Sales: Amour de Dieu 1050

CHAPITRE V De deux autres degrés de plus grande perfection avec lesquels nous pouvons aimer Dieu sur toutes choses.

1050
Or, il y a des autres âmes qui n’aiment ni les superfluités ni avec superfluité, ains aiment seulement ce que Dieu veut, et comme Dieu veut. Âmes heureuses, puisqu’elles aiment Dieu, et leurs amis an Dieu, et leurs ennemis pour Dieu. Elles aiment plusieurs choses avec Dieu, mais pas une sinon en Dieu et pour Dieu; c’est Dieu qu’elles aiment, non seulement sur toutes choses, mais en toutes choses, et toutes choses en Dieu; semblables au phénix parfaitement rajeuni et revigoré, que l’on ne voit jamais qu’en l’air ou sur les coupeaux (1) des monts qui sont en l’air. Car ainsi ces âmes n’aiment rien, si ce n’est en Dieu, quoique toutefois elles aiment plusieurs choses avec Dieu et Dieu avec plusieurs choses. Saint Luc récite que notre Seigneur invita à sa suite un jeune homme qui l’aimait voirement bien fort, mais il aimait encore grandement son père, et pour cela voulait retourner à lui (2); et notre Seigneur lui retranche cette superfluité d’amour, et l’excite à un amour plus pur, afin que non seulement il aime notre Seigneur plus que son père, mais qu’il n’aime son père qu’en notre Seigneur. Laisse aux morts le soin d’ensevelir leurs morts; mais quant à toi (qui as trouvé la vie) va et annonce le royaume de Dieu (3). Et ces âmes, comme vous voyez, Théotime, ayant une si grande union avec l’époux, elles méritent bien de participer à son rang, et d’être reines comme il est roi, puisqu’elles lui sont toutes dédiées sans division ni séparation quelconque, n’aimant rien hors de lui et sans lui, aies seulement en lui et pour lui.
(1) Coupeaux, sommets.
(2)
Lc 9,59
(3) Lc 60

Mais enfin au-dessus de toutes ces âmes il y en a une très uniquement unique, qui est la reine des reines, la plus aimante, la plus aimable et la plus aimée de toutes les amies du divin époux, qui non seulement aime Dieu sur toutes choses et en toutes choses, mais n’aime que Dieu en toutes choses; de sorte qu’elle n’aime pas plusieurs choses, ains une seule chose, qui est Dieu. Et parce que c’est Dieu seul qu’elle aime en tout ce qu’elle aime, elle l’aime également partout, selon que le bon plaisir d’icelui le requiert, hors de toutes choses et sans toutes choses. Si ce n’est qu’Esther qu’Assuérus aime, pourquoi l’aimera-t-il plus lorsqu’elle est parfumée et parée, que lorsqu’elle est en son habit ordinaire? Si ce n’est que mon Sauveur que j’aime, pourquoi n’aimerai-je pas autant la montagne de Calvaire que celle de Thabor, puisqu’il est aussi véritablement en l’une qu’en l’autre? Et pourquoi ne dirai-je pas aussi cordialement en l’une comme en l’autre : Il est bon d’être ici (1) ? J’aime le Sauveur en Egypte (2), sans aimer l’Égypte; pourquoi ne l’aimerai-je pas au festin de Simon le lépreux (3), sans aimer le festin? Et si je l’aime entre les blasphèmes (4) qu’on répand sur lui, sans aimer les blasphèmes, pourquoi ne l’aimerai-je pas parfumé de l’onguent (5) précieux de Magdeleine, sans aimer ni l’onguent ni la senteur? C’est le vrai signe que nous n’aimons que Dieu en toutes choses, quand nous l’aimons également en toutes choses, puisque, étant toujours égal à soi-même, l’inégalité de notre amour envers lui ne peut avoir origine que de la considération de quelque chose qui n’est pas lui.

(1) Mt 17,4
(2) Mt 2,15
(3) Mt 26,6
(4) Mt 27,39
(5) Mt 26,7

Or, cette sacrée amante n’aime non plus son roi avec tout l’univers, que s’il était tout seul sans univers; parce que tout ce qui est hors de Dieu, et n’est pas Dieu, ne lui est rien. Ame toute pure, qui n’aime pas même le paradis, sinon parce que l’époux y est aimé, mais l’époux si souverainement aimé en son paradis, que s’il n’y avait point de paradis à donner, il n’en serait ni moins aimable, ni moins aimé par cette courageuse amante, qui ne sait pas aimer le paradis de son époux, aies seulement son époux de paradis, et qui ne prise pas moins le Calvaire, tandis que son époux y est crucifié, que le ciel où il est glorifié. Celui qui pèse une des petites boulettes du coeur de sainte Claire de Montefalco y trouve autant de poids comme il en trouve les pesant toutes trois ensemble (1). Ainsi le grand amour trouve Dieu autant aimable lui seul que toutes les créatures avec lui ensemble, d’autant qu’il n’aime toutes les créatures qu’en Dieu et pour Dieu.

