Sales: Amour de Dieu 5110

CHAPITRE XI Comme nous pratiquons l’amour de bienveillance ès louanges que notre Rédempteur et sa Mère donnent à Dieu.

5110
Nous allons donc montant en ce saint exercice de degré en degré, par les créatures que nous invitons à louer Dieu, passant des insensibles aux raisonnables et intellectuelles, et de l’Église militante à la triomphante, en laquelle nous nous relevons entre les anges et les saints, jusqu’à ce qu’au-dessus de toits nous ayons rencontré la très sainte Vierge, laquelle d’un air incomparable loue et magnifie la Divinité plus hautement, plus saintement et plus délicieusement que tout le reste des créatures ensemble ne saurait jamais faire.

Étant, il y a deux ans (1), à Milan, où la vénération des récentes mémoires du grand archevêque saint Charles m’avait attiré avec quelques-uns de nos ecclésiastiques, nous ouïmes en diverses églises plusieurs sortes de musique; mais en un monastère de filles nous ouïmes une religieuse de laquelle la voix était si admirablement délicieuse, qu’elle seule répandait incomparablement plus de suavité dans nos esprits que ne fit tout le reste ensemble, qui, quoique excellent, semblait néanmoins n’être fait que pour donner le lustre et rehausser la perfection et l’éclat de cette voix unique. Ainsi, Théotime, entre tous les coeurs des hommes et tous les coeurs des anges on entend cette voix hautaine de la très sainte Vierge, qui, relevée au-dessus de tout, rend plus de louange

(1) En 1614.

à Dieu que tout le reste des créatures. Aussi le Roi céleste la convie tout particulièrement à chanter : Montre-moi ta face, dit-il, ô ma bien-aimée : que ta voix sonne à mes oreilles; car ta voix est toute douce, et ta face toute belle (1).

Mais ces louanges que cette Mère d’honneur et de belle dilection (2), avec toutes les créatures ensemble, donne à la Divinité, quoique excellentes et admirables, sont néanmoins si infiniment inférieures au mérite infini de la bonté de Dieu, qu’elles n’ont aucune proportion avec icelui; et partant, quoiqu’elles contentent grandement la sacrée bienveillance que le coeur amant a pour son bien-aimé, si est-ce qu’elles ne l’assouvissent pas. Il passe donc plus avant, et invite le Sauveur de louer et glorifier son Père éternel de toutes les bénédictions que son amour filial lui peut fournir. Et lors, Théotime, l’esprit arrive en un lieu de silence; car nous ne savons plus faire autre chose qu’admirer. O quel cantique du Fils pour le Père ! ô que ce cher bien-aimé est beau entre tous les enfants des hommes! ô que sa voix est douce, comme procédante des lèvres sur lesquelles la plénitude de la grâce est répandue (3). Tous les autres sont parfumés, mais lui il est le parfum même; les autres sont embaumés, mais lui il est le baume répandu (4). Le Père éternel reçoit les louanges des autres comme senteurs de fleurs particulières; mais au sentir des bénédictions que le Sauveur lui donne, il s’écrie sans doute : O voici l’odeur des

(1)
Ct 2,14
(2) Qo 24,24
(3) Ps 62,3
(4) Ct 1,2

louanges de mon Fils comme l’odeur d’un champ plein de fleurs que j’ai bénit (1). Oui, mon cher Théotime, toutes les bénédictions que l’Église militante et triomphante donne à Dieu, sont bénédictions angéliques et humaines: car si bien elles s’adressent au Créateur, toutefois elles procèdent de la créature; mais celles du Fils, elles sont divines, car elles ne regardent pas seulement Dieu comme les autres, ains elles proviennent de Dieu; car le Rédempteur est vrai Dieu; elles sont divines, non seulement quant à leur fin, mais quant à leur origine; divines, parce qu’elles tendent à dieu; divines, parce qu’elles procèdent de Dieu, Dieu provoque l’âme, et donne la grâce requise pour la production des autres louanges mais celles du Rédempteur, lui qui est Dieu, les produit lui-même, c’est pourquoi elles sont infinies.

Celui qui le matin ayant ouï assez longuement entre les bocages voisins un gazouillement agréable d’une grande quantité de serins, linottes, chardonnerets et autres tels menus oiseaux, entendrait enfin un maître rossignol, qui en parfaite mélodie remplirait l’air et l’oreille de son admirable voix, sans doute qu’il préférerait ce seul chantre bocager à toute la troupe des autres. Ainsi, après avoir ouï toutes les louanges que tant de différentes créatures, à l’envi les unes des autres, rendent unaniment à leur créateur; quand enfin on écoute celle du Sauveur, on y trouve une certaine infinité de mérites de valeur, de suavité qui surmonte toute espérance et attente du coeur; et l’âme alors, comme réveillée d’un profond sommeil, est tout à coup ravie par l’extrémité de la douceur de telle mélodie.

