Sales: Amour de Dieu 9160

CHAPITRE XVI Du dépouillement parfait de l’âme unie à la volonté de Dieu.

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Représentons-nous le doux Jésus, Théotime, chez Pilate, où, pour l’amour de nous, les gens d’armes, ministres de la mort, le dévêtirent de ses habits l’an après l’autre; et non contents de cela, lui ôtèrent encore sa peau, la déchirant à coups de verges et de fouets: comme par après son âme fut dépouillée de son corps, et le corps de sa vie, par la mort qu’il souffrit en la croix; mais trois jours passés, par sa très sainte résurrection, l’âme se revêtit de son corps glorieux, et le corps de sa peau immortelle, et s’habilla de vêtements différents, ou en pèlerin, ou en jardinier, ou d’autre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Père le requéraient.. L’amour fit tout cela, Théotime; et c’est l’amour aussi qui entrant en une âme afin de la faire heureusement mourir à soi et revivre à Dieu, la fait dépouiller de tous les désirs humains et de l’estime de soi-même, qui n’est pas moins attachée à l’esprit que la peau à la chair, et la dénue (1) enfin des affections plus aimables : comme sont celles qu’elle avait aux consolations spirituelles, aux exercices de piété et à la perfection des vertus, qui semblaient être la propre vie de l’âme dévote.

Alors, Théotime, l’âme a raison de s’écrier : J’ai ôté mes habits, comme m’en revêtirai-je (2)? J’ai lavé mes pieds de toute sorte d’affections, comme tes souillerais-je derechef? Nue je suis sortie de la main de Dieu, et nue j’y retournerai. Le Seigneur m’avait donné beaucoup de désirs, le Seigneur me les a ôtés, que son saint nom soit béni (3). Oui, Théotime, le même Seigneur qui nous fait désirer les vertus en notre commencement, et qui nous les fait pratiquer eu toutes occurrences, c’est lui-même qui nous ôte

(1) La dénue, la dépouille.
(2)
Ct 5,3
(3) Jb 1,21

l’affection des vertus et de tous les exercices spirituels, afin qu’avec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous n’affectionnions rien que le bon plaisir de sa divine majesté. Car, comme la belle et sage Judith avait voirement dans ses cabinets (1) ses beaux habits de fête, et néanmoins ne les affectionnait point, ni ne s’en para jamais en sa viduité, sinon quand inspirée de Dieu elle alla ruiner Holopherne; ainsi, quoique nous ayons appris la pratique des vertus et les exercices de dévotion, si est-ce que nous ne les devons point affectionner, ni en revêtir notre coeur, sinon à mesure que nous savons que c’est le bon plaisir de Dieu. Et comme Judith demeura toujours en habits de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut qu’elle se mit en pompe, aussi devons-nous paisiblement demeurer revêtus de notre misère et abjection parmi nos imperfections et faiblesses, jusqu’à ce que Dieu nous exalte à la pratique des excellentes actions.

On ne peut longuement demeurer en cette privation, dépouillé de toute sorte d’affections. C’est pourquoi, selon l’avis du saint Apôtre, après que nous avons ôté les vêtements du vieil Adam, il se faut revêtir des habits du nouvel homme (2), c’est-à-dire, de Jésus-Christ; car ayant tout renoncé (3), voire même les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-là, ni d’autres quelconques, qu’autant que le bon plaisir divin portera, il nous faut revêtir derechef de plusieurs affections,

(1) Voirement dans ses cabinets, certainement dans ces armoires.
(2) Col 3,9-10
(3) Ayant tout renoncé, ayant renoncé à tout.

et peut-être des mêmes que nous avons renoncées et résignées (l); mais il s’en faut derechef revêtir, non plus parce qu’elles nous sont agréables, utiles, honorables, et propres à contenter l’amour que nous avons pour nous-mêmes, ains parce qu’elles sont agréables à Dieu, utiles à son honneur, et destinées à sa gloire.