De ces âmes si parfaites, il y en a si peu, que chacune d’icelles est appelée unique de sa mère (2), qui est la Providence divine. Elle est dite unique colombe (3), qui pourtant n’aime que son colombeau. Elle est nommée parfaite (4), parce qu’elle

(1) Sainte Claire de Montefalcone. Il est rapporté dans la Vie de cette sainte religieuse qu’après sa mort, en 1308, ses soeurs ayant ouvert son corps, trouvèrent dans son coeur l’image de Jésus-Christ en croix, et dans le fiel trois petites boules, égales de poids entre elles, chacune cependant pesant autant que les autres ce qui fut considéré comme une image de la Trinité.
(2) Ct 6,8
(3) Ct 6,8
(4) Ct 6,8

est rendue par amour une même chose avec la souveraine perfection, dont elle peut dire avec une très humble vérité : Je ne suis que pour mon bien-aimé, et il est tout tourné devers moi (1).

Or, il n’y a que la très sainte Vierge notre Dame qui soit parfaitement parvenue à ce degré d’excellence en l’amour de son cher bien-aimé : car elle est une colombe si uniquement unique en dilection, que toutes les autres étant mises auprès d’elle en parangon (2), méritent plutôt le nom de corneilles que de colombes. Mais laissant cette nonpareille reine en son incomparable éminence, ou a certes vu des âmes qui se sont tellement trouvées en l’état de ce pur amour, qu’en comparaison des autres, elles pouvaient tenir rang de reines, de colombes uniques, et de parfaites amies de l’époux. Car, je vous prie, Théotime, que devait être celui qui de tout son coeur chantait à Dieu:

Dans le ciel, sinon toi, qui me peut être cher,
Et que veux-je ici bas, sinon toi , rechercher (3) ?

Et celui qui s’écriait : J’ai estimé toutes choses boue et fange, afin de m’acquérir Jésus-Christ (4), ne témoigna-t-il pas qu’il n’aimait rien hors de son maître, et qu’il aimait son maître hors de toutes choses? Et quel pouvait être le sentiment de ce grand amant qui soupirait toute la nuit : Mon Dieu est pour moi toutes choses? Tels furent saint Augustin, saint Bernard, les deux saintes Catherine de Sienne et de Gênes et plusieurs

(1) Ct 7,10
(2) Parangon, parallèle, comparaison.
(3) Ps 77,25
(4) Ph 3,8

autres, à l’imitation desquels un chacun peut aspirer à ce divin degré d’amour. Ames rares et singulières qui n’ont plus aucune ressemblance avec les oiseaux de ce monde, non pas môme avec le phénix qui est si uniquement rare, ains sont seulement représentées par cet oiseau que, pour son excellente beauté et noblesse, on dit n’être pas de ce monde, ains du paradis dont ii porte le nom. Car ce bel oiseau, dédaignant la terre, ne la touche jamais, vivant toujours en l’air, de sorte que lors même qu’il veut se délasser, il ne s’attache aux arbres que par de petits filets, auxquels il demeure suspendu en l’air, bars duquel et sans lequel il ne peut ni voler ni reposer (1). Et de même ces grandes âmes n’aiment pas, à proprement parler, les créatures en elles-mêmes, ains en leur créateur et leur créateur en icelles. Que si elles s’attachent par la loi de la charité à quelque créature, ce n’est que pour se reposer en Dieu, unique et finale prétention de leur amour. Si que trouvant Dieu ès créatures, et les créatures en Dieu, elles aiment Dieu, et non les créatures, comme ceux qui pêchent aux perles, trouvant les perles dans les huîtres, n’estiment toutefois leur pêche que pour les seules perles.

Au demeurant, il n’y eut, comme je pense, jamais créature mortelle qui aimât l’époux céleste de ce seul amour si parfaitement pur, sinon la Vierge, qui fut son épouse et mère tout ensemble. Ains au contraire, quant à la pratique de ces

(1) Oiseau de paradis, oiseau remarquable par son plumage, dont les premiers apportés d’Océanie en Europe donnèrent lieu à ces fables que l’auteur prend ici comme terme de comparaison.

quatre différences d’amour, on ne saurait guère vivre qu’on ne passe de l’un à l’autre. Les âmes qui, comme jeunes filles, sont encore embarrassées de plusieurs affections vaines et dangereuses, ne laissent pas d’avoir quelquefois des sentiments de l’amour plus pur et plus suprême; mais parce que ce ne sont que des étoiles et éclairs passagers, ou ne peut pas dire que ces âmes soient pour cela hors de l’état des jeunes filles novices et apprentisses. Et de même il arrive quelquefois aux âmes qui sont au rang des uniques et parfaites amantes, qu’elles se démettent et relâchent bien fort, voire même jusqu’à commettre de grandes imperfections et des fâcheux péchés véniels, comme on voit en plusieurs dissensions assez aigres survenues entre des grands serviteurs de Dieu, Oui même entre quelques-uns des divins apôtres, que l’on ne peut nier être tombés en quelques imperfections par lesquelles la charité n’était pas certes violée, mais oui bien toutefois la ferveur d’icelle. Or, d’autant néanmoins que ces grandes âmes aimaient pour l’ordinaire Dieu de l’amour parfaitement pur, on ne doit laisser de dire qu’elles ont été en l’état de la parfaite dilection. Car comme nous voyons que les bons arbres ne produisent jamais aucun fruit vénéneux., mais oui bien du fruit vert ou véreux et taré du gui et de la mousse ; ainsi les grands saints ne produisent jamais aucun péché mortel, mais osai bien des actions inutiles, mal mûres, âpres, rudes et mal assaisonnées: et lors il faut confesser que ces arbres sont fructueux, autrement ils ne seraient pas bons; mais il ne faut pas nier non plus que quelques-uns de leurs fruits ne soient infructueux : car qui niera que les chatons (1) et le gui des arbres ne soient un fruit infructueux? et qui niera que les menues colères, et les petits excès de joie, de risée, de vanité et autres telles passions, ne soient des mouvements inutiles et illégitimes? Et toutefois le juste en produit sept rois (2), c’est-à-dire, bien souvent.


