Sales: Amour de Dieu 470

CHAPITRE VII Qu’il faut éviter toute curiosité, et acquiescer humblement à la très sage providence de Dieu.

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L’esprit humain est si faible, que quand il veut trop curieusement rechercher les causes et raisons de la volonté divine, il s’embarrasse et entortille dans des filets de mille difficultés, desquelles par après il ne se peut déprendre. Il ressemble à la fumée; car en montant il se subtilise, et en se subtilisant il se dissipe. A force de vouloir relever nos discours ès choses divines par curiosité, nous nous évanouissons en nos pensées; et au lieu de parvenir à la science de la vérité, nous tombons en la folie de notre vanité (1).

(1)
Rm 1,21 2Tm 3,7 Rm 1,22


Mais surtout nous sommes bizarres en ce qui regarde la Providence divine, touchant la diversité des moyens qu’elle nous distribue pour nous tirer à son saint amour, et par son saint amour à la gloire. Car notre témérité nous presse toujours de rechercher pourquoi Dieu donne plus de moyens aux uns qu’aux autres; pourquoi il ne fit entre les Tyriens et Sidoniens les merveilles qu’il fit en Corozaïn et Bethsaïda, puisqu’ils en eussent si bien fait leur profit; et en somme pourquoi il tire à son amour plutôt l’un que l’autre (1).

(1) Mt 11,21

O Théotime! mon ami, jamais, non jamais nous ne devons laisser emporter notre esprit à. ce tourbillon de vent follet, ni penser de trouver une meilleure raison de la volonté de Dieu, que sa volonté même, laquelle est souverainement raisonnable, ains la raison de toutes les raisons, la règle de toute bonté, la loi de toute équité. Et bien que le très saint Esprit parlant en l’Ecriture sainte rende raison en plusieurs endroits de presque tout ce que nous ne saurions désirer, touchant ce que sa providence fait en la conduite des hommes au saint amour et au salut éternel, si est-ce néanmoins qu’en plusieurs occasions il déclare qu’il ne faut nullement se départir du respect qui est dû à sa volonté, de laquelle nous devons adorer le propos, le décret, le bon plaisir et l’arrêt au bout duquel, comme souverain juge et souverainement équitable, il n’est pas raisonnable qu’elle manifeste ses motifs; ains suffit qu’elle die (2) simplement (et pour cause). Que si nous devons charitablement, porter tant d’honneur aux décrets des cours souveraines, composées de juges corruptibles de la terre et de terre, que de croire qu’ils n’ont pas été faits sans motifs, quoique nous ne les sachions pas; eh, Seigneur Dieu ! avec quelle révérence amoureuse devons-nous adorer l’équité de votre providence suprême, laquelle est infinie en justice et bonté !

(2) Die, parle, ordonne.

Ainsi, en mille lieux de la sacrée parole nous trouvons la raison pour laquelle Dieu a réprouvé le peuple juif. Parce, disent saint Paul et saint Barnabas, que vous repoussez la parole de Dieu, et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle; voici nous nous tournons devers les Gentils (1). Et qui considérera en tranquillité d’esprit le IX e, X e et XI e chapitre de l’épître aux Romains, verra clairement que la volonté de Dieu n’a point rejeté le peuple juif sans raison; mais néanmoins. cette raison ne doit point être recherchée par l’esprit humain, qui au contraire est obligé de s’arrêter purement et simplement à révérer le décret divin, l’admirant avec amour comme infiniment juste et équitable, et l’aimant avec admiration comme impénétrable et incompréhensible. C’est pourquoi ce divin apôtre conclut en cette sorte le long discours qu’il en avait fait : O profondité (2) des richesses de la sagesse et science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies imperceptibles! Qui connaît les pensées du Seigneur? ou qui es été son conseiller (3)? Exclamation par laquelle il témoigne que Dieu fait toutes choses avec une grande sagesse, science et raison; mais en telle sorte néanmoins que l’homme n’étant pas

(1) Ac 22,46
(2) Profondité, profondeur.
(3) Rm 11,35-34

entré au divin conseil, duquel les jugements et projets sont infiniment élevés au-dessus de notre capacité, nous devons dévotement adorer ses décrets, comme très équitables, sans en rechercher les motifs, qu’il retient en secret par devers soi afin de tenir notre entendement en respect et humilité par devers nous.

