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CHAPITRE XV - CONFIRMATION ET ESCLAIRCISSEMENT DE CE QUI A ESTÉ DIT PAR UN EXEMPLE NOTABLE

Mais pour rendre toute cette instruction plus evidente, je veux mettre icy une excellente piece de l'histoire de saint Bernard, telle que je l'ay treuvee en un docte et judicieux escrivain (59). Il dit donq ainsy :

C'est chose ordinaire a presque tous ceux qui commencent a servir Dieu et qui ne sont encor point experimentés es soustractions de la grace ni es vicissitudes spirituelles, que leur venant a manquer ce goust de la devotion sensible, et cette aggreaNe lumiere qui les invite a se haster au chemin de Dieu, ilz perdent tout a coup l'haleyne et tombent en pusillanimité et tristesse de coeur. Les gens bien entendus en rendent cette rayson, que la nature raysonnable ne peut longuement durer affamee et sans quelque delectation, ou celeste ou terrestre. Or, comme les ames relevees au dessus d'elles mesmes par l'essay des playsirs superieurs, renoncent facilement aux objetz visibles, ainsy quand par la disposition divine la joye spirituelle leur est ostee, se treuvans aussi d'ailleurs privees des consolations corporelles, et n'estans point encor accoustumees d'attendre en patience les retours du vray soleil, il leur semble qu' elles ne sont ni au ciel ni en la terre, et qu'elles demeureront ensevelies en une nuit perpetuelle: si que, comme petitz enfançons qu'on sevre, ayans perdu leurs mammelles, elles languissent et gemissent, et deviennent ennuyeuses et importunes, principalement a elles mesmes.

Ceci donq arriva au voyage duquel il est question a l'un de la trouppe, nommé Geoffroy de Peronne, nouvellement dedié au service de Dieu. Celuy ci, rendu soudainement aride, destitué de consolation et occupé des tenebres interieures, commença a se ramentevoir de ses amis mondains, de ses parens, des facultés qu'il venoit de laisser, au moyen dequoy il fut assailli d'une si rude tentation que, ne pouvant la celer en son maintien, un de ses plus confidens s'en apperceut, et l'ayant dextrement accosté avec douces parolles luy dit en secret: " Que veut dire ceci Geoffroy? comment est ce que contre l'ordinaire, tu te rends si pensif et affligé? " Alhors Geoffroy, avec un profond souspir, "Ah mon frere, " respondit il, "jamais de ma vie je ne seray joyeux. " Cet autre, esmeu de pitié par telles parolles, avec un zele fraternel alla soudain reciter tout ceci au commun Pere saint Bernard, lequel, voyant le danger, entra en une eglise prochaine afin de prier Dieu pour luy; et Geoffroy ce pendant, accablé de la tristesse, reposant sa teste sur une pierre, s'endormit. Mais apres un peu de tems, tous deux se leverent, l'un de l'orayson avec la grace impetree, et l'autre du sommeil, avec un visage si riant et serein que son cher ami, s' esmerveillant d'un si grand et soudain changement, ne se peut contenir de luy reprocher amiablement ce que peu auparavant il luy avoit respondu; alhors Geoffroy lu y repliqua: " Si auparavant je te dis que jamais je ne serois joyeux, maintenant je t'asseure que je ne seray jamais triste. "

Tel fut le succes de la tentation de ce devot personnage, mais remarqués en ce recit, chere Philothee : 1.Que Dieu donne ordinairement quelque avant0 oust des delices celestes a ceux qui entrent a son service, pour les retirer des voluptés terrestres et les encourager a la poursuite du divin amour, comme une mere qui pour amorcer et attirer son petit enfant a la mammelle met du miel sur le bout de son tetin. 2. Que c'est neanmoins aussi ce bon Dieu qui quelquefois, selon sa sage disposition, nous oste le laict et le miel des consolations, affin que, nous sevrant ainsy, nous apprenions a manger le pain sec et plus solide d'une devotion vigoureuse, exercee a l'espreuve des desgoustz et tentations. 3. Que quelquefois des bien grans orages s'eslevent parmi les secheresses et sterilités, et lhors il faut constamment combattre les tentations, car elles ne sont pas de Dieu; mais il faut souffrir patiemment les secheresses, puisque Dieu les a ordonnees pour nostre exercice. 4. Que nous ne devons jamais perdre courage entre les ennuis interieurs, ni dire comme le bon Geoffroy, " Jamais je ne seray joyeux, " car emmi la nuit nous devons attendre la lumiere; et reciproquement, au plus beau tems spirituel que nous puissions avoir, il ne faut pas dire, je ne seray jamais ennuyé: non, car, comme dit le Sage (Si 11,27), es jours heureux, il se faut resouvenir du malheur. Il faut esperer entre les travaux et craindre entre les prosperités, et tant en l'une des occasions qu'en l'autre il se faut tousjours humilier. 5. Que c'est un souverain remede de descouvrir son mal a quelque ami spirituel qui nous puisse soulager.