CHAPITRE VI Que l’amour de Dieu sur toutes choses est commun à tous les amants.

1060
Ayant tant de divers degrés d’amour entre les vrais amants, il n’y a néanmoins qu’un seul commandement d’amour qui oblige généralement et également un chacun d’une toute pareille et totalement égale obligation, quoiqu’il soit observé différemment et avec une infinie variété de perfections, n’y ayant peut-être point d’âmes en terre, non plus que d’anges au ciel, qui aient entre elles une parfaite égalité de dilection; puisque, comme une étoile est différente d’avec l’autre étoile en clarté (3), ainsi en sera-t-il parmi les bienheureux ressuscités, où chacun chante un cantique de gloire, et reçoit un nom que nul ne sait, sinon celui qui le reçoit (4). Mais quel est donc le degré d’amour auquel le divin commandement nous oblige tous également, universellement et toujours?

Ç’a été un trait de la providence du Saint-Esprit,

(1) Chatons et gui, plantes parasites qui croissent sur certains arbres.
(2)
Pr 24,16
(3) 1Co 15,41
(4) Ap 2,17

qu’en notre version ordinaire que sa divine majesté n canonisée et sanctifiée par le concile de Trente, le céleste commandement d’aimer est exprimé par le mot de dilection plutôt que par celui d’aimer. Car bien que la dilection soit un amour, si est-ce qu’elle n’est pas un simple amour, ains un amour accompagné de choix et de dilection, ainsi que la parole même le porte, comme remarque le très glorieux saint Thomas. Car ce commandement nous enjoint un amour élu entre mille, comme le bien-aimé de cet amour est exquis entre mille (1), ainsi que la bien-aimée Sulamite l’a remarqué au Cantique. C’est l’amour qui doit prévaloir sur tous nos amours, et régner sur toutes nos passions. Et c’est ce que Dieu requiert de nous, qu’entre tous nos amours le sien soit plus cordial, dominant sur tout notre coeur; le plus affectionné, occupant toute notre âme; le plus général, employant toutes nos puissances; le plus relevé, remplissant tout notre esprit; et le plus ferme, exerçant toute notre force et vigueur. Et parce que par icelui nous choisissons et élisons Dieu pour le souverain objet de notre esprit, c’est in amour de souveraine élection ou une élection le souverain amour.

Vous savez, Théotime, qu’il y a plusieurs espèces d’amours : comme, par exemple, il y a un amour paternel, filial, fraternel, nuptial, de société, d’obligation, de dépendance, et cent autres, qui tous sont différents en excellence, et tellement proportionnés à leurs objets, qu’on ne peut bonnement les adresser ou approprier aux autres. Qui aimerait son père d’un amour seulement

(1) Ct 5,10

fraternel, certes il ne l’aimerait pas assez : qui aimerait sa femme seulement comme son père, il ne l’aimerait pas convenablement :qui aimerait son laquais d’un amour filial, il commettrait une impertinence. L’amour est comme l’honneur: tout ainsi que les honneurs se diversifient selon la variété des excellences pour lesquelles on honore, aussi les amours sont différents selon la diversité des bontés pour lesquelles on aime. Le souverain honneur appartient à la souveraine excellence, et le souverain amour à la souveraine bonté. L’amour de Dieu est l’amour sans pair, parce que la bonté de Dieu est la bonté nonpareille. Écoute, Israël:

ton Dieu est seul Seigneur, et partant tu l’aimeras de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton entendement et de toute ta force (1). Parce que Dieu est seul Seigneur, et que sa bonté. est infiniment éminente au-dessus de toute bonté, il le faut aimer d’un amour relevé, excellent et puissant au-dessus de toute comparaison. C’est cette suprême dilection qui mot Dieu en telle estime dedans nos âmes, et fait que nous prisons si hautement le bien de lui être agréables, que nous, le préférons et affectionnons sur toutes choses. Or, ne voyez-vous pas, Théotime, que quiconque aime Dieu de cette serte, il a toute son âme et toute sa force dédiée àDieu, puisque toujours et à jamais en toutes occurrences il préférera la bonne grâce de Dieu à toutes choses, et sera toujours prêt à quitter tout l’univers pour conserver l’amour qu’il doit à la divine bonté? Et c’est en somme l’amour d’excellence, ou l’excellence de l’amour qui est commandé à tous les mortels en général et à chacun

(1) Dt 6,4

d’iceux en particulier dès lors qu’ils ont le franc usage de la raison: amour suffisant pour un chacun, et nécessaire à tous pour être sauvés.


