F de Sales, Entretiens 20

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DIX-NEUVIÈME ENTRETIEN

SUR LE SUJET DES SACREMENTS

Avant que 1 savoir comment il nous faut préparer pour recevoir les Sacrements et quel fruit nous en devons tirer, il est nécessaire de savoir que c’est que Sacrements et leurs effets.

Les Sacrements sont des canaux par lesquels, par manière de dire, Dieu descend en nous, comme par l’oraison nous nous jetons en Dieu, puisque l’oraison n’est autre chose qu’une élévation de notre esprit en Dieu. Les effets des Sacrements sont divers, quoiqu’ils n’aient tous qu’une même fin et prétention 2, qui est de nous unir à Dieu. Par le Sacrement de Baptême, nous nous unissons à Dieu comme le fils avec le père; par celui de la Confirmation, nous nous unissons comme le soldat avec son capitaine, prenant force pour combattre et vaincre nos ennemis en toutes les tentations; par le Sacrement de Pénitence, nous sommes unis à Dieu comme les amis réconciliés; par celui de l’Eucharistie, comme la viande avec l’estomac; par celui de l’Extrême-Onction, nous nous unissons comme l’enfant qui vient d’un lointain pays, mettant déjà l’un des pieds en la maison de son père pour se réunir avec lui, avec sa mère et toute la famille. Voilà des effets divers, mais pourtant qui demandent tous l’union de notre âme avec son Dieu.

1. de — 2. but

Nous ne parlerons que de ces deux: celui de Pénitence et celui de l’Eucharistie. Il est nécessaire que nous sachions pourquoi c’est 3 que recevant si souvent ces deux Sacrements, nous ne recevons pas les grâces qu’ils ont accoutumé 4 de porter aux âmes qui sont bien préparées, puisque ces grâces sont jointes aux Sacrements. Il est vrai qu’elles y sont jointes, et pourvu que nous recevions les Sacrements en état de grâce (cela s’entend en celui de la Confession que nous ne réservions aucune affection à aucun péché mortel), nous recevons toujours la grâce dépendante du Sacrement, qui est la haine du péché et le soin de n’en pas tant faire. Mais nous ne recevons pas les grâces appartenantes à 5 la préparation, qui sont la force pour entreprendre la correction de nos mauvaises inclinations, le courage pour embrasser la pratique des vertus, et enfin la perfection. Il nous faut donc savoir comme il nous faut être bien préparés pour recevoir ces deux Sacrements et tous les autres aussi. La première préparation, c’est la pureté de l’intention; la seconde, c’est l’attention; et la troisième, c’est l’humilité.

Quant à la pureté d’intention, c’est une chose totalement nécessaire, non seulement à la réception des Sacrements, mais en tout ce que nous désirons ou que nous faisons. Or, l’intention est pure lorsque nous recevons les Sacrements ou faisons quelque autre chose, quelle qu’elle soit, pour nous unir à Dieu et pour lui être plus

3. est-ce — 4. ont coutume — 5. qui appartiennent à, qui dépendent de

agréable, sans aucun mélange de propre intérêt. Vous connaîtrez cela si quand vous désirez de communier l’on ne vous le permet pas ; ou bien si après la sainte Communion vous n’avez point de consolation, et nonobstant tout cela, vous demeurez en paix, sans consentir à nulle sorte d’inquiétude. Je dis sans consentir, parce qu’il se pourrait bien faire qu’il vous en viendrait. Mais si, au contraire, vous consentez à l’inquiétude de quoi vous avez été refusée par votre Supérieure 6 de communier, ou de quoi vous n’avez pas eu la consolation, qui ne voit que votre intention était impure et que vous ne cherchiez pas de vous unir à Dieu, ains aux consolations, puisque notre union avec Dieu se fait sur la sainte vertu d’obéissance. Et tout de même, si vous désirez la perfection d’un désir plein d’inquiétude, qui ne voit que c’est l’amour-propre qui ne voudrait pas que l’on vît de l’imperfection en nous ? S’il était possible que nous pûssions être autant agréables et unis à Dieu étant imparfaits, nous devrions désirer d’être sans perfection.

6. votre Supérieure vous a refusé

La seconde préparation, c’est l’attention. O Dieu! que nous devrions aller aux Sacrements avec beaucoup d’attention, tant sur la grandeur de l’oeuvre, comme sur ce qu’un chacun demande de nous! Par exemple, allant à la Confession, nous y devons porter un coeur amoureusement douloureux, et à la sainte Communion, il y faut porter un coeur ardemment amoureux. Je ne dis pas, par cette grande attention, qu’il ne faille point avoir de distractions, car il n’est pas en notre pouvoir; mais j’entends de dire qu’il faut avoir un soin tout particulier à ne s’y point arrêter volontairement.

La troisième condition de la préparation, c’est l’humilité, et c’est une vertu fort nécessaire pour recevoir abondamment les grâces qui découlent par les canaux des Sacrements; parce que les eaux ont bien accoutumé de couler plus vitement 7 et plus fortement quand les canaux sont posés en des lieux bas et penchants.

Mais, outre ces trois préparations, je vous veux dire qu’en un mot la principale est l’abandonnement 8 total de nous-mêmes à la merci de la volonté de Dieu, soumettant sans réserve quelconque notre volonté et toutes nos affections à sa domination. Je dis sans réserve, d’autant que notre misère est si grande que nous nous réservons toujours quelque chose. Les personnes les plus spirituelles, pour l’ordinaire, se réservent la volonté d’avoir des vertus; et quand elles vont à la Communion : O Seigneur, disent-elles, je m’abandonne tout à vous, mais plaise-vous 9 me donner de la prudence pour savoir vivre honorablement; mais de simplicité ils n’en demandent point. — Je suis absolument soumise à votre divine volonté, mais donnez-moi un grand courage pour faire des oeuvres excellentes pour votre service ; mais de douceur pour vivre paisiblement avec le prochain il ne s’en parle point. — Donnez-moi, dira un autre, cette humilité qui est si propre pour donner bon exemple; mais l’humilité de coeur qui nous fait aimer notre propre abjection, ils n’en ont point besoin, ce semble.— O mon Dieu, puisque je suis toute vôtre, faites que j’aie toujours des consolations en l’oraison. — Voire, c’est bien ce qu’il nous faut pour être unis à Dieu, qui est la prétention que nous avons; et jamais ils ne demandent des tribulations ou mortifications. — Ce n’est pas le moyen de faire cette union que de se réserver toutes ses volontés, pour bonne apparence qu’elles aient; car Notre-Seigneur se voulant donner tout à nous, veut que réciproquement nous nous donnions entièrement à lui, afin que l’union de notre âme avec sa divine Majesté soit plus parfaite et que nous puissions dire véritablement, après ce grand parfait entre les chrétiens : Je ne vis plus moi, ains c’est Jésus-Christ qui vit en moi Ga 2,20.