En fin, pour conclusion de cet advertissement qui est si necessaire, je remarque que, comme en toutes choses de mesme en celles cy, nostre bon Dieu et nostre ennemi ont aussi des contraires pretentions: car Dieu nous veut conduire par icelles a une grande pureté de coeur, a un entier renoncement de nostre propre interest en ce qui est de son service, et un parfait despouillement de nous mesmes; mais le malin tasche d'employer ces travaux pour nous faire perdre courage, pour nous faire retourner du costé des playsirs sensuelz, et en fin nous rendre ennuyeux a nous mesmes et aux autres, affin de decrier et diffamer la sainte devotion. Mais si vous observés les enseignemens que je vous ay donnés, vous accroistres grandement vostre perfection en l'exercice que vous feres entre ces afflictions interieures, desquelles je ne veux pas finir le propos que je ne vous die encor ce mot.

Quelquefois les desgoustz, les sterilités et secheresses proviennent de l'indisposition du cors, comme quand par l'exces des veilles, des travaux et des jeusnes on se treuve accablé de lassitudes, d'assoupissemens, de pesanteurs et d'autres telles infirmités, lesquelles bien qu'elles dependent du cors ne laissent pas d'incommoder l'esprit, pour l'estroitte liaison qui est entre eux. Or, en telles occasions, il faut tous-jours se resouvenir de faire plusieurs actes de vertu avec la pointe de nostre esprit et volonté superieure; car encor que toute nostre ame semble dormir et estre accablee d'assoupissement et lassitude, si est-ce que les actions de nostre esprit ne laissent pas d'estre fort aggreables a Dieu, et pouvons dire en ce tems la, comme l'Espouse sacree (Ct 5,2): Je dors, mais mon coeur veille; et comme j'ay dit ci dessus, s'il y a moins de goust a travailler de la sorte, il y a pourtant plus de merite et de vertu. Mais le remede en cette occurrence, c'est de revigorer le cors par quelque sorte de legitime allegement et recreation; ainsy saint François ordonnoit a ses religieux (62) qu'ilz fussent tellement moderés en leurs travaux, qu'ilz n'accablassent pas la ferveur de l'esprit.

Et a propos de ce glorieux Pere, il fut une fois attaqué et agité d'une si profonde melancholie d'esprit qu'il ne pouvoit s'empescher de le tesmoigner en ses deportemens; car s'il vouloit converser avec ses religieux il ne pouvoit, s'il s'en separoit, il estoit pis; l'abstinence et maceration de la chair l'accabloyent, et l'orayson ne l'allegeoit nrnlement. Il fut deux ans en cette sorte, tellement qu'il sembloit estre du tout abandonné de Dieu; mays en fin, apres avoir humblement souffert cette rude tempeste, le Sauveur luy redonna en un moment une heureuse tranquillité (63). C'est pour dire que les plus grans serviteurs de Dieu sont sujetz a ces secousses, et que les moindres ne doivent s'estonner s'il leur en arrive quelques unes. (64)

59. - Vitam primam S.Bern. 6,3 (voir Intr.V.D. part.3, ch.2)
62. - Regula S.Franc. 5
63. - Barthol. de Pisis, De conform. Vitae B. Franc. Ad vitam D.J.C.Redempt. Lib 1Confer.7
64. - Ici se termine tout ce qui a pu être retrouvé du Ms. de la seconde édition.