Saint Augustin en cent endroits enseigne cette même pratique : « Personne, dit-il, ne vient au Sauveur, sinon étant tiré. Qui c’est qu’il tire, et qu’il c’est qu’il ne tire pas; pourquoi il tire celui-ci, et non pas celui-là, n’en veuille pas juger, si tu ne veux errer. Écoute une fois et entends. N’es-tu pas tiré? prie afin que tu sois tiré (1). Certes, c’est assez au chrétien vivant encore de la foi, et ne voyant pas ce qui est parfait, mais sachant seulement en partie, de savoir et croire que Dieu ne délivre personne de la damnation, sinon par miséricorde gratuite, par Jésus-Christ notre Seigneur, et qu’il ne damne personne, sinon par sa très équitable vérité, par le même Jésus-Christ notre Seigneur. Mais de savoir pourquoi il délivre celui-ci plutôt que celui-là, recherche qui pourra une si grande profondité de ses jugements, mais qu’il se garde du précipice, car ses décrets ne sont pas pour cela injustes, encore qu’ils soient secrets (2). Mais pourquoi délivre-t-il donc ceux-ci plutôt que ceux-là (3)? Nous disons derechef : « O homme! qui es-tu qui répondes à Dieu (4) !

(1) I Trac XXVI in Joan.
(2) Ep. cv.
(3) De bono persever., c. XII,
(4) Rm 11,20

Ses jugements sont incompréhensibles (1). Et ajoutons ceci : Ne t’enquiers pas des choses qui sont au-dessus de toi (2), et ne recherche pas ce qui est au delà de tes forces. Or, il ne fait pas miséricorde à ceux auxquels, par une vérité très secrète et très éloignée des pensées humaines, il juge qu’il ne doit pas départir sa faveur ou miséricorde (3). »

Nous voyons quelquefois des enfants jumeaux dont l’un naît plein de vie, et revoit le baptême; l’autre, en naissant, perd la vie temporelle avant que de renaître à. l’éternelle; l’un par conséquent est héritier du ciel, l’autre privé de l’héritage. Or, pourquoi la divine Providence donne-t-elle des événements si divers à. une si pareille naissance? Certes, on peut dire que la providence de Dieu ne viole pas ordinairement les lois de la nature; si que l’un. de ces bessons (4) étant vigoureux, et l’autre trop faible pour supporter l’effort de la sortie du sein maternel, celui-ci est mort avant que de pouvoir être baptisé, et l’autre a vécu; la Providence n’ayant pas voulu empêcher le cours des causes naturelles, lesquelles, en cette occurrence, auront été la raison de la privation du baptême en celui qui ne l’a pas eu. Et certes, cette réponse est bien solide. Mais, suivant l’avis du divin saint Paul et de saint Augustin, nous ne devons pas nous amuser à cette considération, laquelle, quoique bonne, n’est pas toutefois

(1) Rm 11,33
(2) Qo 3,22
(3) Quaest. II, ad Simplic,
(4) Bessons, jumeaux.

comparable à plusieurs autres que Dieu s’est réservées, et qu’il nous fera connaître en paradis. « Alors, dit saint Augustin, ce ne sera plus chose secrète pourquoi l’un plutôt que l’autre est élevé, la cause étant égale de l’un et de l’autre, ni pourquoi des miracles n’ont pas été faits parmi ceux entre lesquels, s’ils eussent été faits, ils eussent fait pénitence, et ont été faits parmi ceux qui n’étaient pas pour croire (1). » Et ailleurs, ce même saint, parlant des pécheurs dont Dieu laisse l’un en son iniquité, et en relève l’autre « Or, pourquoi il retient l’un, dit-il, et n ne retient pas l’autre, il n’est pas possible de le comprendre, ni loisible de s’en enquérir, puisqu’il suffit de savoir qu’il dépend de lui qu’on demeure debout, et ne vient pas de lui qu’on tombe; et derechef cela est caché et très éloigné de l’esprit humain, au moins du mien (2).»

(1) In Enchir. ad Laur., C. XCIV, XCV.
(2) Resp. ad art. sibi falso impositos; Resp. ad art. 14, lib. X, de Genes. ad litt.