Eliézer portait des pendants d’oreilles, des bracelets et des vêtements neufs pour la fille que Dieu avait préparée au fils de son maître; et par effet il les donna à la vierge Rebecca, sitôt qu’il connut qu’elle était celle-là. Il faut des habits neufs à l’épouse du Sauveur. Si pour l’amour de lui elle s’est dépouillée de l’affection ancienne qu’elle avait à ses parents (2), au pays, à la maison, aux amis, il faut qu’elle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en son rang, non plus selon les considérations humaines, mais parce que l’époux céleste le veut, le commande et l’entend, et qu’il a mis un tel ordre en la charité (3). Si on s’est dénué de la vieille affection aux consolations spirituelles, aux exercices de la dévotion, à la pratique des vertus, voire même à notre propre avancement en la perfection, il se faut revêtir d’une autre affection toute nouvelle, aimant toutes ces grâces et faveurs célestes, non plus parce qu’elles perfectionnent et ornent notre esprit, mais parce que le nom de notre Seigneur en est sanctifié, que son royaume en. est enrichi, et son bon plaisir glorifié.

Ainsi saint Pierre s’habille dans la prison, non

(1) Résignées, abandonnées.
(2) Ps 44,11-12
(3) Ct 2,12

par son élection, mais à mesure que l’ange le lui commande (1). Il met sa teinture, puis ses sandales, puis ses autres vêtements. Et le glorieux saint Paul, dépouillé en un moment de toutes affections, Seigneur, dit-il, que voulez-vous que je fasse (2)? c’est-à-dire, que vous plait-il que j’affectionne, puisque me jetant à. terre vous avez fait mourir ma volonté propre? Eh! Seigneur, mettez votre bon plaisir en sa place, et m’enseignez de faire votre volonté; car vous êtes mon Dieu (3). Théotime, quiconque a tout quitté pour Dieu, ne doit rien reprendre que comme Dieu le veut; il ne nourrit plus son corps, sinon comme Dieu l’ordonne, afin qu’il serve à l’esprit; il n’étudie plus que pour servir le prochain et sa propre âme, selon l’intention divine; il pratique les vertus, non selon qu’elles sont plus à son gré, mais selon que Dieu le désire.

Dieu commanda au prophète Isaïe de se dépouiller, et il le fit; marchant et prêchant en cette sorte, ou trois jours entiers, comme quelques-uns disent, ou trois ans, comme les autres pensent: puis il reprit ses habits quand le terme que Dieu lui avait préfigé (4) fut passé. Ainsi se faut-il dénuer de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner notre coeur pour voir s’il est bien prêt à se dévêtir, comme fit Isaïe, de tous ses habits; puis reprendre aussi, quand il est temps, les affections convenables du service de la charité, afin de mourir en croix nus avec notre

(1) Ac 12,8
(2) Ac 9,6
(3) Ps 142,10
(4) Préfigé, fixé d’avance

divin Sauveur, et ressusciter par après en un nouvel homme avec lui. L’amour est fort comme la mort (1), pour nous faire tout quitter : il est magnifique comme la résurrection, pour nous parer de gloire et d’honneur.


(1) Ct 8,6

FIN DU LIVRE NEUVIÈME



LIVRE DIXIÈME: DU COMMANDEMENT D’AIMER DIEU SUR TOUTES CHOSES


CHAPITRE PREMIER De la douceur du commandement que Dieu nous a fait de l’aimer sur toutes choses.

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L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’homme; l’amour, celle de l’esprit; et la charité, celle de l’amour. C’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence de l’univers. En cela, Théotime, consiste la grandeur et primauté du commandement de l’amour divin que le Sauveur nomme le premier et le très grand commandement (
Mt 22,38). Ce commandement est comme un soleil qui donne le lustre et la dignité à toutes les lois sacrées, à toutes les ordonnances divines, et à toutes les saintes Écritures. Tout est fait pour ce céleste amour, et tout se rapporte à icelui. De l’arbre sacré de ce commandement dépendent tous les conseils, exhortations, inspirations et les autres commandements, comme ses fleurs; et la vie éternelle, comme son fruit: et tout ce qui ne tend point à l’amour éternel, tend à la mort éternelle. Grand commandement duquel la parfaite pratique dure en la vie éternelle, ains n’est autre chose que la vie éternelle.

