Sales: Amour de Dieu 720

CHAPITRE II Des divers degrés de la sainte union qui se fait en l’oraison.

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L’union se fait quelquefois sans que nous y coopérions, sinon par une simple suite, nous laissant unir sans résistance à la divine bonté, comme un petit enfant amoureux du sein de sa mère, mais tellement alangouri (1), qu’il ne peut faire aucun mouvement pour y aller ni pour se serrer quand il y est, mais seulement est bien aise d’être pris et tiré entre les bras de sa mère et d’être pressé par elle sur sa poitrine.

(1) Alangouri, languissant.



Quelquefois nous coopérons, lorsqu’étant tirés, nous courons volontiers pour seconder la douce force de la bonté qui nous tire et nous serre à soi par son amour.

Quelquefois il nous semble que nous commençons à nous joindre et serrer à Dieu avant qu’il se joigne à nous, parce que nous sentons l’action de l’union de notre côté, sans sentir celle qui se fait de la part de Dieu, lequel toutefois sans doute nous prévient toujours, bien que toujours nous ne sentions pas sa prévention : car s’il ne s’unissait à nous, jamais nous ne nous unirions à lui ; il nous choisit et saisit toujours avant que nous le choisissions ni saisissions. Mais quand, suivant ses attraits imperceptibles, nous commençons à nous unir à lui, il fait quelquefois le progrès de notre union, secourant notre imbécillité, et se serrant insensiblement lui-même à nous, si que (1) nous le sentons qu’il entre et qu’il pénètre notre coeur par une suavité incomparable. Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement à l’union, il continue insensiblement à nous aider et secourir. Et nous ne savons comme une si grande union se fait, mais nous savons bien que nos forces ne sont pas assez grandes pour la faire, si que nous jugeons bien par là que quelque secrète puissance fait son insensible action en nous. Comme les nochers qui portent du fer, lorsque sous un vent fort faible, ils sentent leurs vaisseaux cingler puissamment, connaissent qu’ils sont proche des montagnes de l’aimant, qui les tirent imperceptiblement, et voient en cette sorte un connaissable et perceptible avancement provenant d’un moyen inconnu et imperceptible : car ainsi lorsque nous voyons notre esprit s’unir de plus en plus à Dieu sous de petits efforts que notre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons trop peu de vent pour cingler si fort, et qu’il faut que l’amant de nos âmes nous tire par l’influence secrète de sa grâce, laquelle ii veut nous être imperceptible, afin qu’elle nous soit plus admirable, et que sans nous amuser à sentir ses attraits, nous nous occupions plus purement et simplement à nous unir à sa bonté.

Aucune fois (2) cette union se fait si insensiblement que notre coeur ne sent ni l’opération divine en nous, ni notre coopération; ains il trouve la seule union insensiblement toute faite, à l’imitation de Jacob, qui, sans y penser, se trouva marié avec Lia, ou plutôt comme un autre Samson, mais plus heureux, il se trouve lié et serré des cordes de la sainte union, sans que nous nous en soyons aperçus.

(1) Si que, à tel point que.
(2) Aucune fois, certaines fois.

D’autres fois nous sentons les serrements, l’union se faisant par des actions sensibles tant de la part de Dieu que de la nôtre.

Quelquefois l’union se fait par la seule volonté et en la seule volonté, et aucune fois l’entendement y a sa part, parce que la volonté le tire après soi et l’applique à son objet, lui donnant un plaisir spécial d’être fiché à le regarder; comme nous voyons que l’amour répand une profonde et spéciale attention en nos yeux corporels, pour les arrêter à voir ce que nous aimons.

Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés de l’âme, qui se ramassent toutes autour de la Volonté, non pour s’unir elles-mêmes à Dieu, car elles n’en sont pas toutes capables, mais pour donner plus de commodité à la volonté de faire son union. Car si les autres facultés étaient appliquées une chacune à son objet propre, l’âme opérant par icelles, ne pourrait pas si parfaitement s’employer à l’action par laquelle l’union se fait avec Dieu. Telle est la variété des unions.

