F. de Sales, Lettres 1736

1736
Les religieuses qui vont faire des fondations doivent y aller sans aucune inquiétude sur leur retour. Avis sur l'usage qu'elles peuvent faire des tourières, faute de soeurs converses. Le sentiment des tentations doit être méprisé s'il n'y a point de consentement. Importance de la clôture; à quelles conditions on doit recevoir des filles ; il ne faut pas communiquer indiscrètement les constitutions aux séculiers. Respect dû aux évoques. Avis sur la réception des personnes difformes, riches et pauvres ; sur les associées, sur des choses de bienséance. On ne doit pas se hâter de recevoir des sujets, ni trop entreprendre, mais agir en tout avec prudence.


Annecy, le 15 novembre 1620 (éd. Annecy: 9 novembre).


3. ...

Ma très-chère fille, il n'y a nul mal de demander aux novices comment elles se portent : mais quand elles marquent des maux de nulle conséquence, il ne faut pas les attendrir, ains seulement leur dire : « Vous serez bientôt guéries, Dieu aidant ; » puisqu'à la vérité le sexe est merveilleusement enclin à se plaindre ou à désirer d'être plaint, et c'est la vérité que ces tendretés prennent leur source, de paresse et amour-propre. O mon Dieu! que S. Bernard dit une chose étrange et remarquable des religieux malades ! Mais je vous la dirai un jour. Vous avez donc fait grandement bien pour la fille N., trop amie de soi-même, de l'exercer, et occuper extérieurement.

4. Ma chère fille, il ne faut pas que vous autres qui fondez des maisons, fassiez ces pensées, si vous reviendrez ou non, avant qu'il en soit temps. Or, il n'en est pas temps au commencement de votre besogne. Ecoute, ma fille, cl considère, et abaisse ton oreille, et oublie la maison ; et le roi te désirera, car il est ton Dieu (
Ps 45,11) ; c'est-à-dire, il te fera reine, car il est bon. Faites bien ainsi : bandez tout-à-fait votre esprit avec fidélité et douceur à une magnanimité et force particulière.

Servez-vous à ce commencement des soeurs domestiques de dehors (2), et cependant elles demeureront en leur habit modestement séculier. Nous n'avons point encore pensé s'il faudra les garder une année ici ; mais nous y penserons bientôt.

Vous avez bien fait touchant ce sentiment, puisqu'il n'y avait nul consentement ni arrêt volontaire : cela doit être négligé et méprisé, sinon qu'il y eût quelque violence tout-à-fait extraordinaire.

5. Je trouve bon l'avis donné à notre soeur de Lyon, sur la réception d'une fille tout-à-fait bonne, et nullement fantasque, ni bigearre, mais d'un esprit tout-à-fait grossier. Il ne faut pas remplir la maison de telles filles; mais prenez celle-là, car il se trouve si peu de personnes en ce sexe sans fantaisie et malice et bigearrerie, que quand on en trouve on les doit recueillir.

Je dis ceci pour ma très-chère fille N., que j'aime cordialement. Si quelquefois elle est difficile à traiter en ses incommodités corporelles, petit à petit cela passera : l'esprit humain fait tant de détours sans que nous y pensions, qu'il ne se peut qu'il ne fasse des mines ; celui pourtant qui en fait le moins est le meilleur.

6. Il n'y a nul danger, ains il est expédient de faire dextrement bien concevoir au père spirituel l'importance delà constitution de la clôture, toute tirée du saint concile de Trente; et de même à monseigneur l'évêque. Il ne faut pas donner promesse à point de filles de les recevoir, sinon en cette façon : « Nous vous recevons en ce qui vous regarde, mais il faut que monseigneur l'évêque le trouve bon ; » et faut toujours conférer avec le père spirituel, car il saura toujours bien les défauts, s'il y en a.

Il faut éviter de prêter vos constitutions, en disant qu'à la première impression beaucoup de fautes se sont glissées, pour la hâte de ceux qui les ont transcrites, que l'on corrige, et que bientôt on les fera imprimer, et qu'alors vous les communiquerez volontiers. Mais les personnes étant discrètes et de condition, en les avertissant de ce défaut, qui à la vérité est grand, vous pourrez, selon votre prudence, les prêter.

