Sales: Amour de Dieu






Saint François de Sales

Traité de l’Amour de Dieu

Nouvelle édition revue et annotée Par l’abbé JULES BONHOMMECuré de Saint Jean-Baptiste de Grenelle, à Paris Tome Premier Paris, 1924




ORAISON DÉDICATOIRE

1
Très sainte Mère de Dieu, vaisseau d’incomparable élection, élection de la souveraine dilection, vous êtes la plus aimable, la plus amante et la plus aimée de toutes les créatures. L’amour du Père céleste prit son bon plaisir en vous de toute éternité, destinant votre chaste coeur à la perfection du saint amour, afin qu’un jour vous aimassiez son Fils unique de l’unique amour maternel, comme il l’aimait éternellement de l’unique amour paternel. O Jésus mon Sauveur ! à qui puis-je mieux dédier les paroles de votre amour, qu’au coeur très aimable de la bien-aimée de votre âmes ?

Mais, ô Mère toute triomphante! qui peut jeter ses yeux sur votre Majesté, sans voir à votre dextre celui que votre Fils voulut si souvent, pour l’amour de vous, honorer du titre de père, le vous ayant uni par le lien céleste d’un mariage tout virginal, à ce qu’il fût votre secours et coadjuteur en la charge de la conduite et éducation de sa divine enfance? O grand saint Joseph, époux très aimé de la Mère du Bien-aimé! hé! combien de fois avez-vous porté l’amour du ciel et de la terre entre vos bras, tandis qu’embrasé des doux embrassements et baisers de ce divin Enfant, votre âme fondait d’aise lorsqu’il prononçait tendrement à vos oreilles (ô Dieu, quelle suavité!) que vous étiez son grand ami et son cher père bien-aimé!

On mettait jadis les lampes de l’ancien temple sur des fleurs de lis d’or. O Marie et Joseph! pair sans pair, lis sacrés d’incomparable beauté, entre lesquels le bien-aimé se repaît et repaît tous ses amants! hélas si j’ai quelqu’espérance que cet écrit d’amour puisse éclairer et enflammer les enfants de lumière, où le puis-je mieux colloquer qu’emmi (1) vos lis? lis esquels le soleil de justice, splendeur et candeur de la lumière éternelle, s’est si souverainement récréé qu’il y a pratiqué les délices de l’ineffable dilection de son coeur envers nous. O Mère bien-aimée du Bien-aimé! ô époux bien-aimé de la bien-aimée, prosterné sur ma face devant vos pieds qui portèrent mon Sauveur, je vous dédie et consacre ce petit ouvrage d’amour à l’immense grandeur de votre dilection. Hé ! je vous jure par ce coeur de votre doux Jésus, qui est le roi des coeurs, que les vôtres adorent, animez mon âme et celle de tous ceux qui liront cet écrit de votre toute-puissante faveur envers le Saint-Esprit; afin que nous immolions meshui (2) en holocauste toutes nos affections à sa divine bonté, pour vivre, mourir et revivre à jamais emmi les flammes de ce céleste feu que notre Seigneur votre Fils a tant désiré d’allumer en nos coeurs, que pour cela il ne cessa de travailler et soupirer jusques à la mort de la croix.

(1) Emmi, parmi.
(2) Meshui, désormais, aujourd’hui.


VIVE JÉSUS !

PRÉFACE

4
Le Saint-Esprit enseigne que les lèvres de la divine épouse, c’est-à-dire, de l’Église, ressemblent à l’écarlate et au bornal (1) qui distille le miel (
Ct 4,11), afin que chacun sache que toute la doctrine qu’elle annonce, consiste en la sacrée dilection, plus éclatante en vermeil que l’écarlate, à cause du sang de l’époux qui l’enflamme; plus douce que le miel, à cause de la suavité du bien-aimé qui la comble de délices. Ainsi, ce céleste époux voulant donner commencement à la publication de sa loi, jeta sur l’assemblée des disciples qu’il avait députés à cet office, force langues de feu; montrant assez par ce moyen que la prédication évangélique était toute destinée à l’embrasement des coeurs.

(1) Bornal, ruche de cire, ouvrage des abeilles. Dans le Limousin on dit encore bourna.