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CINQUIESME PARTIE CONTENANT DES EXERCICES ET ADVIS POUR RENOUVELLER L'AME ET LA CONFIRMER EN LA DEVOTION




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CHAPITRE PREMIER - QU'IL FAUT CHAQUE ANNEE RENOUVELLER LES BONS PROPOS PAR LES EXERCICES SUIVANS


Le premier point de ces exercices consiste a bien reconnoistre leur importance. Nostre nature humaine deschoit aysement de ses bonnes affections, a cause de la fragilité et mauvaise inclination de nostre chair, qui appesantit l'ame et la tire tous-jours contrebas si elle ne s'esleve souvent en haut a vive force de resolution, ainsy que les oyseaux retombent soudain en terre s'ilz ne multiplient les eslancemens et traitz d'aisles pour se maintenir au vol. Pour cela, chere Philothee, vous aves besoin de reiterer et repeter fort souvent les bons propos que vous aves fait de servir Dieu, de peur que, ne le faysant pas, vous ne retombiés en vostre premier estat, ou plustost en un estat beaucoup pire(1); car les cheutes spirituelles ont cela de propre, qu'elles nous precipitent tous-jours plus bas que n'estoit l'estat duquel nous estions montés en haut a la devotion.

Il n'y a point d'horloge, pour bon qu'il soit, qu'il ne faille remonter ou bander deux fois le jour, au matin et au soir, et puys, outre cela, il faut qu'au moins une fois l'annee l'on le demonte de toutes pieces, pour oster les rouïlleures qu'il aura contractees, redresser les pieces forcees et reparer celles qui sont usees. Ainsy celuy qui a un vray soin de son cher coeur doit le remonter en Dieu au soir et au matin, par les exercices marqués cy dessus; et outre cela, il doit plusieurs fois considerer son estat, le redresser et accommoder; et en fin, au moins une fois l'annee, il le doit demonter, et regarder par le menu toutes les pieces, c'est a dire toutes les affections et passions d'iceluy, affin de reparer tous les defautz qui y peuvent estre. Et comme l'horloger oint avec quelque huyle delicate les roues, les ressortz et tous les mouvans de son horloge, affin que les mouvemens se facent plus doucement et qu'il soit moins sujet a la rouïlleure, ainsy la personne devote, apres la prattique de ce demontement de son coeur, pour le bien renouveller, le doit oindre par les Sacremens de Confession et de l'Eucharistie. Cet exercice reparera vos forces abattues par le tems, eschauffera vostre coeur, fera reverdir vos bons propos et refleurir les vertus de vostre esprit. Les anciens Chrestiens le prattiquoient soigneusement au jour anniversaire du Baptesme de Nostre Seigneur, auquel, comme dit saint Gregoire Evesque de Nazianze (2), ilz renouvelloient la profession et les protestations qui se font en ce Sacrement: faisons-en de mesme, ma chere Philothee, nous y disposans tres volontier, et nous y employans fort serieusement.


Ayant donques choisi le tems convenable, selon l'advis de vostre pere spirituel, et vous estant un peu plus retiree en la solitude, et spirituelle et reelle, que l'ordinaire, vous ferés une ou deux ou trois meditations sur les pointz suivans, selon la methode que je vous ay donnee en la seconde Partie.

1. - Lc 11,26
2. - Orat. 39,11



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CHAPITRE II - CONSIDERATION SUR LE BENEFICE QUE DIEU NOUS FAIT NOUS APPELLANT A SON SERVICE


SELON LA PROTESTATION MISE CI DESSUS



1. Consideres les pointz de vostre protestation (3). Le premier, c'est d'avoir quitté, rejetté, detesté, renoncé pour jamais tout peché mortel; le second, c'est d'avoir dedié et consacré vostre ame, vostre coeur, vostre cors, avec tout ce qui en depend, a l'amour et service de Dieu; le troisiesme, c'est que s'il vous arrivoit de tomber en quelque mauvaise action, vous vous en releveries soudainement, moyennant la grace de Dieu. Mais ne sont-ce pas la des belles, justes et dignes et genereuses resolutions? Pensés bien en vostre ame combien cette protestation est sainte, raysonnable et desirable.

2. Consideres a qui vous aves fait cette protestation, car c'est a Dieu. Si les paroles raysonnables donnees aux hommes nous obligent estroittement, combien plus celles que nous avons donnees a Dieu: Ha, Seigneur, disoit David (4), c'est a vous a qui mon coeur l'a dit; mon coeur a projetté cette bonne parole; non, jamais je ne l'oublieray.

3. Consideres en presence de qui, car ç'a esté a la veuë de toute la cour celeste: helas, la Sainte Vierge, saint Joseph, vostre bon Ange, saint Louys, toute cette benite trouppe vous regardoit et souspiroit sur vos parolles des souspirs de joye et d'approbation, et voyoit des yeux d'un amour indicible vostre coeur prosterné aux pieds du Sauveur, qui se consacroit a son service. On fit une joye particuliere pour cela parmi la Hierusalem celeste, et maintenant on en fera la commemoration, si de bon coeur vous renouvellés vos resolutions.

