Sales: Amour de Dieu 960

CHAPITRE VI De la pratique de l’indifférence amoureuse ès choses du service de Dieu.

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On ne connaît presque point le bon plaisir divin que par les événements; et tandis qu’il nous est inconnu, il nous faut attacher le plus fort qu’il nous est possible à la volonté de Dieu qui nous est manifestée ou signifiée. Mais soudain que le bon plaisir de sa divine majesté comparait, il faut aussitôt se ranger amoureusement à son obéissance.

Ma mère ou moi-même (car c’est tout un) (1) sommes au lit malades; que sais-je si Dieu veut que la mort s’ensuive ? Certes, je n’en sais rien; mais je sais bien pourtant qu’en attendant l’événement que son bon plaisir a ordonné, il veut, par sa volonté déclarée, que j’emploie les remèdes convenables à la guérison. Je le ferai donc fidèlement, sans rien oublier de ce que bonnement je pourrai contribuer à cette intention. Mais si c’est le bon plaisir divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte enfin la mort, soudain que j’en serai certifié par l’événement, j’acquiescerai amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la répugnance des puissances inférieures de mon âme. Oui, Seigneur, je le veux bien, ce dirai-je, parce que tel a été votre bon plaisir (
Mt 11,26); il vous a ainsi plu, et il me plaît ainsi à moi qui suis très humble serviteur de votre volonté.

(1) Madame de Boisy, mère du saint auteur, mourut en 1609.

Mais si le bon plaisir divin m’était déclaré avant l’événement d’icelui, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul ses liens et prisons, à Jérémie la destruction de sa chère Jérusalem, à David la mort de son fils; alors il faudrait unir à l’instant notre volonté à celle de Dieu, à l’exemple du grand Abraham, et comme lui, s’il nous était commandé, entreprendre l’exécution du décret éternel en la mort même de nos enfants. Admirable union de la volonté de ce patriarche avec celle de Dieu ! qui croyant que ce fût le bon plaisir divin qu’il sacrifiât son enfant, le voulut et entreprit si fortement: admirable celle de la volonté de l’enfant qui se soumit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre le bon plaisir de son Dieu au prix de sa propre mort.

Mais notez, Théotime, un trait de la parfaite union d’un coeur indifférent avec le bon plaisir divin. Voyez Abraham l’épée au poing, le bras relevé, prêt à donner le coup de mort à son cher unique enfant. Il fait cela pour plaire à la volonté divine, et voyez à même temps un ange qui, de la part de cette même volonté, l’arrête tout court, et soudain il retient son coup, également prêt à sacrifier son fils et à ne le sacrifier pas, la vie et la mort d’icelui lui étant indifférentes en la présence de Dieu. Quand Dieu lui ordonne de sacrifier cet enfant, il ne s’attriste point; quand il l’en dispense, il ne s’en réjouit point. Tout est pareil à ce grand coeur, pourvu que la volonté de son Dieu soit servie.