Il ne vous faut pas laisser peindre, si monseigneur l'évêque ne le demande, ou votre père spirituel, auquel vous pourrez obéir en cela, comme es autres choses indifférentes, c'est-à-dire qui ne sont pas contre votre institut. J'en dis de même des autres soeurs, auxquelles il faut pourtant bien donner des remèdes contre la vanité, de laquelle toutefois il n'y a pas grand sujet d'être peint sur de la toile, puisqu'il n'y en doit point avoir d'être peints en notre personne à l'image de Dieu.

7. Il faut à la vérité bien révérer l'évêque établi supérieur en l'Église par le sacrement de son ordre, c'est-à-dire par le Saint-Esprit, comme dit S. Paul (Ac 20,28), et par la règle propre; et par des constitutions : et Dieu bénira votre obéissance, qui est l'ancienne obéissance des religieux anciens.

Il ne faut pas dire au Confiteor et beatum Àugustinum ; parce que votre congrégation est sous le titre de Sainte-Marie de la Visitation, quoique sous la règle de S. Augustin.

Il n'est pas nécessaire de donner les constitutions aux prétendantes, qu'en les leur expliquant.

La philosophie des bains de cette bonne fille est gracieuse. En somme, il n'y a rien qu'un esprit foible ne glose : on ne peut remédier à telles niaiseries qu'avec la patience d'inculquer la vérité.

Pour ces filles indisposées à être de la congrégation, il faudra suivre le conseil des sages et spirituels, après un peu d'essai de correction. En somme, ce sont des choses que le Saint-Esprit, le conseil et l'oeil vous feront discerner.

La fille au bras court (1) doit être reçue, si elle n'a pas la cervelle courte ; car ces difformités extérieures ne sont rien devant Dieu.

8. Selon votre sentiment et le mien, il ne faut pas recevoir les riches au choeur parce qu'elles sont riches, mais parce qu'elles ont le talent d'y servir : et si elles ne l'ont pas, qu'elles soient des associées, si elles sont foibles, ou vieilles, ou maladives ; si elles sont fortes, on les pourra employer au service de la maison, ou du moins à coopérer aux domestiques (2). Si quelque considération les fait mettre parmi les associées, comme serait leur délicatesse, ou la bonté de leur esprit, cela les tiendrait habiles à servir des supérieures, ou aux autres offices, hors celui d'assistantes.

Et les pauvres ne doivent être rejetées, puisque notre Seigneur a tant aimé la pauvreté, que de tous lés apôtres la plupart, étaient pauvres de condition : mais pourtant il faut avoir quelque égard aux charges de la maison, autant que la sainte prudence et la grandissime confiance en Dieu le dicteront. En votre chapelle, vos fenêtres doivent être voilées, afin qu'on ne vous puisse pas voir distinctement ; mais avec cela il faut ouïr le sermon le voile de vos faces levé.

On peut recevoir associées les femmes et filles qui ne savent pas lire ; car tout ce qui est dit de la lecture s'entend de celles qui savent lire.

Vous aurez les indulgences de tout l'ordre de S. Augustin ; car le bref de votre institution vous les donne, vous permettant de les avoir imprimées.

Ne recevez pas légèrement des filles; mais, selon que la prudence vous enseignera, ou de différer, ou de hâter, faites-le ; et si elles s'en vont ailleurs, Dieu les veuille conduire, et en soit loué.

N'entreprenez que doucement, selon la petitesse des moyens que vous verrez vous, pouvoir arriver, et pour les choses nécessaires. Dieu ne vous abandonnera point.

Notre soeur m'écrit une lettre toute sainte, et dit qu'elle donnera tout-à-fait les dix mille francs à Nevers sans contredit.

