encore beaucoup instruite sur la charité. Aucun remède ne vous semble trop cher, et s'il ne réussit pas, sans vous lasser vous essayez autre chose. Lorsque j'allais à la récréation, quelle attention ne faisiez-vous pas à ce que je sois bien placée à l'abri des courants d'air, enfin, si je voulais tout dire, je ne terminerais pas.
En pensant à toutes ces choses, je me suis dit que je devrais être aussi compatissante pour les infirmités spirituelles de mes soeurs, que vous l'êtes, ma Mère chérie, en me soignant avec tant d'amour.
J'ai remarqué (et c'est tout naturel) que les soeurs les plus saintes sont les

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plus aimées 138 , on recherche leur conversation, on leur rend des services sans qu'elles les demandent, enfin ces âmes capables de supporter des manques d'égards, de délicatesses, se voient entourées de l'affection de toutes. On peut leur appliquer cette parole de notre Père St Jean de la Croix: Tous les biens m'ont été donnés quand je ne les ai plus recherchés par amour-propre NHA 1118 139 .
Les âmes imparfaites au contraire, ne sont point recherchées, sans doute on se tient à leur égard dans les bornes de la politesse religieuse, mais craignant peut-être de leur dire quelques paroles peu aimables, on évite leur compagnie. - En disant les âmes imparfaites, je ne veux pas seulement parler des imperfections spirituelles, puisque les plus saintes ne seront parfaites qu'au Ciel, je veux parler du manque de jugement, d'éducation, de la susceptibilité de certains caractères, toutes choses qui ne rendent pas la vie très agréable. Je sais bien que ces infirmités morales 140 sont chroniques, il n'y a pas d'espoir de guérison, mais je sais bien aussi que ma Mère ne cesserait pas de me soigner, d'essayer de me soulager si je restais malade toute ma vie. Voici la conclusion que j'en tire: Je dois rechercher en récréation, en licence, la compagnie des soeurs qui me sont le moins agréables, remplir près de ces âmes blessées l'office du bon Samaritain. Une parole, un sourire aimable, suffisent souvent pour épanouir une âme triste; mais ce n'est pas absolument pour atteindre ce but que je veux pratiquer la charité car je sais que bientôt je serais découragée: un mot que j'aurai dit avec la meilleure intention sera peut-être interprété tout de travers. Aussi pour ne pas perdre mon temps, je veux être aimable avec tout le monde

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(et particulièrement avec les soeurs les moins aimables) pour réjouir Jésus et répondre au conseil qu'Il donne dans l'Évangile à peu près en ces termes: - "Quand vous faites un festin n'invitez pas vos parents et vos amis de peur qu'ils ne vous invitent à leur tour et qu'ainsi vous ayez reçu votre récompense; mais invitez les pauvres, les boiteux, les paralytiques Lc 14,12-14 et vous serez heureux de ce qu'ils ne pourront vous rendre, NHA 1119 car votre Père qui voit dans le secret vous en récompensera." Mt 6,3-4 NHA 1120
Quel festin pourrait offrir une carmélite à ses soeurs si ce n'est un festin spirituel composé de charité aimable et joyeuse? Pour moi, je n'en connais pas d'autre et je veux imiter St Paul qui se réjouissait avec ceux qu'il trouvait dans la joie NHA 1121: il est vrai qu'il pleurait aussi avec les affligés Rm 12,15 et les larmes doivent quelquefois paraître dans le festin que je veux servir, mais toujours j'essaierai qu'à la fin ces larmes se changent en joie NHA 1122 Jn 16,20, puisque le Seigneur aime ceux qui donnent avec joie. 2Co 9,7 NHA 1123
Je me souviens d'un acte de charité 141 que le Bon Dieu m'inspira de faire étant encore novice, c'était peu de chose, cependant notre Père qui voit dans le secret, qui regarde plus à l'intention 142 qu'à la grandeur de l'action, m'en a déjà récompensée 143 Mt 6,3-4 sans attendre l'autre vie. C'était du temps que Sr St Pierre allait encore au choeur et au réfectoire. A l'oraison du soir elle était placée devant moi: 10 minutes avant 6 heures, il fallait qu'une soeur se dérange pour la conduire au réfectoire, car les infirmières avaient alors trop de malades pour venir