Oui, Théotime; car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette sainte indifférence, nous inspire des desseins fort relevés, desquels pourtant il ne veut pas le succès; et lors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre l’ouvrage tandis qu’il se peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement à l’événement de l’entreprise, tel qu’il plaît à Dieu nous le donner. Saint Louis, par inspiration, passe la mer pour conquérir la terre sainte: le succès fut contraire, et il acquiesce doucement. J’estime plus la tranquillité de cet acquiescement que la magnanimité du dessein. Saint François va en Égypte pour y convertir les infidèles, ou mourir martyr entre les infidèles, telle fut la volonté de Dieu; il revient néanmoins sans avoir fait ni l’un ni l’autre, et telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de Dieu que saint Antoine de Padoue désirât le martyre, et qu’il ne l’obtînt pas. Le bienheureux Ignace de Loyola ayant, avec tant de travaux, mis sur pied la compagnie de Jésus, de laquelle il voyait tant de beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux à l’avenir, eut néanmoins le courage de se promettre que, s’il la voyait dissiper, qui serait le plus âpre déplaisir, dans demi-heure après il en serait résolu (1) et s’accoiserait en la volonté de Dieu. Ce docte et saint prédicateur d’Andalousie, Jean Avila, ayant dessein de dresser une compagnie de prêtres réformés pour le service de la gloire de Dieu, en quoi il avait déjà fait un grand progrès, lorsqu’il vit celle des jésuites en campagne, qui lui sembla suffire pour cette saison-là, il arrêta court son dessein avec une douceur et une humilité nonpareille. O que bienheureuses sont telles âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu en dispose ainsi! Ce sont des traits d’une indifférence très parfaite, de cesser de faire un bien quand il plait à Dieu, et de s’en retourner de moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre guide, l’ordonne. Certes, Jonas eut grand tort de s’attrister de quoi, à son avis, Dieu n’accomplissait pas sa prophétie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu, annonçant la subversion de Ninive; mais il mêla son intérêt et sa volonté propre avec celle de Dieu: c’est pourquoi, quand il voit que Dieu n’exécute pas sa prédiction selon la rigueur des paroles dont il avait usé en l’annonçant, il s’en fâche et murmure indignement. Que s’il eût eu pour seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il eût été aussi content de le voir accompli en la rémission de la peine que Ninive avait méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse; mais il n’est pas raisonnable que Dieu fasse toutes choses à notre gré. S’il veut que Ninive soit menacée, et que néanmoins elle ne soit pas renversée, puisque la menace suffit à la corriger, pourquoi Jonas s’en plaint-il?

(1) Il en serait résolu, il en aurait pris son parti.

Mais si cela est ainsi, il ne faudra donc rien affectionner, ains laisser les affaires à la merci des événements? Pardonnez-moi, Théotime; il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main; mais à la charge que, si l’événement est contraire, nous le recevrons doucement et tranquillement: car nous avons commandement d’avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu, et qui sont en notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l’événement, car il n’est pas en notre pouvoir. Ayez soin de lui (Lc 10,35), fut-il dit au maître d’étable, en la parabole du pauvre homme mi-mort entre Jérusalem et Jérico. Il n’est pas dit, remarque saint Bernard : Guéris-le, mais: Aie soin de lui. Ainsi, les apôtres avec une affection nonpareille, prêchèrent premièrement aux Juifs, bien qu’ils sussent qu’enfin il les faudrait quitter comme une terre infructueuse, et se retourner du côté des Gentils. C’est à nous de bien planter et bien arroser; mais de donner l’accroissement (1Co 3,6), cela n’appartient qu’à Dieu.

Le grand Psalmiste fait cette prière au Sauveur, comme par une acclamation de joie et de présage de victoire : O Seigneur, par votre beauté et bonne grâce, bandez votre arc, marchez heureusement (Ps 44,5-6), et montez à cheval ; comme s’il voulait dire que, par les traits de son amour, décochés dans les coeurs humains, il se rendrait maître des hommes, pour les manier à son gré, tout ainsi qu’un cheval bien dressé. O Seigneur, vous êtes le chevalier royal, qui tournez à toutes mains les esprits de vos fidèles amants; vous les poussez quelquefois à toute bride, et ils courent à toute outrance ès entreprises que vous leur inspirez; et puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carrière au plus fort de leur course.

Mais derechef, si l’entreprise faite par inspiration périt par la faute de ceux à qui elle était confiée, comme peut-on dire alors qu’il faut acquiescer à la volonté de Dieu? Car, me dira quelqu’un, ce n’est pas la volonté de Dieu qui empêche l’événement, ains ma faute, de laquelle la volonté divine n’est pas la cause. Il est vrai, mon enfant, ta faute ne t’est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n’est pas auteur du péché; mais c’est bien pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la défaite et du manquement de ton entreprise en punition de ta faute : car si sa bonté ne lui peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait qu’il veut la peine que tu en souffres. Ainsi Dieu ne fut pas cause que David péchât, mais il lui infligea bien la peine due à son péché. Il ne fut pas la cause du péché de Saül, mais oui bien qu’en punition la victoire périt entre les mains d’icelui.