7. vite — 8. abandon — 9. qu’il vous plaise

La seconde partie de cette préparation consiste à vider notre coeur de toutes choses, afin que Notre-Seigneur le remplisse de lui-même. Certes, lu cause pourquoi 10 nous ne recevons pas la grâce de la sanctification (puisque une seule Communion bien faite est capable et suffisante pour nous rendre saints et parfaits) ne provient sinon de ce que nous ne laissons pas régner Notre-Seigneur en nous-mêmes comme sa Bonté le désire. Il vient en nous, ce sacré Bien-Aimé de nos âmes, et il trouve nos coeurs tout pleins de désirs, d’affections, de petites volontés ; il veut être le Maître et le Gouverneur de notre coeur, et pour montrer combien il le désire, il dit à son amante sacrée qu’elle le mette comme un cachet sur son coeur Ct 8,6,

10. pour laquelle

afin que rien n’y puisse entrer que par sa permission et selon son bon plaisir. Or, je sais bien que le milieu de nos coeurs est vide, car autrement ce serait une trop grande infidélité: je veux dire que nous avons non seulement rejeté et détesté le péché mortel, ains aussi toutes sortes d’affections mauvaises ; mais hélas ! tous les coins et recoins de nos coeurs sont pleins de mille choses indignes de paraître en la présence de ce Roi souverain, qui, ce semble, lui lient les mains afin de l’empêcher de nous départir les biens et les grâces que sa Bonté avait désiré de nous faire s’il nous eût trouvés préparés. Faisons donc de notre côté ce qui est en notre pouvoir pour nous bien préparer à recevoir ce Pain supersubstanliel (Mt 6,11) 11, nous abandonnant totalement à la divine Providence, non seulement pour ce qui regarde les biens temporels, mais principalement les spirituels, répandant en la présence de la divine volonté toutes nos affections, désirs et inclinations pour lui être entièrement soumis; et nous assurons 12 que Notre-Seigneur accomplira de son côté la promesse qu’il nous a faite de nous transformer en lui, élevant notre bassesse jusques à être unie avec sa grandeur.

L’on peut bien communier pour diverses fins:

comme pour demander à Dieu d’être délivrés de quelque tentation ou affliction, soit pour nous ou pour notre prochain ; ou pour demander quelque vertu, pourvu que ce soit sous cette condition que nous soyons plus unis à Dieu, ce qui n’arrive pourtant pas bien souvent, car au temps de l’affliction je serai peut-être plus uni à Dieu, parce que je me ressouviendrai plus souvent de lui. Et pour ce qui est des vertus, il est plus à propos et meilleur pour moi aucune fois de ne les pas avoir que si je les avais. A quel propos demanderai-je à Dieu des vertus desquelles je ne puis pas avoir la pratique, puisque la répugnance que je sentirai à pratiquer cette vertu, si j’en avais la commodité 13 me sert pour m’humilier? L’humilité vaut toujours mieux que tout cela.

11. au-dessus du substantiel — 12. soyons sûrs - 13. l’occasion

Enfin, il faut qu’en toutes les demandes et prières que vous ferez à Dieu, vous ne les fassiez pas seulement pour vous, ains que vous observiez de dire toujours nous, comme Notre-Seigneur nous l’a enseigné en l’Oraison dominicale, où il n’y a ni mon, ni moi. Cela s’entend que vous ayez l’intention de supplier Dieu qu’il donne la vertu ou la grâce que vous lui demandez pour vous, à tous ceux qui en ont la même nécessité, et que ce soit toujours pour nous unir davantage avec lui; car autrement nous ne devons ni demander ni désirer aucune chose, ni pour nous ni pour le prochain, puisque c’est la fin pour laquelle les Sacrements sont institués ; il faut que nous correspondions, les recevant pour la même fin.

Et ne faut pas que nous pensions que, communiant ou priant pour les autres nous y perdions quelque chose, sinon que nous offrissions à Dieu cette Communion ou prière pour la satisfaction de leurs péchés, car alors nous ne satisferions pas pour les nôtres; mais pourtant le mérite de la Communion ou de la prière nous demeurerait. Nous ne saurions mériter la grâce les uns pour les autres, il n’y a que Notre-Seigneur qui l’ait pu faire; nous pouvons bien leur impétrer 14 des grâces, mais leur donner du mérite nous ne le pouvons pas. La charité que nous avons faite de prier pour eux augmente notre mérite, tant pour la récompense de la grâce en cette vie que de la gloire en l’autre. Et si une personne ne faisait pas attention de faire rien pour la satisfaction de ses péchés, la seule attention qu’elle aurait de faire tout ce qu’elle fait pour le pur amour de Dieu suffirait pour y satisfaire, puisque c’est une chose assurée que qui pourrait faire un acte excellent de charité, ou un acte d’une parfaite contrition, satisferait pleinement pour tous ses péchés.

Vous voudrez peut-être savoir comment vous connaîtrez si vous profitez par le moyen de la réception des Sacrements. Vous le connaîtrez si vous vous avancez aux vertus qui leur sont propres : comme si vous tirez de la Confession l’amour de votre abjection et l’humilité, car ce sont les vertus qui lui sont propres ; et c’est toujours par la mesure de l’humilité que l’on reconnaît notre avancement. Ne voyez-vous pas qu’il est dit que quiconque s’humiliera sera exalté Mt 23,12 Lc 14,11 Lc 18,14 ? être exalté, c’est être avancé. Si vous devenez par le moyen de la très sainte Communion, fort douce (puisque c’est la vertu qui est propre à ce Sacrement, qui est tout doux, tout miel et tout suave), vous tirerez 15 le fruit qui lui est propre, et ainsi vous vous avancerez. Mais si, au contraire, vous ne devenez point plus humble ni plus douce, vous méritez que l’on vous lève 16 le pain, puisque vous ne voulez pas travailler 2Th 3,10.

Je voudrais que l’on allât simplement, quand il nous viendrait envie de communier, le demandant aux Supérieurs avec résignation d’accepter le refus avec humilité, et si on nous l’octroie, aller à la Communion avec amour. Et bien qu’il y ait de la mortification à le demander, il ne faut pas laisser pour cela 17 car les filles qui entrent en la Congrégation n’y entrent aussi que pour se mortifier, et les croix qu’elles portent les en doivent faire ressouvenir. Si l’inspiration venait à quelqu’une de ne pas communier si souvent que les autres, à cause de la connaissance qu’elle a de son indignité, elle le peut demander à la Supérieure, attendant le jugement qu’elle en fera, avec une grande douceur et humilité.

Je voudrais que l’on ne s’inquiétât point quand l’on entend parler de quelque défaut que nous avons, ou de quelque vertu que nous n’avons pas; mais que nous bénissions Dieu de quoi il nous a découvert le moyen d’acquérir la vertu et de nous corriger de l’imperfection, et puis prendre courage de nous servir de ces moyens. Il faut avoir des esprits généreux qui ne s’attachent qu’à Dieu seul, sans s’arrêter aucunement à ce que notre partie inférieure veut, faisant régner la partie supérieure de notre âme, puisqu’il est entièrement à notre pouvoir de ne jamais consentir volontairement à l’inférieure. Les consolations et tendretés ne doivent pas être désirées, puisque cela ne nous est pas nécessaire pour aimer davantage Notre-Seigneur. Il ne faut donc point s’arrêter à considérer si l’on a de bons sentiments, mais il faut faire ce qu’ils nous feraient faire si nous les avions.