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la chercher. Cela me coûtait beaucoup de me proposer pour rendre ce petit service, car je savais que ce n'était pas facile de contenter cette pauvre Sr St Pierre qui souffrait tant qu'elle n'aimait pas à changer de conductrice. Cependant je ne voulais pas manquer une si belle occasion d'exercer la charité, me souvenant que Jésus avait dit: Ce que vous ferez au plus petit des miens c'est à moi que vous l'aurez fait. NHA 1124 Mt 25,40 Je m'offris donc bien humblement pour la conduire: ce ne fut pas sans mal que je parvins à faire accepter mes services! Enfin je me mis à l'oeuvre et j'avais tant de bonne volonté que je réussis parfaitement.
Chaque soir quand je voyais ma Sr St Pierre secouer son sablier, je savais que cela voulait dire: partons. C'est incroyable comme cela me coûtait de me déranger surtout dans le commencement, je le faisais pourtant immédiatement, et puis, toute une cérémonie commençait. Il fallait remuer et porter le banc d'une certaine manière, surtout ne pas se presser, ensuite la promenade avait lieu, il s'agissait de suivre la pauvre infirme en la soutenant par sa ceinture, je le faisais avec le plus de douceur qu'il m'était possible; mais si, par malheur, elle faisait un faux pas, aussitôt il lui semblait que je la tenais mal et qu'elle allait tomber. - "Ah! mon Dieu! vous allez trop vite, j'vais m'briser." Si j'essayais d'aller encore plus doucement: - "Mais suivez-moi donc! je n'sens pus vot'main, vous m'avez lâchée, j'vais tomber, ah! j'avais bien dit qu'vous étiez trop jeune pour me conduire." Enfin nous arrivions sans accident au réfectoire; là survenaient d'autres difficultés, il s'agissait de faire asseoir Sr St Pierre et d'agir adroitement pour

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ne pas la blesser, ensuite il fallait relever ses manches (encore d'une certaine manière), puis j'étais libre de m'en aller. Avec ses pauvres mains estropiées, elle arrangeait son pain dans son godet, comme elle pouvait. Je m'en aperçus bientôt et, chaque soir, je ne la quittai qu'après lui avoir encore rendu ce petit service. Comme elle ne me l'avait pas demandé, elle fut très touchée de mon attention et ce fut par ce moyen que je n'avais pas cherché exprès, que je gagnai tout à fait ses bonnes grâces et surtout (je l'ai su plus tard) parce que après avoir coupé son pain je lui faisais avant de m'en aller mon plus beau sourire.
Ma Mère bien-aimée, peut-être êtes-vous étonnée que je vous écrive ce petit acte de charité, passé depuis si longtemps. Ah! si je l'ai fait c'est que je sens qu'il me faut chanter, à cause de lui, les miséricordes du Seigneur 144 , Il a daigné m'en laisser le souvenir, comme un parfum qui me porte à pratiquer la charité. Ps 89,2 Je me souviens parfois de certains détails qui sont pour mon âme comme une brise printanière. En voici un qui se présente à ma mémoire: Un soir d'hiver j'accomplissais comme d'habitude mon petit office, il faisait froid, il faisait nuit... tout à coup j'entendis dans le lointain le son harmonieux d'un instrument de musique, alors je me représentai un salon bien éclairé, tout brillant de dorures, des jeunes filles élégamment vêtues se faisant mutuellement des compliments et des politesses mondaines; puis mon regard se porta sur la pauvre malade que je soutenais; au lieu d'une mélodie j'entendais de temps en temps ses gémissements plaintifs, au lieu de dorures,

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je voyais les briques de notre cloître austère, à peine éclairé par une faible lueur. Je ne puis exprimer ce qui se passa dans mon âme, ce que je sais c'est que le Seigneur l'illumina des rayons de la vérité qui surpassèrent tellement l'éclat ténébreux des fêtes de la terre, que je ne pouvais croire à mon bonheur... Ah! pour jouir mille ans des fêtes mondaines, je n'aurais pas donné les dix minutes employées à remplir mon humble office de charité... Si déjà dans la souffrance, au sein du combat, on peut jouir un instant d'un bonheur qui surpasse tous les bonheurs de la terre, en pensant que le bon Dieu nous a retirées du monde, que sera-ce dans le Ciel lorsque nous verrons, au sein d'une allégresse et d'un repos éternel la grâce incomparable que le Seigneur nous a faite en nous choisissant pour habiter dans sa maison NHA 1125 véritable portique des Cieux?... Gn 28,17 Ps 27,4
Ce n'est pas toujours avec ces transports d'allégresse que j'ai pratiqué la charité, mais au commencement de ma vie religieuse, Jésus voulut me faire sentir combien il est doux de le voir dans l'âme de ses épouses 145 ; aussi lorsque je conduisais ma Sr St Pierre, je le faisais avec tant d'amour qu'il m'aurait été impossible de mieux faire si j'avais dû conduire Jésus lui-même. La pratique de la charité ne m'a pas toujours été si douce, je vous le disais à l'instant, ma Mère chérie; pour vous le prouver, je vais vous raconter certains petits combats qui certainement vous feront sourire. Longtemps, à l'oraison du soir, je fus placée devant une soeur qui avait une drôle de manie 146 , et je pense... beaucoup de lumières, car elle se servait rarement d'un livre, voici comment je

