Sales: Amour de Dieu 170

CHAPITRE VII Description de l’amour en général.

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La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout aussitôt qu’elle l’aperçoit, elle se retourne de son côté, pour se complaire en icelui, comme en son objet très agréable, auquel elle est si étroitement alliée, que même l’on ne peut déclarer sa nature que par le rapport qu’elle a avec icelui; non plus qu’on ne saurait montrer la nature du bien que par l’alliance qu’il a avec la volonté. Car je vous prie, Théotime, qu’est-ce que le bien, sinon ce que chacun veut? et qu’est-ce que la volonté, sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien, ou à ce qu’elle estime tel?

La volonté donc apercevant et sentant le bien, par l’entremise de l’entendement qui le lui représente, ressent à même tempe une soudaine délectation et complaisance en ce rencontre (1), qui l’émeut et incline doucement, sans puissamment vers cet objet aimable, afin de s’unir à lui, et pour parvenir à cette union, elle lui fait chercher tous les moyens plus propres.

(1) Ce rencontre; cette rencontre, ce rapprochement.

La volonté donc a une convenance très étroite avec le bien; cette convenance produit la complaisance que la volonté ressent à sentir et apercevoir le bien ; cette complaisance émeut et pousse la volonté au bien; ce mouvement tend à l’union, et enfin, la volonté émue et tendante à l’union, cherche tous les moyens requis pour y parvenir.

Certes, à parler généralement, l’amour comprend tout cela ensemblement, comme un bel arbre, duquel la racine est la convenance de la volonté au bien; le pied en est la complaisance; sa tige c’est le mouvement; les recherches poursuites et autres efforts, en sont les branches, mais l’union et jouissance est le fruit. Ainsi, l’amour semble être composé de ces cinq principales parties sous lesquelles une quantité d’autres petites pièces sont contenues, comme nous verrons à la suite de l’oeuvre.

Considérons de grâce la pratique d’un amour insensible entre l’aimant et le fer ; car c’est la vraie image de l’amour sensible et volontaire, duquel nous parlons. Le fer a donc une telle convenance avec l’aimant, qu’aussitôt qu’il en aperçoit la vertu, il se retourne devers lui; puis il commence soudain à se remuer et démener par des petits tressaillements, témoignant en cela la complaisance qu’il ressent, ensuite de la quelle il s’avance et se porte vers l’aimant, cherchant tous les moyens qu’il peut pour s’unir avec icelui. Ne voilà pas toutes les parties d’un vif amour bien représentées en ces choses inanimées?

Mais enfin pourtant, Théotime, la complaisance, et le mouvement ou écoulement de la volonté en la chose aimable, est, à proprement parler, l’amour, en sorte néanmoins que la complaisance ne soit que le commencement de l’amour; et le mouvement ou écoulement du coeur qui s’en ensuit, soit le vrai amour essentiel; si que l’un et l’autre peut être voirement nommé amour, mais diversement; car comme l’aube du jour peut être appelée jour, aussi cette première complaisance du coeur en la chose aimée peut être nommée amour; parce que c’est le premier ressentiment de l’amour. Mais comme le vrai coeur du jour se prend dès la fin de l’aube jusques au soleil couché, aussi la vraie essence de l’amour consiste au mouvement et écoulement du coeur qui suit immédiatement la complaisance, et se termine à l’union. Bref, la complaisance est le premier ébranlement ou la première émotion que le bien fait en la volonté, et cette émotion est suivie du mouvement et écoulement par lequel la volonté s’avance et s’approche de la chose aimée, qui est le vrai et le propre amour. Disons ainsi, le bien empoigne, saisit et lie le coeur par la complaisance; mais par l’amour, il le tire, conduit et amène à soi; par la complaisance, il le fait sortir; mais par l’amour, il lui fait faire le chemin et le voyage la complaisance, c’est le réveil du coeur, mais l’amour en est l’action ; la complaisance le fait lever, mais l’amour le fait marcher; le coeur étend ses ailes par la complaisance, mais l’amour est son vol. L’amour donc, à parler distinctement et précisément, n’est autre chose que le mouvement, écoulement et avancement du coeur envers le bien.