CHAPITRE VII Eclaircissement du chapitre précédent.

1070
On ne connaît pas toujours clairement ni jamais tout à fait certainement, au moins d’une certitude de foi, si on a le vrai amour de Dieu requis pour être sauvé; mais on ne laisse pas pourtant d’en avoir plusieurs marques, entre lesquelles la plus assurée et presque infaillible parait quand quelque grand amour des créatures s’oppose aux desseins de l’amour de Dieu. Car alors si l’amour divin est en l’âme, il fait paraître là grandeur du crédit et du l’autorité qu’il n sur la volonté, montrant par effet que non seulement il n’a point de maître, mais que même il n’a point de compagnon; réprimant et renversant tout ce qui le contrarie, et se faisant obéir en ses intentions. Quand la malheureuse troupe dès esprits diaboliques, s’étant révoltée contre son créateur, voulut attirer à sa faction la sainte compagnie des esprits bienheureux, le glorieux saint Michel, animant ses compagnons à la fidélité qu’ils devaient à leur Dieu, criait à haute voix (mais d’une façon angélique) parmi la céleste Jérusalem:

Qui est comme Dieu? Et par ce mot il renversa le félon Lucifer avec sa suite, qui se voulait éga1er à la divine majesté; et de! là, comme on dit; le nom fut imposé à saint Michel, puisque Miche! ne veut dire autre chose sinon, Qui est comme Dieu? Et lorsque les amours des choses créées veulent tirer nos esprits à leur parti pour nous rendre désobéissants à la divine majesté, si le grand amour divin se trouve en l’âme, il fait tête (1), comme un autre saint Michel, et assure les puissances et forces de l’âme au service de Dieu par ce mot de fermeté Qui est comme Dieu? Quelle bonté y a-t-il ès créatures qui doive attirer le coeur humain à se rebeller contre la souveraine bonté de son Dieu?

Lorsque le saint et brave gentilhomme Joseph connut que l’amour de sa maîtresse tendait à la ruine de celui qu’il devait à son maître: Ah ! dit-il, Dieu m’en garde de violer le respect que je dois à mon maître, qui se confie tant en moi ! Comment donc pourrai-je perpétrer ce crime, et pécher contre mon Dieu (2)? Tenez, Théotime, voilà trois amours dans le coeur de l’aimable Joseph car il aime sa dame, son maître et son Dieu; mais lorsque celui de sa darne s’oppose à celui de son maître, il le quitte tout court et s’enfuit, comme s’il eût aussi quitté celui de son maître, s’il eût été contraire à celui de son Dieu. Entre tous les amours, celui de Dieu doit être tellement préféré, qu’on soit disposé à les quitter tous pour celui-ci seul.

Sara donna sa servante Agar à son mari Abraham, selon l’usage légitime de ce temps-là; mais Agar étant devenue mère, méprisa grandement sa dame Sara (3). Jusqu’à cela on n’est presque su discerner quel était le plus grand amour en Abraham, ou celui qu’il portait à Sara, ou celui qu’il

(1) Il fait tête, il résiste en face.
(2)
Gn 39,8-9
(3) Gn 16,4

avait pour Agar; car il en usait avec Agar comme avec Sara, et de plus Agar avait l’avantage de la fertilité. Mais quand ce vint à mettre ces deux amours en comparaison, le bon Abraham fit bien voir lequel était le plus fort; car Sara ne lui eut pas plus tôt remontré que Agar la méprisait, qu’il lui répondit : Agar ta chambriére est en ta puissance, fais-en comme tu voudras (1). Si que Sara affligea dès lors tellement cette pauvre Agar, qu’elle fut contrainte de se retirer. La divine dilection veut bien que nous ayons des autres amours, et souvent on ne saurait discerner que! est le principal amour de notre coeur; car ce coeur humain tire maintes fois très affectionnément dans le lit de sa complaisance l’amour des créatures; ains il arrive souvent qu’il multiplie beaucoup plus les actes de son affection envers la créature, que ceux de la dilection envers son Créateur. Et la sacrée dilection toutefois ne laisse pas d’exceller au-dessus de tous les autres amours, ainsi que les événements font voir quand la créature s’oppose au Créateur; car alors nous prenons le parti de la dilection sacrée, et lui soumettons toutes nos autres affections.

Il y a souvent différence ès choses sacrées entre la grandeur et la bonté. Une des perles de Cléopâtre valait mieux que le plus haut de nos rochers mais celui-ci est bien plus grand, l’un a plus de grandeur, l’autre plus de valeur. On demande quelle est la plus excellente gloire d’un prince, ou celle qu’il acquiert en la guerre parles armes, ou celle qu’il mérite en la paix par la justice; et il me semble que la gloire militaire est plus grande,


(1) Gn 16,6

et l’autre est meilleure; ainsi qu’entre les instruments, les tambours et trompettes font plus de bruit, mais les luths et les épinettes (1) font plus de mélodie: le son des uns est plus fort, et l’autre plus suave et spirituel. Une once de baume ne répandra pas tant d’odeur qu’une livre d’huile d’aspic (2), mais la senteur du baume sent toujours meilleure et plus aimable.