Il ne faut pas être aussi si tendres à se vouloir confesser de tout ce que l’on a fait, car il n’est pas nécessaire de se confesser des péchés véniels, si l’on ne veut; et quand on s’en veut confesser, il faut avoir la volonté résolue de 18 s’en amender, autrement ce serait un abus de s’en confesser. Il ne faut donc pas se tourmenter quand l’on ne se souvient pas de ses fautes pour s’en accuser; car il n’est pas croyable qu’une âme qui fait souvent son examen, ne remarque bien, pour s’en ressouvenir, les fautes qui sont d’importance. Pour tant de petites choses, vous en pouvez parler avec Notre-Seigneur à quelque heure que vous vous en ressouveniez.

Pour ce que vous dites, comment vous pourrez faire votre acte de contrition en peu de temps, je vous dis qu’il ne faut presque point de temps pour le bien faire, puisqu’il ne faut autre chose que se prosterner devant Dieu en esprit d’humilité et de repentance 19 de l’avoir offensé.

14. attirer 15. retirerez — 16. ôte — 17. de le faire 18. déterminée à — 19. repentir

Vous désirez que je vous parle de l’Office. Il faut se préparer pour le dire, dès l’instant que l’on entend la cloche qui nous appelle, et il faut, à l’imitation de saint Bernard, demander à notre coeur que c’est qu’il va faire. Et non seulement en cette occasion, mais aussi entrant en tous nos exercices, afin que nous apportions en chacun d’iceux l’esprit qui lui est propre ; car il ne serait pas à propos d’aller à l’Office comme à la récréation : il faut donc porter à la récréation un esprit joyeux, et à l’Office un esprit sérieusement amoureux. Quand on dit: Deus in adjutorium meum intende, il faut penser que Notre-Seigneur réciproquement nous dit: Soyez attentifs à mon amour.

Le long de l’Office, pour nous tenir attentifs, il faut considérer que nous faisons le même office que les Anges, quoiqu’en divers langages, et que nous sommes en présence du même Dieu devant lequel les Anges tremblent. Tout ainsi qu’un homme qui parlerait à un roi se rendrait fort attentif, craignant de faire quelque faute, et s’il arrivait que néanmoins, avec 20 tout son soin, il lui advint 21 d’en faire quelqu’une, il rougirait incontinent; tout de même en devons-nous faire à l’Office, car la principale attention que nous devons avoir, c’est de bien prononcer, et de nous tenir dessus nos gardes crainte de faillir. S’il nous arrive de faire quelque faute, il faut s’en humilier sans s’étonner, puisqu’il ne doit pas être étrange que nous fassions quelque défaut 22 là, puisque nous en faisons tant ailleurs. Mais s’il nous arrive d’en faire plusieurs et que cela continue, il y a de l’apparence que nous n’avons pas conçu un grand déplaisir 23 de notre première faute, lesquelles fautes devraient nous apporter beaucoup de confusion, non pas à cause de la présence de la Supérieure, mais à cause de Dieu qui nous est présent et de ses Anges. C’est presque une règle générale que, quand nous faisons si souvent une même faute, c’est signe 24 que l’on manque d’affection pour s’en amender; et si c’est une chose de laquelle on nous a souventes fois averties, il y a de l’apparence que l’on méprise l’avertissement.

Il ne faut pas avoir du scrupule de laisser en tout un Office deux ou trois versets par mégarde; non, pourvu que l’on ne le fît pas à dessein. Si vous dormez le long d’une bonne partie de l’Office, encore que vous disiez les versets de votre choeur, vous êtes obligée de le redire; mais quand l’on fait choses qui sont nécessaires d’être faites à l’Office, comme de tousser ou cracher, ou que la maîtresse des cérémonies parle pour ce qui est de l’Office, alors elle n’est point obligée de le redire, ni la Sacristaine faisant ce qui est de sa charge, pourvu qu’elle ne sorte pas du choeur.

Quand on entre au choeur l’Office étant commencé, il se faut mettre en son rang avec les autres, suivant l’Office avec elles; et après qu’il est dit, reprendre ce que l’on avait déjà dit devant 26 que vous y fussiez, finissant où vous avez pris.

Il ne faut pas redire son Office pour ce que l’on a été distrait en le disant, pourvu que ce ne soit pas volontairement; et encore que vous vous trouvassiez à la fin de quelque Psaume sans être bien assurée 26 si vous l’avez dit, parce que vous avez été distraite sans y penser, ne laissez pas de passer outre, vous humiliant devant Dieu. Il ne faut pas toujours penser que l’on n eu de la négligence quand la distraction a été longue, car il se pourra faire qu’elle nous poursuivra aucune fois tout au long d’un Office sans qu’il y ait de notre faute; et pour mauvaise qu’elle fût, il ne s’en faudrait pas inquiéter, ains en faire de simples rejets de temps en temps devant Dieu. Je voudrais que jamais l’on ne se troublât pour les mauvais sentiments que l’on a, mais que l’on s’employât courageusement et fidèlement à n’y point consentir, puisqu’il y a bien de la différence entre sentir et consentir.

20. malgré — 21. arrivât — 22. faute — 23. regret 24. preuve — 25. avant — 26. sûre




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VINGTIÈME ENTRETIEN

PRÉDICATION DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE POUR LE JOUR DE SAINT JOSEPH

1. C’est encore un Sermon fait à l’église, et non pas un Entretien familier fait au parloir.

Le juste est semblable à la palme Ps 91,13 ainsi que la sainte Eglise nous fait chanter en chaque fête des saints Confesseurs ; mais conune le palmier a une très grande variété de propriétés particulières, étant le prince et le roi des arbres, tant pour la beauté que pour la bonté de son fruit, de même il y n une très grande variété de justice. Bien que tous les justes soient justes, néanmoins il y a une très grande disproportion entre les actes particuliers de leur justice; ainsi que représente la robe de Joseph, laquelle étant longue jusques aux talons, était récamée 2 d’une belle variété de fleurs Gn 37,3 Gn 41,42. Chaque juste a la robe de la justice qui lui bat jusques aux talons Is 61,10 Ba 1,2, c’est-à-dire toutes les facultés et puissances de l’âme sont couvertes de justice, et l’intérieur et l’extérieur ne représentent que la justice même, étant justes en tous leurs mouvements et actions tant intérieures qu’extérieures. Pourtant, si faut-il confesser que chaque robe est récamée de diverses belles variétés de fleurs, dont l’inégalité ne les rend pas moins



2. brodée

agréables ni moins recommandables. Le grand saint Paul ermite fut juste d’une justice très parfaite; si néanmoins, nul ne peut douter qu’il n’exerça jamais tant la charité envers les pauvres comme saint Jean, qui pour cela fut appelé l’Aumônier, ni n’eut jamais les occasions de pratiquer la magnificence, et partant, il n’avait pas cette vertu en un si haut degré que plusieurs autres Saints. Il avait toutes les vertus, mais non pas en un si haut degré les unes que les autres. Les Saints ont excellé, les uns en une vertu, les autres en une autre ; et si bien ils sont tous Saints. ils le sont néanmoins différemment, y ayant différentes saintetés et tout autant qu’il y a de Saints au Ciel.