Voilà, Théotime, la plus sainte façon de philosopher en ce sujet. C’est pourquoi j’ai toujours trouvé admirable et aimable la savante modestie et très sage humilité du docteur séraphique saint Bonaventure, au discours qu’il fait de la raison pour laquelle la Providence divine destine les élus à la vie éternelle. «Peut-être, dit-il, que c’est par la prévision des biens qui se feront par celui qui est tiré, en tant qu’ils proviennent aucunement de la volonté ; mais de savoir dire quels biens sont ceux la prévision desquels sert de motif à la divine volonté, ni je ne le sais pas distinctement, ni je ne m’en veux pas enquérir; et il n’y a point de raison, que de quelque sorte de convenance; de manière que nous en pourrions dire quelqu’une et c’en serait une autre. C’est pourquoi nous ne saurions avec certitude marquer la vraie raison ni le vrai motif de la volonté de Dieu pour ce regard; car, comme dit saint Augustin, bien que la vérité en soit très certaine, elle est néanmoins très éloignée de nos pensées; de sorte que nous n’en saurions rien dire d’assuré, sinon par la révélation de celui auquel toutes choses sont connues. Et d’autant qu’il n’était pas expédient pour notre salut que nous eussions connaissance de ces secrets, ains nous était plus utile de les ignorer, pour nous tenir en humilité; pour cela Dieu ne les a pas voulu révéler, et même le saint Apôtre n’a pas osé s’en enquérir, ains a témoigné l’insuffisance de notre entendement pour ce sujet, lorsqu’il s’est écrié : O profondité des richesses de la sapience et science de Dieu (1)! » Pourrait-on parler plus saintement, Théotime, d’un si saint mystère? Aussi ce sont les paroles d’un très saint et judicieux docteur de l’Église.

(1) Rm 11,33


CHAPITRE VIII Exhortation à l’amoureuse soumission que nous devons aux décrets de la Providence divine,

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Aimons donc et adorons en esprit d’humilité cette profondité des jugements de Dieu, Théotime, laquelle, comme dit saint Augustin (2), le saint Apôtre ne découvre pas, ains l’admire, quand il exclame : « O profondité des jugements de Dieu! Qui pourrait compter le sable de la mer, les gouttes de la pluie, et mesurer la largeur de l’abîme ? dit cet excellent esprit de saint Grégoire de Nazianze. Et qui pourra sonder la profondité de la divine sagesse, par laquelle elle a créé toutes choses, et les modère comme elle veut et entend? Car, de vrai, il suffit qu’à l’exemple de l’Apôtre, sans nous arrêter à la difficulté et obscurité d’icelle, nous l’admirions (1). O profondité des richesses et de la sagesse et de la science de Dieu! O que ses jugements sont inscrutables, et ses voies inaccessibles! qui a connu le sentiment du Seigneur, et qui a été son conseiller (
Rm 11,33-34)? » Théotime, les raisons de la volonté divine ne peuvent être pénétrées par notre esprit, jusqu’à ce que nous voyions la face de celui qui atteint de bout en bout fortement, et dispose toutes choses suavement, faisant tout ce qu’il fait en nombre, poids et mesure (Sg 8,1 Sg 11,21), et auquel le Psalmiste dit: Seigneur, vous avez tout fait en sagesse (Ps 103,24).

