Sales: Amour de Dieu 10160

CHAPITRE XVI Que l’exemple de plusieurs saints, qui semblent avoir exercé leur zèle avec colère, ne fait rien contre l’avis du chapitre précédent.

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Il est vrai certes, mon ami Théotime, que Moïse, Phinées, Élie, Mathathias et plusieurs grands serviteurs de Dieu, se servirent de la colère pour exercer leur zèle en beaucoup d’occasions signalées; mais notez, je vous prie, que c’était aussi des grands personnages, qui savaient bien manier leurs passions et ranger leur colère, pareils à ce brave capitaine de l’Évangile qui disait à ses soldats : Allez, et ils allaient; Venez, et ils venaient (1). Mais nous autres, qui sommes presque tous des certaines petites gens, nous n’avons pas tant de pouvoir sur nos mouvements: notre

(1)
Mt 8,9

cheval n’est pas si bien dressé, que nous le puissions pousser et faire parer (1) à notre guise. Les chiens sages et bien appris tirent pays (2), ou retournent sur eux-mêmes, selon que le piqueur leur parle mais les jeunes chiens apprentis s’égarent et sont désobéissants. Les grands saints qui ont rendu sages leurs passions à force de les mortifier par l’exercice des vertus, peuvent aussi tourner leur colère à toute main, la lancer et la tirer, ainsi que bon leur semble. Mais nous autres qui avons des passions indomptées, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lâcher notre ire (3) qu’avec péril de beaucoup de désordre; parce qu’étant une fois en campagne, on ne la peut plus retenir ni ranger comme il serait requis.

Saint Denis parlant à ce Démophile, qui voulait donner le nom du zèle à sa rage et furie : Celui, dit-il, qui veut corriger les autres, doit premièrement avoir soin d’empêcher que la colère ne déboute la raison de l’empire et domination que Dieu lui a donné de l’âme, et qu’elle n’excite une révolte, sédition et confusion dans nous-mêmes. De façon que nous n’approuvons pas vos impétuosités poussées d’un zèle indiscret, quand mille fois vous répéteriez Phinées et Élie : car telles paroles ne plurent pas à Jésus-Christ quand elles lui furent dites par ses disciples, qui n’avaient pas encore participé de ce doux et bénin esprit. Phinées, Théotime, voyant un certain malheureux, Israélite offenser Dieu avec une Moabite, il les tua

(1) Faire parer, arrêter, terme de manège,(2) Tirent pays, avancent.(3) Ire, colère.

tous deux. Élie avait prédit la mort d’Ochosias, lequel indigné de cette prédiction, envoya deux capitaines l’un après l’autre, avec chacun cinquante soldats, pour le prendre, et l’homme de Dieu fit descendre le feu du ciel qui les dévora. Or, un jour que notre Seigneur passait en Samarie, il envoya en une ville pour y faire prendre son logis; mais les habitants, sachant que notre Seigneur était Juif de nation, et qu’il allait en Jérusalem, ne le voulurent pas loger. Ce que voyant saint Jean et saint Jacques, ils dirent à notre Seigneur: Voulez-vous que nous commandions au feu qu’il descende et qu’il les brûle? et notre Seigneur se retournant devers eux, les tança, disant: Vous ne savez de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’homme n’est pas venu pour perdre les âmes, mais pour les sauver (1). C’est cela donc, Théotime, que veut dire saint Denis à Démophile, qui alléguait l’exemple de Phinées et d’Élie : car saint Jean et saint Jacques, qui voulaient imiter Élie à faire descendre le feu du ciel sur les hommes, furent repris par notre Seigneur, qui leur fit entendre que son esprit et son zèle étaient doux, débonnaires et gracieux; qu’il n’employait l’indignation ou le courroux que très rarement, lorsqu’il n’y avait plus d’espérance de pouvoir profiter autrement. Saint Thomas d’Aquin, ce grand astre de la théologie, étant malade de la maladie de laquelle il mourut au monastère de Fosse-Neuve, ordre de Cîteaux, les religieux le prièrent de leur faire une briève exposition du sacré Cantique des cantiques, à l’imitation de saint Bernard. Et il leur répondit: Mes chers pères,

(1) Lc 9,54

donnez-moi l’esprit de saint Bernard, et j’interpréterai ce divin cantique comme saint Bernard. De même certes, si on nous dit, à nous autres petits chrétiens, misérables, imparfaits et chétifs : Servez-vous de l’ire et de l’indignation en votre zèle, comme Phinées, Élie, Mathathias, saint Pierre et Paul; nous devons répondre : Donnez-nous l’esprit de la perfection et du pur zèle avec la lumière intérieure de ces grands saints, et nous nous animerons de colère comme eux. Ce n’est pas le fait de tout le monde de savoir se courroucer quand il faut et comme il faut.