Plusieurs grands personnages ont cru que l’amour n’était autre chose que la même complaisance; en quoi ils ont eu beaucoup d’apparence de raison; car non seulement le mouvement d’amour prend son origine de la complaisance que le coeur ressent à la première rencontre du bien et aboutit à une seconde complaisance, qui revient au coeur par l’union à la chose aimée; mais outre cela, il tient sa conservation de la complaisance, et ne peut vivre que par elle, qui est sa mère et sa nourriture; si que soudain que la complaisance cesse, l’amour cesse et comme l’abeille, naissant dedans le miel, se nourrit du miel, et ne vole que pour le miel ; ainsi l’amour naît de la complaisance, se maintient par la complaisance et tend à la complaisance. Le poids des choses les ébranle, les meut et les arrête ; c’est le poids de la pierre qui lui donne l’émotion, et le branle à la descente, soudain que les empêchements lui sont ôtés ; c’est le même poids qui lui fait continuer son mouvement en bas, et c’est enfin le même poids encore qui la fait arrêter et s’accoiser, quand elle est arrivée en son lieu. Ainsi est-ce de la complaisance qui ébranle la volonté. C’est elle qui la meut, et c’est elle qui la fait reposer en la chose aimée, quand elle s’est unie à icelle. Ce mouvement d’amour était donc ainsi dépendant de la complaisance en sa naissance, conservation et perfection, et se trouvant toujours inséparablement conjoint avec icelle, ce n’est pas merveille si ces grands esprits ont estimé que l’amour et la complaisance fussent une même chose; bien qu’eu vérité l’amour étant une vraie passion de l’âme, il ne peut être la simple complaisance, mais faut qu’il soit le mouvement qui procède d’icelle.

Or, ce mouvement causé par la complaisance dure jusqu’à l’union ou jouissance. C’est pourquoi, quand il tend à un bien présent, il ne fait autre chose que de pousser le coeur, le serrer, joindre et appliquer à la chose aimée, de laquelle par ce moyen il jouit; et lors ou l’appelle amour de complaisance, parce que soudain qu’il est né de la première complaisance, il se termine à l’autre seconde qu’il reçoit en l’union de son objet présent. Mais quand le bien, devers lequel le coeur s’est retourné, incliné et ému, se trouve éloigné, absent ou futur, ou que l’union ne se peut pas encore faire si parfaitement qu’on prétend, alors le mouvement d’amour, par lequel le coeur tend, s’avance et aspire à cet objet absent, s’appelle proprement désir; car le désir n’est autre chose que l’appétit, convoitise, ou cupidité des choses que nous n’avons pas, et que néanmoins nous prétendons d’avoir.

Il y a encore certains mouvements d’amour, par lesquels nous désirons les choses que nous n’attendons ni prétendons nullement; comme quand nous disons : Que ne suis-je maintenant en paradis ! Je voudrais être roi ! Plût à Dieu que je fusse plus jeune ! A la mienne volonté que je n’eusse jamais péché! et semblables choses. Or, ce sont des désirs, mais désirs imparfaits, lesquels, ce me semble, à proprement parler, s’appellent souhaits: et de fait de telles affections ne s’expriment pas comme les désirs; car quand nous exprimons nos vrais désirs, nous disons : Je désire; mais quand nous exprimons nos désirs imparfaits, nous disons : Je désirerais, ou, je voudrais. Nous pouvons bien dire : Je désirerais d’être jeune ; mais nous ne disons pas: Je désire d’être jeune, puisque cela n’est pas possible; et ce mouvement s’appelle souhait, ou, comme disent les scolastiques, velléité, qui n’est autre chose qu’un commencement de vouloir, lequel n’a point de suite, d’autant que la volonté voyant q’elle ne peut atteindre à cet objet, à cause de l’impossibilité, ou de l’extrême difficulté, elle arrête son mouvement, et le termine en cette simple affection de souhait. Comme si elle disait : Ce bien que je vois, et auquel je ne puis prétendre, m’est à la vérité fort agréable, et bien que je ne le puisse vouloir ni espérer, si est-ce que (1) si je le pouvais vouloir ou désirer, je le désirerais et voudrais volontiers.

(1) Si est-ce que, toujours est-il que.

Bref, ces souhaits ou velléités ne sont autre chose qu’un petit amour, qui se peut appeler amour de simple approbation, parce que, sans aucune prétention, l’âme agrée le bien qu’elle connaît, et rie le pouvant désirer en effet, elle proteste qu’elle le désirerait volontiers, et que vraiment il est désirable.