Voyez saint Martial (car ce fut, comme on dit, le bienheureux enfant duquel il est parlé en saint
Mc 9), notre Seigneur le prit, le leva et le tint assez longuement entre ses bras. O beau petit Martial! que vous êtes heureux d’être saisi, pris, porté, uni, joint et serré sur la poitrine céleste du Sauveur et baisé de sa bouche sacrée, sans que vous y coopériez qu’en ne faisant pas résistance à recevoir ces divines caresses ! Au contraire, saint Siméon embrasse et serre notre Seigneur sur son sein, sans que notre Seigneur fasse aucun semblant de coopérer à cette union, bien que, comme chante la très sainte Église, le vieillard portait l’enfant, mais l’enfant gouvernait le vieillard (Lc 2,28). Saint Bonaventure, touché d’une sainte humilité, non seulement ne s’unissait pas à notre Seigneur, ains se retirait de sa présence réelle, c’est-à-dire, du très saint sacrement de l’Eucharistie, quand un jour oyant messe, notre Seigneur se vint unir à lui, lui portant son divin sacrement. Or, cette union faite, eh Dieu ! Théotime, pensez de quel amour cette sainte âme serra son Sauveur sur son coeur ! A l’opposite, sainte Catherine de Sienne désirant ardemment notre Seigneur en la sainte communion, pressant et poussant son âme et son affection devers lui, il se vint joindre à elle, entrant en sa bouche avec mille bénédictions. Ainsi notre Seigneur commença l’union avec saint Bonaventure, et sainte Catherine sembla commencer celle qu’elle eut avec son Sauveur. La sacrée amante du Cantique parle comme ayant pratiqué l’une et l’autre sorte d’union : Je suis toute à mon bien-aimé, se dit-elle, et son retour est devers moi (Ct 7,10); car c’est autant que si elle disait: Je me suis unie à mon cher ami, et réciproquement il se retourne devers moi, pour, en s’unissant de plus en plus à moi, se rendre aussi tout mien. Mon cher ami m’est un bouquet de myrrhe, il demeurera sur mon sein (Ct 1,12), et je le serrerai comme un bouquet de suavité. Mon âme, dit David, s’est serrée à vous, ô mon Dieu, et votre main droite m’a empoigné et saisi (Ps 62,9). Mais ailleurs elle confessa d’être parvenue, disant : Mon cher ami est tout à moi; et moi je suis toute sienne (Ct 2,16) ; nous faisons une sainte union par laquelle il se joint à moi et moi je me joins à lui. Et pour montrer que toujours toute l’union se fait par la grâce de Dieu qui nous tire à soi, et par ses attraits émeut notre âme et anime le mouvement de notre union envers lui, elle s’écrie comme tout impuissante : Tirez-moi (Ct 2,3) ; mais pour témoigner qu’elle ne se laissera pas tirer comme une pierre ou comme un forçat, aies qu’elle coopérera de son côté et mêlera son faible mouvement parmi les puissants attraits de son amant, nous courrons, dit-elle, à l’odeur de vos parfums (Ct 2,3). Et afin qu’on sache que si on la tire un peu fortement par la volonté, toutes les puissances de l’âme se porteront à l’union: Tirez-moi, dit-elle, et nous courrons. L’époux n’en tire qu’une, et plusieurs courent à l’union. La volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les autres puissances courent après elle pour être unies à Dieu avec elle.

A cette union le divin berger des âmes provoquait sa chère Sulamite. Mettez-moi, disait-il, comme un sceau sur votre coeur, comme un cachet sur votre bras (Ct 8,6). Pour bien imprimer un cachet sur la cire, on ne le joint pas seulement, mais on le presse bien serré. Ainsi veut-il que nous nous unissions à lui d’une union si forte et pressée que nous demeurions marqués de ses traits. Le saint amour du Sauveur nous presse (1Co 5,14). O Dieu, quel exemple d’union excellente ! il s’était joint à notre nature humaine par grâce, comme une vigne à son ormeau, pour la rendre aucunement participante de son fruit. Mais voyant que cette union s’était défaite par le péché d’Adam, il fit une union plus serrée et pressante en l’Incarnation, par laquelle la nature humaine demeure à jamais jointe en unité de personne à la Divinité. Et afin que non seulement la nature humaine, mais tous les hommes pussent s’unir intimement à sa bonté, il institua le sacrement de la très sainte Eucharistie, auquel un chacun peut participer pour unir son Sauveur à soi-même réellement et par manière de viande (2). Théotime, cette union sacramentelle nous sollicite et nous aide à la spirituelle de laquelle nous parlons.

(2) Viande, chair, aliment en général.




CHAPITRE III Du souverain degré d’union par la suspension et ravissement.