Ces grands saints étaient inspirés de Dieu immédiatement, et partant pouvaient bien employer leur colère sans péril; car le même esprit qui les animait à ces exploits, tenait aussi les rênes de leur juste courroux, afin qu’il n’outre-passât les limites qu’il leur avait préfigées (1). Une ire qui est inspirée ou excitée par le Saint-Esprit, n’est plus l’ire de l’homme, et c’est l’ire de l’homme qu’il faut fuir, puisque, comme dit le glorieux saint Jacques, elle n’opère point la justice de Dieu (2). Et d’effet, quand ces grands serviteurs de Dieu employaient la colère, c’était pour des occurrences si solennelles et des crimes si excessifs, qu’il n’y avait nul danger d’excéder la coulpe par la peine (3).

Parce qu’une fois le grand saint Paul appelle les Galates insensés, représente aux Candiots (4)

(1) Préfigées, fixées d’avance.(2) Jc 1,20(3) La coulpe par la peine, la faute par le châtiment.(4) Candiots, habitants de Candie, les Crétois.

leurs mauvaises inclinations, et résiste en face (1) au glorieux saint Pierre, son supérieur, faut-il prendre la licence d’injurier les pécheurs, blâmer les nations, contrôler et censurer nos conducteurs et prélats? Certes, chacun n’est pas saint Paul pour savoir faire les choses à propos. Mais les esprits aigres, chagrins, présomptueux et médisants, servant à leurs inclinations, humeurs, aversions et outrecuidances, veulent couvrir leur injustice du manteau du zèle, et chacun, sous le nom de ce feu sacré, se laisse brûler à ses propres passions. Le zèle du salut des âmes fait désirer la prélature, à ce que dit cet ambitieux; fait courir çà et là le moine destiné au choeur, à ce que dit cet esprit inquiet; fait faire des rudes censures et murmurations contre les prélats de l’Église et contre les princes temporels, à ce que dit cet arrogant. Il ne se parle que de zèle, et on ne voit point de zèle, ains seulement des médisances, des colères, des haines, des envies et des inquiétudes d’esprit et de langue.

On peut pratiquer le zèle en trois façons : premièrement, en faisant des grandes actions de justice pour repousser le mal, et cela n’appartient qu’à ceux qui ont les offices publics de corriger, censurer et reprendre en qualité de supérieurs, comme les princes, magistrats, prélats, prédicateurs; mais parce que cet office est respectable, chacun l’entreprend, chacun veut s’en mêler. Secondement, on use du zèle en faisant des actions de grande vertu, pour donner bon exemple, suggérant les remèdes au mal, exhortant à les employer, opérant le bien opposé au mal qu’on

(1) Ga 3,1 Tt 1,12

désire exterminer, ce qui appartient à chacun, et néanmoins peu de gens le veulent faire. Enfin on cherche le zèle très excellemment en souffrant et pâtissant beaucoup pour empêcher et détourner le mal, et presque nul ne veut cette sorte de zèle. Le zèle spécieux est ambitionné, c’est celui auquel’ chacun veut employer son talent, sans prendre garde que ce n’est pas le zèle que l’on y cherche, mais la gloire et l’assouvissement de l’outrecuidance, colère, chagrin et autres passions.

Certes, le zèle de notre Seigneur parut principalement à mourir sur la croix pour détruire la mort et le péché des hommes; en quoi il fut souverainement imité par cet admirable vaisseau d’élection et de dilection (1), ainsi que le représente le grand saint Grégoire Nazianzène (2) en paroles dorées; car parlant de ce saint apôtre : « Il combat pour tous, dit-il, il répand des prières pour tous, il est passionné de jalousie envers tous, il est enflammé pour tous; ains même il a osé plus que cela pour ses frères selon la chair; en sorte que, pour dire aussi moi-même ceci fort hardiment, il désire par charité qu’iceux soient mis en sa place auprès de Jésus-Christ (3). O excellence de courage et de ferveur d’esprit incroyable ! il imite Jésus-Christ, qui pour nous fut fait malédiction, qui prit nos infirmités et porta nos maladies (4), ou, afin que je parle plus sobrement, lui, le premier, après le Sauveur, ne refuse pas de souffrir et d’être réputé impie à