Cela étant donc ainsi, pour m’introduire en mon sujet. je remarque trois propriétés particulières en la palme, entre tous les autres arbres, qui sont en grand nombre; lesquelles propriétés conviennent mieux au Saint dont nous célébrons la fête, qui est, ainsi que nous fait dire la sainte Eglise, semblable à la palme. Il n’est pas seulement Patriarche, mais le paranymphe de tous les patriarches; il n’est pas simplement Confesseur, mais plus que Confesseur, car en cette qualité sont comprises les dignités des Evêques, la générosité des Martyrs et de tous les autres Saints. C’est donc à juste raison qu’il est comparé à la palme, qui est le roi des arbres, et lequel a la propriété de la virginité, de l’humilité et de la constance et vaillance : trois vertus esquelles le glorieux saint Joseph a grandement excellé. Si on osait faire des comparaisons, il y en aurait qui maintiendraient qu’il a surpassé tous les autres Saints en ces trois vertus.

La palme est composée de deux sexes: elle a le mâle et la femelle. Le palmier, qui est le mâle, ne porte point de fruit, et néanmoins il n’est pas infructueux, car la palme femelle ne porterait point de fruit sans lui; de sorte que, si la palme femelle n’est plantée auprès du palmier mâle et qu’elle ne soit regardée de lui, elle demeure infructueuse et ne porte point de dattes; si, au contraire, elle est regardée du palmier mâle et est plantée à son aspect, elle porte quantité de fruits. Elle produit, mais elle produit virginale-ment, car elle n’est nullement touchée du palmier mâle ; si bien elle en est regardée, il ne se fait nulle conjonction entre eux, si qu’elle produit son fruit à l’ombre et à l’aspect de son palmier mâle, mais c’est tout purement et virginalement. Le palmier ne contribue nullement de sa substance pour sa production; néanmoins, nul ne peut dire qu’il n’ait grande part au fruit de la palme femelle, puisque sans lui elle n’en porterait point et demeurerait stérile.

Dieu ayant déterminé de toute éternité, en sa divine providence, qu’une Vierge concevrait un Fils Is 7,14 qui serait Dieu et homme tout ensemble, voulut que cette Vierge fût mariée. Mais, ô Dieu pour quelle raison, disent les saints Docteurs, ordonna-t-il deux choses si différentes, être vierge et mariée tout ensemble? La plupart des Pères disent que ce fut pour empêcher que Notre-Dame ne fut calomniée des Juifs, lesquels indubitablement ne l’eussent point voulu exempter de calomnie et d’opprobre, et se fussent rendus examinateurs de sa pureté ; et que, pour conserver cette pureté et virginité, il fut besoin que la divine Providence la commît 3 à la charge et à la garde d’un homme qui fût vierge, et que cette Vierge enfantât ce doux fruit de vie sous l’ombre c d’un saint mariage. Saint Joseph fut donc comme un palmier, lequel ne portant point de fruit n’est toutefois infructueux, ains a beaucoup de part au fruit de la palme femelle : non que saint Joseph eût contribué aucune chose 4 pour cette sainte et glorieuse production, sinon la seule ombre du mariage, qui empêchait la Sainte Vierge de toute calomnie que sa grossesse lui eût pu causer; et si bien il ne contribua rien du sien à cette sainte grossesse, il eut néanmoins une grande part à ce fruit très saint de son Epouse sacrée; car elle lui appartenait et était plantée tout auprès de lui, comme une glorieuse palme auprès de son bien aimé palmier, laquelle, selon l’ordre de la divine Providence, ne pouvait et devait produire sinon sous son ombre et à son aspect; je veux dire, sous l’ombre d’un saint mariage qui n’était point selon l’ordinaire, tant pour la communication des biens extérieurs comme pour l’union et conjonction des biens intérieurs qui était entre Notre-Dame et le glorieux saint Joseph. Notre-Dame recevait du glorieux saint Joseph beaucoup de soulagement et de service, et lui, participait à tous les biens spirituels de sa chère Epouse,

e. Ct 2,3.

3. confiât, remît — 4. apporté quelque chose du sien

lesquels faisaient qu’il allait croissant merveilleusement en perfection ; et ce par la communication continuelle qu’il avait avec elle, qui possédait toutes les vertus en un si haut degré que nulle créature n’y saurait parvenir; néanmoins, saint Joseph était celui qui en approchait davantage. Tout ainsi comme 5 l’on voit un miroir opposé aux rayons du soleil recevoir les rayons très parfaitement, et un autre miroir étant mis vis-à-vis de celui qui les reçoit (bien que ce dernier miroir ne prenne ou ne reçoive les rayons du soleil que par réverbération) les représente pourtant si naïvement 6 que l’on ne pourrait presque pas juger lequel c’est qui les reçoit immédiatement du soleil, ou celui qui les reçoit par réverbération, ou celui qui les reçoit le premier: de même Notre-Dame, laquelle comme un très pur miroir opposé aux rayons du Soleil de justice f, rayons qui apportaient en son âme tant de vertus en leur perfection, et vertus qui faisaient une réverbération si parfaite en saint Joseph, qu’il semblait presque qu’il fût aussi parfait ou qu’il eût les vertus en un si 7 haut degré que la glorieuse Vierge.

Mais en particulier, pour nous tenir en notre propos 8 commencé, en quel degré pensons-nous qu’il eût la virginité, vertu qui nous rend semblables aux Anges g ? Que si la Sainte Vierge ne fut pas seulement Vierge toute pure et toute blanche, ains (comme le chante la sainte Eglise aux répons de Matines : « Sainte et Immaculée »)

f. Ml 4,2. — g. Mt 22,30 Lc 20,36.

5. de même que — 6. vivement, au naturel — 7. aussi — 8. sujet

elle était la virginité même, combien pensons-nous que celui qui fut commis 9 de la part du Père éternel pour 10 gardien de sa virginité, ou pour mieux dire, pour compagnon, puisqu’elle n’avait pas besoin d’être gardée d’autre que d’elle-même, combien dis-je, devait-il être grand en cette vertu ? Ils avaient fait voeu tous deux de garder virginité tout le temps de leur vie, et voilà que Dieu veut qu’ils soient unis par un saint lien de mariage, non pas pour les faire dédire ni se repentir de leur voeu, ains pour le reconfirmer 11 et se fortifier l’un l’autre à persévérer en leur sainte entreprise; c’est pourquoi ils le firent encore de vivre virginalement par ensemble tout le reste de leur vie.