Ce n’est pas encore tout, Théotime, car il y a des désirs et des souhaits qui sont encore plus imparfaits que ceux que nous venons de dire, d’autant que leur mouvement n’est pas arrêté par l’impossibilité, ou extrême difficulté, mais par la seule incompatibilité qu’ils ont avec des autres désirs ou vouloirs plus puissants, comme quand un malade désire de manger des potirons ou melons, et quoiqu’il en ait à son commandement, il ne veut néanmoins pas en manger, parce qu’il craint d’empirer son mal; car qui ne voit deux désirs en cet homme, l’un de manger des potirons et l’autre de guérir? Mais parce que celui de guérir est plus grand, il étouffe et suffoque l’autre, l’empêchant de produire aucun effet. Jephté souhaitait de conserver sa fille, mais parce que cela était incompatible avec le désir d’observer son voeu, il voulut ce qu’il ne souhaitait pas, qui était de sacrifier sa fille, et souhaita ce qu’il ne voulut pas, qui était de conserver sa fille. Pilate et Hérode souhaitaient de délivrer, l’un le Sauveur, l’autre le Précurseur ; mais parce que ces souhaits étaient incompatibles, l’un avec le désir de complaire aux Juifs et à César, l’autre à Hérodias et à sa fille, ce furent des souhaits vains et inutiles. Or, à mesure que les choses incompatibles avec ce qui est souhaité, sont moins aimables, les souhaits sont plus imparfaits, puisqu’ils sont arrêtés, et comme étouffés par de si faibles contraires. Ainsi le souhait qu’Hérode eut de ne point faire mourir saint Jean, fut plus imparfait que celui que Pilate avait de délivrer Notre-Seigneur ; car celui-ci craignait la calomnie et l’indignation du peuple et de César, et celui-là, de contrister une seule femme.

Et ces souhaits, qui sont arrêtés, non point par impossibilité, mais par l’incompatibilité qu’ils ont avec des plus puissants désirs, s’appellent voirement souhaits et désirs, mais souhaits vains, suffoqués et inutiles. Selon les souhaits des choses impossibles, nous disons: Je souhaite, mais je ne puis; et selon les souhaits des choses possibles, nous disons : Je souhaite, mais je ne veux pas,


CHAPITRE VIII Quelle est la convenance qui excite l’amour.

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Nous disons que l’oeil voit, l’oreille entend, la langue parle, l’entendement discourt, la mémoire se ressouvient, et la volonté aime; mais nous savons bien toutefois que c’est l’homme, à proprement parler, qui, par diverses facultés et différents organes, fait toute cette variété d’opération. C’est donc aussi l’homme qui, par la faculté affective que nous appelons volonté, tend et se complait au bien, et qui a cette grande convenance avec icelui, laquelle est la source et origine de l’amour. Or, ceux-là n’ont pas bien rencontré, qui ont cru que la ressemblance était la seule convenance qui produisit l’amour. Car, qui ne sait que les vieillards les plus sensés aiment tendrement et chèrement les petits enfants, et sont réciproquement aimés d’eux? que les savants aiment les ignorants, pourvu qu’ils soient dociles; et les malades, leurs médecins? Que si nous pouvons tirer quelque argument de l’image d’amour, qui se voit ès choses insensibles, quelle ressemblance peut faire tendre le fer à l’aimant? Un aimant n’a-t-il pas plus de ressemblance avec un autre aimant, ou avec une autre pierre, qu’avec le fer, qui est d’un genre tout différent? Et bien, que quelques-uns, pour réduire toutes les convenances à la ressemblance, assurent que le fer tire le fer, et l’aimant tire l’aimant; si est-ce qu’ils ne sauraient rendre raison pourquoi l’aimant tire plus puissamment le fer, que le fer ne tire le fer même. Mais, je vous prie, quelle similitude y a-t-il entre la chaux et l’eau, ou bien entre l’eau et l’éponge? et néanmoins la chaux et l’éponge prennent l’eau avec une avidité nonpareille, et témoignent envers elle un amour insensible, extraordinaire. Or, il en est de même de l’amour humain ; car il se prend quelquefois plus fortement entre des personnes de contraires qualités, qu’entre celles qui sont fort semblables. La convenance donc, qui cause l’amour, ne consiste pas toujours en la ressemblance, mais en la proportion, rapport, ou correspondance de l’amant à la chose aimée. Car ainsi, ce n’est pas la ressemblance qui rend aimable le médecin au malade, aine la correspondance de la nécessité de l’un avec la suffisance de l’autre, d’autant que l’un a besoin du secours que l’autre peut donner; comme aussi le médecin aime le malade, et le savant son apprenti, parce qu’ils peuvent exercer leurs facultés sur eux. Les vieillards aiment les enfants, non point par sympathie, mais d’autant que l’extrême simplicité, faiblesse et tendreté des uns rehausse et fait mieux paraître la prudence et assurance des autres, et cette dissemblance est agréable : au contraire, les petits enfants aiment les vieillards parce qu’ils les voient amusés et embesoignés d’eux, et que, par un sentiment secret, ils connaissent qu’ils ont besoin de leur conduite (1). Les accords de musique se font en la discordance, par laquelle les voix dissemblables se correspondent, pour toutes ensemble faire un seul rencontre de proportion: comme la dissemblance des pierres précieuses et des fleurs fait l’agréable composition de l’émail et de la diapreure. Ainsi l’amour ne se fait pas toujours par la ressemblance et la sympathie, ains par la correspondance et proportion qui consiste en ce que, par l’union d’une chose à une autre, elles puissent recevoir naturellement de la perfection, et devenir meilleures. La tête certes