(1) Ac 9,15(2) Nazianzène, de Nazianze.(3) Rm 9,3(4) Ga 3,13 Mt 8,17

leur occasion. » Ainsi donc, Théotime, comme notre Sauveur fut fouetté, condamné, crucifié en qualité d’homme voué, destiné et dédié à porter et supporter les opprobres, ignominies et punitions dues à tous les pécheurs du monde, et à servir de sacrifice général pour le péché, ayant été fait comme anathème, séparé et abandonné de son Père éternel; de même aussi, selon la véritable doctrine de ce grand Nazianzène, le glorieux apôtre saint Paul désira d’être comblé d’ignominie, crucifié, séparé, abandonné et sacrifié pour le péché des Juifs, afin de porter pour eux l’anathème et la peine qu’ils méritaient. Et comme notre Sauveur porta de telle sorte les, péchés du monde, et fut fait tellement anathème, sacrifié pour le péché, et délaissé de son Père, qu’il ne laissa pas d’être perpétuellement le Fils bien-aimé auquel le Père prenait son bon plaisir (1); aussi le saint apôtre désira bien d’être anathème et séparé de son maître, pour être abandonné d’icelui, et délaissé à la merci des opprobres et punitions dues aux Juifs; mais il ne désira pas pourtant jamais d’être privé de la charité et grâce de son Seigneur, de laquelle rien aussi ne le pouvait jamais séparer (2); c’est-à-dire, il désira d’être traité comme un homme séparé de Dieu; mais il ne désira pas d’en être par effet séparé, ni privé de sa grâce, car cela ne peut être saintement désiré. Ainsi l’épouse céleste confesse que l’amour étant fort comme la mort (3), laquelle sépare l’âme du corps, le zèle, qui est un amour ardent, est

(1) Mt 17,5(2) Rm 8,89(3) Ct 8,6

encore bien plus fort; car il ressemble à l’enfer (1), qui sépare l’âme de la vue de notre Seigneur: mais jamais il n’est dit, ni ne se peut dire, que l’amour on le zèle soit semblable au péché, qui seul sépare de la grâce de Dieu. Et comme se pourrait-il faire que l’ardeur de l’amour pût faire désirer d’être séparé de la grâce, puisque l’amour est la grâce même, ou du moins ne peut être sans la grâce? Or, le zèle du grand saint Paul fut pratiqué en quelque sorte, ce me semble, par le petit saint Paul, je veux dire saint Paulin, qui, pour ôter un esclave de son esclavage, se rendit esclave lui-même, sacrifiant sa liberté pour la rendre à son prochain.

O que bienheureux est, dit saint Ambroise, celui qui sait la discipline du zèle! Très facilement, dit saint Bernard, le diable se jouera de ton zèle, si tu négliges la science. Que donc ton zèle soit enflammé de charité, embelli de science, affermi de constance. Le vrai zèle est enfant de la charité, car c’en est l’ardeur; c’est pourquoi, comme elle, il est patient, bénin, sans trouble, sans contention, sans haine, sans envie, se réjouissant de la vérité(2). L’ardeur du vrai zèle est pareille à celle du chasseur, qui est diligent, soigneux, actif, laborieux et très affectionné au pourchas (3), mais sans colère, sans ire, sans trouble; car si le travail des chasseurs était colère, ireux (4), chagrin, il ne serait pas si aimé ni affectionné. Et de même le vrai zèle a des ardeurs extrêmes, mais constantes,

(1) Ct 8,6

(2) 1Co 13,4-6(3) Pourchas, recherche, poursuite.(4) Ireux, irrité, courroucé.

fermes, douces, laborieuses, également aimables et infatigables; tout au contraire le faux zèle est turbulent, brouillon, insolent, fier, colère, passager, également impétueux et inconstant


CHAPITRE XVII Comme notre Seigneur pratiqua tous les plus excellente actes de l’amour.

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Ayant si longuement parlé des actes sacrés du divin amour, afin que plus aisément et saintement vous en conserviez la mémoire, je vous en présente un recueil et abrégé. La charité de Jésus-Christ nous presse (1), dit le grand Apôtre. Oui, certes, Théotime, elle nous force et violente par son infinie douceur, pratiquée en tout l’ouvrage de notre rédemption, auquel s’est apparue la bénignité et amour de Dieu (2) envers les hommes; car qu’est-ce que ce divin amant ne fit pas en matière d’amour?