Représentez-vous de belles colombes aux rayons du soleil, vous les verrez varier en autant de couleurs comme vous diversifierez le biais duquel vous les regarderez; parce que leurs plumes sont si propres à recevoir la splendeur, que le soleil voulant mêler sa clarté avec leur pennage (1), il se fait une multitude de transparences, lesquelles produisent une grande variété de nuances et changements de couleurs, mais couleurs si agréables à voir, qu’elles surpassent toutes couleurs et l’émail encore des plus belles pierreries, couleurs resplendissantes et si mignardement dorées, que leur or les rend plus vivement colorées; car en cette considération le Prophète royal disait aux Israélites

Quoique l’affliction vous fane le visage,
Votre teint désormais se verra ressemblant
Aux ailes d’un pigeon où l’argent est tremblant,
Et dont l’or brunissant rayonne le pennage. (Ps 67,14)

Certes l’Église est parée d’une variété excellente d’enseignements, sermons, traités et livres pieux, tous grandement beaux et aimables à la vue, à cause du mélange admirable que le soleil de justice fait des rayons de sa divine sagesse avec les langues des pasteurs, qui sont leurs plumes, et avec leurs plumes, qui tiennent aussi quelquefois lieu de langues, et font le riche pennage de cette colombe mystique. Mais parmi toute la diversité des couleurs de la doctrine qu’elle publie, on découvre partout le bel or de la sainte dilection qui se fait excellemment entrevoir, dorant de son lustre incomparable toute la science des saints, et la rehaussant au-dessus de toute science. Tout est à l’amour, en l’amour, pour l’amour et d’amour en la sainte Église.

(1) Pennage, plumage.

Mais comme nous savons bien que toute la clarté du jour provient du soleil, et disons néanmoins pour l’ordinaire que le soleil n’éclaire pas, sinon quand à découvert il darde ses rayons en quelque endroit : de même, bien que toute la doctrine chrétienne soit de l’amour sacré, si est-ce que nous n’honorons pas indistinctement toute la théologie du titre de ce divin amour, ains (1) seulement les parties d’icelle qui contemplent l’origine, la nature, les propriétés et les opération d’icelui en particulier.

Or, c’est la vérité que plusieurs écrivains ont admirablement traité ce sujet, surtout ces anciens Pères, qui, servant très amoureusement Dieu, parlaient aussi divinement de son amour. Qu’il fait bon ouïr parler des choses du ciel saint Paul, qui les avait apprises au ciel même, et qu’il fait bon voir ces âmes nourries dans le sein de la dilection écrire de sa sainte suavité! Pour cela même, entre les scolastiques, ceux qui en ont le mieux et le plus discouru, ont pareillement excellé en piété. Saint Thomas en a fait un traité digne de saint Thomas. Saint Bonaventure et le B. Denys le Chartreux en ont fait plusieurs très excellents sous divers titres; et quant à Jean Gerson, chancelier de l’université de Paris, Sixte le Siennois (2) en parle ainsi : « Il a si dignement discouru des cinquante propriétés du divin amour  qui sont çà et là déduites au Cantique des cantiques, qu’il semble que lui seul ait tenu le compte des affections de l’amour de Dieu. » Certes cet homme fut extrêmement docte, judicieux et dévot.

(1) Ains, mais.
(2) Sixte le Siennois. Sixte de Sienne, né en 1520, mort en 1569, juif converti devint dominicain, écrivain célèbre. Il a laissé la Bibliothèque sainte, ouvrage qui traite surtout de la Bible et contient une réfutation des principales hérésies.


Mais afin que l’on sût que cette sorte d’écrits se font plus heureusement par la dévotion des amants que par la doctrine des savants, le Saint-Esprit a voulu que plusieurs femmes aient fait des merveilles en cela. Qui a jamais mieux exprimé les célestes passions de l’amour sacré que sainte Catherine de Gênes, sainte Angèle de Foligni, sainte Catherine de Sienne, sainte Mathilde (1)?

(1) Sainte Mathilde, ou Mechtilde, disciple de sainte Gertrude au XIIIe siècle, a été remarquable par son amour envers. N.-S. Jésus-Christ, décrit dans le livre des Grâces spirituelles ou Révélations de sainte Mechtilde.