L’Epoux, au Cantique des Cantiques Ct 8,8-9, use de termes admirables pour décrire la pudeur, la chasteté et la candeur très innocente de ses divins amours avec sa chère Epouse bien aimée. Il dit donc ainsi : Notre soeur et petite fille, elle est petite, elle n’a point de mamelles; que lui ferons-nous au jour qu’il lui faudra parler? Que si c’est une tour, faisons-lui des boulevards d’argent, et si c’est une porte, il nous la faut renforcer et doubler d’ais de cèdre, ou de quelque bois incorruptible. Voyez comme le divin Epoux parle de la pureté de la Très Sainte Vierge : Notre soeur est petite, elle n’a point de mamelles, c’est-à-dire elle ne pense pas au mariage. L’on dit communément: Une telle fille se fait grande, elle est toute prête à marier; mais Notre-Dame, ainsi que l’assure son céleste Epoux, ne pense point au mariage, car

9. chargé — 10. d’être le — 11. confirmer

elle n’a ni soin ni sein pour cela : que lui ferons-nous au jour qu’il lui faudra parler? Le divin Epoux ne lui parle-t-il pas toujours quand il lui plaît ? Au jour qu’il lui faudra parler, cela veut dire de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier; d’autant que c’est une parole d’importance, puisqu’il y va du choix et de l’élection d’une vocation et d’un état auquel 12 il faut par après demeurer. Que si c’est, dit le sacré Epoux, une tour, faisons-lui des boulevards d’argent; si c’est une porte, au contraire que nous la voulions 13 enfoncer, nous la doublerons et la renforcerons d’ais de cèdre, qui est un bois incorruptible.

La très glorieuse Vierge était une tour i dans l’enclos de laquelle l’ennemi ne pouvait entrer, ni nulle sorte de désirs que de vivre en parfaite pureté et virginité. Que lui ferons-nous? car elle doit être mariée, Celui qui lui a donné cette résolution de la virginité l’ayant ainsi ordonné. Si c’est une tour, ou des murailles, établissons au-dessus des boulevards d’argent, qui, au lieu d’abattre la tour la renforceront davantage. Qu’est-ce que le glorieux saint Joseph, sinon un fort boulevard qui a été établi au-dessus de Notre-Dame ? puisque étant son épouse, elle lui était sujette et il avait soin d’elle. Au contraire donc que saint Joseph fût établi au-dessus de Notre-Dame pour lui faire rompre son voeu de virginité, il lui a été donné pour compagnon de sa virginité et afin que la pureté de Notre-Dame pût plus

j. Ct 4,4 Ct 7,4.

12. dans lequel — 13. loin de la vouloir

admirablement persévérer en son intégrité sous le voile et l’ombre d’un saint mariage, et de la sainte union qu’ils avaient par ensemble. Si la très sainte Vierge est une porte, dit le Père éternel, nous ne voulons pas qu’elle soit ouverte; au contraire, il la faut doubler et renforcer de bois incorruptible, c’est-à-dire, lui donner un compagnon en sa pureté, qui est le grand saint Joseph, lequel devait, pour cet effet, surpasser tous les Saints, voire les Anges et les Chérubins mêmes, en cette vertu tant admirable de la virginité, vertu qui le rendit semblable au palmier, ainsi que nous avons dit.

Passons au second point qui est la seconde propriété et vertu que je trouve au 14 palmier, qui n’est autre que la sainte humilité. Car, encore que la palme soit le prince des arbres, elle est néanmoins la plus humble; ce qu’elle témoigne en ce qu’elle cache ses fleurs dedans des bourses qui sont faites en forme de gaînes et étuis. Ce qui nous représente très bien la différence des âmes qui tendent à la perfection d’avec les autres, la différence des justes d’avec ceux qui vivent selon le monde; car ceux-là, les mondains qui vivent selon les lois de la terre, dès qu’ils ont quelque bonne pensée ou quelque cogitation 15 qui leur semble digne d’être estimée, ou s’ils ont quelque vertu, ils ne sont jamais en repos jusques à tant qu’ils l’aient manifestée et fait paraître à tous ceux qu’ils rencontrent. En quoi ils courent le même risque que les arbres qui sont prompts au printemps de jeter leurs fleurs, comme sont les amandiers; car si d’aventure 16 la gelée les sur-

14. dans le — 15. considération —— 16. par hasard

prend, ils périssent et ne portent point de fruit. Ces hommes mondains qui sont si légers à

faire épanouir leurs fleurs au printemps de cette vie mortelle par un esprit d’orgueil et d’ambition, courent toujours fortune d’être pris par la gelée qui leur fait perdre le fruit de leurs actions. Au contraire, les justes tiennent toutes leurs fleurs resserrées 17 dans l’étui de la sainte humilité et ne les font point paraître, tant qu’ils peuvent, jusques aux grosses chaleurs, lorsque Dieu, ce divin Soleil de justice j, viendra réchauffer puissamment leurs coeurs en la vie éternelle, où ils porteront à jamais les doux fruits de la félicité et de l’immortalité. La palme ne fait point voir ses fleurs jusques à tant que l’ardeur véhémente du soleil vienne à faire fondre ces gaînes, étuis ou bourses dans lesquelles elles sont encloses; après quoi, soudain elles font voir leurs fruits. De même en fait l’âme juste, car elle tient ses fleurs cachées, c’est-à-dire ses vertus, sous le voile de la très sainte humilité jusques à la mort, en laquelle Notre-Seigneur les fait éclore et les laisse voir au dehors, d’autant que les fruits ne doivent pas tarder à paraître.

Combien ce grand Saint dont nous parlons fut fidèle en ceci! on ne le peut dire selon sa perfection, car en quelle abjection ne vécut-il pas tout le temps de sa vie ; pauvreté et abjection sous laquelle il tenait cachées ses grandes vertus et dignités. Mais quelles dignités, mon Dieu être gouverneur de Notre-Seigneur, et non seulement cela, mais être son Père putatif 18, mais

j. Ml 4,2.

17. enfermées, cachées — 18. nourricier

être Epoux de sa très sainte Mère! Oh! vraiment, je ne doute nullement que les Anges, ravis d’admiration, ne vinssent troupes à troupes le considérer, et admirer son humilité, lorsqu’il tenait ce cher Enfant dans sa pauvre boutique, où il travaillait de son métier pour nourrir le Fils et la Mère qui étaient avec lui.