(1) Gn 28,27


Eh ! je l’entends, ô la voix, la voix de mon bien-aimé (1) ! voix reine de toutes les voix, voix au prix de laquelle les autres voix ne sont qu’un muet et morne silence. Voyez comme ce cher ami s’élance, le voici qui vient tressaillant ès plus hautes montagnes, outrepassant les collines (2). Sa voix retentit au-dessus des séraphins et de toute créature; il a la vue de chevreuil (3) pour pénétrer plus avant que nul autre en la beauté de l’objet sacré qu’il veut louer; il aime la mélodie de la gloire et louange de son Père plus que tous; c’est pourquoi il fait des tressaillements, des louanges et bénédictions au-dessus de tous. Tenez, le voilà ce divin amour du bien-aimé, comme il est derrière le paroi de son humanité (4); voyez qu’il se fait entrevoir par les plaies de son corps et l’ouverture de son flanc, comme par des fenêtres et comme par un treillis au travers duquel il nous regarde.

Oui, certes, Théotime, l’amour divin assis sur le coeur du Sauveur comme sur son trône royal, regarde par la fente de son côté percé tous les coeurs des enfants des hommes. Car ce coeur étant le roi des coeurs, tient toujours ses yeux sur les coeurs. Mais comme ceux qui regardent au travers des treillis voient et ne sont qu’entrevus, ainsi le divin amour de ce coeur, ou plutôt ce coeur du divin amour voit toujours clairement les nôtres et les regarde des yeux de sa dilection, mais nous ne le

(1) Ct 2,8
(2) Ct 2,8
(3) Ct 9
(4) Ct 9

voyons pas pourtant, seulement nous l’entrevoyons. Car, ô Dieu ! si nous le voyions ainsi qu’il est, nous mourrions d’amour pour lui, puisque nous sommes mortels, comme lui-même mourut pour nous, tandis qu’il était mortel, et comme il en mourrait encore, si maintenant il n’était immortel. O si nous oyions ce divin coeur comme il chante d’une voix d’infinie douceur le cantique de louange à la divinité ! Quelle joie, Théotime, quels efforts de nos coeurs pour se lancer afin de le toujours ouïr ! Il nous y semond (1), certes, ce cher ami de nos âmes : Sus, lève-toi, dit-il, sors de toi-même, prends le vol devers moi, ma colombe, ma trés belle (2), en ce céleste séjour où toutes choses sont joie, et ne respirent que louanges et bénédictions. Tout y fleurit (3), tout y répand de la douceur et du parfum: les tourterelles, qui sont les plus sombres de tous les oiseaux, y résonnent néanmoins leur ramage: viens, ma bien-aimée toute chère; et pour me voir plus clairement, viens ès mêmes fenêtres par lesquelles je te regarde : viens considérer mon coeur en la caverne (4) de l’ouverture de mon flanc, qui fut faite lorsque mon corps, comme une maison réduite en masure, fut si piteusement démoli sur l’arbre de la croix, viens et me montre ta face (5). Eh! je la vois maintenant sans que tu me la montres; mais alors et je la verrai et tu me la montreras, car tu verras que je te vois: fais que j’écoute ta voix (6), car je la veux allier avec la mienne, ainsi ta face sera belle, et ta voix très agréable. O quelle suavité à nos coeurs, quand nos voix unies et mêlées avec celle du Sauveur participeront à l’infinie douceur des louanges que ce Fils bien-aimé rend à son Père éternel!

(1) Semond, excite.
(2) Ct 2,10
(3) Ct 12
(4) Ct 14
(5) Ct 3,14
(6) Ct 3,14




CHAPITRE XII De la souveraine louange que Dieu se donne à soi-même, et de l’exercice de bienveillance que nous faisons en icelle.