Quand donc il arrive que les desseins sacrés ne réussissent pas en punition de nos fautes, il faut également détester la faute par une solide repentance, et accepter la peine que nous en avons; car comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi la peine est selon sa volonté.




CHAPITRE VII De l’indifférence que nous devons pratiquer en ce qui regarde notre avancement ès vertus.

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Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour acquérir les saintes vertus : n’oublions donc rien pour bien réussir dans cette sainte entreprise. Mais après que nous aurons planté et arrosé, sachons que c’est à Dieu de donner l’accroissement (
1Co 3,6) aux arbres de nos bonnes inclinations et habitudes. C’est pourquoi il faut attendre le fruit de nos désirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne sentons pas le progrès et avancement de nos esprits en la vie dévote, tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que toujours la tranquillité règne dans nos coeurs. C’est à nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer. Mais quant à l’abondance de la prise et de la moisson, laissons-en le soin à notre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé s’il n’a pas belle cueillette, mais oui bien s’il n’a pas bien labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous voir toujours novices en l’exercice des vertus; car au monastère de fa vie dévote chacun s’estime toujours novice, et toute la vie y est destinée à la probation, n’ayant point de plus évidente marque d’être non seulement novice, mais digne d’expulsion et réprobation, que de penser et se tenir pour profès; car selon la règle de cet ordre-là, non la solennité, mais l’accomplissement des voeux rend les novices profès. Or; les voeux ne sent jamais accomplis, tandis qu’il y a quelque chose à faire pour l’observance d’iceux; et l’obligation de servir Dieu et faire progrès en son amour, dure toujours jusqu’à la mort. Voire mais (2), me dira quelqu’un, si je connais que c’est par ma faute que mon avancement ès vertus est retardé, comme pourrai-je m’empêcher de m’en attrister et inquiéter?

(2) Voire mais, mais pourtant

J’ai dit ceci en l’Introduction à la vie dévote; mais je le redis volontiers, parce qu’il ne peut jamais être assez dit. Il se faut attrister pour les fautes commises, d’une repentance forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non découragée. Connaissez-vous que votre retardement au chemin des vertus est provenu de votre coulpe (1), or sus, humiliez-vous devant Dieu, implorez sa miséricorde, prosternez-vous devant la face de sa bonté, et demandez-lui-en pardon, confessez votre faute, et criez-lui merci à l’oreille même de votre confesseur, pour eu recevoir l’absolution; mais cela fait, demeurez en paix, et ayant détesté l’offense, embrassez amoureusement l’abjection qui est en vous pour le retardement de votre avancement au bien.

Hélas! mon Théotime, les âmes qui sont en purgatoire, y sont sans doute pour leurs péchés, qu’elles ont détestés et détestent souverainement: mais quant à l’abjection et peine qui leur en reste d’être arrêtées en ce lieu-là, et privées pour un temps de la jouissance de l’amour bienheureux du paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent dévotement le cantique de la justice divine : Vous êtes juste, Seigneur, et votre jugement équitable (Ps 68,137). Attendons donc en patience notre avancement; et en lieu de nous inquiéter d’en avoir si peu fait par le passé, procurons avec diligence d’en faire plus à l’avenir.

(1) Coulpe, faute formelle.