4. Consideres par quelz moyens vous fistes vostre protestation. Helas, combien Dieu vous fut doux et gracieux en ce tems-la. Mais dites en verité, fustes-vous pas conviee par des doux attraitz du Saint Esprit ? les cordes avec lesquelles Dieu tira vostre petite barque a ce port salutaire, furent-elles pas d'amour et charité(5)? Comme vous alla-il amorçant avec son sucre divin, par les Sacremens, par la lecture, par l'orayson? Helas, chere Philothee, vous dormies, et Dieu veilloit sur vous et pensoit sur vostre coeur des pensees de paix (6), il meditoit pour vous des meditations d'amour.

5. Consideres en quel tems Dieu vous tira a ces grandes resolutions, car ce fut en la fleur de vostre aage. Ha, quel bonheur d'apprendre tost ce que nous ne pouvons sçavoir que trop tard! Saint Augustin ayant esté tiré a l'aage de trente ans s'escrioit (7): " O ancienne Beauté, comme t'ay-je si tard conneuë? " helas, je te voyois et ne te considerois point. Et vous pourres bien dire: O douceur ancienne, pourquoy ne t'ay-je plus tost savouree! Helas, neanmoins, encores ne le merities-vous pas alhors; et partant, reconnoissant quelle grace Dieu vous a fait de vous attirer en vostre jeunesse, dites avec David (8): O mon Dieu, vous m'aves esclairee et touchee des ma jeunesse, et jusques a jamais j'annonceray vostre misericorde. Que si ç'a esté en vostre viellesse, helas, Philothee, quelle grace qu'apres avoir ainsy abusé des annees precedentes, Dieu vous ait appellee avant la mort, et qu'il ait arresté la course de vostre misere au tems auquel, si elle eust continué, vous esties eternellement miserable.

6. Consideres les effectz de cette vocation: vous treuveres, je pense, en vous de bons changemens, comparant ce que vous estes avec ce que vous esties. Ne prenes-vous point a bonheur de sçavoir parler a Dieu par l'orayson, d'avoir affection a le vouloir aymer, d'avoir accoisé et pacifié beaucoup de passions qui vous inquietoyent, d'avoir evité plusieurs pechés et embarrassemens de conscience, et en fin, d'avoir si souvent communié de plus que vous n'eussies pas fait, vous unissant a cette souveraine source de graces eternelles? Ha, que ces graces sont grandes! il faut, ma Philothee, les peser au poids du sanctuaire. C'est la main dextre de Dieu qui a fait tout cela. La bonne main de Dieu, dit David (9), a fait vertu, sa dextre m'a relevé. Ha, je ne mourray pas mais je vivray, et raconteray de coeur, de bouche et par oeuvres les merveilles de sa bonté.

Apres toutes ces considerations, lesquelles, comme vous voyes, fournissent tout plein de bonnes affections, il faut simplement conclure par action de grace et une priere affectionnee d'en bien prouffiter, se retirant avec humilité et grande confiance en Dieu, reservant de faire l'effort des resolutions apres le deuxiesme point de cet exercice.

3. - IVD part. I ch. 20
4. - Ps 26,8 Ps 44,1 Ps 118,6
5. - Os 11,4
6. - Jr 29,11
7. - Confess. 10, 27
8. - Ps 70, 17
9. - Ps 117,16



503

CHAPITRE III - DE L'EXAMEN DE NOSTRE AME SUR SON AVANCEMENT


EN LA VIE DEVOTE



Ce second point de l'exercice est un peu long; et pour le prattiquer je vous diray qu'il n'est pas requis que vous le facies tout d'une traitte, mays a plusieurs fois, comme prenant ce qui regarde vostre deportement envers Dieu pour un coup, ce qui vous regarde vous mesme pour l'autre, ce qui concerne le prochain pour l'autre, et la consideration des passions pour le quatriesme. Il n'est pas requis ni expedient que vous facies a genoux, sinon le commencement et la fin qui comprend les affections. Les autres pointz de l'examen vous les pouves faire utilement en vous promenant, et encor plus utilement au lict, si par adventure vous y pouves estre quelque tems sans assoupissement et bien esveillee; mais pour ce faire il les faut avoir bien leus auparavant. Il est neanmoins requis de faire tout ce second point en trois jours et deux nuitz pour le plus, prenant de chaque jour et de chaque nuit quelque heure, je veux dire quelque tems, selon que vous pourres; car si cet exercice ne se faisoit qu'en des tems fort distans les uns des autres, il perdroit sa force et donneroit des impressions trop lasches. Apres chaque point de l'examen, vous remarquerés en quoy vous vous treuves avoir manqué et en quoy vous aves du defaut, et quelz principaux detraquemens vous aves ressentis, affin de vous en declarer pour prendre conseil, resolution et confortement d'esprit.