5120
Toutes les actions humaines de notre Sauveur sont infinies eu valeur et mérite, à raison de la personne qui les produit, qui est un même Dieu avec le Père et le Saint-Esprit. Mais elles ne sont pas pourtant de nature et essence infinie. Car tout ainsi qu’étant en une chambre nous ne recevons pas la lumière selon la grandeur de la clarté du soleil qui la répand, mais selon la grandeur de la fenêtre par laquelle il la communique; de même les actions humaines du Sauveur ne sont pas infinies, bien qu’elles soient d’infinie valeur; d’autant qu’encore que la personne divine les fasse, elle ne les fait pas toutefois selon l’étendue de son infinité, mais selon la grandeur finie de son humanité par laquelle elle les fait. De sorte que comme les actions humaines de notre doux Sauveur sont infinies en comparaison des nôtres, aussi sont-elles finies en comparaison de l’essentielle infinité de la Divinité; elles sont d’infinie valeur, estime et dignité, parce qu’elles procèdent d’une personne qui est Dieu; mais elles sont d’essence et nature finie, parce que Dieu les fait selon sa nature et substance humaine, qui est finie. La louange donc qui part du Sauveur, en tant qu’il est homme, n’étant pas de tout point infinie, elle ne peut correspondre de toutes parts à la grandeur infinie de la Divinité à laquelle elle est destinée.

C’est pourquoi après le premier ravissement d’admiration qui nous saisit quand nous avons rencontré une louange si glorieuse, comme est celle que le Sauveur donne à son Père, nous ne laissons pas de reconnaît que la Divinité est encore infiniment plus louable, qu’elle ne peut être louée ni par toutes les créatures, ni par l’humanité même du Fils éternel.

Si quelqu’un louait le soleil à cause de sa lumière, plus il s’élèverait vers icelui pour le louer, plus il le trouverait louable, parce qu’il y verrait toujours plus de splendeur. Que si c’est cette beauté de la lumière qui provoque les alouettes à chanter, comme il est fort probable, ce n’est pas merveille si elles chantent plus clairement à mesure qu’elles volent plus hautement, s’élevant également en chant et en vol jusqu’à tant que ne pouvant presque plus chanter, elles commencent à descendre de ton et de corps, rabaissant petit à petit leur vol comme leur voix. Ainsi, mon Théotime, à mesure que nous montons par bienveillance vers la Divinité pour entonner et ouïr ses louanges, nous voyons qu’il est toujours au-dessus de toute louange; et finalement nous connaissons qu’il ne peut être loué selon qu’il mérite, sinon par lui-même qui seul peut dignement égaler sa souveraine bonté par une souveraine louange.

Alors nous exclamons : Gloire soit au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit! Et afin qu’on sache que ce n’est pas la gloire des louanges créées que nous souhaitons à Dieu par cet élan, aine la gloire essentielle et éternelle qu’il a en lui-même, par lui-même, de lui-même, et qui est lui-même, nous ajoutons : Ainsi qu’il l’avait au commencement, et maintenant et toujours ès siècles des siècles. Amen.

Comme si nous disions par souhait: Qu’à jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu’il avait avant toute créature en son infinie éternité et éternelle infinité! Pour cela nous ajoutons ce verset de gloire à chaque psaume et cantique, selon la coutume ancienne de l’Eglise orientale que le grand saint Jérôme supplia saint Damase pape de vouloir établir de deçà en Occident, pour protester que toutes les louanges humaines et angéliques sont trop basses pour dignement louer la divine bonté, et qu’afin qu’elle soit dignement louée, il faut qu’elle soit sa gloire, sa louange et sa bénédiction elle-même.

Dieu, quelle complaisance, quelle joie à l’âme qui aime, de voir son désir assouvi, puisque son bien-aimé se loue, bénit et magnifie infiniment soi-même ! Mais en cette complaisance naît derechef un nouveau désir de louer; car le coeur voudrait louer cette si digne louange que Dieu se donne à soi-même, l’en remerciant profondément, et rappelant derechef toutes choses à son secours pour venir avec lui glorifier la gloire de Dieu, bénir sa bénédiction infinie, et louer sa louange éternelle, si que par ce retour et répétition de louange sur louange il s’engage entre la complaisance et la bienveillance en un très heureux labyrinthe d’amour, tout abîmé en cette immense douceur, louant souverainement la Divinité de quoi elle ne peut être assez louée que par elle-même. Et bien qu’au commencement l’âme amoureuse eût eu quelque sorte de désir de pouvoir assez louer son Dieu, si est-ce que revenant à soi elle proteste qu’elle ne voudrait pas le pouvoir assez louer, ains demeure en une très humble complaisance de voir que la divine bonté est si très infiniment louable, qu’elle ne peut être suffisamment louée que par sa propre infinité.

En cet endroit, le coeur ravi en admiration chante le cantique du silence sacré:
A votre divine excellence
On dédie dans Sion
L’Hymne d’admiration,
Qui ne se chante qu’en silence.