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Soit donc que l’union de notre âme avec Dieu se fasse imperceptiblement, soit qu’elle se fasse perceptiblement, Dieu en est toujours l’auteur, et nul ne peut s’unir à lui, s’il ne va à lui : nul ne peut aller à lui, s’il n’est tiré par lui, comme témoigne le divin époux, disant: Nul ne peut venir à moi, sinon que mon Père te tire (3) : ce que sa céleste épouse proteste aussi, disant : Tirez-moi, nous courrons à l’odeur de vos parfums (4).

(3)
Jn 6,44
(4) Ct 1,3,

Or, la perfection de cette union consiste en deux points : qu’elle soit pure et qu’elle soit forte. Ne puis-je pas m’approcher de quelqu’un pour lui parler, pour le mieux Voir, pour obtenir quelque chose de lui, pour odorer (1) les parfums qu’il porte, pour m’appuyer sur lui ? Et alors je m’approche voirement (2) de lui et je me joins à lui mais l’approchement et l’union n’est pas ma principale prétention, ains je m’en sers seulement comme d’un moyen et d’une disposition pour obtenir une autre chose. Que si je m’approche de lui et me joins à lui, non pour aucune autre fin que pour être proche de lui, et jouir de cette prochaineté et union; c’est alors un approchement d’union pure et simple.

Ainsi plusieurs s’approchent de notre Seigneur, les uns pour l’ouïr, comme Magdeleine; les autres pour être guéris, comme l’hémorroïsse; les autres pour l’adorer, comme les Mages ; les autres pour le servir, comme Marthe ; les autres pour vaincre leur incrédulité, comme saint Thomas; les autres pour le parfumer, comme Magdeleine, Joseph, Nicodème. Mais sa divine Sulamite le cherche pour le trouver, et l’ayant trouvé, ne veut autre chose que de le tenir bien serré, et le tenant, ne jamais le quitter. Je le tiens, dit-elle, et ne l’abandonnerai point (3). Jacob, dit saint Bernard, tenant Dieu bien serré, le veut bien quitter, pourvu qu’il reçoive sa bénédiction ; mais la Sulamite ne le quittera pas, quelle bénédiction qu’il lui donne ; car elle ne veut pas les bénédictions de Dieu, elle

(1) Odorer, flairer.
(2) Voirement, vraiment.
(3) Ct 3,4

veut le Dieu des bénédictions, disant avec David: Qu’y a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je sur la terre, sinon vous ? Vous êtes le Dieu de mon coeur et mon partage à toute éternité (1).

Ainsi fut la glorieuse Mère auprès de la croix de son Fils (2). ((Eh! que cherchez-vous, Ô Mère de la vie, en ce mont de Calvaire et en ce lieu de mort? — Je cherche, eût-elle dit, mon enfant, qui est la vie de ma vie. Et pourquoi le cherchez-Vous ? —Pour être auprès de lui. — Mais maintenant il est parmi les tristesses de la mort. — Eh! ce ne sont pas les allégresses que je cherche, c’est lui-même et partout mon coeur amoureux me fait rechercher d’être unie à cet aimable enfant, mon cher bien-aimé. En somme, la prétention de l’âme en cette union n’est autre que d’être avec son amant.


Mais quand l’union de l’âme avec Dieu est grandement très étroite et très serrée, elle est appelée par les théologiens inhésion (3) ou adhésion, parce que par icelle l’âme demeure prise, attachée, collée et affichée à la divine Majesté; en-sorte que malaisément peut-elle s’en déprendre et retirer. Voyez, je vous prie, cet homme pris et serré par attention à la suavité d’une harmonieuse musique, ou bien (ce qui est extravagant) à la niaiserie d’un jeu de cartes ; vous l’en voulez retirer et vous ne pouvez: quelles affaires qu’il ait au logis, on ne le peut arracher, il eu perd même le boire et le manger. O Dieu ! Théotime, combien plus doit être attachée et serrée l’âme qui est amante de son Dieu, quand elle est unie à la

(1)Ps 72,25-26
(2) Jn 19,25
(3) Inhésion, attachement.

divinité de l’infinie douceur, et qu’elle est prise et éprise en cet objet d’incomparables perfections ! Telle fut celle du grand vaisseau d’élection, qui s’écriait: Afin que je vive à Dieu, je suis affiché (1) à la croix avec Jésus-Christ (2). Aussi proteste-t-il que rien, non pas la mort même, ne le peut séparer de son Maître (3). Et cet effet de l’amour fut même pratiqué entre David et Jonathas; car il est dit que l’âme de Jonathas fut collée à celle de David (4). Aussi est-ce un axiome célébré par les anciens Pères, que l’amitié qui peut finir ne fut jamais vraie amitié, ainsi que j’ai dit ailleurs.