Il est vrai, Théotime, vous verrez une mère tellement embesognée de son enfant, qu’il semble qu’elle n’ait aucun autre amour que celui-là; elle n’a plus d’yeux que pour le voir, plus de bouche que pour le baiser, plus de poitrine que pour l’allaiter, ni plus de soin que pour l’élever, et semble que le mari ne lui soit plus rien au prix du cet enfant. Mais s’il fallait venir au choix de perdre l’un ou l’autre, on verrait bien qu’elle estime plus le mari, et que si bien l’amour de l’enfant était le plus tendre, le plus pressant, le plus passionné, l’autre néanmoins était le plus excellent, le plus fort et le meilleur. Ainsi quand un coeur aime Dieu en considération de son infinie bonté, pour peu qu’il ait de cette excellente dilection, il préférera la volonté de Dieu à toutes choses, et, en toutes les occasions qui se présenteront, il quittera tout pour se conserver en la grâce de la souveraine bonté, sans que chose quelconque l’en puisse séparer; de sorte qu’encore

(1) Luths et épinettes. — Luth, instrument du genre de la guitare, avec un plus grand nombre de cordes; épinette, instrument à clavier, dont les cordes étaient mises en vibration par un bec de plume. Le clavecin et puis le piano l’ont remplacé.
(2) Aspic, espèce de lavande, dont on fait une huile par distillation.

que ce divin amour ne presse ni n’attendrisse toujours pas tant le coeur comme les autres amours, si est-ce qu’ès occurrences il fait des actions si relevées et si excellentes, qu’une seule vaut mieux que dix millions d’autres. Les lapines ont une fertilité incomparable, les éléphantes ne font jamais qu’un éléphanteau; mais ce seul éléphanteau vaut mieux que tous les lapins du monde. Les amours que l’on a pour les créatures foisonnent bien souvent en multitude de productions; mais quand l’amour sacré fait son oeuvre, il Je fait si éminent qu’il surpasse tout; car il fait préférer Dieu à toutes choses sans réserve.


CHAPITRE VIII Histoire mémorable pour faire bien concevoir en quoi gît la force et excellence de l’amour sacré.

1080
O mon cher Théotime, que la force de cet amour de Dieu sur toutes choses doit donc avoir une grande étendue ! Il doit surpasser toutes les affections, vaincre toutes les difficultés et préférer l’honneur de la bienveillance de Dieu à toutes choses ; mais je dis à toutes choses absolument, sans exception ni réserve quelconque, et dis ainsi avec un grand soin, parce qu’il se trouve des personnes qui quitteraient courageusement les biens, l’honneur et la vie propre pour notre Seigneur, lesquelles néanmoins ne quitteraient pas pour lui quelque autre chose de beaucoup moindre considération.

Du temps des empereurs Valérianus et Gallus, il y avait à Antioche un prêtre nommé Saprice, et un homme séculier nommé Nicéphore, lesquels, à raison de l’extrême et longue amitié qu’ils avaient eue ensemble, étaient estimés frères; et néanmoins il advint qu’enfin, pour je ne sais quel sujet, cette amitié défaillit, et, selon la coutume, elle fut suivie d’une haine encore plus ardente, laquelle régna quelque temps entre eux, jusqu’à ce que Nicéphore, reconnaissant sa faute, fit trois divers essais de se réconcilier avec Saprice, auquel, tantôt par les uns, tantôt par les autres de leurs amis communs, il faisait porter de sa part toutes les paroles de satisfaction et de soumission qu’on pouvait désirer. Mais Saprice, impliable à ses semonces (1), refusa toujours la réconciliation avec autant de fierté, comme Nicéphore la demandait avec beaucoup d’humilité; de manière qu’enfin le pauvre Nicéphore, estimant que si Saprice le voyait prosterné devant lui et requérant le pardon, il en serait plus vivement touché, il le va trouver chez lui, et se jetant courageusement à ses pieds: Mon père, lui dit-il, eh! pardonnez-moi, je vous supplie, pour l’amour de notre Seigneur. Mais cette humilité fut méprisée et rejetée comme les précédentes.

(1) Impliable à ses semonces, ne se pliant pas, ne se rendant pas à ses exhortations.

Cependant voilà une âpre persécution qui s’élève contre les chrétiens, en laquelle Saprice, entr’autres, étant appréhendé, fit merveilles à souffrir mille et mille tourments pour la confession de la foi, et spécialement lorsqu’il fut roulé et agité très rudement dans un instrument fait exprès à guise de la vis d’un pressoir, sans que jamais il perdit sa constance, dont le gouverneur d’Antioche étant extrêmement irrité, il le condamna à la mort; ensuite de quoi il fut tiré hors de la prison en public, pour être mené au lieu où il devait recevoir la glorieuse couronne du martyre. Ce que Nicéphore n’eut pas plus tôt aperçu, que soudain il accourut, et ayant rencontré son Saprice, se prosternant en terre : Hélas! criait-il à haute voix, ô martyr de Jésus-Christ, pardonnez-moi, car je vous ai offensé. De quoi Saprice ne tenant compte, le pauvre Nicéphore gagna vitement le devant par une autre rue, vint derechef en même humilité, le conjurant de lui pardonner, en ces termes: O martyr de Jésus-Christ, pardonnez l’offense que je vous ai faite comme homme que je suis, sujet à faillir; car voilà que désormais une couronne vous est donnée par notre Seigneur que vous n’avez point renié, ains avez confessé son saint nom devant plusieurs témoins. Mais Saprice, continuant en sa fierté, ne lui répondit pas un seul mot; ains les bourreaux seulement, admirant la persévérance de Nicéphore: Oncques, lui dirent-ils, nous ne vîmes un si grand fou; cet homme va mourir tout maintenant, qu’as-tu besoin de son pardon? A quoi répondant Nicéphore: Vous ne savez pas, dit-il, ce que je demande au confesseur de Jésus-Christ, mais Dieu le sait.