1° Il nous aima d’amour de complaisance, car ses délices furent d’être avec les enfants des hommes (3) et d’attirer l’homme à soi, se rendant homme lui-même. 2° Il nous aima d’amour de bienveillance, jetant sa propre divinité en l’homme, en sorte que l’homme fût Dieu. 3° Il s’unit à nous par une conjonction incompréhensible, en laquelle il adhéra et se serra à notre nature si fortement, indissolublement et infiniment, que jamais rien ne fut si étroitement joint et pressé à l’humanité, qu’est maintenant la très sainte divinité en la personne du Fils de Dieu. 4° Il s’écoula tout en

(1)
1Co 5,14(2) Tt 3,4(3) Pr 8,31

nous, et, par manière de dire, fondit sa grandeur pour la réduire à la forme et figure de notre petitesse, dont il est appelé source d’eau vive, rosée et pluie du ciel. 5° Il a été en extase, non seulement en ce que, comme dit saint Denis, à cause de l’excès de son amoureuse bonté, il devient, en certaine façon hors de soi-même, étendant sa providence sur toutes choses, et se trouvant en toutes choses; mais aussi en ce que, comme dit saint Paul, il s’est en quelque sorte quitté soi-même, il s’est vidé de soi-même, il s’est épuisé de sa grandeur, de sa gloire, il s’est démis du trône de son incompréhensible majesté, et, s’il faut ainsi parler, il s’est anéanti soi-même (1) pour venir à notre humanité, nous remplir de sa divinité; nous combler de sa bonté, nous élever à sa dignité, et nous donner le divin être d’enfants de Dieu; et Celui duquel si souvent il est écrit : Je vis moi-même, dit le Seigneur (2), il a pu dire par après, selon-le langage de son apôtre : Je vis moi-même, non plus moi-même, mais l’homme vit en moi (3). Ma vie, c’est l’homme; et mourir pour l’homme, c’est mon profit (4). Ma vie est cachée avec l’homme en Dieu (5). Celui qui habitait en soi-même, habite maintenant en nous, et celui qui était vivant ès siècles dans le sein de son Père éternel, fut par après mortel dans le giron de sa mère temporelle; celui qui ‘vivait éternellement de sa vie divine, vécut temporellement de la vie humaine, et celui qui jamais éternellement

(1) Ph 2,7(2) Ez 23,11(3) Ga 2,20(4) Ph 1,21(5) Col 3,3

n’avait été que Dieu, sera éternellement à jamais encore homme, tant l’amour de l’homme a ravi Dieu et l’a tiré à l’extase (1). 6° Il admira souvent par dilection (2), comme il fit le centenier et la Cananée. 7° Il contempla le jeune homme qui avait jusqu’à l’heure gardé les commandements, et désirait d’être acheminé à la perfection. 8° Il prit une amoureuse quiétude en nous, et même avec quelque suspension de sens, emmi le sein de sa mère et en son enfance. Il a eu des tendretés (3) envers les petits enfants, qu’il prenait entre ses bras et dorlotait amoureusement; envers Marthe et Magdeleine, envers le Lazare, qu’il pleura, comme sur la cité de Jérusalem. 10° Il fut animé d’un zèle nonpareil, qui, comme dit saint Denis, se convertit en jalousie; détournant, en tant qu’il fut en, lui, tout mal de sa bien-aimée nature humaine, au péril, ains au prix de sa propre vie ; chassant le diable, prince de ce monde, qui semblait être son rival et compagnon. 11° Il eut mille et mille langueurs amoureuses; car d’où pouvaient procéder ces divines paroles : Je dois être baptisé de baptême, et comme suis-je angoissé (4) et pressé jusqu’à ce que je l’accomplisse (5)? Il voyait l’heure d’être baptisé en son sang, et languissait jusqu’à ce qu’il le fût l’amour qu’il nous portait le pressant, afin de nous voir délivrés par sa mort de la mort éternelle. Ainsi fut-il triste, et sua le sang de détresse, au jardin des

(1) Tiré à l’extase, élevé jusqu’à l’extase.(2) Par dilection, par amour, comme pour le centenier et la Cananéenne.(3) Tendretés, tendresses.(4) Suis-je angoissé, suis-je dans l’angoisse.(5) Lc 12,50

Olives, non seulement pour l’extrême douleur que son âme sentait en la partie inférieure de sa raison, mais aussi pour l’extrême amour qu’il nous portait en la supérieure portion d’icelle; la douleur lui donnant horreur de la mort, et l’amour lui donnant un extrême désir d’icelle ; en sorte qu’un très âpre combat et une cruelle agonie se fit entre le désir et l’horreur de la mort; jusques à grande effusion de sang, qui coula comme d’une source, ruisselant jusques à terre (Lc 22,43-44).