Bien qu'es jours que vous feres cet exercice et les autres il ne soit pas requis de faire une absolue retraitte des conversations, si faut-il en faire un peu, sur tout devers le soir, affin que vous puissies gaigner le lict de meilleure heure et prendre le repos de cors et d'esprit, necessaire a la consideration. Et parmi le jour il faut faire des frequentes aspirations en Dieu, a Nostre Dame, aux Anges, a toute la Hierusalem celeste; il faut encor que le tout se face d'un coeur amoureux de Dieu et de la perfection de vostre ame.

Pour donq bien commencer cet examen: 1. Mettes-vous en la presence de Dieu. 2. Invoques le Saint Esprit, luy demandant lumiere et clarté affin que vous vous puissies bien connoistre, avec saint Augustin qui s'escrioit devant Dieu en esprit d'humilité: O Seigneur, que je vous connoisse et que je me connoisse (10); et saint François qui interrogeoit Dieu disant: " Qui estes-vous et qui suis-je (11)? " Protestes de ne vouloir remarquer vostre avancement pour vous en res-jouir en vous mes-me, mais pour vous res-jouir en Dieu, ni pour vous en glorifier, mais pour glorifier Dieu et l'en remercier. 3. Protestes que si, comme vous penses, vous descouvres d'avoir peu prouffité, ou bien d'avoir reculé, vous ne voules nullement pour tout cela vous abattre ni refroidir par aucune sorte de descouragement ou relaschement de coeur, ains qu'au contraire vous voules vous encourager et animer davantage, vous humilier et remedier aux defautz, moyennant la grace de Dieu.

Cela fait, considerés doucement et tranquillement comme jusques a l'heure presente vous vous estes comportee envers Dieu, envers le prochain et a l'endroit de vous mesme.


10. - Solil. 1
11. - Speculum Vitae S.Franc. circa medium



504

CHAPITRE IV - EXAMEN DE L'ESTAT DE NOSTRE AME ENVERS DIEU


1. Quel est vostre coeur contre le peché mortel? Aves-vous une resolution forte a ne le jamais commettre pour quelque chose qui puisse arriver? et cette resolution a-elle duré des vostre protestation jusques a present? En cette resolution consiste le fondement de la vie spirituelle.

2. Quel est vostre coeur a l'endroit des commandemens de Dieu? Les treuves-vous bons, doux, aggreables? Ha, ma fille, qui a le goust en bon estat et l'estomach sain, il ayme les bonnes viandes et rejette les mauvaises

3. Quel est vostre coeur a l'endroit des pechés venielz? On ne sçauroit se garder d'en faire quelqu'un par cy par la; mais y en a-il point auquel vous ayes une speciale inclination? et, ce qui seroit le pis, y en a-il point auquel vous ayes affection et amour?

4. Quel est vostre coeur a l'endroit des exercices spirituelz? Les aymes-vous? les estimes-vous? vous faschent-ilz point? en estes-vous point desgoustee? auquel vous sentes-vous moins ou plus inclinee? Ouïr la parolle de Dieu, la lire, en deviser, mediter, aspirer en Dieu, se confesser, prendre les advis spirituelz, s'appres-er a la Communion, se communier, restreindre ses affections: qu'y a-il en cela qui repugne a vostre coeur? Et si vous treuves quelque chose a quoy ce coeur aye moins d'inclination, examines d'ou vient ce desgoust, qu'est-ce qui en est la cause.

5.Quel est vostre coeur a l'endroit de Dieu mesme? Vostre coeur se plaist-il a se resouvenir de Dieu? en ressent-il point de douceur aggreable? Ha, dit David (12), je me suis resouvenu de Dieu et m'en suis delecté. Sentes-vous en vostre coeur une certaine facilité a l'aymer et un goust particulier a savourer cet amour? Vostre coeur se recree-il point a penser a l'immensité de Dieu, a sa bonté, a sa suavité? Si le souvenir de Dieu vous arrive emmi les occupations du monde et les vanités, se fait-il point faire place, saisit-il point vostre coeur? vous semble-il point que vostre coeur se tourne de son costé et en certaine façon luy va au devant? Il y a certes des ames comme cela. Si le mari d'une femme revient de loin, tout aussi tost que cette femme s'apperçoit de son retour et qu'elle sent sa voix, quoy qu'elle soit embarrassee d'affaires et retenue par quelque violente consideration emmi la presse, si est-ce que son coeur n'est pas retenu, mais abandonne les autres pensees pour penser a ce mari venu. Il en prend de mesme des ames qui ayment bien Dieu; quoy qu'elles soyent empressees, quand le souvenir de Dieu s'approche d'elles, elles perdent presque contenance a tout le reste, pour l'ayse qu'elles ont de voir ce cher souvenir revenu, et c'est un extremement bon signe.