Mais voyez, Théotime, combien cette loi d’amour est aimable. Eh! Seigneur Dieu, ne suffisait-il pas qu’il vous plût de nous permettre ce divin amour, comme Laban permit celui de Rachel à Jacob, sans qu’il vous plût encore de nous y semondre (1) par exhortations, de nous y pousser par vos commandements? Mais non, bonté divine; afin que ni votre grandeur, ni notre bassesse, ni prétexte quelconque ne nous retardât de vous aimer, vous nous le commandez. Le pauvre Appelles ne se pouvant garder d’aimer, n’osait toutefois aimer la belle Compaspé, parce qu’elle appartenait au grand Alexandre. Mais quand il eut congé de l’aimer, combien s’en estima-t-il obligé à celui qui le lui permettait! Il ne savait s’il devait plus aimer ou cette belle Compaspé qu’un si grand empereur lui avait quittée, ou ce grand empereur qui lui avait quitté une si belle Compaspé.

(1) Semondre, exciter.


O vrai Dieu! si nous le savions entendre, mon cher Théotime, quelle obligation aurions-nous à ce souverain bien, gai non seulement nous permet, mais nous commande de l’aimer ! Hélas, ô Dieu! je ne sais pas si je dois plus aimer votre infinie beauté qu’une si divine bonté m’ordonne d’aimer, ou votre divine bonté qui m’ordonne d’aimer une si très infinie beauté. O beauté, combien êtes-vous aimable, m’étant octroyée par une si immense bonté! O bonté, que vous êtes aimable de me communiquer une si éminente beauté!

Dieu, au jour du jugement, imprimera ès esprits des damnés l’appréhension de la perte qu’ils feront, en une façon admirable; car la divine majesté leur fera clairement voir la souveraine beauté de sa face et les trésors de sa bonté; et, à la vue de cet abîme infini de délices, la volonté, par un effort extrême, se voudra lancer sur icelui, pour s’unir à lui et jouir de son amour; mais ce sera pour néant (1), d’autant qu’elle sera comme une femme qui, entre les douleurs de l’enfantement, après avoir enduré des violentes tranchées, des convulsions cruelles et des détresses insupportables, meurt enfin sans pouvoir enfanter; car à. mesure que la claire et belle connaissance de la divine beauté aura pénétré les entendements de ces esprits infortunés, la divine justice ôtera tellement la force à la volonté, qu’elle ne pourra nullement aimer cet objet que l’entendement lui proposera et représentera être tant aimable; et cette vue, qui devrait engendrer un si grand amour en la volonté, en lieu de cela, y fera naître une tristesse infinie, laquelle sera rendue éternelle par la souvenance, qui demeurera à jamais en ces âmes perdues, de la souveraine beauté qu’elles auront vue, souvenance stérile de tout bien, ains fertile de travaux (2), de peines, de tourments et de désespoirs immortels; d’autant qu’en la volonté se trouvera tout en ensemble une impossibilité, ains une effroyable et éterelle aversion et répugnance d’aimer cette tant

(1) Pour néant, pour rien, en vain.
(2) Ains fertile de travaux, mais féconde en travaux.

désirable excellence ; si que les misérables damnés demeureront à jamais en une rage désespérée de savoir une perfection si souverainement aimable, sans en pouvoir jamais avoir ni la jouissance ni l’amour; parce que, tandis qu’ils l’ont pu aimer, ils ne l’ont pas voulu. Ils brûleront d’une soif d’autant plus violente, que le souvenir de cette source des eaux de la vie éternelle aiguisera leurs ardeurs; ils mourront immortellement, comme des chiens, d’une faim (Ps 58,7) d’autant plus véhémente, que leur mémoire en affinera (2) l’insatiable cruauté par le souvenir du festin duquel ils auront été privés.

Car alors, frémissant de rage,
Le pervers tout sec deviendra:
Mais, quoi que brasse (3) en son courage
Le méchant, tout lui défaudra (4).