(2) Ep 5
(1) Orat. De paup. am. Qo 1,2

Combien de fois nous arrive-t-il d’ignorer comment et pourquoi les oeuvres mêmes des hommes se font, «et dont, dit le même saint évêque de Nazianze, l’artisan n’est pas ignorant, encore que nous ignorions son artifice! Ni de même, certes, les choses de ce monde ne sont pas témérairement et imprudemment faites, encore que nous ne sachions pas leurs raisons. » Si nous entrons en la boutique d’un horloger, nous trouverons quelquefois un horologe (1) qui ne sera pas plus gros qu’une orange, auquel il y aura néanmoins cent ou deux cents pièces, desquelles les unes serviront à la montre, les autres à la sonnerie des heures et du réveille-matin; nous y verrons des petites roues, dont les unes vont à droite, les autres à gauche; les unes tournent pardessus, les autres par bas; et le balancier qui, à coups mesurés, va balançant son mouvement de part et d’autre; et nous admirons comme l’art a su joindre une telle quantité de si petites pièces les unes aux autres, avec une correspondance si juste, ne sachant ni à quoi chaque pièce sert, ni à quel effet elle est faite ainsi, si le maître ne nous le dit; et seulement en général nous savons que toutes servent pour la montre ou pour la sonnerie. On dit que les bons Indois (2) s’amuseront des jours entiers auprès d’un horologe, pour ouïr sonner les heures à point nommé; et ne pouvant deviner comme cela se fait, ils ne dient pas pourtant que c’est sans art et raison, ains demeurent ravis d’amour et d’honneur envers ceux qui gouvernent les horologes, les admirant comme gens plus qu’humains (3). Théotime, nous voyons ainsi cet univers, et surtout la nature humaine, comme un horologe, composé d’une si grande variété d’actions et de mouvements, que nous ne saurions nous empêcher de l’étonnement. Et nous savons bien en général que ces pièces diversifiées en tant de sortes servent toutes, ou pour faire paraître, comme en une montre, la très sainte justice de Dieu, ou pour manifester la triomphante miséricorde de sa bonté, comme par une sonnerie de louange. Mais de connaître en particulier l’usage de chaque pièce, ou comme elle est ordonnée à la fin générale, ou pourquoi elle est faite ainsi, nous ne le pouvons pas entendre, sinon que le souverain ouvrier nous l’enseigne. Or, il ne nous manifeste pas son art, afin que nous l’admirions avec plus de révérence; jusqu’à ce qu’étant au ciel, il nous ravisse en la suavité de sa sagesse, lorsqu’en l’abondance de son amour il nous découvrira les raisons, moyens et motifs de tout ce qui se sera passé en ce monde au profit de notre salut éternel.

(1) Un horologe, une horloge.
(2) Indous, Indiens.
(3) Plus qu’humains, supérieurs à l’humanité.


« Nous ressemblons, dit derechef le grand Nazianzène, à ceux qui sont affligés du vertigo ou tournoiement de tête. Il leur est advis que tout tourne sens dessus dessous autour d’eux, bien que ce soit leur cervelle et imagination qui tournent, et non pas les choses. Car, ainsi rencontrant quelques événements desquels les causes nous sont inconnues, il nous semble que les choses du monde sont administrées sans raison, parce que nous ne la savons pas. Croyons donc, que comme Dieu est le facteur et père de toutes choses, aussi en a-t-il le soin par sa providence, qui serre et embrasse toute la machine des créatures; et surtout croyons qu’il préside à nos affaires, de nous autres qui le connaissons, encore que notre vie soit agitée de tant de contrariétés, d’accidents, dont la raison nous est inconnue, afin peut-être que, ne pouvant pas arriver à cette connaissance, nous admirions la raison souveraine de Dieu, qui surpasse toutes choses; car, envers nous, la chose est aisément méprisée qui est aisément connue; mais ce qui surpasse la pointe de notre esprit, plus il est difficile d’être entendus plus aussi il nous excite à une grande admiration. Certes les raisons de la Providence céleste seraient bien basses, si nos petits esprits y pouvaient atteindre; elles seraient moins aimables en leur suavité, et moins admirables en leur majesté, si elles étaient moins éloignées de notre capacité. »

Exclamons donc, Théotime, en toutes occurrences, mais exclamons d’un coeur tout amoureux envers la Providence toute sage, toute puissante et toute douce de notre Père éternel : O profondeur des richesses, de la sagesse et de la science de Dieu (Rm 11,33)! O Seigneur Jésus, Théotime, que les richesses de la bonté divine sont excessives! Son amour envers nous est un abîme incompréhensible: c’est pourquoi il nous a préparé une riche suffisance, ou plutôt une riche affluence de moyens propres pour nous sauver, et pour nous les appliquer suavement,- il use d’une sagesse souveraine, ayant par son infinie science prévu et connu tout ce qui était requis à cet effet. Eh! que pouvons-nous craindre? ains que ne devons-nous pas espérer, étant enfants d’un Père si riche en bonté, pour nous aimer et vouloir sauver, si savant pour préparer les moyens convenables à cela, et si sage pour les appliquer, si bon pour vouloir, si clairvoyant pour ordonner, si prudent pour exécuter?