Voyez cette bonne âme, je vous prie elle a grandement désiré et tâché de s’affranchir de la colère, en quoi Dieu l’a favorisée; car il l’a rendue quitte de tous les péchés qui procèdent de la colère. Elle mourrait plutôt que de dire un seul mot injurieux, ou de lâcher un seul trait de haine. Néanmoins elle est encore sujette aux assauts et premiers mouvements de cette passion, qui sont certains élans, ébranlements et saillies du coeur irrité, que la paraphrase chaldaïque appelle trémoussements, disant: Trémoussez-vous et ne veuillez point pécher, où notre sacrée version a dit : Courroucez-vous, et ne veuillez point pécher (Ps 4,5), qui en est effet une même chose: car le prophète ne veut dire, sinon que si le courroux nous surprend, excitant en nos coeurs les premiers trémoussements de la colère, nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant en cette passion, d’autant que nous pécherions. Or, bien que ces premiers élans et trémoussements ne soient aucunement péché, néanmoins la pauvre âme qui en est souvent atteinte, se trouble, s’afflige, s’inquiète, et pense bien faire de s’attrister, comme si c’était l’amour de Dieu qui la provoquât à cette tristesse; et cependant, Théotime, ce n’est pas l’amour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché ; c’est notre amour propre qui voudrait que nous fussions exempts de la peine et du travail que les assauts de l’ire (2) nous donnent. Ce n’est pas la coulpe qui nous déplaît en ces élans de la colère, car il n’y a du tout point de péché; c’est la peine d’y résister qui nous inquiète.

(2) Ire, colère.

Ces rébellions de l’appétit sensuel, tant en l’ire qu’en la convoitise, sont laissées en nous pour notre exercice, afin que nous pratiquions la vaillance spirituelle en leur résistant. C’est le Philistin que les vrais Israélites doivent toujours combattre, sans que jamais ils le puissent abattre; ils le peuvent affaiblir, mais non pas anéantir. Il ne meurt jamais qu’avec nous, et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et détestable, d’autant qu’il est issu du péché et tend perpétuellement au péché. C’est pourquoi, comme nous sommes appelés terre, parce que nous sommes extraits de la terre, et que nous retournerons en terre (Gn 3,19), ainsi cette rébellion est appelée par le grand Apôtre péché, comme provenue du péché et tendante au péché, quoiqu’elle ne nous rende nullement coupables, sinon quand nous la secondons et lui obéissons (Rm 8). Dont le même apôtre nous avertit de faire en sorte que ce mal-là ne règne point en notre corps mortels pour obéir aux convoitises d’icelui (Rm 6,12). Il ne nous défend pas de sentir le péché, mais seulement d’y consentir; il n’ordonne pas que nous empêchions le péché de venir en nous et d’y être, mais il commande qu’il n’y vigne pas. Il est en nous quand nous sentons la rébellion de l’appétit sensuel; mais il ne règne pas en nous, sinon quand nous y consentons. Le médecin n’ordonnera jamais au fébricitant (4) de n’avoir pas soif, car ce serait une impertinence trop grande; mais il lui dira bien qu’il s’abstienne de boive, encore qu’il ait soif. Jamais on ne dira à une femme enceinte qu’elle n’ait pas envie de manger des choses extraordinaires, car cela n’est pas en son pouvoir, mais on lui dira bien qu’elle die ses appétits, afin que, s’ils sont de chose nuisible, on divertisse son imagination, et que telle fantaisie ne règne pas en sa cervelle.

(4) Fébricitant, qui a la fièvre.

L’aiguillon de la chair, messager de Satan (1), piquait rudement le grand saint Paul pour le faire précipiter au péché. Le pauvre apôtre soufrait cela comme une injure honteuse et infâme, c’est pourquoi il l’appelait un soufflettement (2) et bafouement, et priait Dieu qu’il lui plût de l’en délivrer; mais Dieu lui répondît : O Paul, ma grâce te suffit, car ma force se perfectionne en l’infirmité; à quoi ce grand homme acquiesçant: Donc, dit-il, volontiers, je me glorifierai en mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (3). Mais, remarquez, de grâce, que la rébellion sensuelle est en cet admirable vaisseau d’élection, lequel, recourant au remède de l’oraison, nous montre qu’il nous faut combattre par ce même moyen les tentations que nous sentons. Remarquez encore que si notre Seigneur permet ces cruelles révoltes en l’homme, ce n’est pas toujours pour le punir de quelque péché, ains pour manifester la force et vertu de l’assistance et grâce divine, et remarquez enfla que non seulement