12° Enfin, Théotime, ce divin amoureux mourut entre les flammes et ardeurs de la dilection, à cause de l’infinie charité qu’il avait envers nous, et par la force et vertu de l’amour; c’est-à-dire, il mourut en l’amour, par l’amour, pour l’amour et d’amour. Car bien que les cruels supplices fussent très suffisants pour faire mourir qui que ce fût, si est-ce que la mort ne pouvait jamais entrer dans la vie de Celui qui tient les clefs de la vie et de la mort (Ap 1,18), si le divin amour qui manie ces clefs n’eût ouvert les portes à la mort, afin qu’elle allât saccager ce divin corps et lui ravir la vie l’amour ne se contentant pas de l’avoir rendu mortel pour nous, s’il ne le rendait mort. Ce fut par élection, et non par la force du mal, qu’il mourut. Nul ne m’ôte ma vie, dit-il, mais je te laisse et quitte moi-même. J’ai puissance de le quitter et de la prendre derechef moi-même (Jn 10,18). Il fut offert, dit Isaïe, parce qu’il le voulut (Is 53,7); et partant il n’est pas dit que son esprit s’en alla, le quitta et se sépara de lui, mais au contraire qu’il mit son esprit dehors (Mt 27,50), l’expira, le rendit et le remit ès mains de son Père éternel (Lc 23,46) ; si que saint Athanase remarque qu’il baissa la tête (Jn 19,30) pour mourir, afin de consentir et pencher à la venue de mort, laquelle autrement n’eût osé s’approcher de lui; et criant à pleine voix (Lc 23,46), il remet son esprit à son Père, pour montrer que, comme il avait assez de force et d’haleine pour ne point mourir, il avait aussi tant d’amour, qu’il ne pouvait plus vivre sans faire revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pouvaient jamais éviter la mort, ni prétendre à la vraie vie. C’est pourquoi la mort du Sauveur fut un vrai sacrifice, et sacrifice d’holocauste que lui-même offrit à son Père pour notre rédemption. Encore que les peines et douleurs de sa passion fussent si grandes et fortes, que tout autre homme en fût mort, si est-ce que quant à lui il n’en fût jamais mort, s’il n’eût voulu, et que le feu de son infinie charité n’eût consumé sa vie. Il fut donc le sacrificateur lui-même qui s’offrit à son Père, et s’immola en amour, à l’amour, par l’amour, pour l’amour et d’amour.

Mais, Théotime, gardez bien pourtant de dire que cette mort amoureuse du Sauveur ne soit faite par manière de ravissement. Car l’objet pour lequel sa charité le porta à la mort, n’était pas tant aimable qu’il pût ravir à soi cette divine âme, laquelle sortit donc de son corps par manière d’extase, poussée et lancée par l’affluence et force de l’amour; comme l’on voit la myrrhe pousser dehors sa première liqueur par sa seule abondance, sans qu’on la presse ni tire aucunement, selon ce que lui-même disait, ainsi que nous avons remarqué : Personne ne m’ôte ni ravit mon âme, mais je la donne volontairement (Jn 10,18). O Dieu, Théotime, quel brasier pour nous enflammer à faire les exercices du saint amour pour le Sauveur tout bon, voyant qu’il les a si amoureusement pratiqués pour nous qui sommes si mauvais ! Cette charité donc de Jésus-Christ nous presse (1Co 5,14).


FIN DU DIXIÈME LIVRE



LIVRE ONZIÈME

DE LA SOUVERAINE AUTORITÉ QUE L’AMOUR SACRÉ TIENT SUR TOUTES LES VERTUS, ACTIONS ET PERFECTIONS DE L’ÂME


CHAPITRE PREMIER Combien toutes les vertus sont agréables à Dieu.

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La vertu est si aimable de sa nature, que Dieu la favorise partout où il la voit. Les païens, quoique ennemis de sa divine majesté, pratiquaient parfois quelques vertus humaines et civiles, desquelles la condition n’était pas au-dessus des forces de l’esprit raisonnable. Or, vous pouvez penser, Théotime, combien cela était peu de chose. Certes encore que ces vertus eussent beaucoup d’apparence, si est-ce qu’en effet elles étaient de peu de valeur, à cause de la bassesse de l’intention de ceux qui les pratiquaient, qui ne travaillaient presque que pour l’honneur, ainsi que dit saint Augustin, ou pour quelque autre prétention fort légère, comme est celle de l’entretien de la société civile, ou pour quelque petite inclination qu’ils avaient au bien, laquelle ne rencontrant point de grande contrariété, les portait à des menues actions de vertu, comme par exemple, à s’entre-saluer, à secourir les amis, vivre sobrement, ne point dérober, servir fidèlement les maîtres, payer les gages aux ouvriers. Et toutefois, quoique cela fût ainsi mince et environné de plusieurs imperfections, Dieu en savait gré à ces pauvres gens, et les en récompensait abondamment.