Certes, je ne voudrais pas assurer une cette vue de la beauté de Dieu que les malheureux auront, comme en éloïse (5), et à guise d’un éclair, doive être de même clarté que celle des bienheureux mais elle sera pourtant si claire, qu’ils verrons te Fils de l’homme en sa majesté, ils verront celui qu’ils ont percé (6), et, par la vue de cette gloire, connaîtront la grandeur de leur perte. Si Dieu avait défendu à l’homme de l’aimer, que de regrets ès âmes généreuses! Que ne feraient-elles pas pour en obtenir la permission! David entra au hasard d’un combat extrêmement rude pour avoir la fille du roi. Et qu’est-ce que ne fit pas Jacob pour pouvoir épouser Rachel, et le prince Sichem pour avoir Dma en mariage? Les damnés s’estimeraient bienheureux, s’ils pensaient de pouvoir quelquefois aimer Dieu; et les bienheureux s’estimeraient damnés, s’ils croyaient de pouvoir être une fois privés de cet amour sacré.

(2) Affinera, aiguisera.
(3) Quoi que brasse... le méchant, quelque projet, quelque désir que forme le méchant.
(4) Ps 3,10
(5) Éloïse, éloyse, éclair, clarté; du latin elucere; en languedocien : liaus, lieus, eslious.
(8) Mt 24,30Jn 19,37


Eh! vrai Dieu! combien est désirable la suavité de ce commandement, Théotime, puisque si la divine volonté le faisait aux damnés, ils seraient en un moment délivrés de leur plus grand malheur, et que les bienheureux ne sont bienheureux que par la pratique d’icelui! O amour céleste, que vous êtes aimable à nos âmes! et que bénie soit à jamais la bonté laquelle nous commande avec tant de soin qu’on l’aime, quoique son amour soit si désirable et nécessaire à notre bonheur, que sans icelui nous ne puissions être que malheureux.


CHAPITRE II Que ce divin commandement de l’amour tend au ciel mais est toutefois donné aux fidèles de ce monde.

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Si aucune loi n’est imposée au juste (
1Tm 1,9), parce que, prévenant la loi, et sans avoir besoin d’être sollicité par icelle, il fait la volonté de Dieu par l’instinct de la charité qui règne en son âme, combien devons-nous estimer les bienheureux du paradis, libres et exempts de toute sorte de commandements, puisque de la jouissance en laquelle ils sont de la souveraine beauté et bonté du bien-aimé, coule et procède une douce mais inévitable nécessité en leurs esprits d’aimer éternellement la très sainte Divinité! Nous aimerons Dieu au ciel, Théotime, non comme liés et obligés par la loi, mais comme attirés et ravis par la joie que cet objet si parfaitement aimable donnera à nos coeurs. Alors la force du commandement cessera pour faire place à la force du contentement, qui sera le fruit et le comble de l’observation du commandement. Nous sommes donc destinés au contentement qui nous est promis en la vie immortelle par ce commandement qui nous est fait en cette vie mortelle, en laquelle nous sommes, à la vérité, obligés de l’observer très étroitement, puisque c’est la loi fondamentale que le roi Jésus a donnée aux citoyens de la Jérusalem militante pour leur faire mériter la bourgeoisie (1) et la joie de la Jérusalem triomphante.

(1) Bourgeoisie, droit de cité.

Certes, là-haut au ciel nous aurons un coeur tout libre de passions, une âme tout épurée de distractions, un esprit affranchi de contradictions, et des forces exemptes de répugnances; et partant nous y aimerons Dieu par une perpétuelle et non jamais interrompue dilection, ainsi qu’il est dit de ces quatre animaux sacrés, qui, représentant les évangélistes, sans cesser ni jour ni nuit (Ap 4,8), louaient continuellement la Divinité. O Dieu! quelle joie, quand établis en ces éternels tabernacles, nos esprits seront en ce mouvement perpétuel, emmi lequel ils auront le repos tant désiré de leur éternelle dilection!

Heureux qui loge en ta maison,
Il te loue en toute saison (Ps 78,5).

Mais il ne faut pas prétendre à cet amour si extrêmement parfait en cette vie mortelle ; car nous n’avons pas encore ni le coeur, ni l’âme, ni l’esprit, ni les forces des bienheureux. Il suffit que nous aimions de tout le coeur et de toutes les forces que nous avons. Tandis que nous sommes petits enfants, nous sommes sages comme petits enfants, nous parlons en petits enfants, nous aimons comme petits enfants (1Co 13,11); mais quand nous serons parfaits là-haut au ciel, nous serons quittes de notre enfance, et aimerons Dieu parfaitement. Et ne faut pas non plus, Théotime, que pendant l’enfance de notre vie mortelle nous laissions de faire ce qui est en nous selon qu’il nous est commandé, puisque non seulement nous le pouvons, mais il est très aisé, tout ce commandement étant de l’amour et de l’amour de Dieu, qui étant souverainement bon, est souverainement, aimable.