(1) 1Co 12,7
(2) 1Co 12,7
(3) Rm 5

sous ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en nos infirmités; mais nous devons nous glorifier d’être infirmes, afin que la vertu divine paraisse en nous, soutenant notre faiblesse contre l’effort de la suggestion et tentation; car le glorieux apôtre appelle ses infirmités les élans et rejetons d’impureté qu’il sentait, et dit qu’il se glorifiait en icelles, parce que si bien il les sentait par sa misère, néanmoins par la miséricorde de Dieu il n’y consentait pas.

Certes, comme j’ai dit ci-dessus, l’Église condamna l’erreur de certains solitaires qui disaient qu’en ce monde nous pouvions être parfaitement exempts des passions d’ire, de convoitise, de crainte et autres semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis, Dieu veut que nous les repoussions. Vivons donc courageusement entre l’une et l’autre volonté divine, souffrant avec patience d’être assaillis, et tâchant avec vaillance de faire tête et résistance aux assaillants.


CHAPITRE VIII Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés.

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Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement pour laisser agir la créature raisonnable selon la condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables, quand, pouvant violer la loi, ils ne violent pus. Adorons donc et bénissons cette sainte permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment, détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché permis ne soit point commis; et ensuite de ce désir, employons tous les remèdes qu’il nous sera possible pour empêcher la naissance, le progrès et le règne du péché, à l’imitation de notre Seigneur, qui ne cesse d’exhorter, promettre, menacer, défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu’il se peut faire sans lui ôter sa liberté.

Mais quand le péché est commis, faisons tout ce qui est en nous, afin qu’il soit effacé, comme notre Seigneur, qui assura Carpus (1), ainsi qu’il a été ci-devant noté, que s’il était requis, il subirait derechef la mort pour délivrer une seule âme du péché. Que si le pécheur s’obstine, pleurons, Théotime, soupirons, prions pour lui avec le Sauveur de nos âmes, qui, ayant jeté maintes larmes toute sa vie sur les pécheurs et sur ceux qui les représentaient, mourut enfin les yeux couverts de pleurs et son corps tout détrempé de sang, regrettant la perte des pécheurs. Cette affection toucha si vivement David, qu’il en tomba à coeur failli (2): La pamoison, dit-il, m’a saisi pour les pécheurs abandonnant votre loi (3). Et le grand Apôtre proteste qu’il a au coeur une douleur continuelle pour l’obstination des Juifs (4).

Cependant, pour obstinés que les pécheurs puissent, être, ne perdons point courage de les aider et servir; car que savons-nous si par aventure ils feront pénitence et seront sauvés? Bien

(1) Corpus, Voir p. 97.

(2) A coeur failli, en défaillance.
(3)
Ps 118,53
(4) Rm 3,2

heureux est celui qui peut dire à ses prochains comme saint Paul: Je n’ai cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun de vous avec larmes (1), et partant je suis net du sang de tous; car je ne me suis point épargné que je ne voies aie annonce tout le bon plaisir de Dieu (2). Tandis que nous sommes dans les bornes de l’espérance que le pécheur se puisse amender, qui sont toujours de même étendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejeter, ains prier pour lui, et l’aider autant que son malheur le permettra.

Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir de charité, pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter noire Seigneur et las apôtres; c’est-à-dire, divertir notre esprit de là,, le retourner sur des autres objets et à d’autres occupations plus utiles à la gloire de Dieu. Il fallait, disaient les apôtres aux Juifs, vous annoncer premièrement la parole de Dieu; mais d’autant que vous lui rejetez et vous tenez pour indignes du règne de Jésus-Christ, voici que nous nous retournons du côté des Gentils (3). On vous ôtera, dit le Sauveur, le royaume de Dieu, et il sera donné à une nation qui en fera du fruit (4). Car ou ne saurait s’amuser à pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût en perdant le temps propre et requis à procurer le salut des autres. L’Apôtre certes dit, qu’il a une douleur continuelle de la perte des Juifs; mais c’est comme nous disons que nous bénissons Dieu en