Car ainsi les séraphins d’Isaïe adorant Dieu et le louant (1), voilent leurs faces et leurs pieds pour confesser qu’ils n’ont nulle suffisance de le bien considérer ni de re bien servir; car les pieds sur lesquels on va, représentent le service; mais pourtant ils volent de deux ailes (2) par le continuel mouvement de la complaisance et de la bienveillance, et leur amour prend son repos en cette douce inquiétude.

(1)
Is 6,2(2) Is 6,2

Le coeur de l’homme n’est jamais tant inquiété que quand on empêche le mouvement par lequel il s’étend et resserre continuellement, et jamais si tranquille que quand il a ses mouvements libres; de sorte que sa tranquillité est en son mouvement. Or, c’en est de même de l’amour de tous les séraphins et de tous les hommes séraphiques, car il u son repos en son continuel mouvement de complaisance par lequel il tire Dieu en soi, comme le resserrant, et de bienveillance par lequel il s’étend et jette tout en Dieu. Cet amour donc voudrait bien voir les merveilles de l’infinie bonté de Dieu, mais il replie les ailes de ce désir sur son visage (1), confessant qu’il n’y peut réussir. Il voudrait aussi rendre quelque digne service, mais il replie le désir sur ses pieds, avouant qu’il n’en a pas le pouvoir, et ne lui reste que les deux ailes (2) de complaisance et bienveillance avec lesquelles il vole et s’élance vers Dieu.

(1) Is 6,2(2) Is 6,2


FIN DU LIVRE CINQUIÈME

LIVRE SIXIÈME

DES EXERCICES DU SAINT AMOUR EN L’ORAISON


CHAPITRE PREMIER. Description de la théologie mystique, qui n’est autre chose que l’oraison.

610
Nous avons deux principaux exercices de notre amour envers Dieu: l’un affectif, et l’autre effectif, ou, comme dit saint Bernard, actif. Par celui-là nous affectionnons Dieu, et ce qu’il affectionne ; par celui-ci nous servons Dieu, et faisons ce qu’il ordonne. Celui-là nous joint à la bonté de Dieu ; celui-ci nous fait exécuter ses volontés. L’un nous remplit de complaisance, de bienveillance, d’élans, de souhaits, de soupirs et d’ardeurs spirituelles, nous faisant pratiquer les sacrées infusions et mélanges de notre esprit avec celui de Dieu; l’autre répand en nous la solide résolution, la fermeté de courage et l’inviolable obéissance requise pour effectuer les ordonnances de la volonté de Dieu, et pour souffrir, agréer, approuver et embrasser tout ce qui provient de son bon plaisir. L’un nous fait plaire en Dieu, l’autre nous fait plaire à Dieu. Par l’un nous concevons, par l’autre nous produisons. Par l’un nous mettons Dieu sur notre coeur (1), comme un étendard d’amour auquel toutes nos affections se rangent; par l’autre nous le mettons sur nos bras, comme une épée de dilection par laquelle nous faisons tous les exploits des vertus (2).

Or, le premier exercice consiste principalement en l’oraison, en laquelle se passent tant de divers mouvements intérieurs, qu’il est impossible de les exprimer tous, non seulement à cause de leur quantité; mais aussi à raison de leur nature et qualité, laquelle étant spirituelle ne peut être que grandement déliée et presque imperceptible à nos entendements. Les chiens les plus sages et mieux dressés tombent souvent en défaut, perdant la piste et le sentiment pour la variété des ruses dont les cerfs usent, faisant les horvaris (3), donnant le change et pratiquant mille malices pour s’échapper devant la meute, et nous perdons souvent de vue et de connaissance notre propre coeur en l’infinie diversité des mouvements par lesquels il se tourne en tant de façons et avec une si grande promptitude qu’on ne peut discerner ses erres (4).

(1)
Ct 8,6
(2) Ct 8,6
(3) Horvaris, hourvaris. Ce mot, qui désigne certain cri des chasseurs pour ramener les chiens en défaut, se dit, par extension, des ruses des animaux chassés.
(4) Erres, errements, détours.

Dieu seul est celui qui, par son infinie science, voit, sonde et pénètre tous les tours et contours de nos esprits ; il entend nos pensées de loin, il trouve tous nos sentiers, faufilans et détours : sa science est admirable, elle prévaut au-dessus de notre capacité, et nous n’y pouvons atteindre (1). Certes, si nos esprits voulaient faire retour sur eux-mêmes par les réfléchissements (2) et replis de leurs actions, ils entreraient en des labyrinthes esquels ils perdraient sans doute l’issue, et ce serait une attention insupportable de penser quelles sont nos pensées, considérer nos considérations, voir toutes nos vues spirituelles, discerner que nous discernons, nous ressouvenir que nous nous ressouvenons : ce seraient des entortillements que nous ne pourrions défaire. Ce traité est donc difficile, surtout à qui n’est pas homme de grande oraison.