CHAPITRE III Comme tout le coeur étant employé en l’amour sacré, ou peut néanmoins aimer Dieu différemment, et aimer encore plusieurs autres choses aven Dieu.

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Qui dit tout, ne forclôt (3) rien, et toutefois un homme ne laissera pas d’être tout à Dieu, tout à son père, tout à sa mère, tout au prince, tout à la république, tout à ses enfants, tout à ses amis; en sorte qu’étant tout à un chacun, il sera encore tout à tous. Or, cela est ainsi d’autant que le devoir par lequel on est tout aux uns, n’est pas contraire au devoir par lequel on est tout aux autres.

(3) Forclôt, n’exclut.

L’homme se donne tout par l’amour, et se donne tout autant qu’il aime : il est donc souverainement donné à Dieu, lorsqu’il aime souverainement sa divine bonté. Et quand il s’est ainsi donné, il ne doit rien aimer qui puisse ôter son coeur à Dieu. Or, jamais aucun amour n’ôte nos coeurs à Dieu, sinon celui qui lui est contraire.

Sara ne se fâche point de voir Ismaël autour du cher Isaac, tandis qu’il ne se joue point à le heurter et piquer; et la divine bonté ne s’offense point de voir en nous des autres amours auprès du sien, tandis qu’ils conservent envers lui la révérence et soumission qui lui est due.

Certes, Théotime, là-haut en paradis, Dieu se donnera tout à nous, et non pas en partie, puisque c’est un tout qui n’a point de partie; mais il se donnera pourtant diversement, et avec autant de différences qu’il y aura de bienheureux; ce qui se fera ainsi parce que se donnant tout à tous, et tout à un chacun, il ne se donnera jamais totalement ni à pas un en particulier, ni à tous en général. Or, nous nous donnerons à lui selon la mesure qu’il se donnera à nous; car nous le verrons voirement tous face à face (
1Co 13,12), ainsi qu’il est en sa beauté, et l’aimerons de coeur à coeur, ainsi qu’il est en sa bonté; mais tous toutefois ne le verront pas avec une égale clarté, ni ne l’aimeront pas avec une égale suavité; ains un chacun le verra et l’aimera selon la particulière mesure de gloire que la divine Providence lui a préparée. Nous aurons tous également la plénitude de ce divin amour, mais les plénitudes pourtant seront inégales en perfection. Le miel de Narbonne est tout doux, si est bien (1) celui de Paris tous deux sont pleins de douceur, mais l’un néanmoins est plein d’une meilleure, plus fine et plus forte douceur; et bien que l’un et l’autre soit tout doux, ni l’un ni l’autre n’est pas toutefois totalement doux. Je fais hommage au prince souverain, et je le fais encore au subalterne; j’engage donc envers l’un et envers l’autre toute ma fidélité, et toutefois je ne l’engage pas totalement ni à l’un ni à l’autre; car en celle que je prête au souverain, je n’exclus pas celle du subalterne, et en celle du subalterne je ne comprends pas celle du souverain. Que si au ciel, où ces paroles : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur (Dt 6,5), seront si excellemment pratiquées, on aura des grandes différences en l’amour, ce n’est pas merveille si en cette vie mortelle il y en a beaucoup.

(1) Si est bien, ainsi et bien, également.

Théotime, non seulement entre ceux qui aiment Dieu de tout leur coeur il y en a qui l’aiment plus, et les autres moins; mais une même personne se surpasse maintes fois soi-même en ce souverain exercice de la dilection de Dieu sur toutes choses. Appelles faisait mieux une fois qu’autre; il se surmontait aucune fois soi-même car bien qu’il mit ordinairement tout son art et toute son attention à peindre Alexandre le Grand, si est-ce qu’il ne l’y mettait pas toujours totalement, ni si entièrement, qu’il ne lui restât des autres efforts par lesquels il n’employait pas ni un plus grand artifice, ni une plus grande affection; mais il l’employait plus vivement et parfaitement. Il appliquait toujours tout son esprit à bien faire ces tableaux d’Alexandre, parce qu’il l’appliquait sans réserve ; mais il l’appliquait aucune fois plus fortement et plus heureusement. Qui ne sait crue l’on profite en ce saint amours et que la fin des saints est comblée d’un plus parfait amour que le commencement?