Or tandis Saprice arriva au lieu du supplice, où Nicéphore derechef s’étant jeté en terre devant lui : Je vous supplie, disait-il, ô martyr de Jésus-Christ, de me vouloir pardonner; car il est écrit: Demandez, et il vous sera octroyé (
Mt 7,7) ; paroles lesquelles ne surent oncques fléchir le coeur félon et rebelle du misérable Saprice, qui, refusant obstinément de faire miséricorde à son prochain, fut aussi, par le juste jugement de Dieu, privé de la très glorieuse palme du martyre; car les bourreaux lui commandant de se mettre à genoux, afin de lui trancher la tête, il commença à perdre courage, et de capituler avec eux, jusques à leur faire en fin finale cette déplorable et honteuse soumission: Eh ! de grâce, ne me coupez pas la tête, je m’en vais faire ce que les empereurs ordonnent, et sacrifier aux idoles. Ce que oyant le pauvre Nicéphore, la larme à l’oeil, il se print à crier : Ah! mon cher frère, ne veuillez pas, je vous prie, ne veuillez pas transgresser la loi et renier Jésus-Christ; ne le quittez pas, je vous supplie, et ne perdez pas la céleste couronne que vous avez acquise par tant de travaux et de tourments. Mais hélas! ce lamentable prêtre, venant à l’autel du martyre, pour y consacrer sa vie à Dieu éternel, ne s’était pas souvenu de ce que le prince des martyrs avait dit : Si tu apportes ton offrande à l’autel, et tu te ressouviens, y étant, que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, et va premièrement te réconcilier à ton frère, et alors revenant tu présenteras ton oblation (Mt 5,23-24). C’est pourquoi Dieu repoussa son présent, et retira sa miséricorde de lui, permit que non seulement il perdit le souverain bonheur du martyre, mais qu’encore il se précipitât au malheur de l’idolâtrie; tandis que l’humble et doux Nicéphore, voyant cette couronne du martyre vacante par l’apostasie de l’endurci Saprice, touché d’une excellente et extraordinaire inspiration, se pousse hardiment pour l’obtenir, disant aux archers et bourreaux: Je suis, mes amis, je suis en vérité chrétien, et crois en Jésus-Christ, que celui-ci a renié; mettez-moi donc, je vous prie, en sa place, et tranchez-moi la tête. De quoi les archers s’étonnant infiniment, ils en portèrent la nouvelle au gouverneur, qui ordonna que Saprice fût mis en liberté, et que Nicéphore fût supplicié, et cela advint le 9 février environ l’an 260 de notre salut, ainsi que récitent (1) Métaphraste et Surins. Histoire effroyable et digne d’être grandement pesée pour le sujet dont nous parlons; car avez-vous vu, mon cher Théotime, ce courageux Saprice, comme il était hardi et ardent à maintenir la foi, comme il souffre mille tourments, comme il est immobile et ferme en la confession du nom du Sauveur, tandis qu’on le roule et fracasse dans cet instrument fait à mode de vis, et comme il est tout prêt à recevoir le coup de la mort pour accomplir le point le plus éminent de la foi divine, préférant l’honneur de Dieu à sa propre vie! Et néanmoins parce que d’ailleurs il préféra à la volonté divine la satisfaction que son cruel courage prend en la haine de Nicéphore, il demeure court en sa course; et lorsqu’il est sur le point d’acconsuivre (2) et gagner le prix de la gloire par le martyre, il s’abat malheureusement, et se rompt le col, donnant de la tête dans l’idolâtrie.

Il est donc vrai, mon Théotime, que ce ne nous est pas assez d’aimer Dieu plus que notre propre vie, si nous ne l’aimons généralement, absolument, et sans exception quelconque, plus que tout ce que nous affectionnons ou pouvons affectionner.