(1) Affiché, fixé.
(2) Ga 2,19
(3) Rm 7,38-39
(4) 1S 18,1

Voyez, je vous prie, Théotime, ce petit enfant attaché au sein et au col de sa mère. Si on le veut arracher de là pour le porter en son berceau parce qu’il est temps, il marchande et dispute tant qu’il peut pour ne point quitter ce sein tant aimable. Si on le fait déprendre d’une main, il s’accroche de l’autre, et si on l’enlève du tout, il se met à pleurer ; et tenant son coeur et ses yeux où il ne peut plus tenir son corps, il va réclamant sa chère mère, jusqu’à ce qu’à force de le bercer on l’ait endormi. Ainsi l’âme, laquelle, par l’exercice de l’union, est parvenue jusqu’à demeurer prise et attachée à la divine bonté, n’en peut être tirée presque que par force et avec beaucoup de douleur, on ne la peut faire déprendre: si on détourne son imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par son entendement; que si on tire son entendement, elle se tient attachée par la volonté;

et si on la fait encore abandonner de la volonté par quelque distraction violente, elle se retourne de moment en moment du côté de son cher objet, duquel elle ne peut du tout se déprendre, renouant tant qu’elle peut les doux liens de son union avec lui par de fréquents retours qu’elle fait comme à la dérobée, expérimentant en cela la peine de saint Paul ; car elle est pressée de deux désirs (1), d’être délivrée de toute occupation extérieure pour demeurer en son intérieur avec Jésus-Christ, et d’aller néanmoins à l’oeuvre de l’obéissance que l’union même avec lui enseigne être requise.

Or, la bienheureuse mère Térèse dit excellemment que l’union étant parvenue jusqu’à cette perfection que de nous tenir pris et attachés avec notre Seigneur, elle n’est point différente du ravissement, suspension ou pendement d’esprit ; mais qu’on l’appelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle est courte ; et quand elle est longue, on l’appelle extase ou ravissement, d’autant qu’en effet l’âme attachée à son Dieu si fermement et si serrée qu’elle n’en puisse pas aisément être déprise, elle n’est plus en soi-même, mais en Dieu : non plus qu’un corps crucifié n’est plus en soi-même, mais en la croix, et que le lierre attaché à la muraille n’est plus en soi, mais en la muraille.

Mais afin d’éviter toute équivoque, sachez, Théotime, que la charité est un lien, et un lien de perfection (2), et qui a plus de charité, il est plus étroitement uni et lié à Dieu. Or, nous ne parlons pas de cette union qui est permanente en nous, par manière d’habitude, soit que nous dormions soit que nous veillions : nous parlons de l’union qui se fait par l’action, et qui est un des exercices de la charité et dilection. Imaginez-vous donc que saint Paul, saint Denys, saint Augustin, saint Bernard, saint François, sainte Catherine de Gênes ou de Sienne, sont encore en ce monde, et qu’ils dorment de lassitude après plusieurs travaux pris pour l’amour de Dieu ; représentez-vous d’autre part quelque bonne âme, mais non pas si sainte comme eux, qui fut en l’oraison d’union à même temps : je vous demande, mon cher Théotime, qui est plus uni, plus serré, plus attaché à Dieu, ou ces grands saints qui dorment, ou cette âme qui prie ? Certes, ce sont ces aimables amants ; car ils ont plus de charité, et leurs affections, quoiqu’en certaine façon dormantes, sont tellement engagées et prises à leurs maîtres, qu’elles en sont inséparables. Mais, ce me direz-vous, comment se peut-il faire qu’une âme qui est en l’oraison d’union, et même jusqu’à l’extase, soit moins unie à Dieu que ceux qui dorment, pour saints qu’ils soient ? Voici que je vous dis, Théotime : celle-là est plus avant en l’exercice de l’union, et ceux-ci sont plus avant en l’union ; ceux-ci sont unis et ne s’unissent pas, puisqu’ils dorment ; et celle-là s’unit, étant en l’exercice et pratique actuelle de l’union.