6. Quel est vostre coeur a l'endroit de Jesus Christ Dieu et homme? Vous plaises-vous autour de luy? Les mouches a miel se plaisent autour de leur miel, et les guespes autour des puanteurs: ainsy les bonnes ames prennent leur contentement autour de Jesus Christ et ont une extreme tendreté d'amour en son endroit; mais les mauvais se plaisent autour des vanités.

7. Quel est vostre coeur a l'endroit de Nostre Dame, des Saintz, de vostre bon Ange? Les aymes-vous fort? aves-vous une speciale confiance en leur bienveillance? leurs images, leurs vies, leurs loüanges vous plaisent-elles?

8. Quant a vostre langue, comme parles-vous de Dieu? Vous plaises-vous d'en dire du bien selon vostre condition et suffisance? aymes-vous a chanter les cantiques?

9. Quant aux oeuvres, penses si vous aves a coeur la gloire exterieure de Dieu et de faire quelque chose a son honneur; car ceux qui ayment Dieu ayment, avec Dieu, l'ornement de sa mayson (13).

10. Sçauries-vous remarquer d'avoir quitté quelque affection et renoncé a quelque chose pour Dieu? car c'est un bon signe d'amour de se priver de quelque chose en faveur de celuy qu'on ayme. Qu'aves-vous donq cy devant quitté pour l'amour de Dieu?

12. - Ps 86,3
13. - Ps 35,3



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CHAPITRE V - EXAMEN DE NOSTRE ESTAT ENVERS NOUS MESMES


1. Comme vous aymes-vous vous mesme? vous aymesvous point trop pour ce monde? Si cela est, vous desireres de demeurer tousjours ici, et aures un extreme soin de vous establir en cette terre; mais si vous vous aymes pour le Ciel, vous desireres, au moins acquiesceres aysement de sortir d'ici bas a l'heure qu'il plaira a Nostre Seigneur.

2. Tenes-vous bon ordre en l'amour de vous mesme? car il n'y a que l'amour desordonné de nous mesmes qui nous ruine. Or, l'amour ordonné veut que nous aymions plus l'ame que le cors, que nous ayons plus de soin d'acquerir les vertus que toute autre chose, que nous tenions plus de conte de l'honneur celeste que de l'honneur bas et caduque. Le coeur bien ordonné dit plus souvent en soy mesme : que diront les Anges si je pense a telle chose? que non pas que diront les hommes?

3. Quel amour aves-vous a vostre coeur? vous faschés-vous point de le servir en ses maladies? Helas, vous luy deves ce soin de le secourir et faire secourir quand ses passions le tourmentent, et laisser toutes choses pour cela.

4. Que vous estimes-vous devant Dieu? rien sans doute. Or, il n'y a pas grande humilité en une mouche de ne s'estimer rien au prix d'une montaigne, ni en une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparayson de la mer, ni a une bluette ou estincelle de feu de se tenir pour rien au prix du soleil; mais l'humilité gist a ne point nous surestimer aux autres et a ne vouloir pas estre surestimé par les autres: a quoy en estes-vous pour ce regard?

5.Quant a la langue, vous vantes-vous point ou d'un biais ou d'un autre? vous flattes-vous point en parlant de vous?

6. Quant aux oeuvres, prenes-vous point de playsir contraire a vostre santé? je veux dire, de playsir vain, inutile, trop de veillees sans sujet, et semblables.




506

CHAPITRE VI - EXAMEN DE L'ESTAT DE NOSTRE AME ENVERS LE PROCHAIN


Il faut bien aymer le mari et la femme d'un amour doux et tranquille, ferme et continuel, et que ce soit en premier lieu parce que Dieu l'ordonne et le veut. J'en dis de mesme des enfans et proches parens, et encor des amis, chacun selon son rang.