Ne permettons jamais à nos esprits de voleter par curiosité autour des jugements divins; car, comme petits papillons, nous y brûlerons nos ailes, et périrons dans ce feu sacré. Ces jugements sont incompréhensibles (Rm 11,33), ou, comme dit saint Grégoire Nazianzène, ils sont inscrutables c’est-à-dire, nous n’en saurions reconnaître et pénétrer les motifs. Les voies et moyens par lesquels il les exécute et conduit à chef (2), ne peuvent être discernés et reconnus ; et pour bon sentiment que nous ayons, nous demeurons en défaut à chaque bout de champ, et en perdons la trace. Car qui peut pénétrer le sens, l’intelligence et l’intention de Dieu (2)? Qui a été son conseiller pour savoir ses projets et leurs motifs? ou qui l’a jamais prévenu (Rm 11,34) par quelque service? N’est-ce pas lui au contraire qui nous prévient ès bénédictions de sa grâce, pour nous couronner en la félicité de sa gloire? Ah! Théotime, toutes choses sont de lui (Rm 11,35), qui en est le créateur; toutes choses sont par lui, qui en est le gouverneur; toutes choses sont en lui, qui en est le protecteur. A lui soit honneur et gloire ès siècles des siècles. Amen (Rm 11,36). Allons en paix, Théotime, au chemin du très saint amour; car qui aura le divin amour en la mort, après la mort il jouira éternellement de l’amour.

(2) A chef, à leur fin.



CHAPITRE IX. D’un certain reste d’amour, lequel demeure maintes fois en l’âme qui a perdu la sainte charité.

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Certes la vie d’un homme qui, tout alangouri, va petit à petit mourant dans un lit, ne mérite presque plus que l’on l’appelle vie: puisqu’encore qu’elle soit vie, elle est toutefois tellement mêlée avec la mort, qu’on ne saurait dire si c’est une mort encore vivante, ou une vie mourante. Hélas ! que c’est un piteux spectacle, Théotime! mais rien plus lamentable est l’état d’une âme, laquelle, ingrate à son Sauveur, va de moment en moment en arrière, se retirant de l’amour divin par certains degrés d’indévotion et de déloyauté, jusqu’à tant que l’ayant du tout quitté, elle demeure en l’horrible obscurité de perdition; et cet amour qui est en son déclin, et qui va périssant et défaillant, est appelé amour imparfait; parce qu’encore qu’il soit entier en l’âme, il n’y est pas, ce semble, entièrement, c’est-à-dire, il ne tient quasi plus à l’âme, et est sur le point de l’abandonner. Or, la charité étant séparée de l’âme par le péché, il y reste maintes fois une certaine ressemblance de charité, qui nous peut décevoir et amuser vainement; et je vous dirai ce que c’est.

La charité, tandis qu’elle est en nous, produit force actions d’amour envers Dieu, par le fréquent exercice desquelles notre âme prend une certaine habitude et coutume d’aimer Dieu, qui n’est pas la charité, ains seulement un pli et inclination, que la multitude des actions a donné à notre coeur.

Après avoir fait une longue habitude de prêcher ou dire la messe par élection, il nous arrive maintes fois en songe de parler et de dire les mêmes choses que nous dirions en prêchant ou célébrant, si que la coutume ou habitude acquise par élection et vertu, est en quelque sorte pratiquée par après sans élection et sans vertu, puisque les actions faites en dormant n’ont de la vertu, à parler généralement, qu’une apparente image, et en sont seulement des simulacres et représentations. Ainsi la charité, par la multitude des actes qu’elle produit, imprime en nous une certaine facilité d’aimer, laquelle elle nous laisse, après même que nous sommes privés de sa présence. J’ai vu, étant jeune écolier, qu’en un village proche de Paris, dans un certain puits il y avait un écho (1), lequel répétait les paroles que nous prononcions là auprès, plusieurs fois. Que si quelque idiot sans expérience eût ouï ces répétitions de paroles, il eût cru qu’il y eut eu quelque homme au fond du puits qui les eût faites. Mais nous savions déjà, par la philosophie, qu’il n’y avait personne dans le puits qui redit nos paroles, ains que seulement il y avait quelques concavités, en l’une desquelles nos voix étant ramassées, et ne pouvant passer outre, pour ne point périr du tout, et employer les forces qui leur restaient, elles produisaient des secondes voix, et ces secondes voix ramassées dans une autre concavité en produisaient des troisièmes, et ces troisièmes en pareille façon des quatrièmes, et ainsi consécutivement jusques à onze : si que ces voix-là faites dans le puits n’étaient plus nos voix, ains des ressemblances et images d’icelles.