(1) Ac 20,31
(2) Ac 26,37
(3) Ac 13,46
(4) Mt 21,43

tout temps, car cela ne veut dire autre chose sinon que nous le bénissons fort souvent et en toute occasion: et de même le glorieux saint Paul avait une continuelle douleur en son coeur (1), à cause de la réprobation des Juifs, parce qu’à toutes occasions il regrettait leur malheur.

Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice vengeresse et punissante de notre Dieu, comme nous aimons sa miséricorde; parce que l’une et l’autre est fille de sa bonté. Car par sa grâce il nous veut faire bons, comme très bon, ains souverainement bon qu’il est; par sa justice il veut châtier le péché, parce qu’il le hait: or, il le hait, parce qu’étant souverainement bon, il déteste le souverain mal, qui est l’iniquité. Et notez, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa miséricorde de nous que par l’équitable vengeance de sa justice punissante, et jamais nous n’échappons à la rigueur de sa justice que par sa miséricorde justifiante; et toujours, ou punissant, ou gratifiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne d’éternelle bénédiction. Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra la vengeance: les bienheureux approuveront avec allégresse le jugement de la damnation des réprouvés, comme celui du salut des élus, et les anges ayant exercé leur charité envers les hommes qu’ils ont en garde, demeureront en paix, les voyant obstinés ou même damnés. Il faut donc acquiescer à la volonté divine, et lui baiser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice.

(1) Rm 9,2


CHAPITRE IX Comme la pureté de l’indifférence se doit pratiquer ès actions de l’amour sacré.

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Un musicien des plus excellents de l’univers et qui jouait parfaitement du luth, devint en peu de temps si extrêmement sourd, qu’il ne lui resta plus aucun usage de ouïe; néanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth délicatement à merveille, à cause de la grande habitude qu’il en avait, et que sa surdité ne lui avait pas ôtée. Mais parce qu’il n’avait aucun plaisir en son chant, ni au chant du luth, d’autant qu’étant privé de l’ouïe il n’en pouvait apercevoir la douceur et beauté, il ne chantait plus ni ne sonnait du luth que pour contenter un prince duquel il était né sujet, et auquel il avait une extrême inclination de complaire, accompagnée d’une infinie obligation pour avoir été nourri dès sa jeunesse chez lui. C’est pourquoi il avait un plaisir nonpareil de lui plaire, et quand son prince lui témoignait d’agréer son chant, il était tout ravi de contentement. Mais il arrivait quelquefois que le prince, pour essayer l’amour de cet aimable musicien, lui commandait de chanter, et soudain le laissant là en sa chambre, il s’en allait à la chasse; mais le désir que le chantre avait de suivre ceux de son maître, lui faisait continuer aussi attentivement son chant, comme si le prince eût été présent, quoiqu’en vérité il n’avait aucun plaisir à chanter: car il n’avait ni le plaisir de la mélodie, duquel sa surdité le privait, ni celui de plaire au prince, puisque le prince étant absent ne jouissait pas de la douceur des beaux airs qu’il chantait.


Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est disposé
De sonner un cantique a ton los (1) composé:
Mon âme et mon esprit volontiers se range
A chanter ta louange.
Sus donc, ma gloire ! il se faut réveiller:
Harpe et psaltérion, cessez de sommeiller (2).