(1) Ph 1,23
(2) Col 3,14

Au demeurant, cet exercice de l’union avec Dieu se peut même pratiquer par des courts et passagers, mais fréquents élans de notre cœur en Dieu par manière d’oraisons jaculatoires faites à cette intention. Ah Jésus ! qui me donnera la grâce que je sois un seul esprit avec vous ! Enfin, Seigneur, rejetant la multiplicité des créatures, je ne veux que votre unité ! O Dieu, vous êtes le seul un et la seule unité nécessaire à mon âme ! Hélas ! cher ami de mon cœur, unissez ma pauvre unique âme à votre très unique bonté ! Hé ! Vous êtes tout mien, quand serai-je tout votre ? L’aimant tire le fer et le serre. O Seigneur Jésus, mon amant, soyez mon tire-cœur, serrez, pressez et unissez à jamais mon esprit sur votre paternelle poitrine ! Hé ! puisque je suis fait pour vous, pourquoi ne suis-je pas en vous ? Abîmez cette goutte d’esprit que vous m’avez donné dedans la mer de votre bonté de laquelle elle procède. Ah ! Seigneur, puisque votre cœur m’aime, que ne me ravit-il à soi, puisque je le veux bien ? Tirez-moi, et je courrai à la suite (Ct 1) de vos attraits, pour me jeter entre vos bras paternels, et n’en bouger jamais ès siècles des siècles. Amen.

CHAPITRE IV : Du ravissement, et de la première espèce d'icelui

740 L'extase s'appelle ravissement, d'autant que par icelle Dieu nous attire et élève à soi ; et le ravissement s'appelle extase, en tant que par icelui nous sortons et demeurons hors et au-dessus de nous-mêmes pour nous unir à Dieu. Et bien que les attraits par lesquels nous sommes attirés de la part de Dieu soient admirablement doux, suaves et délicieux, si est-ce qu'à cause de la force que la beauté et bonté divine a pour tirer à soi l'attention et application de l'esprit, il semble que non seulement elle nous élève, mais qu’elle nous ravit et nous emporte ; comme au contraire à raison du très volontaire consentement et ardent mouvement par lequel l’âme ravie s’écoule après les attraits divins, il semble que non seulement elle monte et s’élève, mais qu’elle se jette et s’élance hors de soi en la Divinité même. Et c’en est de même en la très infâme extase ou abominable ravissement qui arrive à l’âme, lorsque par les amorces des plaisirs charnels elle est mise hors de sa propre dignité spirituelle, et au-dessous de sa condition naturelle; car en tant que volontairement elle suit cette malheureuse volupté, et se précipite hors de soi-même, c’est-à-dire, hors de l’état spirituel, on dit qu’elle est en l’extase sensuelle; mais en tant que les appas sensuels la tirent puissamment, et, par manière de dire, l’entraînent dans cette basse et vile condition, on dit qu’elle est ravie et emportée hors de soi-même, parce que ces voluptés grossières la démettent de l’usage de la raison et intelligence avec une si furieuse violence, que, comme dit l’un des plus grands philosophes, l’homme étant en cet accident, semble être tombé en épilepsie, tant l’esprit demeure absorbé et comme perdu. O hommes ! jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir raya1er votre dignité naturelle, descendant volontairement, et vous précipitant en la condition des bêtes brutes?



Mais, mon cher Théotime, quant aux extases sacrées, elles sont de trois sortes. L’une est de l’entendement, l’autre de l’affection, et la troisième de l’action: l’une est en la splendeur, l’autre en la ferveur, et la troisième en l’oeuvre; l’une se fait par l’admiration, l’autre par la dévotion, et la troisième par l’opération. L’admiration se fait en nous par la rencontre d’une vérité nouvelle que nous ne connaissions pas, ni n’attendions pas de connaître. Et si à la nouvelle vérité que nous rencontrons, est jointe la beauté et bonté, l’admiration qui en provient est grandement délicieuse. Ainsi la reine de Saba trouvant en Salomon plus de véritable sagesse qu’elle n’avait pensé, elle demeura toute pleine d’admiration (
1R 10,4-5); et les Juifs, voyant en notre Sauveur une science qu’ils n’eussent jamais cru, furent surpris d’une grande admiration (Mt 13,54). Quand donc il plaît à la divine bonté de donner à notre entendement quelque spéciale clarté, par le moyen de laquelle il vient à contempler les mystères divins d’une contemplation extraordinaire et fort relevée, alors voyant plus de beauté en iceux qu’il n’avait pu s’imaginer, il entre en admiration.