(1) Ce que l’auteur dit d’un village des environs de Paris existait dans Paris même; d’après les antiquaires, ce serait l’origine de la rue du Puits-qui-parle, quartier du Panthéon.


Et de fait, il y avait beaucoup à dire entre nos voix et celles-là; car, quand nous disions une grande suite de mots, elles n’en redisaient que quelques-uns, accourcissaient la prononciation des syllabes qu’elles passaient fort vitement, et avec des tons et accents tout différents des nôtres, et si (1) elles ne commençaient à former ces mots qu’après que nous les avions achevés de prononcer. En somme ce n’étaient point des paroles d’un homme vivant, mais, par manière de dire, de,s paroles d’un rocher, d’un rocher creux et vain, lesquelles toutefois représentaient si bien la voix humaine, de laquelle elles avaient pris leur origine, qu’un ignorant s’y fût amusé et mépris.

(1) Et si, en sorte que.


Or je veux maintenant dire ainsi. Quand le saint amour de charité rencontre une âme maniable, et qu’il fait quelque long séjour en icelle, il y produit un second amour qui n’est pas un amour de charité, quoiqu’il provienne de la charité; ains c’est un amour humain, lequel néanmoins ressemble tellement à la charité, qu’encore que par après elle périsse en l’âme, il est advis qu’elle y soit toujours, d’autant qu’elle y a laissé après soi cette sienne image et ressemblance qui la représente; en sorte qu’un ignorant s’y tromperait, ainsi que les oiseaux firent en la peinture des raisins de Zeuxis, qu’ils cuidèrent être de vrais raisins, tant l’art avait proprement imité la nature. Et néanmoins il y a bien de la différence entre la charité et l’amour humain qu’elle produit en nous; car la voix dé la charité prononce, intime et opère tous les commandements de Dieu dedans nos coeurs; l’amour humain qui reste après elle, les dit voirement et intime quelquefois tous, mais il ne les opère jamais tous, ains quelques-uns seulement : la charité prononce et assemble toutes les syllabes, c’est-à-dire, toutes les circonstances des commandements de Dieu; cet amour humain en laisse toujours quelqu’une en arrière, et surtout celle de la droite et pure intention. Et quant au ton, la charité l’a fort égal, doux et gracieux; mais cet amour humain va toujours ou trop haut ès choses terrestres, ou trop bas ès célestes, et ne commence jamais sa besogne qu’après que la charité a cessé de faire la sienne. Car tandis que la charité est en l’âme, elle se sert de cet amour humain, qui est sa créature, et J’emploie pour faciliter ses opérations; si que, pendant ce temps-là, les oeuvres de cet amour, comme d’un serviteur, appartiennent à la charité, qui en est la dame. Mais la charité étant éloignée, alors les actions de cet amour sont da tout à lui, et n’ont plus l’estime et valeur de la charité; car comme le bâton d’Élisée, en l’absence d’icelui, quoiqu’en la main du serviteur Giezi, qui l’avait reçu de celle d’Élisée, ne faisait nul miracle; aussi les actions faites en l’absence de la charité, par la seule habitude de l’amour humain, ne sont d’aucun mérite ni d’aucune valeur pour la vie éternelle, quoique cet amour humain ait appris à les faire de la charité, et ne soit que son serviteur. Et cela se fait de la sorte, parce que cet amour humain, en l’absence de la charité, n’a plus aucune force surnaturelle pour porter l’âme à. l’excellente action de l’amour de Dieu sur toutes choses.


CHAPITRE X Combien cet amour imparfait est dangereux.

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Hélas ! mon Théotime, voyez, je vous prie, le pauvre Judas, après qu’il eut trahi son Maître, comme il va rapporter l’argent aux Juifs, comme il reconnaît son péché, comme il parle honorablement du sang de cet Agneau immaculé. C’étaient des effets de l’amour imparfait, que la précédente charité passée lui avait laissés dans le coeur.

On descend à l’impiété par certains degrés, et nul presque ne parvient à l’extrémité de la malice en un instant.