Certes le coeur humain est le vrai chantre du cantique de l’amour sacré, et il est lui-même la harpe et le psaltérion. Or, ce chantre s’écoute soi-même pour l’ordinaire, et prend un grand plaisir d’ouïr la mélodie de son cantique, c’est-à-dire, notre coeur aimant Dieu savoure les délices de cet amour, et prend un contentement nonpareil d’aimer un objet tant aimable. Voyez, je vous prie, Théotime, ce que je veux dire. Les jeunes petits rossignols s’essayent de chanter au commencement pour imiter les grands; mais étant façonnés et devenus maîtres, ils chantent pour le plaisir qu’ils prennent en leur propre gazouillement, et s’affectionnent si passionnément à cette délectation, ainsi que j’ai dit ailleurs, qu’à force de pousser leur voix, leur gosier s’éclate, dont ils meurent. Ainsi, nos coeurs, au commencement de leur dévotion, aiment Dieu pour s’unir à lui, lui être agréables, et l’imiter en ce qu’il nous a aimés éternellement; mais petit à petit étant duicts (3) et exercés au saint amour, ils prennent imperceptiblement le change, et en lieu d’aimer Dieu pour plaire à Dieu, ils commencent d’aimer pour le

(1) Los, du latin laus, louange.
(2)
Ps 46,8-9
(3) Duicts, instruits, lat. ducti.

plaisir puis ont eux-mêmes ès exercices du saint amour; et en lieu qu’ils étaient amoureux de Dieu, ils deviennent amoureux de l’amour qu’ils lui portent, ils sont affectionnés à leurs affections, et ne se plaisent plus en Dieu, mais au plaisir qu’ils ont en son amour; se contentant en cet amour, en tant qu’il est à eux, qu’il est dans leur esprit, et qu’il en procède. Car encore que cet amour sacré s’appelle amour de Dieu, parce que Dieu est aimé par icelui, il ne laisse pas d’être nôtre, garce que nous sommes les amants qui aimons par icelui. Et c’est là le sujet du change: car en lieu d’aimer ce saint amour, parce qu’il tend à Dieu qui est l’aimé, irons l’aimons parce qu’il procède de nous qui sommes les amants. Or, qui ne voit qu’ainsi faisant ce n’est plus Dieu que nous cherchons, ains que nous retenons à nous-mêmes, aimant l’amour en tien d’aimer le bien-aimé; aimant, dis-je, cet amour, non pour le bon plaisir et contentement de Dieu, mais pour le plaisir et contentement que nous en tirons nous-mêmes? Ce chantre donc qui chantait au commencement à Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus à soi-même et pour soi-même que pour Dieu; et s’il prend plaisir à chanter, ce n’est plus tant pour contenter à l’oreille de son Dieu, que pour contenter la sienne. Et d’autant que le cantique de l’amour divin est te plus excellent de tous, il l’aime aussi davantage, non à cause de l’excellence divine qui est louée; mais parce que l’air du chant en est plus délicieux et agréable.


CHAPITRE X Moyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.

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Vous connaîtrez bien cela, Théotime; car si ce rossignol mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique qu’il saura être le plus agréable à la divine Providence. Mais s’il chante pour le plaisir que lui-même prend en la mélodie de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus agréable à la bonté céleste, ains celui qui est le plus à son gré de lui-même et duquel il pense tirer plus de plaisir. De deux cantiques qui seront voirement l’un et l’autre divins, il se peut bien faire que l’un sera chanté parce qu’il est divin, et l’autre parce qu’il ail agréable. Rachel et Lia sont également épouses de Jacob mais l’une est aimée de lui en qualité d’épouse seulement, et l’autre en qualité de belle. Le cantique est divin ; mais le motif qui nous le fait chanter, c’est la délectation spirituelle que nous en prétendons.