En notre âge aussi plusieurs en ont écrit, desquels je n’ai pas eu le loisir de lire distinctement les livres, ains seulement par-ci par-là autant qu’il était requis pour voir si celui-ci pourrait encore trouver place. Le père Louis de Grenade, ce grand docteur de piété, a mis un Traité de l’amour de Dieu dans son Mémorial, qu’il suffit de dire être d’un si bon auteur pour le rendre recommandable. Diègue Stella, de l’ordre de Saint François, en a fait un autre grandement effectif et utile pour l’oraison. Christophe de Fonseca, religieux augustin, en a mis en lumière un encore plus grand, où il dit diverses belles choses. Le Père Louis Richeome, de la compagnie de Jésus, a aussi publié un livre sous le titre de l’Art d’aimer Dieu par les créatures; et cet auteur est tant aimable en sa personne et en ses beaux écrits, qu’on ne peut douter qu’il ne le soit encore plus écrivant de l’amour même. Le Père de Jésus, Maria, de l’ordre des Carmes déchaussés, a composé un livret qui porte de même le nom de l’Art d’aimer Dieu, lequel est fort estimé. Le grand et célèbre cardinal Bellarmin a aussi depuis peu fait voir un petit livret intitulé : L’Escalier pour monter à Dieu par les créatures, qui ne peut être qu’admirable, partant de cette très savante main et très dévote âme, qui a tant écrit et si doctement pour le bien de l’Eglise. Je ne veux rien dire du Parénétique (1), de ce fleuve d’éloquence qui flotte meshui parmi toute la France par la multitude et variété de ses sermons et beaux écrits. L’étroite consanguinité spirituelle que mon âme a contractée avec la sienne, lorsque par l’imposition de mes mains il reçut le caractère sacré de l’ordre épiscopal pour le bonheur du diocèse de Belley et l’honneur de l’Église, outre mille noeuds d’une sincère amitié qui nous lient ensemble, ne permet pas que je puisse parler au crédit de ses ouvrages entre lesquels ce Parénétique de l’amour divin fut une des premières saillies de la nonpareille affluence d’esprit que chacun admire en lui.

(1) Parénétique, auteur de discours moraux. Le saint nomme ainsi son ami J. Pierre Camus, évêque de Belley, qui publia plus tard l’Esprit de saint François de Sales, 6 vol. 1641.

Nous voyons de plus un grand et magnifique Palais que le R. F. Laurent de Paris, prédicateur de l’ordre des Capucins, bâtit à l’honneur de l’amour divin lequel étant achevé sera un cours accompli de la science de bien aimer. Mais enfin, la bienheureuse Térèse de Jésus a si bien écrit des mouvements sacrés de la dilection en tous les livres qu’elle a laissés, qu’on est ravi de voir tant d’éloquence en une si grande humilité, tant de fermeté d’esprit en une si grande simplicité et sa très savante ignorance fait paraître très ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, après un grand tracas d’étude, se voient honteux de n’entendre pas ce qu’elle écrit si heureusement de la pratique du saint amour. Ainsi, Dieu élève le trône de sa vertu sur le théâtre de notre infirmité, se servant des choses faibles pour confondre les fortes (1Co 1,27).

Or, quoique ce Traité que je te présente, mon cher Lecteur, suive de bien loin ces excellents livres, sans espoir de les pouvoir acconsuivre (2), si est-ce que j’espère tant en la faveur des deux amants célestes auxquels je le dédie, qu’encore te pourra-t-il rendre quelque sorte de service, et que tu y rencontreras beaucoup de bonnes considérations qu’il ne te serait pas si aisé de trouver ailleurs; comme réciproquement tu trouveras ailleurs plusieurs belles choses qui ne sont pas ici, Il me semble même que mon dessein n’est pas celui des autres, sinon en général, en tant que nous visions tous à la gloire du saint amour. Mais de ceci la lecture t’en fera foi.

(2) Acconsuivre, atteindre.

Certes, j’ai seulement pensé à représenter simplement et naïvement, sans art et encore plus sans fard l’histoire de la naissance, du progrès, de la décadence, des opérations, propriétés, avantages et excellences de l’amour divin. Que si outre cela tu trouves quelqu’autre chose, ce sont des surcroissances qu’il n’est presque pas possible d’éviter à celui qui, comme moi, écrit entre plusieurs distractions. Mais je crois bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte d’utilité. La nature même, qui est une si sage ouvrière, projetant la production des raisins, produit quant et quant (1), comme par une prudente inadvertance, tant de feuilles et de pampres, qu’il y a peu de vignes qui n’aient besoin en leur saison d’être effeuillées et ébourgeonnées.

(1) Quant et quant, avec, en même temps.

On traite maintes fois les écrivains trop rudement, on précipite les sentences que l’on rend contre eux, et bien souvent avec plus d’impertinence qu’ils n’ont pratiqué d’imprudence en se hâtant de publier leurs écrits. La précipitation des jugements met grandement en danger la conscience des juges et l’innocence des accusés. Plusieurs écrivent sottement, et plusieurs censurent lourdement. La douceur des lecteurs rend douce et utile la lecture, et pour t’avoir plus favorable, mon cher Lecteur, je te veux ici rendre raison de quelques points qui autrement à l’aventure te mettraient en mauvaise humeur.