Les parfumiers (1), quoi qu’ils ne soient plus en leurs boutiques, portent longtemps l’odeur des parfums qu’ils ont maniés. Ainsi ceux qui ont été ès cabinets des onguents célestes, c’est-à-dire, en la très sainte charité, ils en gardent encore quelque temps après la senteur.

Quand le cerf a passé la nuit en quelque lieu, la matinée même l’assentiment (2) et le vent en est encore frais : le soir il est plus malaisé à prendre mais à même que ses allures sont vieilles et dures les chiens vont aussi perdant connaissance. Quand la charité a régné quelque temps en une âme, on y trouve ses passées, sa piste, ses allures, son vent pour quelque temps, après qu’elle l’a quittée; mais petit à petit enfin tout cela s’évanouit, et on perd toute sorte de connaissance que jamais la charité y ait été.

(1) Parfumiers, parfumeurs.
(2) Assentiment, fumet, odeur.


Nous avons vu des jeunes gens bien nourris en amour de Dieu, qui, se détraquant, ont demeuré quelque temps au milieu de leur malheureuse décadence, qu’on ne laissait pas de voir en eux des grandes marques de leur vertu passée; et que l’habitude acquise du temps de la charité répugnant au vice présent, on avait peine durant quelques mois de discerner s’ils étaient hors de la charité ou non, et s’ils étaient vertueux ou vicieux, jusques à ce que le progrès faisait clairement connaître que ces exercices vertueux ne prenaient pas leur origine de la charité présente, mais de la charité passée; non de l’amour parfait, mais de l’imparfait, que la charité avait laissé après soi, comme marque du logement qu’elle avait fait en ces âmes-là.

Or, cet amour imparfait est bon en soi-même, Théotime, car étant créature de la sainte charité, et comme, de son train, il ne se peut qu’il ne soit bon, et d’effet à servir fidèlement la charité, tandis qu’elle a séjourné dedans l’âme, et est toujours prêt à la servir si elle y retournait; que s’il ne peut faire les actions de l’amour parfait, il n’en est pourtant pas à. mépriser; car la condition de sa nature est telle. Ainsi les étoiles, qui, en comparaison du soleil, sent fort imparfaites, sont néanmoins extrêmement bulles, regardées en particulier; et ne tenant point de rang en la présence du soleil, elles en tiennent en son absence.

Toutefois, quoique cet amour imparfait soit bon en soi, il nous est néanmoins périlleux, pour autant que (l) souvent-nous nous contentons de l’avoir lui seul; parce qu’ayant plusieurs traits extérieurs et intérieurs de la charité, pensant que ce soit elle-même que nous avons, nous nous amusons, et estimons d’être saints; tandis qu’en cette vaine persuasion les péchés qui nous ont privés de la charité, croissent, grossissent et multiplient si fort, qu’enfin ils se rendent maîtres de notre coeur.

(1) Pour autant que, en ce que, parce que.


Si Jacob n’eût point abandonné sa parfaite Rachel, et se fût toujours tenu près d’elle au jour de ses noces, il n’eût pas été trompé comme il fut; mais parce qu’il la laissa aller sans lui à la chambre, il fut tout étonné, le jour suivant, de trouver qu’en son lieu il n’avait que l’imparfaite Lia, qu’il croyait néanmoins être sa chère Rachel; mais Laban l’avait ainsi trompé. Or, l’amour-propre nous déçoit de même façon. Pour peu que nous quittions la charité, il fourre en notre estime cette habitude imparfaite ; et nous prenons notre contentement en elle, comme si c’était la vraie charité, jusques à ce que quelque claire lumière nous fasse voir que nous sommes abusés.

Hé Dieu! n’est-ce pas une grande pitié de voir une âme qui se flatte en cette imagination d’être sainte, demeurant en repos, comme si elle avait la charité, se trouver toutefois enfin que sa sainteté est feinte, et que son repos n’est qu’une léthargie, et sa joie une manie?


CHAPITRE XI Moyen de reconnaître cet amour imparfait.

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Mais quel moyen, me direz-vous, de discerner si c’est Rachel ou Lia, la charité ou l’amour imparfait, qui me donne les sentiments de dévotion dont je suis touché? Si, examinant en particulier les objets des désirs, des affections et des desseins que vous avez présentement, vous en trouvez quelqu’un pour lequel vous voulussiez contrevenir à la volonté et au bon plaisir de Dieu, péchant mortellement, c’est hors de doute que tout le sentiment, toute la facilité et promptitude que vous avez à servir Dieu, n’a point d’autre source que de l’amour humain et imparfait; car si l’amour parfait régnait en vous, ô Seigneur Dieu! il romprait toute affection, tout désir, tout dessein duquel l’objet serait si pernicieux, et ne pourrait souffrir que votre coeur le regardât.