Or, selon la manière de parler des saintes Ecritures, faire quelque chose de tout son coeur, ne veut dire autre chose, sinon la faire de bon coeur sans réserve O Seigneur! disait David, je vous ai cherché de tout mon coeur. J’ai crié de tout mon coeur: Seigneur, exaucez-moi (1). Et la sacrée parole témoigne que vraiment il avait suivi Dieu de tout son coeur; et nonobstant cela elle ne laisse pas de dire qu’Ezéchias n’eut point son semblable parmi les rois de Juda, ni devant, ni après lui; qu’il s’unit è Dieu, et ne se détourna pas de lui (2); puis traitant de Josias, elle dit, qu’il n’y eut aucun roi devant lui qui fut semblable, qui se retournât au Seigneur de tout son coeur, de toute son âme et de toute sa force, selon toute la loi de Moise; nul aussi après lui ne s’éleva de semblable (3). Voyez donc, Théotime, je vous prie; voyez comme David, Ezéchias et Josias aimèrent Dieu de tout leur coeur, et que néanmoins ils ne l’aimèrent pas tous trois également, puisque aucun des trois n’eut son

(1) Ps 118,10-14
(2) 2R 18,5-6
(3) 2R 23,25

semblable en cet amour, ainsi que dit le sacré texte. Tous trois l’aimèrent un chacun de tout son coeur, mais pas un d’entre eux, ni tous trois ensemble, ne l’aimèrent totalement, ains chacun en sa façon particulière : si que, comme tous trois furent semblables en ce qu’ils donnèrent un chacun tout son coeur, aussi furent-ils dissemblables tous trois en la manière de le donner; ains il n’y a point de doute que David pris à part ne fût grandement dissemblable à soi-même en cet amour, et qu’avec son second coeur que Dieu créa net et pur en lui, et avec son esprit droit que Dieu renouvela en ses entrailles (1) par la très sainte pénitence, il ne chantât beaucoup plus mélodieusement le cantique de sa dilection, qu’il n’avait jamais fait avec son coeur et son esprit premier.

Tous les vrais amants sont égaux, en ce que tous donnent tout leur coeur à Dieu et de toute leur force; mais ils sont inégaux, en ce qu’ils le donnent tous diversement et avec des différentes façons, dont les uns donnent tout leur coeur, de toute leur force, moins parfaitement que les autres. Qui le donne tout par le martyre, qui tout par la virginité, qui tout par la pauvreté, qui tout par l’action, qui tout par la contemplation, qui tout par l’exercice pastoral; et tous le donnant tout par l’observance des commandements, les uns pourtant le donnent avec moins de perfection que les autres.

Oui même Jacob, qui était appelé le Saint de Dieu en Daniel, et que Dieu proteste d’avoir aimé, confesse lui-même qu’il avait servi Laban de toutes

(1) Ps 50,12

ses forces (1). Et pourquoi avait-il servi Laban, sinon pour avoir Rachel qu’il aimait de toutes ses forces? Il sert Laban de toutes ses forces, il sert Dieu de toutes ses forces, il aime Rachel de toutes ses forces, il aime Dieu de toutes ses forces, mais il n’aime pas pour cela Rachel comme Dieu, ni Dieu comme Rachel. Il aime Dieu comme son Dieu, sur toutes choses, et pins que soi-même; il aime Rachel comme sa femme, sur toutes les autres femmes, et comme lui-même. Il aime Dieu de l’amour absolument et souverainement suprême, et Rachel du suprême amour nuptial. Et l’un des amours n’est point contraire à l’autre, puisque celui de Rachel ne viole point les privilèges et avantages souverains de celui de Dieu.