(1) Ps 138,3-6
(2) Réfléchissements, réflexions.

Nous ne prenons pas ici le mot d’oraison pour la seule prière ou demande de quelque bien, répandue devant Dieu par les fidèles, comme saint Basile la nomme, mais comme saint Bonaventure, quand il dit que l’oraison, à parler généralement, comprend tous les actes de contemplation ; ou comme saint Grégoire Nyssène (3), quand il enseignait que l’oraison est un entretien et conversation de l’âme avec Dieu ; ou bien comme saint Chrysostome, quand il assure que l’oraison est un devis avec la divine majesté; ou enfin comme saint Augustin et saint Damascène, quand ils disent que l’oraison est une montée ou élèvement de l’esprit en Dieu. Que si l’oraison est un colloque, un devis, ou une conversation de l’âme avec Dieu, par icelle donc nous parlons à Dieu, et Dieu réciproquement parle à nous; nous aspirons à lui et respirons en lui; et mutuellement il inspire en nous et respire sur nous.

(3) Nyssène, de Nysse.


Mais de quoi devisons-nous en l’oraison? quel est le sujet de notre entretien ? Théotime, on n’y parle que de Dieu; car de qui pourrait deviser et s’entretenir l’amour, que du bien-aimé? Et pour cela l’oraison et la théologie mystique ne sont qu’une même chose. Elle s’appelle théologie, parce que comme la théologie spéculative a Dieu pour son objet, celle-ci aussi ne parle que de Dieu, avec trois différences : car, 1° celle-là traite de Dieu en tant qu’il est Dieu, et celle-ci en parle en tant qu’il est souverainement aimable, c’est-à-dire, celle-là regarde la divinité de la suprême bonté, et celle-ci la suprême bonté de la divinité; 2° la spéculative traite de Dieu avec les hommes et entre les hommes, la mystique parle de Dieu avec Dieu et en Dieu même; 3° la spéculative tend à la connaissance de Dieu, et la mystique à l’amour de Dieu, de sorte que celle-là rend ses écoliers savants, doctes et théologiens; mais celle-ci rend les siens ardents, affectionnés, amateurs de Dieu, et Philothées ou Théophiles.

Or, elle s’appelle mystique, parce que la conversation y est toute secrète, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l’âme que de coeur à coeur par une communication incommunicable à tout autre qu’à ceux qui la font. Le langage des amants est si particulier que nul ne l’entend qu’eux-mêmes. Je dors, disait l’amante sacrée, et mon coeur veille, eh ! voilà que mon bien-aimé me parle (1). Qui eût pu deviner que cette épouse

(1) Ct 5,2

étant endormie eût néanmoins devisé avec son époux? Mais où l’amour règne, on n’a point besoin du bruit des paroles extérieures, ni de l’usage des sens pour s’entretenir et s’entr’ouïr l’un l’autre. En somme l’oraison et théologie mystique n’est autre chose qu’une conversation par laquelle l’âme s’entretient amoureusement avec Dieu de sa très aimable bonté, pour s’unir et joindre à icelle.

L’oraison est une manne, pour l’infinité des goûts amoureux et des précieuses suavités qu’elle donne à ceux qui en usent; mais elle est secrète (1), parce qu’elle tombe avant la clarté d’aucune science, en la solitude mentale (2) où l’âme traite seule à seule avec son Dieu. Qui est celle-ci, peut-on dire d’elle, qui monte par le désert comme une nuée de parfums, de myrrhe, d’encens, et de toutes les poudres du parfumeur (3) ? Aussi le désir du secret l’avait incitée de faire cette supplication à son époux : Venez, mon bien-aimé, sortons aux champs, séjournons és villages (4); pour cela l’amante céleste est appelée tourterelle, oiseau qui se plait ès lieux ombrageux et solitaires, esquels elle ne se sert de son ramage que pour son unique patron, ou le flattant tandis qu’il est en vie, ou le regrettant après sa mort. Pour cela au Cantique l’époux divin et l’épouse céleste représentent leurs amours par un continuel devis, Que si leurs amis et amies parlent parfois emmi leur entretien, ce n’est qu’à la

(1) Ap 2,17
(2) Ex 16,13-14
(3) Ct 3,6
(4) Ct 7,11

dérobée, et de sorte qu’ils ne troublent point le colloque. Pour cela la bienheureuse mère Térèse de Jésus trouvait plus de profit au commencement ès mystères où notre Seigneur fut plus seul, comme au jardin des Olives, et lorsqu’il fut attendant la Samaritaine, car il lui était advis qu’étant seul il la devait plus tôt admettre auprès de lui.