Mais remarquez que j’ai dit cet examen devoir être fait des affections que vous avez présentement; car il n’est pas besoin de vous imaginer celles qui pourraient naît par après, puisqu’il suffit que nous soyons fidèles ès occurrences présentes, selon la diversité des temps, et que chaque saison a bien assez de son travail et de sa peine.

Que si toutefois vous vouliez exercer votre coeur à la vaillance spirituelle, par la représentation de diverses rencontres et de divers assauts, vous le pourriez utilement faire, pourvu qu’après les actes de cette vaillance imaginaire que votre coeur aurait faits, vous ne vous estimassiez point plus vaillant. Car les enfants d’Éphraïm, qui faisaient merveilles à bien décocher leurs arcs ès essais de guerre qu’ils faisaient entre eux, quand ce vint au fait et au prendre, au jour de la bataille, ils tournèrent le dos (1), et n’eurent seulement pas l’assurance de mettre leurs flèches au trait, ni de regarder la pointe de celles de leurs ennemis.

(1)
Ps 74


Quand donc on fait la pratique de cette vaillance pour les occurrences futures ou seulement possibles, si on a un sentiment bon et fidèle, on en remercie Dieu; car ce sentiment est toujours bon; mais pourtant on demeure avec humilité entre la confiance et défiance, espérant que moyennant l’assistance divine on ferait en l’occasion ce qu’on s’imagine, et craignant toutefois que, selon notre misère ordinaire, peut-être n’en ferions-nous rien, et perdrions courage; mais si la défiance se rendait si démesurée, qu’il nous semblât de n’avoir ni force, ni courage, et que partant il nous arrivât du désespoir sur le sujet des tentations imaginées, comme si nous n’étions pas en la charité et grâce de Dieu, il nous faut alors faire résolution, malgré notre sentiment et découragement, de bien être fidèles en tout ce qui nous arrivera jusqu’à la tentation qui nous met en peine, et espérer que, lorsqu’elle arrivera, Dieu multipliera sa grâce, redoublera son secours, et nous fera toute l’assistance requise; et que, ne nous donnant pas la force pour une guerre imaginaire, et non nécessaire, il la nous donnera quand ce viendra au besoin. Car comme plusieurs ont perdu le coeur en l’assaut, plusieurs aussi y ont perdu la crainte, et ont pris du courage et résolution en la présence du péril et de la nécessité, qui ne l’eussent jamais su prendre en son absence. Et ainsi plusieurs serviteurs de Dieu, se représentant les tentations absentes, s’en sont effrayés jusque presque à perdre courage, qui les voyant présentes se sont comportés fort courageusement. Enfin ces épouvantements pris pour la représentation des assauts futurs, lorsqu’il nous semble que le coeur nous manque, il suffit de désirer du courage, et se confier en Dieu qu’il nous en donnera quand il sera temps. Samson n’avait certes pas toujours son courage : ains il est marqué en l’Écriture que le lion des vignes de Tamnatha, venant à lui furieusement et rugissant, l’esprit de Dieu le saisit (1) c’est-à-dire, Dieu lui donna le mouvement d’une nouvelle force et d’un nouveau courage, et il mit en pièces le lion, comme il eût fait un chevreau (2), et tout de même quand il défit les mille Philistins qui le voulaient défaire en la campagne de Lechi. Ainsi, mon cher Théotime, il n’est pas nécessaire que nous ayons toujours le sentiment et mouvement du courage requis à surmonter le lion rugissant qui va ça et là rôdant pour nous dévorer (3); cela nous pourrait donner de la vanité et présomption. Il suffit bien que nous ayons bon désir de combattre vaillamment, et une parfaite confiance que l’Esprit divin nous assistera de son secours lorsque l’occasion de remployer se présentera.


(1) Jdt 14,5-6
(2) Jdt 15
(3) 1P 5,8


FIN DU QUATRIÈME LIVRE.



Sales: Amour de Dieu 470