De sorte, Théotime, que le prix de l’amour que nous portons à Dieu, dépend de l’éminence et excellence du motif pour lequel et selon lequel nous l’aimons, en ce que nous l’aimons pour sa souveraine infinie bonté, comme Dieu et selon qu’il est Dieu. Or une goutte de cet amour vaut mieux, a plus de force, et mérite plus d’estime que tous les autres amours qui jamais puissent être ès coeurs des hommes et parmi les choeurs des anges : car tandis que cet amour vit, il règne et tient le sceptre sur toutes affections, faisant préférer Dieu en sa volonté à toutes choses indifféremment, universellement, et sans réserve.

(1) Da 3,35Rm 9,13Gn 31,6


CHAPITRE IV De deux degrés de perfection avec lesquels ce commandement peut être observé en cette vie mortelle.

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Tandis que le grand roi Salomon, jouissant encore de l’esprit divin, composait le sacré Cantique des cantiques, il avait, selon la permission de ce temps-là, une grande variété de dames et damoiselles dédiées à son amour en diverses conditions et sous des différentes qualités. Car, premièrement, il y en avait une qui était uniquement l’unique amie, toute parfaite, toute rare, comme une singulière colombe avec laquelle les autres n’entraient point en comparaison, et que pour cela il appela de son nom, Sulamite (1). Secondement, il en avait soixante, qui, après celle-là, tenaient le premier degré d’honneur et d’estime, et qui furent nommées reines; outre lesquelles il y avait, en troisième lieu, encore quatre-vingts dames qui n’étaient voirement pas reines, mais qui pourtant avaient part au lit royal en qualité d’honorables et légitimes amies. Et finalement il y avait des jeunes damoiselles sans nombre réservées pour être mises en la place des précédentes à mesure qu’elles viendraient à défaillir.

Or, sur l’idée de ce qui se passait en son palais, il décrivit les diverses perfections des âmes qui à l’avenir devaient adorer, aimer et servir le grand roi pacifique Jésus-Christ notre Seigneur; entre lesquelles il y en a qui, étant nouvellement délivrées de leurs péchés, et bien résolues d’aimer Dieu, sont néanmoins encore novices,

(1) Sulamite, en hébreu, parfaite.

apprentisses (1), tendres et faibles; si qu’elles aiment voirement la divine suavités mais avec mélange d’autant d’autres différentes affections, que leur amour sacré étant encore comme en son enfance, elles aiment avec notre Seigneur quantité de choses superflues, vaincs et dangereuses. Et comme un phénix nouvellement éclos de sa cendre, n’ayant encore que des petites plumes fluettes et des poils follets, ne peut faire que des petits élans, par lesquels il doit être dit sauter plutôt que voler; ainsi ces tendres jeunes âmes nouvellement nées dans la cendre de leur pénitence, ne peuvent encore pas prendre l’essor, et voler au plein air de l’amour sacré, retenues dans une multitude de mauvaises inclinations et habitudes dépravées que les péchés de la vie passée leur ont laissées. Elles sont néanmoins vivantes, animées et emplumées de l’amour et de l’amour vrai, autrement elles n’eussent pas quitté le péché; mais amour néanmoins encore faible et jeune, qui, environné d’une quantité d’autres amours, ne peut pas produire tant de fruit comme il ferait s’il possédait entièrement le coeur.

Tel fut l’entant prodigue, quand quittant l’infâme compagnie, ou la garde des pourceaux entre lesquels il avait vécu, il vint ès bras de son père, à demi nu et tout souillé de ordures qu’il avait contractées parmi ces vilains animaux. Car qu’est-ce quitter les pourceaux, Sinon se retirer des péchés? Et qu’est-ce venir tout déchiré, drileux (2) et infecté, sinon avoir encore l’affection

(1) Apprentisses, apprenties.
(2) Drilleux, en haillons; drilles signifie vieux chiffons.