(1) De leur conduite, d’être conduits par eux.

ne ressemble pas au corps, ni la main au bras, mais néanmoins ces choses ont une si grande correspondance et joignent si proprement l’une à l’autre, que, par leur mutuelle conjonction, elles s’entre-perfectionnent excellemment. C’est pourquoi si ces parties-là avaient chacune une âme distincte, elles s’entr’aimeraient parfaitement, non point par ressemblance, car elles non point ensemble, mais pour la correspondance qu’elles ont à leur mutuelle perfection. En cette sorte les mélancoliques et les joyeux, les aigres et les doux s’entr’aiment quelquefois réciproquement pour les mutuelles impressions qu’ils reçoivent les uns des autres, au moyen desquelles leurs humeurs sont mutuellement modérées.

Mais quand cette mutuelle correspondance est conjointe avec la ressemblance, l’amour sans doute s’engendre bien plus puissamment; car la similitude étant la vraie image de l’unité, quand deux choses semblables s’unissent par correspondance à même fin, il semble que ce soit plutôt unité qu’union.

La convenance donc de l’amant à la chose aimée est la première source de l’amour, et cette convenance consiste à la correspondance, qui n’est autre chose que le mutuel rapport, qui rend les choses propres à s’unir, pour s’entre-communiquer quelque perfection. Mais ceci s’entendra de mieux en mieux par le progrès du discours.


CHAPITRE IX Que l’amour tend à l’union.

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Le grand Salomon décrit d’un air délicieusement admirable les amours du Sauveur et de l’âme dévote, en ce divin ouvrage que, pour son excellente suavité, on appelle le Cantique des Cantiques. Et pour nous élever plus doucement à la considération de cet amour spirituel qui s’exerce entre Dieu et nous, par la correspondance des mouvements de nos coeurs avec les inspirations de sa divine majesté, il emploie une perpétuelle représentation des amours d’un chaste berger et d’une pudique bergère. Or, faisant parler l’épouse la première, comme par manière d’une certaine surprise d’amour, il lui fait faire d’abord cet élancement : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche (1) ! Voyez-vous, Théotime, comme l’âme, en la personne de cette bergère, ne prétend, par le premier souhait qu’elle exprime, qu’une chaste union avec son époux, comme protestant que c’est l’unique fin à laquelle elle aspire et pour laquelle elle respire ; car, je vous prie, que veut dire autre chose ce premier soupir : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ?

(1)
Ct 1,1

Le baiser, de tout temps, comme par instinct naturel, a été employé pour représenter l’amour parfait, c’est-à-dire l’union des coeurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paraître nos passions et les mouvements que nos âmes ont communs avec les animaux en nos yeux, ès sourcils, au front et en tout le reste du visage. On connaît l’homme au visage (1), dit l’Ecriture ; et Aristote rendant raison de ce qu’à l’ordinaire on ne peint sinon la face des grands hommes: C’est d’autant (2), dit-il, que le visage montre qui nous sommes.

(1) Qo 19,26
(2) C’est d’autant que, c’est suffisant, parce que.