Mais, pour parler en general, quel est vostre coeur a l'endroit du prochain? l'aymes-vous bien cordialement et pour l'amour de Dieu? Pour bien discerner cela, il vous faut bien representer certaines gens ennuyeux et maussades, car c'est la ou on exerce l'amour de Dieu envers le prochain, et beaucoup plus envers ceux qui nous font du mal, ou par effect ou par paroles. Examines bien si vostre coeur est franc en leur endroit, et si vous aves grande contradiction a les aymer.

Estes-vous point prompte a parler du prochain én mauvaise part, sur tout de ceux qui ne vous ayment pas ? faites-vous point de mal au prochain ou directement ou indirectement? Pour peu que vous soyes raysonnable, vous vous en appercevres aysement.




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CHAPITRE VII - EXAMEN SUR LES AFFECTIONS DE NOSTRE AME


J'ay estendu ainsy au long ces pointz, en l'examen desquelz gist la connoissance de l'avancement spirituel qu'on a fait; car quant a l'examen des pechés, cela est pour les confessions de ceux qui ne pensent point a s'avancer. Or il ne faut neanmoins pas se travailler sur un chacun de ces articles sinon tout doucement, considerant en quel estat nostre coeur a esté touchant iceux des nostre resolution, et quelles fautes notables nous y avons commises.


Mais pour abreger le tout, il faut reduire l'examen a la recherche de nos passions; et s'il nous fasche de considerer si fort par le menu comme il a esté dit, nous pouvons ainsy nous examiner, quelz nous avons esté et comme nous nous sommes comportés: En nostre amour envers Dieu, envers le prochain, envers nous mesmes.


En nostre haine envers le peché qui se treuve en nous, envers le peché qui se treuve es autres; car nous devons desirer l'exterminement de l'un et de l'autre.


En nos desirs, touchant les biens, touchant les playsirs, touchant les honneurs.

En la crainte des dangers de pecher et des pertes des biens de ce monde: on craint trop l'un, et trop peu l'autre.


En l'esperance, trop mise peut estre au monde et en la creature, et trop peu mise en Dieu et es choses eternelles.


En la tristesse, si elle est trop excessive pour choses vaines.


En la joye, si elle est excessive et pour choses indignes. Quelles affections en fin tiennent nostre coeur empesché? quelles passions le possedent? en quoy s'est-il principalement detraqué? Car par les passions de l'ame, on reconnoist son estat en les tastant l'une apres l'autre: d'autant que, comme un joueur de luth pinçant toutes les cordes, celles qu'il treuve dissonnantes il les accorde, ou les tirant ou les laschant, ainsy, apres avoir tasté l'amour, la haine, le desir, la crainte, l'esperance, la tristesse et la joye de nostre ame, si nous les treuvons mal accordantes a l'air que nous voulons sonner, qui est la gloire de Dieu, nous pourrons les accorder, moyennant sa grace et le conseil de nostre pere spirituel.




508

CHAPITRE VIII - AFFECTIONS QU'IL FAUT FAIRE APRES L'EXAMEN


Apres avoir doucement consideré chaque point de l'examen, et veu a quoy vous en estes, vous viendrés aux affections en cette sorte.


Remercies Dieu de ce peu d'amendement que vous aures treuvé en vostre vie des vostre resolution, et reconnoisses que ç'a esté sa misericorde seule qui l'a fait en vous et pour vous.


Humiliés--vous fort devant Dieu, reconnoissant que si vous n'aves pas beaucoup avancé, ç'a esté par vostre manquement, parce que vous n'aves pas fidellement, courageusement et constamment correspondu aux inspirations, clartés et mouvemens qu'il vous a donnés en l'orayson et ailleurs.


Promettes-luy de le louer a jamais des graces exercees en vostre endroit, pour vous retirer de vos inclinations a ce petit amendement.


Demandes-luy pardon de l'infidelité et desloyauté avec laquelle vous aves correspondu.


Offres-luy vostre coeur affin qu'il s'en rende du tout maistre.


Supplies-le qu'il vous rende toute fidelle.


Invoques les Saintz, la Sainte Vierge, vostre Ange, vostre Patron, saint Joseph, et ainsy des autres.




509

CHAPITRE IX - DES CONSIDERATIONS PROPRES POUR RENOUVELLER NOS BONS PROPOS


Apres avoir fait l'examen, et avoir bien conferé avec quelque digne conducteur sur les defautz et sur les remedes d'iceux, vous prendres les considerations suivantes, en faisant une chaque jour par maniere de meditation, y employant le tems de vostre orayson, et ce tous-jours avec la mesme methode, pour la preparation et les affections, de laquelle vous aves usé es meditations de la premiere Partie, vous mettant avant toutes choses en la presence de Dieu, implorant sa grace pour vous bien establir en son saint amour et service.