(1) Récitent, racontent.
(2) Acconsuivre, atteindre

Mais, ce me direz-vous, notre Seigneur a-t-il pas assigné l’extrémité de l’amour qu’on peut avoir pour lui, quand il dit que plus grande charité ne peut-on avoir que d’exposer sa vie pour ses amis (Jn 15,13)? Il est certes vrai, Théotime, qu’entre les particuliers actes et témoignages de l’amour divin, il n’y en a point de si grand que de subir la mort pour la gloire de Dieu. Néanmoins il est vrai aussi que ce n’est qu’un seul acte et un seul témoignage qui est voirement le chef-d’oeuvre de la charité, mais outre lequel il y en a aussi plusieurs autres que la charité requiert de nous, et les requiert d’autant plus ardemment et fortement, que ce sont des actes plus aisés, plus communs et ordinaires à tous les amants, et plus généralement nécessaires à la conservation de l’amour sacré. O misérable Saprice ! oseriez-vous bien dire que vous aimiez Dieu comme il faut aimer Dieu, puisque vous ne préfériez pas sa volonté à la passion de la haine et rancune que vous aviez contre le pauvre Nicéphore? Vouloir mourir pour Dieu, c’est le plus grand, mais non pas certes le seul acte de la dilection que nous devons à Dieu; et vouloir ce seul acte, en rejetant les autres, ce n’est pas charité, c’est vanité. La charité n’est point bizarre, et toutefois elle le serait extrêmement, si voulant plaire au bien-aimé ès choses d’extrême difficulté, elle permettait qu’on lui déplût ès choses plus faciles. Comme peut vouloir mourir pour Dieu celui qui ne veut pas vivre selon Dieu?

Un esprit bien réglé ayant volonté de subir la mort pour un ami, subirait sans doute toute autre chose, puisque celui-là doit avoir tout méprisé, qui auparavant a méprisé la mort. Mais l’esprit humain est faible, inconstant et bizarre ; c’est pourquoi quelquefois les hommes choisissent plutôt de mourir que de subir d’autres peines beaucoup plus légères, et donnent volontiers leur vie pour des satisfactions extrêmement niaises, puériles et vaines. Agrippine ayant appris que l’enfant qu’elle portait serait voirement (1) empereur, mais qu’il la ferait par après mourir : qu’il me tue, dit-elle, pourvu qu’il règne. Voyez, je vous prie, le désordre de ce coeur follement maternel: elle préfère la dignité de son fils à sa vie. Caton et Cléopâtre aimèrent mieux souffrir la mort que de voir le contentement et la gloire de leurs ennemis en leur prise; et Lucrèce choisit de se donner impiteusement (2) la mort, plutôt que de supporter injustement la honte d’un fait auquel, ce semble, elle n’avait point de coulpe. Combien y a-t-il de gens qui mourraient volontiers pour leurs amis, qui néanmoins ne voudraient pas vivre en leur service, et obéir à leurs autres volontés ! Tel expose sa vie, qui n’exposerait pas sa bourse. Et quoiqu’il s’en trouve plusieurs qui, pour la défense de l’ami, engagent leurs vies, il ne s’en trouve qu’un en un siècle qui voulût engager sa liberté, ou perdre une once de la plus vaine et inutile réputation ou renommée du monde, pour qui que ce soit.

(1) Voirement, certainement.
(2) Impiteusement, impitoyablement.


CHAPITRE IX Confirmation de ce qui a été dit par une comparaison notable.

1090
Vous savez, Théotime, quelle fut l’affection de Jacob pour sa Rachel. Et que ne fit-il pas pour en témoigner la grandeur, la force et la fidélité, dès lors qu’il l’eut saluée auprès du puits de l’abreuvoir? car jamais oncques plus il ne cessa de l’aimer; et pour l’avoir en mariage, il servit avec une ardeur nonpareille sept ans entiers, lui étant encore advis que ce ne fût rien, tant l’amour adoucissait les travaux qu’il supportait pour cette bien-aimée, de laquelle étant par après frustré, il servit encore derechef sept ans durant pour l’obtenir, tant il était constant, loyal et courageux en sa dilection. Puis enfin l’ayant obtenue, il négligea toutes autres affections, ne tenant même presqu’aucun compte du devoir qu’il avait à Lia, sa première épouse, femme de grand mérite, et bien digne d’être chérie, et du mépris de laquelle Dieu même eut compassion, tant il était remarquable.

Or, après tout cela, qui suffisait pour assujettir la plus fière fille du monde à l’amour d’un amant si fidèle, c’est une honte certes de voir la faiblesse que Rachel fit paraître en l’affection qu’elle avait pour Jacob. La pauvre Lia n’avait plus aucun lien d’amour avec Jacob que celui de sa fertilité, par laquelle elle lui avait donné quatre enfants mâles, le premier desquels, nommé Ruben, étant allé aux champs en temps de moisson, il y trouva des mandragores (1), lesquelles il cueillit, et dont par après, étant de retour au logis, il fit présent à sa mère. Ce que voyant Rachel, Faites-moi part, dit-elle à Lia, je vous prie, ma soeur, des mandragores que votre fils vous a données. Mais vous semble-t-il, répondit Lia, que ce soit peu d’avantage pour vous de m’avoir ravi mon mari, si vous n’avez encore les mandragores de mort enfant? Or sus, répliqua Rachel, donnez-moi donc les mandragores, et qu’en échange mon mari soit avec vous (2). La condition fut acceptée. Et comme Jacob revenait des champs sur le soir, Lia lui alla au-devant, et puis toute comblée de joie: Ce sera ce soir, lui dit-elle, mon cher seigneur, mon ami, que vous serez pour moi :car j’ai acquis ce bonheur par le moyen des mandragores de mon enfant; et sur cela lui fit le récit de la convention passée entre elle et sa soeur. Mais Jacob, que l’on sache, ne sonna mot quelconque, étonné, comme je pense, et saisi de coeur, entendant l’imbécillité et l’inconstance de Rachel, qui pour si peu de chose avait cédé à sa soeur l’honneur et la douceur de sa présence.