Quelques-uns peut-être trouveront que j’ai trop dit, et qu’il n’était pas requis de prendre ainsi les discours jusque dans leurs racines. Mais je pense que le divin amour est une plante pareille à celle que nous appelons angélique, de laquelle la racine n’est pas moins odorante et salutaire que la tige et les feuilles. Les quatre premiers livres et quelques chapitres des autres pouvaient sans doute être omis, au gré des âmes qui ne cherchent que la seule pratique de la sainte  dilection ; mais tout cela néanmoins leur sera bien utile, si elles le regardent dévotement. Cependant plusieurs peut-être aussi eussent trouvé mauvais de ne voir pas ici toute la suite de ce qui appartient au Traité du céleste amour. Certes, j’ai eu en considération la condition des esprits de ce siècle, et je le devais; il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit.

Je cite aucunes fois l’Écriture sainte en autres termes que ceux qui sont portés par l’édition ordinaire. O vrai Dieu! mon cher Lecteur, ne me fais pas pour cela ce tort de croire que je veuille me départir de cette édition-là ha non ! car je sais que le Saint-Esprit l’a autorisée par le sacré concile de Trente, et que partant nous nous y devons tous arrêter; ains au contraire je n’emploie les autres versions que pour le service de celle-ci, quand elles expliquent et confirment son vrai sens. Par exemple, ce que l’époux céleste dit à son épouse : Tu as blessé mon coeur, est fort éclairci par l’autre version : Tu m’as emporté le coeur, ou Tu as tiré et ravi mon coeur (Ct 4,9). Ce que notre Seigneur dit : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, est grandement amplifié et déclaré selon le grec, Bienheureux sont les mendiants d’esprit (Mt 5,3); et ainsi des autres.

J’ai souvent cité le sacré Psalmiste en vers, et ç’a été pour récréer ton esprit; et selon la facilité que j’en ai eue par la belle traduction de Philippe des Portes, abbé de Tiron (3), de laquelle néanmoins je me suis quelquefois départi, non certes cuidant (1) de pouvoir faire mieux les vers que ce fameux poète, car je serais un grand impertinent si, n’ayant jamais seulement pensé à cette sorte d’écrire, je prétendais d’y réussir en un âge et en une condition de vie qui m’obligerait de m’en retirer, si jamais j’y avais été engagé; mais en quelques endroits où il y pouvait avoir plusieurs intelligences, je n’ai pas suivi ses vers, parce que je ne voulais pas suivre son sens: comme au Ps 132, il a entendu un mot latin, qui est, des franges de la robe, que j’ai estimé devoir être pris pour le collet; c’est pourquoi j’ai fait la traduction à mon gré.

Je ne dis rien que je n’aie appris des autres; or, il me serait impossible de me ressouvenir de qui j’ai reçu chaque chose en particulier. Mais je t’assure bien que si j’avais tiré de quelque auteur des grandes pièces dignes de quelque remarque, je ferais conscience de ne lui en rendre pas la louange qu’il en mériterait, et pour t’ôter un soupçon qui te pourrait venir en l’esprit contre ma sincérité, pour ce regard (2) je t’avertis que la chapitre 13 du septième livre est extrait d’un sermon que je fis à Paris, à Saint-Jean-en-Grève, le jour de l’Assomption de Notre-Dame, l’an 1602.

(3) Phil. Desportes, poète, oncle de Régnier, né en 1546, mort en 1606, pourvu de plusieurs abbayes, entre autres celle de Tiron, au diocèse de Chartres, il abandonna la poésie légères et publia une traduction des Psaumes.
(1) Cuidant, pensant, jugeant.
(2) Pour ce regard, à ce propos.

Je n’ai pas toujours exprimé la suite des chapitres; mais si tu y prends garde, tu trouveras aisément les noeuds de leur liaison. En cela et plusieurs autres choses, j’ai eu grand soin d’épargner mon loisir et ta patience. Lorsque j’eus fait imprimer l’Introduction à la vie dévote, monseigneur l’archevêque de Vienne, Pierre de Villars, me fit la faveur de m’en écrire son opinion en termes si avantageux pour ce livret et pour moi, que je n’oserais jamais les redire; et m’exhortant d’appliquer le plus que je pourrais de mon loisir à faire de pareilles besognes, entre plusieurs beaux avis desquels il me gratifia, l’un fut que j’observasse toujours, tant que le sujet le permettrait, la brièveté des chapitres; car tout ainsi, dit-il, que les voyageurs, sachant qu’il y a quelque beau jardin à vingt ou vingt-cinq pas de leur chemin, se détournent aisément de si peu pour l’aller voir, ce qu’ils ne feraient pas s’ils savaient qu’il fût plus éloigné de leur route: de même ceux qui savent que la fin d’un chapitre n’est guère éloignée du commencement, ils entreprennent volontiers de le lire; ce qu’ils ne feraient pas, pour agréable qu’en fût le sujet, s’il fallait beaucoup de temps pour en achever la lecture. J’ai donc eu raison de suivre en cela mon inclination, puisqu’elle fut agréable à ce grand personnage, qui a été l’un des plus saints prélats et des plus savants docteurs que l’Église ait eus de notre âge, et lequel, lorsqu’il m’honora de sa lettre, était le plus ancien de tous les docteurs de la Faculté de Paris.