Il n’y a point de doute que saint Joseph, mes chères Soeurs, ne fût plus vaillant que David, et n’eût plus de sagesse que Salomon et que les autres quels qu’ils fussent; néanmoins, le voilà réduit à l’exercice de la charpenterie. Qui eût pu juger cela s’il n’eût été éclairé de la lumière céleste, tant il tenait resserrés tous les dons dont Dieu l’avait gratifié ? Mais quelle sagesse n’avait-il pas, puisque Dieu lui donna la charge de son Fils très cher et qu’il fut choisi pour être son gouverneur? Si les princes de la terre ont tant de soin, comme étant une chose très importante, de donner un gouverneur des plus capables à leurs enfants, hé, pensons-nous que Dieu ne fît pas que le gouverneur de son Fils fût le plus accompli homme du monde en toutes sortes de perfections, selon la dignité et l’excellence de la chose gouvernée, qui était son Fils, très glorieux Prince universel du Ciel et de la terre? Comme se pourrait-il faire que, l’ayant pu, il ne l’ait voulu et ne l’ait fait ? Il n’y n donc nul doute que saint Joseph n’ait été doué de toutes les grâces et de tous les dons que méritait la charge que le Père éternel lui voulait donner, du mystère de l’Incarnation de Notre-Seigneur et de la conduite de sa famille qui n’était composée que de trois, qui nous représentent la très sainte et adorable Trinité. Non qu’il y ait de la comparaison, sinon en ce qui regarde Notre-Seigneur, qui est une Personne de la très sainte et glorieuse Trinité, car quant aux autres, ce sont des créatures ; mais pourtant nous pouvons dire que c’est la trinité en terre, comme la très sainte Trinité est au Ciel. Marie, Jésus et Joseph ; Joseph, Jésus et Marie, trinité merveilleusement recommandable et digne d’être honorée.

Vous entendez donc combien la dignité de saint Joseph était relevée, et combien il était rempli de toutes sortes de vertus; néanmoins, vous vous souviendrez d’ailleurs combien il était rabaissé et humilié plus qu’il ne se peut dire ni imaginer. Son exemple suffit pour le bien entendre. Il s’en va en son pays et en sa ville de Bethléem, et nul n’est rejeté de tous les logis que lui, au moins que l’on sache; si qu’il fut contraint de se retirer, et conduire sa chaste Epouse dans une étable, parmi les boeufs et les ânes k . En quelle extrémité était réduite son abjection et son humilité ! Son humilité fut la cause qu’il voulut quitter Notre-Dame quand il la vit enceinte l ; car saint Bernard dit qu’il fit ce discours en soi-même Je sais qu’elle est vierge, car nous avons fait voeu par ensemble de garder notre virginité et pureté, à quoi elle ne voudrait nullement manquer ; d’ailleurs, je vois qu’elle est enceinte et qu’elle est mère : comment se peut-il faire que la virginité se trouve en la maternité, et que la virginité n’empêche pas la maternité ? O Dieu,

k. Lc 2,4-7 — I. Mt 1,19.

dit-il en soi-même, ne serait-ce point cette glorieuse Vierge dont les Prophètes assurent qu’elle concevra et sera Mère du Messie m Oh ! si cela est, à Dieu ne plaise que je demeure avec elle, moi qui suis si indigne. Mieux vaut que je l’abandonne secrètement, à cause de mon indignité, et que je n’habite davantage 19 en sa compagnie. Sentiment d’une humilité si admirable, laquelle fit écrier saint Pierre 20 en la nacelle où il était avec Notre-Seigneur, lorsqu’il vit sa toute-puissance manifestée en la grande prise des poissons, au seul commandement qu’il leur avait fait de jeter leurs filets dans la mer : O Seigneur, dit-il tout transporté d’un semblable sentiment d’humilité que saint Joseph, retirez-vous de moi n, car je ne suis pas digne d’être avec vous. Je sais bien que si je me jette dans la mer je périrai ; mais vous, qui êtes tout-puissant, marcherez sans danger à pied sec sur les ondes, c’est pourquoi je vous supplie vous retirer de moi et non pas que je m’en retire.

Mais si saint Joseph était si soigneux de tenir resserrées ses vertus sous l’abri de la très sainte humilité, il avait un soin très particulier de cacher la très précieuse perle de la virginité ; c’est pourquoi il consentit d’être marié, afin que personne ne le pût connaître, et que dessous 21 le voile du mariage il pût vivre à couvert. Sur quoi les vierges et celles ou ceux qui veulent vivre chastement sont enseignés qu’il ne leur suffit pas d’être vierges si elles ne sont humbles, et si elles ne re

m. Is 7,14. — n. Lc 5,3-8.

19. plus longtemps — 20. que saint Pierre s’écria —21. sous

tirent leur pureté dans la poche précieuse de l’humilité ; car autrement, il leur arrivera tout ainsi qu’aux folles vierges, lesquelles, faute d’humilité, furent chassées des noces de l’Epoux o, et partant contraintes d’aller aux noces du monde, où l’on n’observe pas le conseil de 1’Epoux céleste qui dit qu’il faut être humble pour entrer aux noces, je veux dire qu’il faut pratiquer l’humilité car, dit-il p , allant aux noces, ou étant invité aux noces, prends la dernière place.En quoi nous voyons combien l’humilité est nécessaire pour la conservation de la virginité, puisque sans cette vertu l’on doit être indubitablement rejeté du céleste banquet et du festin nuptial que Dieu prépare aux vierges en la céleste demeure.

L’on ne tient pas les choses précieuses, surtout les onguents odoriférants, à l’air; car, outre que ces odeurs viendraient à s’en aller 22, les mouches les gâteraient et feraient perdre leur prix et leur valeur q. De même ces âmes justes, craignant de perdre le prix et la valeur de leurs bonnes oeuvres, les resserrent ordinairement dans une boîte, mais non une boîte commune, non plus que les onguents précieux, nias dans une boîte d’albâtre, telle que celle que sainte Magdeleine répandit sur le chef sacré de Notre-Seigneur r lorsqu’il rétablit sa virginité, non essentielle mais réparée, laquelle est quelquefois plus excellente, étant rétablie par la pénitence, que non pas celle qui n’a point reçu de tare n, et qui est accompagnée de moins

o. Mt 25,7-12. — p. Lc 14,8-10. — q. Si 10,1. — r. Mt 26,7.

22. s’éventer — 23. déchet

d’humilité. Boîte d’albâtre, où nous devons, à l’imitation de Notre-Dame et de saint Joseph, resserrer nos vertus et tout ce qui peut nous faire estimer des hommes, nous contentant de plaire à Dieu en demeurant sous le voile sacré de l’abjection de nous-mêmes, attendant, ainsi que nous avons dit, que Dieu, venant pour nous retirer au lieu de sûreté, qui est la gloire, fasse lui-même paraître nos vertus pour son honneur et gloire.