Et toutefois revenant à nous, ô vrai Dieu combien de fois faisons-nous des élections infiniment plus honteuses et misérables ! Le grand saint Augustin prit un jour plaisir de voir et contempler à loisir des mandragores, pour mieux pouvoir discerner la cause pour laquelle Rachel les avait ,si

(1) Mandragores, plantes de la famille des Solanées, auxquelles on a attribué des propriétés merveilleuses auxquelles l’auteur fait allusion un peu plus loin, et dont la racine a des effets narcotiques et stupéfiants.
(2)
Gn 30,14

ardemment désirées; et il trouva qu’elles étaient voirement belles à la vue et d’agréable senteur, mais du tout (1) insipides et sans goût. Or Pline raconte que, quand les chirurgiens en présentent le jus à boire à ceux sur lesquels ils veulent faire quelque incision, afin de leur rendre le coup insensible, il arrive maintes fois que la seule odeur fait l’opération, et endort suffisamment les patients. C’est pourquoi la mandragore est une plante charmeresse, qui enchante les yeux, les douleurs, les regrets et toutes les passions par le sommeil. Au reste, qui en prend trop longuement l’odeur, en devient muet; et qui en boit largement, meurt sans remède.

Théotime, les pompes, richesses et délectations mon daines peuvent-elles mieux être représentées? Elles ont une apparence attrayante : mais qui mord dans ces pommes, c’est-à-dire, qui sonde leur nature, n’y trouve ni goût ni contentement. Néanmoins elles charment et endorment à la vanité de leur odeur; et la renommée que les enfants du monde leur donnent, étourdit et assomme ceux qui s’y amusent trop attentivement, ou qui les prennent trop abondamment. Or, c’est pour de telles mandragores, chimères et fantômes de contentement que nous quittons les amours de l’Époux céleste. Et comment donc pouvons-nous dire que nous l’aimons sur toutes choses, puisque nous préférons à sa grâce de si chétives vanités?

N’est-ce pas une lamentable merveille de voir David, si grand à surmonter la haine,

(1) Du tout, entièrement, absolument,

si courageux à pardonner l’injure, être néanmoins si furieusement injurieux en l’amour, que non content de posséder justement une grande multitude de femmes, il va uniquement usurper et ravir celle du pauvre Une; et par une lâcheté insupportable, afin de prendre plus à soi l’amour de la femme, il donne cruellement la mort au mari? qui n’admirera le coeur de saint Pierre, si hardi entre les soldats armés, que lui seul de toute la troupe de son maître met le fer au poing et frappe puis peu après est si couard (1) entre les femmes, qu’à la seule parole d’une servante, il renie et déteste son maître? Et comme peut-on trouver si étrange que Rachel quittât son Jacob pour des pommes de mandragore, puisque Adam et Eve quittèrent bien la grâce pour une pomme qu’un serpent leur offre à manger?

En somme, Théotime, je vous dis ce mot digne d’être noté: Les hérétiques sont hérétiques, et en portent le nom, parce qu’entre les articles de la foi ils choisissent à leur goût et à leur gré ceux qui bon leur semble pour les croire, rejetant les autres et les désavouant; et les catholiques sont catholiques, parce que sans choix et sans élection quelconque ils embrassent avec égale fermeté, et sans exception, toute la foi de l’Église. Or, il en est de même ès articles de la charité. C’est hérésie en la dilection sacrée de faire choix entre les commandements de Dieu, pour en vouloir pratiquer les uns et violer les autres. Celui qui a dit: Tu ne seras point luxurieux, a dit aussi : Tu ne tueras point. Que si tu ne commets point la luxure,

(1) Couard, lâche.

mais tu commets l’homicide.(l), ce n’est donc pas pour l’amour de Dieu que tu n’es pas luxurieux, ains c’est par quelque autre motif qui te fait choisir ce commandement plutôt que l’autre; choix qui fait l’hérésie en matière de charité. Si quelqu’un me disait qu’il ne, me veut pas couper un bras pour l’amour qu’il me porte, et néanmoins me venait arracher un oeil, ou me rompre la tête, ou me percer le corps de part en part : Eh ! ce dirais-je, comme me dites-vous que c’est par amour que vous ne nie coupez pas un bras, puisque vous m’arrachez un oeil qui ne m’est pas moins précieux, ou que vous me donnez votre épée à travers le corps, qui m’est encore plus dangereux? C’est une vraie, maxime, que le bien provient d’une cause vraiment entière, et le mal de chaque défaut (2). Pour faire un acte de vraie charité, il faut qu’il procède d’un amour entier, général et universel, qui. s’étende à tous les commandements divins. Que si nous manquons d’amour en un seul commandement, notre amour n’est plus entier ni universel; et le coeur dans lequel il est, ne peut être dit vraiment amant, ni par conséquent vraiment bon.



Sales: Amour de Dieu 1050