510

CHAPITRE X - CONSIDERATION PREMIERE DE L'EXCELLENCE DE NOS AMES

Consideres la noblesse et excellence de vostre ame, qui a un entendement lequel connoist non seulement tout ce monde visible, mais connoist encor qu'il y a des Anges et un Paradis; connoist qu'il y a un Dieu tres souverain, tres bon et ineffable; connoist qu'il y a une eternité, et de plus connoist ce qui est propre pour bien vivre en ce monde visible, pour s'associer aux Anges en Paradis et pour jouir de Dieu eternellement. Vostre ame a de plus une volonté toute noble, laquelle peut aymer Dieu et ne le peut haïr en soy mesme.

Voyes vostre coeur comme il est genereux, et que, comme rien ne peut arrester les abeilles de tout ce qui est corrompu, ains s'arrestent seulement sur les fleurs, ainsy vostre coeur ne peut estre en repos qu'en Dieu seul, et nulle creature ne le peut assouvir. Repensés hardiment aux plus chers et violens amusemens qui ont occupé autrefois vostre coeur, et jugés en venté s'ilz n'estoyent pas pleins d'inquietude moleste et de pensees cuisantes et de soucis importuns, emmi lesquelz vostre pauvre coeur estoit miserable.

Helas, nostre coeur courant aux creatures, il y va avec des empressemens, pensant de pouvoir y accoiser ses desirs; mais si tost qu'il les a rencontrees, il void que c'est a refaire et que rien ne le peut contenter, Dieu ne voulant que nostre coeur treuve aucun lieu sur lequel il puisse reposer, non plus que la colombe sortie de l'arche de Noé (14), affin qu'il retourne a son Dieu duquel il est sorti. Ha, quelle beauté de nature y a-il en nostre coeur et donques, pourquoy le retiendrons-nous contre son gré a servir aux creatures?

O ma belle ame, deves-vous dire, vous pouves entendre et vouloir Dieu, pourquoy vous amuseres-vous a chose moindre? vous pouves pretendre a l'eternité, pourquoy vous amuseres-vous aux momens? Ce fut l'un des regretz de l'enfant prodigue (15), qu'ayant peu vivre delicieusement en la table de son pere, il mangeoit vilainement en celle des bestes. O mon ame, tu es capable de Dieu, malheur a toy si tu te contentes de moins que de Dieu! Esleves fort vostre ame sur cette consideration, remonstres-luy qu'elle est eternelle et digne de l'eternité; enfles-luy le courage pour ce sujet.

14. - Gn 8,9
15. - Lc 15,16



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CHAPITRE XI - SECONDE CONSIDERATION DE L'EXCELLENCE DES VERTUS


Consideres que les vertus et la devotion peuvent seules rendre vostre ame contente en ce monde; voyes combien elles sont belles. Mettes en comparayson les vertus, et les vices qui leur sont contraires: quelle sua vité en la patience au prix de la vengeance; de la douceur au prix de l'ire et du chagrin; de l'humilité au prix de l'arrogance et ambition; de la liberalité au prix de l'avarice; de la charité au prix de l'envie; de la sobrieté au prix des desordres! Les vertus ont cela d'admirable, qu'elles delectent l'ame d'une douceur et suavité nompareille apres qu'on les a exercees, ou les vices la laissent infiniment recreuë et mal menee. Or sus donq, pourquoy n'entreprendrons-nous pas d'acquerir ces suavitês?

Des vices, qui n'en a qu'un peu n'est pas content, et qui en a beaucoup est mescontent; mais des vertus, qui n'en a qu'un peu, encor a-il desja du contentement, et puis tous-jours plus en avançant. O vie devote, que vous estes belle, douce, aggreable et souëfve: vous adoucisses les tribulations, et rendes souëfves les consolations; sans vous le bien est mal, et les playsirs pleins d'inquietude, troubles et defaillances. Ah, qui vous connoistroit pourroit bien dire avec la Samaritaine (16): Domine, da mihi hanc aquam: Seigneur, donnes-moy cette eau; aspiration fort frequente a la Mere Therese et a sainte Catherine de Gennes, quoy que pour differens sujetz.

16. - Jn 4,15



Sales - vie dévote 415