Or, l’admiration des choses agréables attache et colle fortement l’esprit à la chose admirée, tant à raison de l’excellence de la beauté qu’elle lui découvre, qu’à raison de la nouveauté de cette excellence, l’entendement, ne se pouvant assez assouvir de voir ce qu’il n’a encore point vu, et qui est si agréable à voir. Et quelquefois, outre cela, Dieu donne à l’âme une lumière non seulement claire, mais croissante comme l’aube du jour; et alors, comme ceux qui ont trouvé une minière d’or, fouillent toujours plus avant pour trouver toujours davantage de ce tant désiré métal, ainsi l’entendement va de plus en plus s’enfonçant à la considération et admiration de son divin objet: car ne plus ne moins que l’admiration a causé la philosophie et attentive recherche des choses naturelles, elle a aussi causé la contemplation et théologie mystique; et d’autant que cette admiration, quand elle est forte, nous tient hors et au-dessus de nous-mêmes par la vive attention et application de notre entendement aux choses célestes, elle nous porte par conséquent en l’extase.


CHAPITRE V De la seconde espèce de ravissement.

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Dieu attire les esprits à soi par sa souveraine beauté et incompréhensible bonté : excellences qui toutes deux ne sont néanmoins qu’une suprême divinité très uniquement belle et bonne tout ensemble. Tout se fait pour le bon et pour le beau; toutes choses regardent vers lui, sont mues et contenues par lui, et pour l’amour de lui. Le bon et le beau est désirable, aimable et chérissable à tous: pour lui toutes choses font et veulent tout ce qu’elles opèrent et veulent. Et quant au beau, parce qu’il attire et rappelle à soi toutes choses, les Grecs l’appellent d’un nom qui est tiré d’une parole qui veut dire appeler (1).

De même quant au bien, sa vraie image c’est la lumière, surtout en ce que la lumière recueille, réduit et convertit à soi tout ce qui est, dont le soleil entre les Grecs est nommé d’une parole (2) laquelle montre que toutes choses soient ramassées et serrées, rassemblant les dispersées, comme la bonté convertit à soi toutes choses, étant non seulement la souveraine unité, mais souverainement unissante, d’autant que toutes choses la désirent comme leur principe, leur conservation et leur dernière fin; de sorte qu’en somme le bon et le beau ne sont qu’une même chose, d’autant que toutes choses désirent le beau et le bon.

(1) Beau, en grec Kalos, kalein, appeler.
(2) Soleil, en grec élios.

Ce discours, Théotime, est presque tout composé des paroles du divin saint Denis Aréopagite. Et certes, il est vrai que le soleil, source de la lumière corporelle, est la vraie image du bon et du beau; car entre les créatures purement corporelles, il n’y a point de bonté ni de beauté égale à celle du soleil. Or, la beauté et bonté du soleil consistent en sa lumière, sans laquelle rien ne serait beau et rien ne serait bon en ce monde corporel. Elle éclaire tout, comme belle; elle échauffe et vivifie tout, comme bonne. En tant qu’elle est belle et claire, elle attire tous les yeux qui ont vue au monde; en tant qu’elle est bonne et qu’elle échauffe, elle attire à soi tous les appétits et toutes les inclinations du monde corporel, car elle tire et élève les exhalaisons et vapeurs; elle tire et fait sortir les plantes et les animaux de leurs origines, et ne se fait aucune production à laquelle la chaleur vitale de ce grand luminaire ne contribue. Ainsi Dieu, père de toute lumière, souverainement bon et beau, par sa beauté attire notre entendement à le contempler, et par sa bonté il attire notre volonté à l’aimer. Comme beau, comblant notre entendement de délices, il répand son amour, dans notre volonté; comme bon, remplissant notre volonté de son amour, il excite notre entendement à le contempler, l’amour nous provoquant à la contemplation, et la contemplation à l’amour, dont il s’ensuit que l’extase et le ravissement dépend totalement de l’amour: car c’est l’amour qui porte l’entendement à la contemplation, et la volonté à l’union; de manière qu’enfin il faut conclure, avec le grand saint Denis, que l’amour divin est exatique, ne permettant pas que les amants soient à eux-mêmes, ains à la chose aimée. A raison de quoi cet admirable apôtre saint Paul, étant en la possession de ce divin amour, et fait participant de sa force extatique, d’une bouche divinement inspirée: Je vis, dit-il, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi (1). Ainsi, comme un vrai amoureux sorti hors de soi en Dieu, il vivait, non plus de sa propre vie, mais de la vie de son bien-aimé, comme souverainement aimable.

(1)
Ga 3,20

Or, ce ravissement d’amour se fait sur la volonté en cette sorte: Dieu la touche par ces attraits de suavité; et lors, comme une aiguille touchée par l’aimant se tourne et remue vers le pôle, s’oubliant de son insensible condition, ainsi la volonté, atteinte de l’amour céleste, s’élance et porte en Dieu, quittant toutes ses inclinations terrestres, entrant par ce moyen en un ravissement, non de connaissance, mais de jouissance; non d’admiration, mais d’affection; non de science, mais d’expérience; non de vue, mais de goût et de savourement.