Mais quelle plus parfaite humilité peut-on imaginer que celle de saint Joseph ? Je laisse à part celle de Notre-Dame, car nous avons déjà dit que saint Joseph recevait un grand accroissement en toutes les vertus par forme de réverbération que celles de la Sainte Vierge faisaient en lui. Il a une très grande part en ce trésor divin qu’il avait chez lui, qui est Notre-Seigneur, et cependant il se tient si rabaissé et si humilié qu’il semble qu’il n’y ait point de part; toutefois il lui appartient plus qu’à nul autre après la Sainte Vierge; nul n’en peut douter, puisqu’il était de sa famille et était Fils naturel de son Epouse qui lui appartenait. Si un oiseau, une colombe (pour prendre la comparaison plus conforme à la pureté des Saints dont nous parlons), si une colombe donc portait en son bec une datte, laquelle elle laissât tomber dans un jardin, l’on ne dirait pas que le palmier qui en viendrait fût à la colombe qui aurait laissé choir 24 la datte, ains le palmier appartiendrait à celui à qui est le jardin. Oh ! si cela est ainsi, qui osera douter que le Saint-Esprit, comme un divin Colombeau,

24. tomber

ayant laissé tomber cette divine datte dans le jardin clos et fermé de la très Sainte Vierge (jardin scellé s et environné de toutes parts des haies du saint voeu de la virginité et chasteté toute immaculée, lequel appartenait au glorieux saint Joseph comme l’épouse à l’époux), qui doutera que ce divin palmier, qui porte des fruits qui nourrissent à l’immortalité, n’appartienne quant et quant à ce grand Saint, lequel pourtant ne s’en étonne 25 point, n’en devient point plus superbe, ni ne s’en estime point davantage, ains en devient toujours plus humble ?

O Dieu, qu’il faisait bon voir la révérence et le respect avec lequel il traitait, tant avec la Mère qu’avec le Fils I Il avait bien voulu quitter la Mère, ne sachant encore tout à fait la grandeur de sa dignité ; en quelle admiration et profond anéantissement était-il par après, quand il se vit tant honoré que Notre-Seigneur et Notre-Dame se rendaient obéissants à ses volontés et ne faisaient rien que par son commandement ! Ceci est une chose qui ne se peut comprendre ; c’est pourquoi il nous faut passer ce point, puisque tout ce que nous pourrions dire de l’humilité de ce glorieux Saint ne serait rien en comparaison de ce que nous en laisserions à dire.

La troisième vertu ou propriété que je remarque en la palme, est la vaillance, la constance, la force, vertu qui s’est trouvée en un degré éminent en notre Saint. La palme a une force, une vaillance et même une constance très grande

s. Cant., 1V, 12.

25. trouble

au-dessus de tous les autres arbres ; aussi est-il le premier de tous. La palme montre sa force et sa constance en ce que, plus elle est chargée, plus elle monte en haut; ce qui est tout au contraire non seulement aux 26 autres arbres, mais en toute autre chose, car plus on est chargé et plus on s’abaisse contre terre. Mais la palme montre sa force et sa constance en ne se soumettant pas à s’abaisser pour aucune charge que l’on mette sur elle ; c’est son instinct de monter en haut, et partant elle le fait sans qu’on l’en puisse empêcher. Elle montre sa vaillance en ce que ses feuilles sont faites comme des épées, et semble en avoir autant qu’elle porte de feuilles.

C’est certes à juste raison que saint Joseph est dit ressembler à la palme, car il fut toujours constant, fort, vaillant et persévérant. Il y a beaucoup de différence entre la constance et la persévérance, entre la force et la vaillance. Nous appelons un homme constant, lequel se tient ferme et préparé à souffrir les assauts de ses ennemis, sans s’étonner ni perdre courage ; mais la persévérance regarde principalement un certain ennui intérieur qui nous arrive en la longueur de nos peines, qui est un ennui aussi puissant que l’on en puisse rencontrer. Or, la persévérance fait que l’homme méprise cet ennui en telle sorte qu’il en demeure victorieux par une continuelle égalité et soumission à la volonté de Dieu. La force est ce qui fait que l’homme résiste puissamment aux attaques de ses ennemis ; mais la vaillance est une vertu qui fait que l’on ne se

26. dans les

tient pas seulement prêt pour combattre et résister quand l’occasion s’en présente, mais elle fait que l’on attaque l’ennemi à l’heure même qu’il y pense le moins, qu’il ne dit mot.

Notre glorieux Saint fut doué de toutes ces vertus et les exerça merveilleusement bien. Pour ce qui est de la constance, ne la montra-t-il pas avoir, lorsque, voyant Notre-Dame enceinte, il ne savait point comme cela se pouvait faire? Mon Dieu, quelle détresse, quelles tranchées 27, quelle confusion d’esprit n’avait-il pas! Et néanmoins, voyez sa constance : il ne se plaint point, il n’en est pas plus rude ni plus mal gracieux envers son Epouse, il ne la maltraite point pour cela, demeurant aussi doux et aussi respectueux en son endroit qu’il soulait être 28 . Mais quelle vaillance et quelle force ne témoigne-t-il pas avoir en la victoire qu’il remporta sur les deux plus grands ennemis de l’homme, qui sont le diable et le monde, et cela par la pratique d’une parfaite humilité, comme nous avons remarqué, en tout le cours de sa vie ! Le diable est tellement ennemi de l’humilité, parce que, faute de l’avoir, il fut déchassé 29 du Ciel et précipité aux enfers (comme si l’humilité était la cause de ce qu’il ne la voulut pas choisir pour compagne inséparable), qu’il n’y a invention ni artifice dont il ne se serve pour faire déchoir l’homme de l’affectionner, et d’autant plus qu’il sait que c’est une vertu qui le rend infiniment agréable à Dieu. Si que nous

t. Is 14,11-15.

27. douleurs violentes — 28. avait coutume d’être — 29. chassé

pouvons bien dire : Vaillant et fort est l’homme qui persévère en icelle, parce qu’il demeure vainqueur du diable et du monde tout ensemble, qui est rempli d’ambition, de vanité et d’orgueil.

Quant à la persévérance, qui est contraire à cet ennemi intérieur qui est l’ennui qui nous survient en la continuation des choses abjectes, des mauvaises fortunes, s’il faut ainsi dire, ou bien en divers accidents qui nous arrivent, combien ce Saint fut éprouvé de Dieu et des hommes mêmes! Ce voyage d’Egypte nous l’enseigne assez : l’Ange lui commande de partir promptement, et de mener Notre-Dame et son Fils très saint en Egypte u, Le voilà que soudain il part sans dire : Où irai-je? quel chemin tiendrai-je ? de quoi nous nourrirons-nous? qui nous y recevra? Il part d’aventure 30 avec ses outils sur son dos, afin de gagner sa pauvre vie et celle de sa famille à la sueur de son visage. Oh! combien cet ennui dont nous parlons le devait presser! vu mêmement 31 que l’Ange ne lui avait point dit le temps qu’il y devait être; si qu’il ne pouvait s’établir ni demeurer assuré 32, ne sachant quand l’Ange lui dirait qu’il s’en revînt. Il pouvait bien penser que ce serait peut-être tandis qu’il serait en chemin, y ayant assez de temps pour faire mourir l’ennemi pour lequel il fuyait ainsi.