embarrassée des habitudes et inclinations qui tendent au péché? Mais cependant il avait la vie de l’âme, qui est l’amour; et comme un phénix renaissant de sa cendre, il se trouva nouvellement ressuscité : il était mort, dit son père, et il est revenu à vie (1), il est ravivé. Or, ces âmes sont nommées jeunes filles au Cantique, d’autant qu’ayant senti l’odeur du nom de l’époux, qui ne respire que salut et pardon, elles l’aiment d’un amour vrai, mais amour qui, comme elles, est en sa tendre jeunesse, d’autant que tout ainsi que les jeunes fillettes aiment voirement bien leurs époux si elles en ont, mais ne laissent pas d’aimer grandement les bagues et bagatelles, leurs compagnes, avec lesquelles elles s’amusent éperdument à jouer; danser et folâtrer, s’entretenant avec les petits oiseaux, petits chiens, écurieux (2) et autres tels jouets, aussi ces âmes ,jeunes et novices aiment certes bien l’époux sacré, tuais avec une multitude de distractions et divertissements volontaires: de sorte que l’aimant par-dessus toutes choses, elles ne laissent pas de s’amuser à plusieurs choses qu’elles n’aiment pas selon lui, aies outre lui, hors de lui et sans lui. Certes comme les menus déréglements en paroles, en gestes, eu habits, en passe-temps et folâtreries, ne sont pas, à proprement parler, contre la volonté de Dieu; aussi ne sont-ils pas selon icelle, ains hors d’icelle et sans icelle.

Mais il y a des âmes qui ayant déjà fait quelques progrès en l’amour divin, ont retranché tout l’amour qu’elles avaient aux choses dangereuses,


(1)
Lc 15,32
(2) Ecurieux, écureuils

et néanmoins ne laissent pas d’avoir des amours dangereux et superflus, parce qu’elles affectionnent avec excès et par un amour trop tendre et passionné ce que Dieu veut qu’elles aiment. Dieu voulait qu’Adam aimât tendrement Ève, mais non pas aussi si tendrement que, pour lui complaire, il violât l’ordre que sa divine majesté lui avait donné. Il n’aima donc pas une chose superflue, ni de soi-même dangereuse; mais il l’aima avec superfluité et dangereusement. L’amour de nos parents, amis, bienfaiteurs, est de soi-même selon Dieu, mais nous ne les pouvons aimer excessivement; comme aussi nos vocations, pour spirituelles qu’elles soient, et nos exercices de piété (que toutefois nous devons tant affectionner) peuvent être aimés déréglément, lorsque l’on les préfère à l’obéissance et au bien plus universel, ou que l’on les affectionne en qualité de dernière fin, bien qu’ils ne soient que des moyens et acheminements à notre filiale prétention, qui est le divin amour. Et ces âmes qui n’aiment rien que ce que Dieu veut qu’elles aiment, mais qui excèdent en la façon d’aimer, aiment voirement la divine bonté sur toutes choses, mais non pas en toutes choses : car les choses mêmes qu’il leur est non seulement permis, mais ordonné d’aimer selon Dieu, elles ne les aiment pas seulement selon Dieu, ains pour des causes et motifs qui ne sont pas certes contre Dieu, mais bien hors de Dieu; de sorte qu’elles ressemblent au phénix, qui ayant ses premières plumes, et commençant à renforcer, se guinde (1) déjà en plein air, mais n’a pourtant pas encore assez de forces pour demeurer longuement au

(1) Se guinde, se porte en haut, s’élève, monte

vol, dont il descend souvent prendre terre pour s’y reposer. Tel fut le pauvre jeune homme, qui ayant observé les commandements de Dieu dès son bas âge (Mt 19,20), ne désirait pas les biens d’autrui, mais il affectionnait trop tendrement ceux qu’il avait. C’est pourquoi quand notre Seigneur lui conseilla de les donner aux pauvres (Mt 19,21-22), il devint tout triste et mélancolique. Il n’aimait rien que ce qu’il lui était loisible d’aimer; mais il l’aimait d’un amour superflu et trop serré. Ces âmes donc, Théotime, aiment voirement trop ardemment et avec superfluité, mais elles n’aiment point les superfluités, aies seulement ce qu’il faut aimer. Et pour cela elles jouissent du lit nuptial du Salomon céleste, c’est-à-dire, des unions, des recueillements et des repos amoureux dont il a été parlé aux livres V et VI; mais elles n’en jouissent pas en qualité d’épouses, parce que la superfluité avec laquelle elles affectionnent les choses bonnes, fait qu’elles n’entrent pas fort souvent en ces divines unions de l’époux, étant occupées et diverties pour aimer hors de lui et sans lui ce qu’elles ne doivent aimer qu’en lui et pour lui



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