Mais pourtant nous ne répandons nos discours ci les pensées qui procèdent de la portion spirituelle de nos âmes, que nous appelons raison, et par laquelle nous sommes différents d’avec les animaux, sinon par nos paroles, et par conséquent parle moyen de la bouche. Si que verser son âme et répandre son coeur n’est autre chose que parler, versez devant Dieu vos coeurs (3), dit le Psalmiste, c’est-à-dire exprimez et prononcez les affections de votre coeur par paroles. Et la dévote mère de Samuel, prononçant ses prières quoique si bellement qu’à peine voyait-on le mouvement de ses lèvres : J’ai répandu, dit-elle, mon âme devant Dieu. En cette sorte on applique une bouche à l’autre quand on se baise, pour témoigner qu’on voudrait verser les âmes l’une dedans l’autre réciproquement, pour les unir d’une union parfaite ; et pour ce qu’en tout temps et entre les plus saints hommes du monde, le baiser a été le signe de l’amour et dilection, aussi fut-il employé universellement entre tous les premiers chrétiens, comme le grand saint Paul témoigne quand il dit aux Romains et aux Corinthiens : Saluez-vous mutuellement les uns les autres par le saint baiser; et comme plusieurs témoignent, Judas en la prise de Notre-Seigneur employa le baiser, pour le faire

(3) Ps 61,9

connaître, parce que ce divin Sauveur baisait ordinairement ses disciples quand il les rencontrait; et non seulement ses disciples, mais aussi les petits enfants, qu’il prenait amoureusement en ses bras, comme il fit celui par la comparaison duquel il invita si solennellement ses disciples à la charité du prochain, que plusieurs estiment avoir été saint Martial, comme l’évêque Jansénius (1) le rapporte.

(1) Jansénius, évêque de Gand, dans son commentaire sur l’Evangile de saint Marc.

Ainsi donc le baiser étant la vive marque de l’union des coeurs, l’épouse, qui ne prétend, en toutes ses poursuites, que d’être unie avec son bien-aimé: Qu’il me baise, dit-elle, d’un baiser de sa bouche; comme si elle s’écriait: Tant de soupirs et de traits enflammés, que son amour jette incessamment, n’impétreront-ils jamais ce que mon âme désire? Je cours; hé! n’atteindrai-je jamais au prix pour lequel je m’élance, qui est d’être unie coeur à coeur, esprit à esprit, avec mon Dieu, mon époux et ma vie? Quand sera-ce que je répandrai mon âme dans son coeur, et qu’il versera son coeur dedans mon âme, et qu’ainsi heureusement unie, nous vivrons inséparables?

Quand l’esprit divin veut exprimer un amour parfait, il emploie presque toujours les paroles d’union et de conjonction. En la multitude des croyants, dit saint Luc, il n’y avait qu’un coeur et qu’une âme (2). Notre-Seigneur pria son Père pour tous les fidèles, afin qu’ils fussent tous une même chose (3). Saint Paul nous avertit que nous soyons soigneux de conserver l’unité d’esprit par l’union

(2) Ac 4,32
(3) Jn 7,2

de la paix. Ces unités de coeur, d’âme et d’esprit, signifient la perfection de l’amour, qui joint plusieurs âmes en une; ainsi est-il dit que l’âme de Jonathas était collée à l’âme de David comme son âme propre. Le grand apôtre de France (1), tant selon son sentiment, que rapportant celui de son Hiérotée, écrit: Je pense cent fois en un seul chapitre des Noms divins, que l’amour est unifique, unissant, ramassant, resserrant, recueillant et rapportant les choses à l’unité. Saint Grégoire de Nazianze et saint Augustin disent que leurs amis avec eux n’avaient qu’une âme; et Aristote, approuvant déjà de son temps cette façon de parler: Quand, dit-il, nous voulons exprimer combien nous aimons nos amis, nous disons: L’âme de celui-ci et mon âme n’est qu’une ; la haine nous sépare, et l’amour nous assemble. La fin donc de l’amour n’est autre chose que l’union de l’amant à la chose aimée.

(1) Saint Denys l’Aréopagite.


CHAPITRE X. Que l’union à laquelle l’âme prétend est spirituelle.