Saint Paul v a tant admiré l’obéissance d’Abraham lorsque Dieu lui commanda de sortir de sa terre w, d’autant que Dieu ne lui dit pas de quel côté il irait, ni Abraham ne lui demanda pas:

u. Mt 11,13-14,— v. He 11,8-9.— w. Gn 12,1.

30. sans dessein arrêté — 31. même — 32. en assurance

Seigneur, vous me dites que je sorte, mais dites-moi donc de quel côté je sortirai; ains il se mit en chemin et allait selon que l’Esprit le conduisait. Oh! combien est admirable la parfaite obéissance de saint Joseph ! L’Ange ne lui dit point jusques à quand il serait en Egypte, et il ne s’en enquit point. Il y demeura l’espace de cinq ans, comme la plupart croient, sans qu’il s’informât de son retour, s’assurant u que Celui qui lui avait commandé qu’il y allât, lui commanderait derechef quand il s’en faudrait retourner; à quoi il était toujours prêt d’obéir. Il était en une terre non seulement étrangère x mais ennemie des Israélites, d’autant que les Egyptiens se repentaient encore de ce qu’ils les avaient quittés et avaient été cause qu’une grande partie des Egyptiens furent submergés lorsqu’ils les poursuivaient. Je vous laisse à penser quel désir devait avoir saint Joseph de s’en retourner, à cause des continuelles craintes qu’il pouvait avoir parmi les Egyptiens. L’ennui de ne savoir quand il sortirait devait sans doute grandement affliger son esprit, tourmenter son pauvre coeur; néanmoins il demeure toujours lui-même, toujours doux, tranquille et persévérant en la soumission au bon plaisir de Dieu auquel 34 il se laissait pleinement conduire ; car, comme il était juste y, il avait toujours sa volonté ajustée, jointe et conforme à celle de son Dieu en toutes sortes d’évènements, soit prospères, soit adverses.

Que saint Joseph n’ait toujours été parfaitement soumis à la volonté de Dieu, nul n’en doit

x. Heb., ubi supra, p. 442.— y. Mt 1,19.

33. sûr., — 34. par qui

douter; car ne voyez-vous pas comme l’Ange le tourne à toutes mains ? Il lui dit qu’il faut aller en Egypte, il y va; il commande qu’il revienne, il s’en revient; Dieu veut qu’il soit toujours pauvre, qui est une des plus puissantes 35 épreuves que l’on nous puisse faire, et il s’y soumet amoureusement, et non pas pour un temps, car il fut pauvre toute sa vie. Mais de quelle pauvreté ? d’une pauvreté rejetée, méprisée et nécessiteuse.

La pauvreté volontaire dont les Religieux font profession est fort aimable, d’autant qu’elle n’empêche pas qu’ils ne reçoivent et prennent les choses qui leur sont nécessaires, car elle leur défend et les prive seulement des superfluités. Mais la pauvreté de saint Joseph, de Notre-Seigneur et de Notre-Dame n’était pas telle, car si bien elle n’était pas volontaire, elle ne laissait pas pourtant d’être abjecte, rejetée et fort nécessiteuse, quoique grandement chérie et aimée d’eux; car chacun tenait ce grand Saint comme un pauvre charpentier z, lequel sans doute ne pouvait pas tant faire qu’il ne leur manquât plusieurs choses nécessaires, bien qu’il se peinât 36, avec une affection incomparable, pour l’entretenement 37 de sa pauvre petite famille. Après quoi il se soumettait très humblement à la volonté de Dieu en la continuation de sa pauvreté et de son abjection, sans se laisser aucunement vaincre ni terrasser par l’ennui intérieur, qui sans doute lui faisait maintes attaques ; mais il demeurait toujours constant et joyeux en sa soumission laquelle, comme toutes

z. Mt 13,55 Mc 6,3.

35.grandes —36. se donnât beaucoup de peine —37. entretien

ses autres vertus, allait toujours croissant et se perfectionnant ; ainsi que Notre-Dame, qui gagnait tous les jours un surcroît de vertus et de perfections qu’elle prenait en son Fils très saint, lequel ne pouvait croître en aucune chose, d’autant qu’il fut dès l’instant de sa conception tel qu’il est et sera éternellement a’ . Cela faisait que cette sainte Famille allait toujours croissant et avançant en perfection, Notre-Dame tirant sa perfection de sa divine Bonté, et saint Joseph la recevant par l’entremise de Notre-Dame.

Que reste-t-il plus à dire maintenant, sinon que nous ne devons nullement douter que ce glorieux Saint n’ait beaucoup de crédit dans le Ciel auprès de Celui qui l’a tant favorisé que de l’y élever en corps et en âme; ce qui est d’autant plus probable que nous n’en avons nulle relique çà-bas en 38 terre, et il me semble que nul ne peut douter de cette vérité; car, comme eût pu refuser cette grâce à saint Joseph, Celui qui lui avait été si obéissant tout le temps de sa vie ? Sans doute que Notre-Seigneur descendant aux Limbes, fut arraisonné 39 par saint Joseph en cette sorte: Mon Seigneur, ressouvenez-vous, s’il vous plaît, que quand vous vîntes du Ciel en terre, je vous reçus en ma maison, en ma famille, et que dès que vous fûtes né je vous reçus entre mes bras. Maintenant, prenez-moi sur les vôtres, et comme j’ai eu le soin de vous nourrir et conduire durant votre vie mortelle, prenez soin de moi et de me conduire en la vie immortelle.

a’. He 13,8.

38. ici-bas sur la — 39. interpellé

S’il est vrai que nous devons croire qu’en vertu du Saint-Sacrement nos corps ressusciteront au jour du jugement Jn 6,55, comme pourrions-nous douter que Notre-Seigneur ne fît monter quant et lui, en corps et en âme, le glorieux saint Joseph qui avait eu l’honneur et la grâce de porter si souvent entre ses bras Notre-Seigneur? Oh! combien de baisers lui donna-t-il fort tendrement de sa bénite bouche, pour récompenser en quelque façon son travail !

Saint Joseph donc est au Ciel en corps et en âme, c’est sans doute. Ah ! combien serions-nous heureux si nous pouvions mériter d’avoir part en ses saintes intercessions ! car rien ne lui sera refusé, ni de Notre-Dame, ni de son Fils glorieux. Il nous obtiendra, si nous avons confiance en lui, un grand accroissement en toutes sortes de vertus, mais spécialement en celles que nous avons trouvé qu’il avait en plus haut degré que toutes autres, qui sont: la grande pureté de corps et d’esprit, la très aimable vertu d’humilité et la constance, vaillance et persévérance qui nous rendront victorieux en cette vie de nos ennemis, et nous feront mériter la grâce d’aller jouir en la vie éternelle des récompenses qui sont préparées à ceux qui imiteront l’exemple que saint Joseph leur a donné étant en cette vie; récompense qui ne sera rien moins que la félicité éternelle, en laquelle nous jouirons de la claire vision du Père, du Fils et du Saint-Esprit.


F de Sales, Entretiens 20