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m'en apercevais: Aussitôt que cette soeur était arrivée, elle se mettait à faire un étrange petit bruit qui ressemblait à celui qu'on ferait en frottant deux coquillages l'un contre l'autre. Il n'y avait que moi qui m'en apercevais, car j'ai l'oreille extrêmement fine (un peu trop parfois). Vous dire, ma Mère, combien ce petit bruit me fatiguait c'est chose impossible: j'avais grande envie de tourner la tête et de regarder la coupable qui, bien sûr, ne s'apercevait pas de son tic, c'était l'unique moyen de l'éclairer; mais au fond du coeur je sentais qu'il valait mieux souffrir cela pour l'amour du bon Dieu et pour ne pas faire de la peine à la soeur. Je restais donc tranquille, j'essayais de m'unir au bon Dieu, d'oublier le petit bruit... tout était inutile, je sentais la sueur qui m'inondait et j'étais obligée de faire simplement une oraison de souffrance, mais tout en souffrant, je cherchais le moyen de le faire non pas avec agacement, mais avec joie et paix, au moins dans l'intime de l'âme, alors je tâchai d'aimer le petit bruit si désagréable; au lieu d'essayer de ne pas l'entendre (chose impossible) je mettais mon attention à le bien écouter comme s'il eût été un ravissant concert et toute mon oraison (qui n'était pas celle de quiétude) se passait à offrir ce concert à Jésus.
Une autre fois, j'étais au lavage devant une soeur 147 qui me lançait de l'eau sale à la figure à chaque fois qu'elle soulevait les mouchoirs sur son banc, mon premier mouvement fut de me reculer en

Manuscrit C Folio 31 Recto.

m'essuyant la figure, afin de montrer à la soeur qui m'aspergeait qu'elle me rendrait service en se tenant tranquille, mais aussitôt je pensai que j'étais bien sotte de refuser des trésors qui m'étaient donnés si généreusement et je me gardai bien de faire paraître mon combat. Je fis tous mes efforts pour désirer de recevoir beaucoup d'eau sale, de sorte qu'à la fin j'avais vraiment pris goût à ce nouveau genre d'aspersion et je me promis de revenir une autre fois à cette heureuse place où l'on recevait tant de trésors.
Mère bien-aimée, vous voyez que je suis une très petite âme qui ne peut offrir au bon Dieu que de très petites choses, encore m'arrive-t-il souvent de laisser échapper de ces petits sacrifices qui donnent tant de paix à l'âme; cela ne me décourage pas, je supporte d'avoir un peu moins de paix 148 et je tâche d'être plus vigilante une autre fois.
Ah! le Seigneur est si bon pour moi qu'il m'est impossible de le craindre 149 , toujours Il m'a donné ce que j'ai désiré ou plutôt Il m'a fait désirer ce qu'Il voulait me donner 150 , ainsi peu de temps avant que mon épreuve contre la foi commence, je me disais: Vraiment je n'ai pas de grandes épreuves extérieures et pour en avoir d'intérieures il faudrait que le bon Dieu change ma voie, je ne crois pas qu'Il le fasse, pourtant je ne puis toujours vivre ainsi dans le repos 151 ... quel moyen donc Jésus trouvera-t-Il pour m'éprouver? La réponse ne se fit pas attendre et me montra que Celui que j'aime n'est pas à court de moyens; sans changer ma voie, Il m'envoya l'épreuve qui devait mêler une salutaire amertume à toutes mes joies. Ce n'est pas seulement lorsqu'il veut m'éprouver


Thérèse EJ, Histoire d'une âme G 21