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Il faut pourtant prendre garde qu’il y a des unions naturelles, comme celles de ressemblance, consanguinité, et de la cause avec son effet; et d’autres, lesquelles, n’étant pas naturelles, peuvent être dites volontaires; car bien qu’elles soient selon la nature, elles ne se font néanmoins que par notre volonté, comme celle qui prend son origine des bienfaits qui unissant indubitablement celui qui les reçoit à celui qui les fait, celle de la conversation et compagnie, et autres semblables. Or, quand l’union est naturelle, elle produit l’amour, et l’amour qu’elle produit nous porte à une nouvelle union naturelle, qui perfectionne la naturelle; ainsi le père et le fils, la mère et la fille, ou deux frères, étant naturellement unis par la communication d’un même sang, sont excités par cette union à l’amour, et par l’amour sont portés à une union de volonté et d’esprit, qui peut être dite volontaire, d’autant qu’encore que son fondement soit naturel, son affection néanmoins est délibérée ; et en ces amours produits par l’union naturelle, il ne faut point chercher d’autre correspondance que celle de l’union même, par laquelle la nature, prévenant la volonté, l’oblige d’approuver, aimer et perfectionner l’union qu’elle a déjà faite. Mais quant aux unions volontaires, elles sont postérieures à l’amour, eu effet, et causes néanmoins d’icelui, comme sa fin et prétention unique; en sorte que, comme l’amour tend à l’union, ainsi l’union étend bien souvent et agrandit l’amour; car l’amour fait chercher la conversation, et la conversation nourrit souvent et accroît l’amour; l’amour fait désirer l’union nuptiale, et cette union réciproquement conserve et dilate l’amour, si que il est vrai en tous sens que l’amour tend à l’union.

Mais à quelle sorte d’union tend-il? N’avez-vous pas remarqué, Théotime, que l’épouse sacrée exprime son souhait d’être unie avec son époux par le baiser, et que le baiser représente l’union spirituelle qui se fait par la réciproque communication des âmes? Certes, c’est l’homme qui aime, mais il aime par la volonté, et partant la fin de son amour est de la nature de sa volonté; mais sa volonté est spirituelle; c’est pourquoi l’union que son amour prétend est aussi spirituelle, d’autant plus que le coeur, siège et source de l’amour, non seulement ne serait pas perfectionné par l’union qu’il aurait aux choses corporelles, mais en serait avili.

Ce n’est pas, Théotime, qu’il n’y ait quelque sorte de passions en l’homme, lesquelles, comme le gui vient sur les arbres par manière de surcroissance et de superfluité, naissent aussi bien souvent parmi l’amour et autour de l’amour; mais néanmoins elles ne sont pas ai l’amour, ni partie de l’amour, ains sont des surcroissances et superfluités d’icelui, lesquelles non seulement ne sont pas profitables pour maintenir ou perfectionner l’amour, mais au contraire l’endommagent grandement, l’affaiblissent, et en fin finale, sj on ne les retranche, le ruinent tout à fait; de quoi voici la raison.

A mesure que notre âme s’emploie à plus d’opérations, ou de même sorte, ou de diverse sorte, elle les fait moins parfaitement et vigoureusement; parce qu’étant finie, sa vertu d’agir l’est aussi, si que fournissant son activité à diverses opérations, il est force (1) que chacune d’icelle en ait moins; par ainsi (2) les hommes fort attentifs à plusieurs choses, le sont moins à chacune d’icelles. On ne saurait exactement considérer les traits d’un visage par la vue, et à même temps exactement écouter

(1) Il est force, il faut forcément.
(2) Par ainsi, de même.

l’harmonie d’une excellente musique, ni en un nième temps être attentif à la figure et à la couleur. Si nous sommes affectionnés à parler, nous ne saurions avoir attention à autre chose.

Ce n’est pas que je ne sache ce qu’on dit de César, et que je ne croie ce que tant de grands personnages ont assuré d’Origène, que leur attention pouvait à même temps s’appliquer à plusieurs objets; mais pourtant chacun confesse qu’à mesure qu’ils l’appliquaient à plus d’objets, elle était moindre à chacun d’iceux. Il y a donc de la différence entre voir, ouïr ou savoir plus, et voir, ouïr ou savoir mieux; car qui voit moins, voit mieux, et qui voit plus, ne voit pas si bien. Il est rare que ceux qui savent beaucoup, sachent bien ce qu’ils savent; parce que la vertu et force de l’entendement épanchée en la connaissance de plusieurs choses est moins forte et vigoureuse que quand elle est ramassée à la considération d’un seul objet. Quand donc l’âme emploie sa vertu affective à diverses sortes d’opérations amoureuses, il est force que son action, ainsi divisée, soit moins vigoureuse et parfaite. Nous avons trou sortes d’actions amoureuses : les spirituelles, les raisonnables et les sensuelles. Quand l’amour écoule sa force par toutes ces trois opérations, il est sans doute plus étendu, mais moins tendu, et quand il ne s’écoule que par une sorte d’opération, il est plus tendu, quoique moins étendu. Ne voyons-nous pas que le feu, symbole de l’amour, forcé de sortir par la seule bouche du canon, fait un éclat prodigieux, qu’il ferait beaucoup moindre s’il avait ouverture par deux ou par trois endroits? Puis donc que l’amour est un acte de notre volonté, qui le veut avoir non seulement noble et généreux, mais fort, vigoureux et actif, il en faut retenir la vertu et la force dans les limites des opérations spirituelles; car qui voudrait l’appliquer aux opérations de la partie sensible ou sensitive de notre âme, il affaiblirait d’autant les opérations intellectuelles, èsquelles toutefois consiste l’amour essentiel.