Ne vois-tu pas, dira-t-on à cet évêque, que Dieu veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi son troupeau, lequel en vertu de son saint amour il te recommande par trois fois de paître en la personne du grand saint Pierre qui fût le premier des pasteurs? Que me répondras-tu? Qu’à Rome, qu’à Paris il y a plus de délices spirituelles, et qu’on y peut pratiquer le divin amour avec plus de suavité. O Dieu! ce n’est donc pas pour vous plaire que cet homme peut chanter, c’est pour le plaisir qu’il prend à cela; ce n’est pas vous qu’il cherche en l’amour; c’est Je contentement qu’il a ès exercices du saint amour. Les religieux voudraient chanter le cantique des pasteurs, et les mariés celui des religieux, afin, ce disent-ils, de pouvoir mieux aimer et servir Dieu. Eh! vous vous trompez, mes chers amis; ne dites pas que c’est pour mieux aimer et servir Dieu : ô nenni certes, c’est pour mieux servir votre propre contentement, lequel vous aimez plus que le contentement de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi bien et presque ordinairement mieux qu’en la santé. Que si nous aimons mieux la sauté, ne disons pas que c’est pour tant mieux servir Dieu: car qui ne voit que c’est la santé que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté de Dieu en la santé?

Il est malaisé, je le confesse, de regarder longuement et avec plaisir la beauté d’un miroir, qu’on ne s’y regarde, ains qu’on ne se plaise à s’y regarder soi-même; mais il y n pourtant de la différence entre Je plaisir que l’on prend à regarder un miroir parce qu’il est beau, et l’aise que l’on a de regarder dans un miroir, parce qu’on s’y voit, Il est aussi sans doute malaisé d’aimer Dieu qu’on aime quant et quant (1) le plaisir que l’on prend en son amour : mais néanmoins il y a bien à dire entre le contentement que l’on a d’aimer Dieu parce qu’il est beau, et celui que l’on a de l’aimer parce que son amour nous est agréable. Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir

(1) Quant et quant, avec.

qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit qu’il prie, n’est pas parfaitement attentif à prier; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie pour penser à la prière par laquelle il le prie. Le soin même que nous avons à n’avoir point de distractions, nous sert souvent de fort grande distraction; la simplicité ès actions spirituelles est la plus recommandable. Voulez-vous regarder Dieu, regardez-le donc et soyez attentif à cela; car si vous réfléchissez et retournez vos yeux de dessus vous-même pour voir la contenance que vous tenez en le regardant, ce n’est plus lui que vous regardez, c’est votre maintien, c’est vous-même. Celui qui est en une fervente oraison, ne sait s’il est en oraison ou non, car il ne pense pas à l’oraison qu’il fait, ains à Dieu à qui il la fait. Qui est en l’ardeur de l’amour sacré, il ne retourne point son coeur sur soi-même pour regarder ce qu’il fait, ains le tient arrêté et occupé en Dieu auquel il applique son amour. Le chantre céleste prend tant de plaisir de plaire à son Dieu, qu’il ne prend nul plaisir en la mélodie de sa voix, sinon parce qu’elle plaît à son Dieu…

Vous verrez, Théotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de dévotion, et qui est si ardent aux exercices de l’amour céleste; mais attendez un peu, et vous verrez si c’est Dieu qu’il aime. Hélas! soudain que la suavité et satisfaction qu’il prenait en l’amour cessera, et que les sécheresses arriveront, il quittera tout là, il ne priera plus qu’en passant. Or, si c’était Dieu qu’il aimait, pourquoi eût-il cessé de l’aimer, puisque Dieu est toujours Dieu? C’était donc la consolation de Dieu qu’il aimait, et non pas le Dieu de consolation. Plusieurs certes ne se plaisent point en l’amour divin, sinon qu’il soit confit au sucre de quelque suavité sensible, et feraient volontiers comme les petits enfants, auxquels quand on donne du miel sur un morceau de pain, ils lèchent et sucent le miel, et jettent par après le pain; car si la suavité était séparable de l’amour, ils quitteraient l’amour et tireraient la suavité. C’est pourquoi ils suivent l’amour à cause de la suavité, laquelle quand ils n’y rencontrent pas, ils ne tiennent compte de l’amour. Mais telles gens sont exposés à beaucoup de dangers: ou de retourner en arrière quand les goûts et consolations leur manquent, ou de s’amuser à des vaines suavités bien éloignées du véritable amour, et prendre le miel d’Héraclée pour celui de Narbonne.



Sales: Amour de Dieu 960