Les sages-femmes auxquelles Pharaon donna charge de faire périr tous les mâles des israélites, étaient sans doute Egyptiennes et païennes (
Ex 1,15) car s’excusant de quoi elles n’avaient pas exécuté la volonté du roi : Les femmes hébreuses (2), disaient-elles, ne sont pas comme les Egyptiennes, car elles savent l’art de recevoir les enfants; et devant que nous allions à elles, elles ont enfanté (Ex 1,19). Excuse qui n’eût pas été à propos, si ces sages-femmes eussent été Hébreuses; et n’est pas croyable que Pharaon eût donné une commission si impiteuse (4) contre les Hébreuses à des femmes hébreuses de même nation et religion et aussi Josèphe témoigne qu’en effet elles étaient Egyptiennes. Or, tout Egyptiennes et païennes quelles étaient, elles craignirent d’offenser Dieu (Ex 1,17) par une cruauté si barbare et dénaturée, comme eût été celle du massacre de tant de petits enfants. De quoi la divine douceur leur sut si bon gré, qu’elle leur édifia des maisons (Ex 21), c’est-à-dire, les rendit plantureuses en enfants et en biens temporels.

(2) Hébreuses, des Hébreux, juives(4) Impiteuse, impitoyable.

Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait combattu en une guerre juste contre la ville de Tyr que la justice divine voulait châtier. Et Dieu dit à Ezéchiel, qu’en récompense il donnerait l’Egypte en proie à Nabuchodonosor et à son armée ; parce, dit Dieu, qu’ils ont travaillé pour moi (Ez 30,19-20). Donc, ajoute saint Jérôme au commentaire, nous apprenons que, si les païens mêmes font quelque bien, ils ne sont point laissés sans salaire par le jugement de Dieu. Ainsi Daniel exhorta Nabuchodonosor infidèle de racheter ses péchés par aumônes (Da 4,24), c’est-à-dire, de se racheter des peines temporelles dues à ses péchés, dont il était menacé. Voyez-vous donc, Théotime, combien il est vrai que Dieu fait état des vertus, encore qu’elles soient pratiquées par des personnes qui sont d’ailleurs mauvaises? S’il n’eût agréé la miséricorde des sages-femmes et la justice de la guerre des Babyloniens, eût-il pris le soin, je vous prie, de les salarier? Et si Daniel n’eût su que l’infidélité de Nabuchodonosor n’empêcherait pas que Dieu n’agréât ses aumônes, pourquoi les lui eût-il conseillées? Certes, l’Apôtre nous assure que les païens qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui appartient à la loi (Rm 2,14). Et quand ils le font, qui peut douter qu’ils ne fassent bien, et que Dieu n’en fasse compte? Les païens connurent que le mariage était bon et nécessaire, ils virent qu’il était convenable d’élever les enfants ès arts, en l’amour de la patrie, en la vie civile, et ils le firent. Or, je vous laisse à penser si Dieu ne trouvait pas bon cela, puisqu’il avait donné la lumière de la raison et l’instinct naturel à cette intention.

La raison naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous: les fruits qui en proviennent, ne peuvent être que bons; fruits qui, en comparaison de ceux qui procèdent de la grâce, sont à la vérité de très petit prix, mais non pas pourtant de nul prix, puisque Dieu les a prisés, et pour iceux a donné des récompenses temporelles; ainsi que, selon le grand saint Augustin, il salaria les Vertus morales des Romains de la grande étendue et magnifique réputation de leur empire.

Le péché rend sans doute l’esprit malade, qui partant ne peut pas faire des grandes et fortes opérations, mais oui bien des petites; car toutes les actions des malades ne sont pas malades, encore parle-t-on, encore voit-on, encore ouit-on, encore boit-on. L’âme qui est en péché peut faire des biens, qui, étant naturels, sont récompensés de salaires naturels; étant civils, sont payés de monnaie civile et humaine, c’est-à-dire, par des commodités temporelles. Le pécheur n’est pas en la condition des diables, desquels la volonté est tellement détrempée et incorporée au mal, qu’elle ne peut vouloir aucun bien. Non, Théotime, le pécheur en ce monde n’est pas ainsi ; il est là emmi le chemin entre Jérusalem et Jéricho, blessé à mort, mais non pas encore mort; car, dit l’Évangile, il est laissé à moitié vivant (Lc 10,30) et comme il est à moitié vif, il peut aussi faire des actions à moitié vives. Il ne saurait voirement (2) marcher, ni se lever, ni crier à l’aide, non pas même parler, sinon languidement (1), à cause de son coeur failli; mais il peut bien ouvrir les yeux, remuer les doigts, soupirer, dire quelque parole de plainte; actions faibles, et nonobstant lesquelles il mourrait misérablement sur son sang, si le miséricordieux Samaritain ne lui eût appliqué son huile et son vin, et ne l’eût emporté au logis (Lc 10,33-34) pour le faire panser et traiter à ses propres dépens.