Un grand serviteur de Dieu m’avertit naguère que l’adresse que j’avais faite de ma parole à Philothée, en l’Introduction en la vie dévote, avait empêché plusieurs hommes d’ers faire leur profit, d’autant qu’ils n’estimaient pas dignes de la lecture d’un homme les avertissements faits pour une femme. J’admirai qu’il se trouvât des hommes mes qui, pour vouloir paraître hommes, se montrassent en effet si peu hommes; car je te laisse à penser, mon cher Lecteur, si la dévotion n’est pas également pour les hommes comme pour les femmes; et s’il ne faut pas lire avec pareille attention et révérence la seconde épître de saint Jean, adressée à la sainte dame Electa, comme la troisième, qu’il destine à Caïus, et si mille et mille lettres ou excellents traités des anciens Pères de l’Eglise doivent être tenus pour inutiles aux hommes, d’autant qu’ils sont adressés à des saintes femmes de ce temps-là. Mais outre cela, c’est l’âme qui aspire à la dévotion, que j’appelle Philothée; et les hommes ont une âme aussi bien que les femmes.

Toutefois, pour imiter en cette occasion le grand Apôtre, qui s’estimait redevable à tous (Rm 1,14), j’ai changé d’adresse en ce Traité, et parle à Théotime. Que si d’aventure il se trouvait des femmes (or, cette impertinence serait plus supportable en elles) qui ne voulussent pas lire les enseignements qu’on a faits à un homme, je les prie de croire que le Théotime auquel je parle est l’esprit humain qui désire faire progrès en la dilection sainte, esprit qui est également aux femmes comme ès hommes.

Ce Traité donc est fait pour aider l’âme déjà dévote à ce qu’elle se puisse avancer en son dessein, et pour cela il m’a été force de dire plusieurs choses un peu moins connues au vulgaire, et qui par conséquent sembleront plus obscures. Le fond de la science est toujours un peu plus malaisé à sonder, et se trouve peu de plongeons (1) qui veuillent et sachent aller recueillir les perles et autres pierres précieuses dans les entrailles de l’Océan. Mais si tu as le courage franc pour enfoncer cet écrit, il t’arrivera de vrai comme aux plongeons, lesquels, dit Pline, étant ès plus profonds gouffres de la mer, y voient clairement la lumière du soleil; car tu trouveras ès endroits les plus malaisés de ces discours une bonne et amiable clarté. Et certes, comme je n’ai pas voulu suivre ceux qui méprisent quelques livres qui traitent d’une certaine vie suréminente en perfection, aussi n’ai-je pas voulu parler de cette suréminence, car ni je ne puis censurer les auteurs, ni autoriser les censeurs d’une doctrine que tu n’entends pas.

(1) Plongeons, plongeurs.

J’ai touché quantité de points de théologie, mais sans esprit de contention, proposant simplement, non tant ce que j’ai jadis appris ès disputes, comme ce que l’attention au service des âmes et l’emploi de vingt-quatre années en la sainte prédication m’ont fait penser être plus convenable à la gloire de l’Évangile et de l’Eglise.

Au demeurant, quelques gens de marque de divers endroits m’ont averti que certains livrets ont été publiés sous les seules premières lettres du nom de leurs auteurs, qui se trouvent les mêmes avec celles du mien, qui a fait estimer à quelques-uns que ce fussent besognes sorties de ma main, non sans un peu de scandale de ceux qui cuidaient que je me fusse détraqué de ma simplicité pour enfler mon style de paroles pompeuses, mon discours de conceptions mondaines, et mes conceptions d’une éloquence altière et bien empanachée. A cette cause, mon cher Lecteur, je te dirai que comme ceux qui gravent on entaillent sur les pierres précieuses, ayant la vue lassée à force de la tenir bandée sur les traits déliés de leurs ouvrages, tiennent très volontiers devant eux quelque belle émeraude, afin que la regardant de temps en temps ils puissent récréer en son verd, et remettre en nature leurs yeux allangouris; et de même en cette variété d’affaires que ma condition me donne incessamment, j’ai toujours des petits projets de quelque traité de piété que je regarde, quand je puis, pour alléger et délasser mon esprit.