Il est vrai que, comme j’ai déjà signifié, l’entendement entre quelquefois en admiration, voyant la sacrée délectation que la volonté a en son extase, apercevant l’entendement en admiration : de sorte que ces deux facultés s’entre-communiquent leurs ravissements, le regard de la beauté nous la faisant aimer, et l’amour nous la faisant regarder.

On n’est guère souvent échauffé des rayons du soleil qu’on n’en soit éclairé, ni éclairé qu’on n’en soit échauffé. L’amour fait facilement admirer, et l’admiration facilement aimer.

Toutefois les deux extases de l’entendement et de la volonté ne sont pas tellement appartenantes l’une à l’autre, que l’une ne soit bien souvent sans l’autre; car, comme les philosophes ont eu plus de la connaissance que de l’amour du Créateur, aussi les bons chrétiens en ont maintes fois plus d’amour que de connaissance, et par conséquent l’excès de la connaissance n’est pas toujours suivi de celui de l’amour, non plus que l’excès de l’amour n’est pas toujours accompagné de celui de la connaissance, ainsi que j’ai remarqué ailleurs Or, l’extase de l’admiration étant seule, ne nous fait pas meilleurs, suivant ce qu’en dit celui qui avait été ravi en extase jusqu’au troisième ciel: Si je connaissais, dit-il, tous les mystères et toute la science, et que je n’aie pas la charité, je ne suis rien (1); et partant le malin esprit peut extasier, s’il faut ainsi parler, et ravir l’entendement, lui représentant des merveilleuses intelligences qui le tiennent élevé et suspendu au-dessus de ses forces naturelles; et par telles clartés il peut encore donner à la volonté quelque sorte d’amour vain, mou, tendre et imparfait, par manière de complaisance, satisfaction et consolation sensible. Mais de donner la vraie extase de la volonté, par laquelle elle s’attache uniquement et puissamment à la bonté divine, cela n’appartient qu’à cet esprit souverain, par lequel la charité de Dieu est répandue dedans nos coeurs (2).

(1) 1Co 13,2
(2) Rm 5,5


CHAPITRE VI Des marques du bon ravissement, et de la troisième espèce d’icelui.

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En effet, Théotime, ou a vu en notre âge plusieurs personnes qui croyaient elles-mêmes, et chacun avec elles, qu’elles fussent fort souvent ravies divinement en extase; et enfin toutefois on découvrait que ce n’étaient qu’illusions et amusements diaboliques. Un certain prêtre du temps de saint Augustin se mettait en extase toujours quand il voulait, chantant ou faisant chanter certains airs lugubres et pitoyables, et ce pour seulement contenter la curiosité de ceux qui désiraient voir ne spectacle. Mais ce qui est admirable, c’est que son extase passait si avant, qu’il ne sentait même pas quand on lui appliquait le feu, sinon après qu’il était revenu à soi; et néanmoins si quelqu’un parlait un peu fort et à voix claire, il l’entendait comme de loin, et n’avait aucune respiration. Les philosophes mêmes ont reconnu certaines espèces d’extases naturelles faites par la véhémente application de l’esprit à la considération des choses plus relevées. C’est pourquoi il ne se faut pas étonner si le malin esprit, pour faire le singe (1), tromper les âmes, scandaliser les faibles, et se transformer en esprit de lumière (2), opère des ravissements en quelques âmes peu solidement instruites en la vraie piété.

(1) Faire le singe, imiter les bons esprits.(2)
1Co 11,14

Afin donc qu’on puisse discerner les extases divines d’avec les humaines et diaboliques, les serviteurs de Dieu ont laissé plusieurs documents. Mais quant à moi, il me suffira pour mon propos de vous proposer deux marques de la bonne et sainte extase. L’une est que l’extase sacrée ne se prend ni attache jamais tant à l’entendement qu’à la volonté, laquelle elle émeut, échauffe et remplit d’une puissante affection envers Dieu; de manière que si l’extase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spéculative qu’affective, elle est grandement douteuse et digne de soupçon. Je ne dis pas qu’on ne puisse avoir des ravissements, des visions même prophétiques, sans avoir la charité; car je sais bien. que comme on peut avoir la charité sans être ravi et sans prophétiser, aussi peut-on être ravi et prophétiser sans avoir la charité; mais je dis que celui qui en son ravissement a plus de clarté en l’entendement pour admirer Dieu, que de chaleur en la volonté pour l’aimer, il doit être sur ses gardes; car il y a danger que cette extase ne soit fausse, et ne rende l’esprit plus enflé qu’édifié, le mettant voirement comme Saül, Rainant et Caïphe, entre les Prophètes (1), mais le laissant néanmoins entre les réprouvés.