L’amour désire le secret, et quoique les amants n’aient rien à dire de secret, ils se plaisent toutefois à le dire secrètement, et c’est en partie, si je ne me trompe, parce qu’ils ne veulent parler que pour eux-mêmes, et disant quelque chose à haute voix, il leur est advis que ce n’est plus pour eux seuls, partie (1), parce qu’ils ne disent pas les choses communes à la façon commune, ainsi avec des traits particuliers et qui ressentent la spéciale affection avec laquelle ils parlent. Le langage de l’amour est commun quant aux paroles; mais quant à la manière et prononciation, il est si particulier que nul ne l’entend, sinon les amants. Le nom d’ami, étant dit en commun, n’est pas grand’chose, mais étant dit à part, en secret, à l’oreille, il veut dire merveille, et à mesure qu’il est dit plus secrètement, sa signification en est plus aimable. O Dieu! quelle différence entre le langage de ces anciens amateurs de la divinité, Ignace, Cyprien, Chrysostome, Augustin, Hilaire, Ephrem, Grégoire, Bernard, et celui des théologiens moins amoureux! Nous usons de leurs mêmes mots, mais entre eux c’étaient des mots pleins de chaleur et de la suavité des parfums amoureux : parmi nous ils sont froids et sans aucune senteur.

(1) Partie, en partie.

L’amour ne parle pas seulement par la langue, mais par les yeux, les soupirs et contenances. Oui même le silence et la taciturnité lui tiennent lieu de parole. Mon coeur vous l’a dit, ô Seigneur, ma face vous a cherché; ô Seigneur, je chercherai votre face (1). Mes yeux ont défailli, disant: Quand me consolerez-vous (2) ! Exaucez ma prière, ô Seigneur, et déprécation: écoutez de vos oreilles mes larmes (3). Que la prunelle de ton oeil ne se taise point (4), disait le coeur désolé des habitants de Jérusalem à leur propre ville. Voyez-vous, Théotime, que le silence des amants affligés parle de la prunelle des yeux et par les larmes. Certes, en la théologie mystique, c’est le principal exercice de parler à Dieu et d’ouïr parler Dieu au fond du coeur, et parce que ce devis se fait par de très secrètes aspirations et inspirations, nous l’appelons colloque de silence : les yeux parlent aux yeux, et le coeur au coeur, et nul n’entend ce qui se dit que les amants sacrés qui parlent.

(1) Ps 26,8
(2) Ps 128,82
(3) Ps 38,43
(4) Lm 2,58



CHAPITRE II. De la méditation, premier degré de l’oraison ou théologie mystique.

620
Ce mot est grandement en usage dans les saintes Écritures, et ne veut dire autre chose qu’une attentive et réitérée pensée propre à produire des affections ou bonnes ou mauvaises. Au premier psaume, l’homme est dit bienheureux qui sa volonté en la loi du Seigneur, et qui méditera en la loi d’icelui jour et nuit (1). Mais au second psaume : Pourquoi ont frémi les nations et les peuples? Pourquoi ont-ils médité des choses vaines (2)? La méditation donc se fait pour le bien et pour le mal. Toutefois d’autant qu’en l’Écriture sainte le mot de méditation est employé ordinairement pour l’attention que l’on a aux choses divines afin de s’exciter à les aimer, il a été, par manière de dire, canonisé du commun consentement des théologiens, aussi bien que le nom d’ange et de zèle; comme au contraire celui de dol et de démon a été diffamé, si que maintenant, quand on nomme la méditation, on entend parler de celle qui est sainte, et par laquelle on commence la théologie mystique.