Mais je ne fais pas pourtant profession d’être écrivain; car la pesanteur de mon esprit et la condition de ma vie exposée au service et à l’abord de plusieurs ne me le sauraient permettre. Pour cela j’ai donc fort peu écrit, et beaucoup moins mis en lumière; et pour suivre le conseil et la volonté de mes amis, je te dirai que c’est afin que tu n’attribues pas la louange du travail d’autrui à celui qui n’en mérite point du sien propre.

Il y a dix-neuf ans que me trouvant à Thonon, petite ville située sur le lac de Genève, laquelle lors se convertissait petit à petit à la foi catholique, le ministre adversaire de l’Église criait partout que l’article catholique de la réelle présence du corps du Sauveur en l’Eucharistie détruisait le symbole et l’analogie de la foi (car il était bien aise de dire ce mot d’analogie, non entendu par ses auditeurs, afin de paraître fort savant), et sur cela les autres prédicateurs catholiques avec lesquels j’étais là me chargèrent d’écrire quelque chose en réfutation de cette vanité; et je fis ce qui me sembla convenable, dressant une briève méditation sur le symbole des apôtres pour confirmer la vérité, et toutes les copies furent distribuées en ce diocèse, où je n’en trouve plus aucune.

Peu après, Son Altesse (1) vint deçà les monts, et trouvant les bailliages de Chablaix, Gaillard et Ternier, qui sont ès environs de Genève, à moitié disposés de recevoir la sainte religion catholique, qui en avait été arrachée par le malheur des guerres et révoltes il y avait près de soixante-dix ans, elle se résolut d’en rétablir l’exercice en toutes les paroisses, et d’abolir celui de l’hérésie. Et parce que d’un côté il y avait de grands empédiements à ce bonheur, selon les considérations que l’on appelle raisons d’État, et que d’ailleurs plusieurs, non encore bien instruits de la vérité, résistaient à ce tant désirable rétablissement, Son Altesse surmonta la première difficulté par la fermeté invincible de son zèle à la sainte religion, et la seconde par une douceur et prudence extraordinaire; car elle fit assembler les principaux et plus opiniâtres, et les harangua avec une éloquence si amiablement pressante, que presque tous, vaincus, par la douce violence de son amour paternel envers eux, rendirent les armes de leur opiniâtreté à ses pieds, et leurs âmes entre les mains de la sainte Église.

(1) Charles-Emmanuel dit le Grand, duc de Savoie de 580 à 1630.

Mais qu’il me soit loisible, mon cher Lecteur, je t’en prie, de dire ce mot en passant. On peut louer beaucoup de riches actions de ce grand prince, entre lesquelles je vois la preuve de son indicible vaillance et science militaire qu’il vient de rendre maintenant admirée de toute l’Europe. Mais toutefois, quant à moi, je ne puis assez exalter le rétablissement de la sainte religion en ces trois bailliages que je viens de nommer; y ayant vu tant de traits de piété assortis d’une si grande variété d’actions de prudence, constance, magnanimité, justice et débonnaireté, qu’en cette seule petite pièce il me semblait de voir comme en un tableau raccourci tout ce qu’on loue ès princes qui jadis ont le plus ardemment servi à la gloire de Dieu et de l’Église : le théâtre était petit, mais les actions grandes. Et comme cet ancien ouvrier ne fut jamais tant estimé pour ses ouvrages de grande forme, comme il fut admiré d’avoir su faire un navire d’ivoire assorti de tout son équipage en si petit volume que les ailes d’une abeille le couvraient tout: aussi estimé-je plus ce que ce grand prince fit alors en ce petit coin de ses États, que beaucoup d’actions du plus grand éclat que plusieurs relèvent jusqu’au ciel.

Or, en cette occasion, on replanta par toutes les avenues et places publiques de ces quartiers-là les victorieuses enseignes de la croix; et parce que peu auparavant on en avait planté une fort solennellement à Ennemasse près Genève, un certain ministre fit un petit traité contre l’honneur d’icelle, contenant une invective ardente et vénéneuse, à laquelle pour cela il fut trouvé bon que l’on répondit et, monseigneur Claude de Granier, mon prédécesseur, duquel la mémoire est en bénédiction, m’en imposa la charge, selon le pouvoir qu’il avait sur moi, qui le regardais, non seulement comme mon Évêque, mais comme un saint serviteur de Dieu. Je fis donc cette réponse sous le titre de Défense de l’étendard de la croix, et la dédiai à Son Altesse, partie pour lui témoigner ma très humble subjection, partie pour lui faire quelque remerciement du soin qu’elle avait de l’Église en ces lieux-là.