Les philosophes anciens ont reconnu qu’il y avait deux sortes d’extase, dont l’une nous portait au-dessus de nous-mêmes, l’autre nous ravalait au-dessous de nous-mêmes, comme s’ils eussent voulu dire que l’homme était d’une nature moyenne entre les anges et les bêtes, participant de la nature angélique en sa partie intellectuelle, et de la nature bestiale en sa partie sensitive, et que néanmoins il pouvait, par l’exercice de sa vie et par un continuel soin de soi-même, s’ôter et déloger de cette moyenne condition, d’autant que, s’appliquant et exerçant beaucoup aux actions intellectuelles, il se rendait plus semblable aux anges qu’il ne l’était aux bêtes: que s’il s’appliquait beaucoup aux actions sensuelles, il descendait de sa moyenne condition, et s’approchait de celle des bêtes. Et parce que l’extase n’est autre chose que la sortie qu’on fait de soi-même, de quelque côté que l’on sorte, on est vraiment en extase. Ceux donc qui, touchés des voluptés divines et intellectuelles, laissent ravir leur coeur aux sentiments d’icelles, sont voirement (1) hors d’eux-mêmes, c’est-à-dire au-dessus de la condition de leur nature; mais par une bienheureuse et désirable sortie, par laquelle entrant en un état plus noble et relevé, ils sont autant anges par l’opération de leur âme, comme ils sont hommes par la substance de leur nature, et doivent être dits ou anges humains, ou hommes angéliques. Au contraire, ceux qui, alléchés des plaisirs sensuels, appliquent leurs âmes à la jouissance d’iceux, ils descendent par leur moyenne condition à la plus basse des bêtes brutes, et méritent autant d’être appelés brutaux par leurs opérations, comme ils sont hommes par leur nature; malheureux en ce qu’ils ne sortent hors d’eux-mêmes que pour entrer en une condition infiniment indigne de leur état naturel.

(1) Voirement, comme.

Or, à mesure que l’extase est plus grande, ou au-dessus de nous, ou au-dessous de nous, plus elle empêche notre âme de retourner à soi-même, et de faire les opérations contraires à l’extase en laquelle elle est; ainsi ces hommes angéliques, qui sont ravis en Dieu et aux choses célestes, perdent tout à fait, tandis que leur extase dure, l’usage et l’attention des sens, le mouvement et toutes actions extérieures; parce que leur, âme, pour appliquer sa vertu et activité plus entièrement et attentivement à ce divin objet, la retire et ramasse de toutes ses autres facultés pour la contourner de ce côté-là, et de même les hommes brutaux, ravis en la volupté sensuelle, et particulièrement quand c’est en celle du sens général, perdent tout à fait l’usage et l’attention de la raison et l’entendement; parce que leur misérable âme, pour sentir plus entièrement l’objet brutal, se divertit des opérations spirituelles pour s’enfoncer et convertir du tout aux bestiales; imitant en cela mystiquement, les uns Élie ravi en haut sur le char enflammé entre les anges, et les autres Nabuchodonosor abruti et ravalé au rang des bêtes farouches.

Maintenant je dis que quand l’âme pratique l’amour par les actions sensuelles, et qui la portent au-dessous de soi, il est impossible qu’elle n’affaiblisse d’autant plus l’exercice de l’amour supérieur ; de sorte que tant s’en faut que l’amour vrai et essentiel soit aidé et conservé par l’union à laquelle l’amour sensuel tend, qu’au contraire il s’affaiblit, se dissipe, et périt par icelle. Les boeufs de Job labouraient la terre; tandis que les ânes inutiles paissaient autour d’eux (1), mangeant les pâturages dus aux boeufs qui travaillaient. Tandis que la partie intellectuelle de notre âme travaille à l’amour honnête et vertueux, sur quelque objet qui en est digne, il arrive souvent que les sens et facultés de la partie inférieure tendent à l’union qui leur est propre, et leur sert de pâture, bien que l’union ne soit due qu’au coeur et à l’esprit, qui seul aussi peut produire le vrai et substantiel amour.