(1)
Ps 1,2(2) Ps 2


Or, toute méditation est une pensée, mais toute pensée n’est pas une méditation. Maintes fois nous avons des pensées auxquelles notre esprit s’attache sans dessein ni prétention quelconque, par manière de simple amusement, ainsi que nous voyons, les mouches comme voler çà et là sur les fleurs sans en tirer chose aucune, et cette espèce de pensée, pour attentive qu’elle soit, ne peut porter le nom de méditation, ains doit être simplement appelée pensée. Quelquefois nous pensons attentivement à quelque chose pour apprendre ses causes, ses effets, ses qualités, et cette pensée s’appelle étude, en laquelle l’esprit fait comme les hannetons qui volettent sur les fleurs et les feuilles indistinctement, pour les manger et s’en nourrir. Mais quand nous pensons aux choses divines, non pour apprendre, mais pour nous affectionner à elles, cela s’appelle méditer, et cet exercice, méditation, auquel notre esprit, non comme une mouche par simple amusement, ni comme un hanneton pour manger et se remplir, mais comme une sacrée avette, va çà et là sur les fleurs des saints mystères pour en extraire le miel du divin amour.

Ainsi plusieurs sont toujours songeants et attachés à certaines pensées inutiles, sans savoir presque à quoi ils pensent: et ce qui est admirable, ils n’y sont attentifs que par inadvertance, et voudraient ne point avoir telles cogitations; témoin celui qui disait : Mes pensées se sont dissipées tourmentant mon coeur (1). Plusieurs aussi étudient, et par une occupation très laborieuse se remplissent de vanité, ne pouvant résister à la curiosité; mais il y en a peu qui s’emploient à méditer pour échauffer leur coeur au saint amour céleste. En somme la pensée et l’étude se font de toutes sortes de choses; mais la méditation, ainsi que nous en parlons maintenant, rie regarde que les objets; la considération desquels nous peut rendre bons et dévots. Si que la méditation n’est autre chose qu’une pensée attentive, réitérée ou entretenue volontairement en l’esprit afin d’exciter la volonté à des saintes et salutaires affections et résolutions.

(1) Jb 17,11

La sainte parole explique certes admirablement en quoi consiste la sainte méditation par une excellente similitude. Ezéchias voulant exprimer eu son cantique l’attentive considération qu’il fait de son mal : Je crierai, dit-il, comme un poussin d’hirondelle, et je méditerai comme une colombe (1). Car, mon cher Théotime, si jamais vous y avez pris garde, les petits des hirondelles ouvrent grandement leur bec quand ils font leur piallement(2), et au contraire les colombes entre tous les oiseaux font leur grommellement à bec clos et enfermé, roulant leur voix dans le gosier et poitrine sans que rien en sorte que par manière de retentissement et résonnement, et ce petit grommellement leur sert également pour exprimer leurs douleurs comme pour déclarer leurs joies. Ezéchias donc, pour montrer qu’emmi son ennui il faisait plusieurs oraisons vocales : Je crierai, dit-il, comme le poussin de l’hirondelle, ouvrant ma bouche pour pousser, devant Dieu, plusieurs voit lamentables; et pour témoigner d’autre part qu’il employait aussi la sainte oraison mentale: Je méditerai, ajoute-t-il, sommé la colombe, roulant et contournant mes pensées dedans mon coeur par une attentive considération, afin de m’exciter à bénir et louer la souveraine miséricorde de mon Dieu, qui m’a retiré des portes de la mort, ayant compassion de ma misère. Ainsi, dit Isaïe, nous rugirons ou bruirons comme des ours, et gémirons méditant comme des colombes (3); le bruit des ours se rapportant aux exclamations par lesquelles on s’écrie en l’oraison vocale, et les gémissements des colombes à la sainte méditation.

(1) Is 38,14
(2) Piallement, piaillement, cri plaintif.
(3) Is 39,11


Mais afin qu’on sache que les colombes ne font pas leur grunement (1) seulement ès occasions de tristesse, ains encore en celles de la joie, l’époux sacré décrivant le printemps naturel pour exprimer les grâces du printemps spirituel : La voix, dit-il, de la tourterelle a été ouie en notre terre (2), parce qu’au printemps la tourterelle commence à s’échauffer, ce qu’elle témoigne par son ramage qu’elle répand plus fréquemment; et tôt après : Ma colombe, montre-moi ta face; que ta voix résonne à mes oreilles; car ta voix est douce, et ta face très bienséante et gracieuse (3). Il veut dire, Théotime, que l’âme dévote lui est très agréable, quand elle se présente devant lui, et qu’elle médite comme la colombe, pour s’échauffer au saint amour spirituel. Ains celui qui avait dit : Je méditerai comme la colombe (4), exprimant sa conception d’une autre sorte : Je repenserai, dit-il, devant vous, ô mon Dieu, toutes mes années en l’amertume de mon âme (5); car méditer et repenser pour exciter les affections n’est qu’une même chose. Dont Moïse avertissant le peuple de repenser les faveurs reçues de Dieu, il ajoute cette raison.