Or, depuis peu on a réimprimé cette défense sous le titre prodigieux de la Panthalogie ou Trésor de la croix, titre, auquel jamais je ne pensai, comme en vérité aussi ne suis-je pas homme d’étude, ni de loisir, ni de mémoire, pour pouvoir assembler tant de pièces de prix en un livre qu’il puisse porter le titre de Trésor ni de Panthalogie; et ces frontispices insolents me sont en horreur.

L’architecte est un sot, qui, privé de raison, fait le portail plus grand que toute la maison.

On célébra, l’an 1602, à Paris, où j’étais, les obsèques de ce magnanime prince Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercoeur; lequel avait fait tant de beaux exploits contre les Turcs en Hongrie, que tout le christianisme devait conspirer à l’honneur de sa mémoire. Mais surtout madame Marie de Luxembourg, sa veuve, fit de son côté tout ce que son courage et l’amour du défunt lui purent suggérer pour solenniser ses funérailles, et parce que mon père, mon aïeul et mon bisaïeul avaient été nourris pages des très illustres et excellents princes de Martigues, ses pères et ses prédécesseurs, elle me regarda comme serviteur héréditaire de sa maison, et me choisit pour faire la harangue funèbre en cette si grande célébrité où se trouvèrent non seulement plusieurs cardinaux et prélats, mais quantité de princes, princesses, maréchaux de France, chevaliers de l’ordre, et même la cour de parlement en corps. Je fis donc cette oraison funèbre, et la prononçai en cette si grande assemblée dans la grande église de Paris; et parce qu’elle contenait un abrégé véritable des faits héroïques du prince défunt, je la fis volontiers imprimer, puisque la princesse veuve le désirait, et que son désir me devait être une loi. Or, je dédiai cette pièce-là à madame la duchesse de Vendôme, lors encore fille et toute jeune princesse, mais en laquelle on voyait déjà fort connaissablement les traits de cette excellente vertu et piété qui reluisent maintenant en elle, dignes de l’extraction et nourriture d’une si dévote et pieuse mère.

A même temps que l’on imprimait cette oraison, j’appris que j’avais été fait évêque, si que je revins sitôt ici pour être consacré et commencer ma résidence; et d’abord on proposa la nécessité qu’il y avait d’avertir les confesseurs de quelques points d’importance, et pour cela j’écrivis vingt-cinq avertissements que je fis imprimer pour les faire courir plus aisément parmi ceux à qui je les adressais; mais depuis ils ont été réimprimés en divers lieux.

Trois ou quatre ans après, je mis en lumière l’Introduction à la vie dévote, pour les occasions et en la façon que j’ai remarquées en la préface d’icelle, dont je n’ai rien à te dire, mon cher Lecteur, sinon que si ce livret a reçu généralement un doux et gracieux accueil, voire même parmi les plus braves prélats et docteurs de l’Église; il n’a pas pourtant été exempt d’une rude censure de quelques-uns qui ne m’ont pas seulement blâmé, mais m’ont âprement baffoué en public de ce que je dis à Philothée, que le bal est une action de soi-même indifférente, et qu’en récréation ou peut dire des quolibets; et moi, sachant la qualité de ces censeurs, je loue leur intention, que je pense avoir été bonne. Mais j’eusse néanmoins désiré qu’il leur eût plu de considérer que la première proposition est puisée de la commune et véritable doctrine des plus saints et savants théologiens: que j’écrivais pour les gens qui vivent emmi le monde et les cours qu’au partir de là, j’inculque soigneusement, l’extrême péril qu’il y a ès danses; et que quant à la seconde proposition, avec le mot de quolibet, elle n’est pas de moi, mais de cet admirable roi saint Louis; docteur digne d’être suivi en l’art de bien conduire les courtisans à la vie dévote. Car je crois que s’ils eussent pris garde à cela, leur charité et discrétion n’eût jamais permis à leur zèle, pour vigoureux et austère qu’il eût été, d’armer leur indignation contre moi.