(1)
Jb 1,14

Élisée, ayant guéri Naaman le Syrien, se contenta de l’avoir obligé, refusant au reste son or, son argent, et les meubles qu’il lui avait offerts; mais Giezy, cet infidèle serviteur, courant après icelui, demanda et prit outre le gré de son Maître ce qu’il avait refusé. L’amour intellectuel et cordial, qui est certes, où doit être le maître en notre âme, refuse toutes sortes d’unions sensuelles, et se contente en la simple bienveillance; mais les puissances de la partie sensitive, qui sont ou doivent être les servantes de l’esprit, demandent, cherchent et prennent ce qui a été refusé par la raison, et, sans prendre permission d’icelle, s’avancent à vouloir faire leur union, abjectes et serviles, déshonorant, comme Giezy, la pureté de l’intention de leur maître, qui est l’esprit, et à mesure que l’âme se convertit à telles unions grossières et sensibles, elle se divertit de l’union délicate, intellectuelle et cordiale.

Vous voyez donc bien, Théotime, que ces unions qui regardent les complaisances et passions animales, non seulement ne servent de rien à la production et conservation de l’amour, mais lui sont grandement nuisibles et l’affaiblissent extrêmement; aussi quand Amnon, qui pâmait et périssait d’amour pour Thamar, eut passé jusques aux unions sensuelles et brutales, il fut tellement privé de l’amour cordial, qu’one plus il ne la put voir et la poussa indignement dehors, violant aussi cruellement le droit de l’amour, comme il avait violé impudemment celui du sang.

Le basilic, le romarin, la marjolaine, l’hysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc mis ensemble, et demeurant en corps, rendent voirement une odeur bien agréable par le mélange de leur bonne senteur; mais non pas à beaucoup près de ce que fait l’eau qui en est distillée, en laquelle les suavités de tous ces ingrédients, séparées de leur corps, se mêlent beaucoup plus excellemment, s’unissant en une très parfaite odeur, qui pénètre bien plus l’odorat qu’elles ne le feraient pas, si avec elle et son eau le corps des ingrédients se trouvait conjoint et uni. Ainsi l’amour se peut trouver ès unions des puissances sensuelles mêlées avec les unions des puissances intellectuelles, mais non jamais si excellemment comme il fait lorsque les seuls esprits et courages, séparés de toutes affections corporelles, joints ensemble, font l’amour pur et spirituel; car l’odeur des affections ainsi mêlées est non seulement plus suave et meilleure, mais plus vive, plus active et plus solide.

Il est vrai que plusieurs ayant l’esprit grossier, terrestre et vil, estiment la valeur de l’amour comme celle des pièces d’or, desquelles les plus grosses et pesantes sont les meilleures et plus recevables; car ainsi leur est-il avis que l’amour brutal soit plus fort, parce qu’il est plus violent et turbulent; plus solide, parce qu’il est grossier et terrestre; plus grand, parce qu’il est plus sensible et farouche; mais au contraire, l’amour est comme le feu, duquel plus la matière est délicate, aussi les flammes en sont plus claires et belles, et lesquelles on ne saurait mieux éteindre qu’en les déprimant et couvrant de terre ;. car de même plus le sujet de l’amour est relevé et spirituel, plus ses affections sont vives, subsistantes et permanentes, et ne saurait-on mieux ruiner l’amour, que de l’abaisser aux unions viles et terrestres. Il y a cette différence, comme dit saint Grégoire, entre les plaisirs spirituels et les corporels, que les corporels donnent du désir avant qu’on les ait, et de dégoût quand on les a; mais les spirituels au contraire donnent du dégoût avant qu’on les ait, et du plaisir quand on les a; si que l’amour animal qui prétend par l’union qu’il fait à la chose aimée de combler et perfectionner sa complaisance, trouvant qu’au contraire il la détruit en la terminant, demeure grandement dégoûté de telle union, qui a fait dire au grand philosophe que presque tout animal, après la jouissance de son plus ardent et pressant plaisir corporel, demeurait triste, morne et étonné, comme un marchand, ayant pensé gagner beaucoup, se trouve trompé et engagé dans une rude perte; ou au contraire, l’amour intellectuel trouvant en l’union qu’il fait à son objet plus de contentement qu’il n’avait espéré, y perfectionnant sa complaisance, il la continue en s’unissant, et s’unit toujours plus en la continuant.



Sales: Amour de Dieu 170