Afin, dit-il, que tu observes ses commandements, et que tu chemines en ses voies, et que tu le craignes (6). Et notre Seigneur même fait ce commandement

(1) Grunement, petit grognement, roucoulement.
(2) Ct 2,12
(3) Ct 14
(4) Is 33,14
(5) Is 15
(6) Dt 8,6

à Josué : Tu méditeras au livre de la loi jour et nuit, afin que tu gardes et fasses ce qui est écrit en icelui (1). Ce qu’en l’un des passages est exprimé par le mot de méditer, est déclaré en l’autre par celui de repenser. Et pour montrer que la pensée réitérée et la méditation tend à nous émouvoir aux affections, résolutions et actions, il est dit, en l’un et l’autre passage, qu’il faut repenser et méditer en la loi pour l’observer et pratiquer. En ce sens l’Apôtre nous exhorte en cette sorte : Repensez d celui. qui a reçu une telle contradiction des pécheurs afin que vous ne vous lassiez, manquant de courage (2). Quand il dit: repensez, c’est autant comme s’il disait : Méditez. Mais pourquoi veut-il que nous méditions la sainte Passion? Non, certes, afin que nous devenions savants, mais afin que nous devenions patients et courageux au chemin du ciel. O comme j’ai chéri votre loi, mon Seigneur! dit David, c’est tout le jour ma méditation (3). Il médite en la loi, parce qu’il la chérit; et il la chérit, parce qu’il la inédite.

(1) Jos 1,8
(2) He 12
(3) Ps 118,97


La méditation n’est autre chose que le ruminement mystique requis pour n’être point immonde, auquel une des dévotes bergères qui suivaient la sacrée Sulamite nous invite; car elle assure que la sainte doctrine est comme un vin précieux, digne non seulement d’être bu par les pasteurs et docteurs, mais d’être soigneusement savouré, et, par manière de dire, mâché et ruminé. Ton gosier, dit-elle, dans lequel se forment les paroles saintes, est un vin très bon, digne de mon bien-aimé, pour être bu de ses lèvres, et de ses dents pour être ruminé (1). Ainsi le bienheureux Isaac, comme un agneau net et pur, sortait devers le soir aux champs pour se retirer (2), conférer et exercer son esprit avec Dieu, c’est-à-dire, prier et méditer.

(1) Ct 8,9
(2) Gn 22,63

L’avette va voletant çà et là au printemps sur les fleurs, non à l’aventure, mais à dessein; non pour se récréer seulement à voir la gaie diaprure (3) du paysage, mais pour chercher le miel, lequel ayant trouvé, elle le suce et s’en charge; puis le portant dans sa ruche, elle l’accommode artistement en séparant la cire, et d’icelle faisant le bornai (4) dans lequel elle réserve le miel pour l’hiver suivant. Or, telle est l’âme dévote en méditation: elle va de mystère en mystère, non point à la volés, ni pour se consoler seulement à voir l’admirable beauté de ces divins objets; mais destinément et à dessein, pour trouver des motifs d’amour onde quelque céleste affection; et les ayant trouvés, elle les tire à soi, elle les savoure, elle s’en charge; et les ayant réduits et colloqués dedans son coeur, elle met à part ce qu’elle voit de plus propre pour son avancement, faisant enfin des résolutions convenables pour le temps de la tentation. Ainsi la céleste amante, comme une abeille mystique, va voletant au Cantique des cantiques, tantôt sur les yeux, tantôt sur les lèvres, sur les joues, sur la chevelure de son bien-aimé, pour en tirer la suavité de mille affections amoureuses, remarquant par le menu tout ce

(3) Diaprure, variété.
(4) Bornal, ruche, gâteau de cire.

qu’elle trouve de rare pour cela; de sorte que tout ardente de la sacrée dilection, elle parle avec lui, elle l’interroge, elle l’écoute, elle soupire, elle aspire, elle l’admire; comme lui de son côté la comble de contentement, l’inspirant, lui touchant et ouvrant le coeur, puis répandant en icelui des clartés, des lumières, des douceurs sans fin, mais d’une façon si secrète que l’on peut bien parler de cette sainte conversation de l’âme avec Dieu comme le sacré texte dit de celle de Dieu avec Moïse: Que Moïse étant seul sur le coupeau (1) de la montagne, il parlait à Dieu, et Dieu lui répondait (2).

(1) Coupeau, sommet.(2) Ex 19,19



Sales: Amour de Dieu 5110