Et sur ce propos, mon cher Lecteur, je te conjure de m’être doux et honteux (1) en la lecture de ce Traité. Que si tu trouves le style un peu (quoique ce sera, je m’assure, fort peu) différent de celui dont j’ai usé écrivant à Philothée, et tous deux grandement divers de celui que j’ai employé en la Défense de La croix, sache qu’en dix-neuf ans on apprend et désapprend beaucoup de choses; que le langage de la guerre est autre que celui de la paix; et que l’on parle d’une façon  aux jeunes apprentis, et d’une autre sorte aux vieux compagnons.

(1) Honteux, réservé; ailleurs bonteux, bienveillant,

Ici, certes, je parle pour les âmes avancées en la dévotion; car il faut que je te dise que nous avons en cette ville une congrégation de filles et veuves (1) qui, retirées du monde, vivent unanimement au service de Dieu sous la protection de sa très sainte Mère; et comme leur pureté et piété d’esprit m’a souvent donné de grandes consolations, aussi ai-je tâché de leur en rendre fréquemment par la distribution de la sainte parole que je leur ai annoncée, tant en sermons publics qu’en colloques spirituels, et presque toujours en la présence de plusieurs religieux et gens de grande dévotion, dont il m’a fallu traiter maintes fois des sentiments plus délicats de la piété, passant au delà de ce que j’avais dit à Philothée; et c’est une bonne partie de ce que je te communique maintenant que je dois à cette bénite assemblée parce que celle qui en est la mère et y préside (2), sachant que j’écrivais sur ce sujet, et que néanmoins malaisément pourrais-je tirer la besogne au jour, si Dieu ne m’aidait fort spécialement, et que je ne fusse continuellement pressé, elle a eu un soin continuel de prier et faire prier pour cela, et de me conjurer saintement de recueillir tous les petits morceaux de loisir qu’elle estimait pouvoir être sauvés par-ci par-là de la presse de mes empêchements, pour les employer à ceci.. Et parce que cette âme m’est en la consolation que Dieu sait, elle n’a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette occasion. Il y a voirement longtemps que j’avais projeté d’écrire de l’amour sacré; mais, ce projet n’était point comparable à ce que cette occasion m’a fait produire, occasion que je te manifeste ainsi naïvement tout à la bonne foi, à l’imitation des anciens, afin que tu saches que je n’écris que par rencontre et occurrence, et que tu me sois plus amiable. On disait entre les païens que Phidias ne représentait jamais rien si parfaitement que les divinités, ni Apelles qu’Alexandre: on ne réussit pas toujours également. Si je demeure court en ce Traité, mon cher Lecteur, fais que ta bonté s’avance, Dieu bénira ta lecture.

(1) Il s’agit de la première réunion de la Visitation, commencée en 1610, à Annecy, qui devait devenir, quelques années après, un ordre religieux cloîtré.
(2) Jeanne de Chantal.

A cette intention, j’ai dédié cet oeuvre à la Mère de dilection et au Père de l’amour cordial, comme j’avais dédié l’Introduction au divin Enfant, qui est le Sauveur des amants et l’amour des sauvés. Certes, comme les femmes, tandis qu’elles sont fortes et habiles à produire aisément les enfants, leur choisissent ordinairement des parrains entre leurs amis de ce monde; mais quand leur faiblesse et indisposition rend leurs enfantements difficiles et périlleux, elles invoquent les saints du ciel, et vouent de faire tenir leurs enfants par quelque pauvre, ou par quelque personne dévote, au nom de saint Joseph, de saint Français d’Assise, de saint François de Paule, de saint Nicolas, ou de quelqu’autre bienheureux qui puisse impétrer de Dieu le bon succès de leur grossesse et une naissance vitale pour l’enfant: de même avant que je fusse évêque, me trouvant avec plus de loisir et moins d’appréhension pour écrire, je dédiai les petits ouvrages que je fis, aux princes de la terre; mais maintenant qu’accablé de ma charge j’ai mille difficultés d’écrire, je ne consacre plus rien qu’aux princes du ciel, afin qu’ils m’obtiennent la lumière requise, et que si telle est la volonté divine, ces écrits aient une naissance fructueuse et utile à plusieurs.

Ainsi Dieu te bénisse, mon cher Lecteur, et te fasse riche de son saint amour. Cependant je soumets toujours de tout mon coeur mes écrits, mes paroles et mes actions à la correction de la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, sachant qu’elle est la colonne et fermeté de la vérité (1Tm 3,15), dont elle ne peut ni faillir ni défaillir; et que nul ne peut avoir Dieu pour père, qui n’aura cette Église pour mère.

A Annecy, le jour des très amants apôtres saint Pierre et saint Paul, mil six cent seize.

BÉNI SOIT DIEU !




Sales: Amour de Dieu