(2) Voirement, certes.(1) Languidement, du latin languide, languisamment.

La naturelle raison est grandement blessée, et comme à moitié morte par le péché : c’est pourquoi ainsi mal en point, elle ne peut observer tous les commandements, qu’elle voit bien pourtant être convenables. Elle connaît son devoir, mais elle ne peut le rendre; et ses yeux ont plus de clarté pour lui montrer le chemin, que ses jambes de force pour l’entreprendre.

Le pécheur peut voirement bien observer quelques-uns des commandements par-ci, par-là, ains il peut même les observer tous pour quelque peu de temps, lorsqu’il ne se présente point de sujet relevé auquel il faille pratiquer les vertus commandées, ou de tentation pressante de commettre le péché défendu; mais que le pécheur puisse vivre longtemps en son péché sans en ajouter des nouveaux, certes cela ne se peut sans une spéciale protection de Dieu. Car les ennemis de l’homme sont ardents, remuants et en perpétuelle action pour le précipiter; et quand ils voient qu’il n’arrive point d’occasion de pratiquer les vertus ordonnées, ils suscitent mille tentations pour nous faire tomber ès choses prohibées; et lors la nature sans la grâce ne se peut garantir du précipice. Car si nous vainquons, Dieu nous donne la victoire par Jésus-Christ (1Co 15,57), ainsi que dit saint Paul. Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation (Mt 26,41). Si notre Seigneur disait seulement : Veillez, nous penserions pouvoir assez faire de nous-mêmes; mais quand il ajoute : Priez, il montre que s’il ne garde nos âmes au temps de la tentation, en vain veilleront ceux qui les gardent (Ps 126,1).



CHAPITRE II Que l’amour sacré rend les vertus excellemment plus agréables à Dieu qu’elles ne le sont de leur propre nature.

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Les maîtres des choses rustiques admirent la franche innocence et pureté des petites fraises; parce qu’encore qu’elles rampent sur la terre et soient continuellement foulées par les serpents, lézards et autres bêtes venimeuses, si est-ce qu’elles ne reçoivent aucune impression du venin, n’acquièrent aucune qualité maligne, signe qu’elles n’ont aucune affinité avec le venin. Telles sont donc les vertus humaines, Théotime; lesquelles, quoiqu’elles soient en un coeur bas, terrestre et grandement occupé du péché, elles ne sont néanmoins aucunement infectées de la malice d’icelui, étant d’une nature si franche et innocente, qu’elle ne peut être corrompue par la société de l’iniquité, selon qu’Aristote même a dit que la vertu était une habitude de laquelle aucun ne peut abuser. Que si les vertus étant ainsi bonnes en elles-mêmes ne sont pas récompensées d’un loyer (1) éternel, lorsqu’elles sont pratiquées par les infidèles ou par ceux qui sont en péché, il ne s’en faut nullement étonner, puisque le coeur duquel elles procèdent n’est pas capable du bien éternel, s’étant d’ailleurs détourné de Dieu, et que l’héritage céleste appartenant au Fils de Dieu, nul n’y doit être associé qui ne soit en lui et son frère adoptif; laissant à part que la convention par laquelle Dieu promet le paradis, ne regarde que ceux qui sont en sa grâce, et que les vertus des pécheurs n’ont aucune dignité ni valeur que celle de leur nature, qui par conséquent, ne les peut relever au mérite des récompenses surnaturelles, lesquelles pour cela même sont appelées surnaturelles, d’autant que la nature et tout ce qui en dépend ne peut ni les donner ni les mériter.

Mais les vertus qui se trouvent ès amis de Dieu, quoiqu’elles ne soient que morales et naturelles selon leur propre condition, sont néanmoins anoblies et relevées à la dignité d’oeuvres saintes, à cause de l’excellence du coeur qui les produit.