(1) 1S 10,2 Nb 23 Jn 11,51

La seconde marque des vraies extases consiste en la troisième espèce d’extase que nous avons marquée ci-dessus.; extase toute sainte, tout aimable, et qui couronne les deux autres : et c’est l’extase de l’oeuvre et de la vie. L’entière observation des commandements de Dieu n’est pas dans l’enclos des forces humaines, mais elle est bien pourtant dans les confins de l’instinct de l’esprit humain, comme très conforme à la raison et lumière naturelle; de sorte que vivant selon les commandements de Dieu, nous ne sommes pas pour cela hors de notre inclination naturelle. Mais, outre les commandements divins, il y a des inspirations célestes pour l’exécution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous élève au-dessus de nos forces, mais aussi qu’il nous tire au-dessus des instincts et des inclinations de notre nature, d’autant qu’encore que ces inspirations ne sont pas contraires à la raison humaine, elles l’excèdent toutefois, la surmontent, et sont au-dessus d’icelle : de sorte que lors nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique; c’est-à-dire, une vie qui est en toute façon hors et au-dessus de notre condition naturelle.

Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne point tuer, c’est vivre selon la raison naturelle de l’homme. Mais quitter tous nos biens, aimer la pauvreté, l’appeler et tenir en qualité de très délicieuse maîtresse ; tenir les opprobres, mépris, abjections, persécutions, martyres, pour des félicités et béatitudes; se contenir dans les termes d’une absolue chasteté, et enfin vivre parmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde, et contre le courant du fleuve de cette vie par des ordinaires., résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement, mais surhumainement; ce n’est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous. Et parce que nul ne peut sortir en cette façon au-dessus de soi-même, si le Père éternel ne le tire (1), partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle d’action et d’opération.

Vous êtes morts, disait le grand Apôtre aux Colossiens, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2). La mort fait que l’âme ne vit plus en son corps ni en l’enclos d’icelui. Que veut donc dire, Théotime, cette parole de l’Apôtre : Vous êtes morts? C’est comme s’il eût dit : Vous ne vivez plus en vous-mêmes, ni dedans l’enclos de votre propre condition naturelle; votre âme ne vit plus selon elle-même, mais au-dessus d’elle-même. Le phénix est phénix (3) en cela qu’il anéantit sa propre vie à la faveur des rayons du soleil, pour en avoir une plus douce et vigoureuse, cachant, pour ainsi dire, sa vie sous les cendres. Les bigats (4) et vers à soie changent leur être, et de vers se font papillons; les abeilles naissent vers, puis deviennent nymphes, marchant sur leurs pieds, et enfin deviennent mouches volantes. Nous en faisons de même, Théotime, si nous sommes spirituels ; car nous quittons notre vie humaine, pour vivre d’une autre vie plus éminente au-dessus de nous-mêmes, cachant toute cette vie nouvelle en Dieu avec Jésus-Christ, qui seul la voit, la connaît et la donne. Notre vie nouvelle, c’est l’amour céleste qui vivifie et, anime notre âme, et cet amour est tout caché en Dieu, et ès choses divines avec Jésus-Christ. Car puisque, comme disent les lettres sacrées de l’Évangile, après que Jésus-Christ

(1) Jn 6,44
(2) Col 3,3
(3) Le phénix… fable antique.
(4) Les bigats, de l’italien bigatto, ver à soie.

se fut un peu laissé voir à ses disciples en montant là haut au ciel, enfin une nuée l’environna, qui l’ôta et cacha de devant leurs yeux (1). Jésus-Christ donc est caché au ciel en Dieu : or, Jésus-Christ est notre amour, et notre amour est la vie de notre âme; donc notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, et quand Jésus-Christ, qui est notre amour, et par conséquent notre vie spirituelle, viendra paraître au jour du jugement, alors nous apparaîtrons avec lui en gloire (2); c’est-à-dire, Jésus-Christ notre amour nous glorifiera, nous communiquant sa félicité et splendeur.

(1) Ac 1,9
(2) Col 1



Sales: Amour de Dieu 720