C’est une des propriétés de l’amitié, qu’elle rend agréable l’ami et tout ce qui est en lui de bon et d’honnête. L’amitié répand sa grâce et Laveur sur toutes les actions de celui que l’on aime, pour peu qu’elles en soient susceptibles

(1) Un loyer, un salaire

les aigreurs des amis sont des douceurs, les douceurs des ennemis sont des aigreurs. Toutes les oeuvres vertueuses d’un coeur ami de Dieu sont dédiées à Dieu. Car le coeur qui s’est donné soi-même, comme n’a-t-il pas donné tout ce qui dépend de lui-même? Qui donne l’arbre sans réserve, ne donne-t-il pas aussi les feuilles, les fleurs et les fruits? Le juste fleurira comme la palme, il croîtra comme le cèdre du Liban. Plantés en la maison du Seigneur, ils fleuriront ès parvis de la maison de notre Dieu (1). Puisque le juste est planté en la maison de Dieu, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits y croissent, et sont dédiés au service de sa majesté. Il est comme l’arbre planté près le courant des eaux, qui porte son fruit en son temps; ses feuilles mêmes ne tombent point, tout ce qu’il fait prospère (2). Non seulement les fruits de la charité et les fleurs des oeuvres qu’elle ordonne, mais les feuilles mêmes des vertus morales et naturelles tirent une spéciale prospérité de l’amour du coeur qui les produit. Si vous entez un rosier, et que dedans la fente de la tige vous mettiez un grain de musc, les roses qui en proviendront seront toutes musquées. Fendez donc votre coeur par la sainte pénitence, et mettez l’amour de Dieu dans la fente, puis entant sur icelui telle vertu que vous voudrez, les oeuvres qui en proviendront seront parfumées de sainteté, sans qu’il soit besoin d’autre soin pour cela.

(1)
Ps 111,13-14(2) Ps 1,3

Les Spartes ayant oui une très belle sentence de la bouche d’un méchant homme, n’estimèrent pas qu’elle dût être reçue, si premièrement elle n’était prononcée par la bouche d’un homme de bien. Pour donc la rendre digne de réception, ils ne firent autre chose que de la faire derechef proférer par un homme vertueux. Si vous voulez rendre sainte la vertu humaine et morale d’Épictète, de Socrate ou de Demades (1), faites-la seulement pratiquer par une âme vraiment chrétienne, c’est-à-dire, qui ait l’amour de Dieu. Ainsi Dieu regarda au bon Abel premièrement, et puis à ses offrandes (2); en sorte que les offrandes prirent leur grâce et dignité, devant les yeux de Dieu, de la bonté et piété de celui qui les présentait. O bonté souveraine de ce grand Dieu, laquelle favorise tant ses amants, qu’elle chérit leurs moindres petites actions, pour peu qu’elles soient bonnes, et les anoblit excellemment, leur donnant le titre et la qualité de saintes! Eh! c’est en contemplation de son Fils bien-aimé, duquel il veut honorer les enfants adoptifs, sanctifiant tout ce qui est de boa en eux, les os, les cheveux,

les vêtements, les sépulcres et jusques à l’ombre (3) de leurs corps, la foi, l’espérance, l’amour, la religion, oui même la sobriété, la courtoisie, l’affabilité de leurs coeurs.

Donc, mes chers frères, dit l’Apôtre, soyez stables et immobiles, abondants en toutes oeuvres du Seigneur, sachant que votre travail ne sera point inutile en notre Seigneur (4). Et notez, Théotime, que toute oeuvre vertueuse doit être estimée oeuvre du Seigneur, voire même quand elle serait

(1) Demades, orateur et phil. athénien cité par Cicéron(2) Gn 4,4(3) Ac 5,15(4) 1Co 15,53

pratiquée par un infidèle car sa divine majesté dit à Ezéchiel que Nabuchodonosor et son armée avaient travaillé pour lui (1), parce qu’ils avaient fait une guerre légitime et juste contre les Tyriens; montrant assez par là que la justice des injustes est sienne, tendà lui et lui appartient; bien que les injustes qui font la justice, ne soient pas siens, ne tendent pas à lui et ne lui appartiennent pas. Car comme ce grand prophète et prince Job, quoiqu’il fût issu de race païenne, et habitant de la terre Hus (2), ne laissa pas d’appartenir à Dieu; ainsi les vertus morales, quoique provenues d’un coeur pécheur, ne laissent pas d’appartenir à Dieu. Mais quand ces mêmes vertus se trouvent en un coeur vraiment chrétien, c’est-à-dire, doué du saint amour, alors non seulement elles appartiennent à Dieu, mais elles ne sont point inutiles en notre Seigneur, ains sont rendues fructueuses et précieuses devant les yeux de sa bonté. Ajoutez à un homme la charité, dit saint Augustin (3), tout profite; ôtez-en la charité, tout le reste ne profite plus. Et à ceux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en bien, dit l’Apôtre (4).



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