Or sus, ma très-chère soeur, tenez vos yeux sur Dieu et sur son éternité de récompense, et sur le coeur de la très-sainte "Vierge, et marchez toujours humblement et courageusement, et à jamais sans réserve je suis tout vôtre, et votre père, et votre serviteur. Vive Jésus. Saluez monseigneur l'évêque, votre père spirituel, et le père Lallemant.


(2) C'est-à-dire les tourières.
(1) C'est-à-dire la manchotte.
(2) Aux soeurs converses.



LETTRE CCCCLXVIII.

S. FRANÇOIS DE SAIES, A UNE DAME.

Le Saint écrit à cette dame sur la mort de son frère, qui, ayant voulu lui faire une confession générale, n'en avait pas eu le temps ; il conclut qu'il est important de se bien préparer à la mort : l'état religieux est propre à nous procurer cet avantage.

Vers le 17 novembre 1620.

Il est vrai, madame ma très chère mère, que feu monsieur le marquis votre frère avait désigné de me faire une entière confession générale de toute sa vie, pour prendre de moi les avis convenables pour en employer le reste plus ardemment au service de Dieu : mais je ne revins pas assez tôt pour lui rendre cet office, puisque Dieu l'appela avant mon départ de Paris, avec la grâce qu'il lui fit de bien recevoir ses divins sacrements.

O ma très-chère mère ! que c'est une diligence bienheureuse que celle que l'on prend de se bien disposer au départ de cette vie, puisque le temps en est incertain ! et quand l'état religieux n'apporterait aucun autre bien que celui-là d'une continuelle préparation au trépas, ce ne serait pas une petite grâce.

Aimez toujours bien ma pauvre âme, ma très-chère mère, car elle est certes toute vôtre; priez souvent pour elle, afin que la miséricorde divine la reçoive en sa protection parmi tant de hasards et de détroits où cette vocation pastorale l'a fait passer.

Je pensais que quand son altesse donna son placet et ses faveurs à mon frère pour le faire être mon epadjuteur, comme il est maintenant (devant être consacré évêque de Chalcédoine à cet effet dans un mois, à Turin, où il est), j'aurais le moyen de tirer quelque petit bout de vie qui me reste, pour me mettre en équipage et me disposer à la sortie de ce monde; mais je vois que pour le présent je ne puis l'espérer, d'autant que son altesse et madame veulent que ou mon dit frère ou moi soyons auprès de leurs personnes, afin que l'un étant ici, l'autre soit là Voyez donc, ma chère mère, si j'ai besoin de vos supplications devant notre Seigneur : car si la charge épiscopale est périlleuse, la résidence à la cour ne l'est guère moins.

Cependant vous voyez comme je répands devant votre coeur maternel mes pensées fort naïvement, et faut que j'ajoute que cette coadjutorerie a été donnée à mon frère, sans que je l'aie demandée, ni fait demander d'une façon ni d'une autre ; ce qui ne m'est pas une petite consolation, parce que, n'y ayant rien du mien que le consentement, j'espère que notre Seigneur l'ai'va plus agréable.

Or sus, madame ma très-chère mère, Dieu soit à jamais au milieu de votre coeur et du mien, duquel je suis sans fin votre, etc.




LETTRE CCCCLXIX, A SON FRERE, L'EVÊQUE DE CHALCÉDOINE,

PREMIER AUMÔNIER BB MADAME CHR1STINE DE FRANCE, PRINCESSE DE PIEMONT.
1744
(Communiquée par M. le prince de Talmont.)

Le Saint lui témoigné la peine qu'il a de ne pouvoir le posséder à cause des mauvais temps. Il le prie de s'employer auprès de son altesse de Savoie pour un de leurs amis communs. Il lui raconte différentes nouvelles.



8 décembre 1620.

L'âpreté du temps et la grandeur des neiges, ont retenu comme par vive force le bon M. l'abbé Nesques ; à présent, mon très-cher frère, et ce qui me déplaît en ceci, c'est qu'il n'arrivera pas assez tôt pour vous donner la commodité de nous faire jouir de votre chère présence pour ces premières fêtes (1). Mais il n'y a remède : il faut croire que, notre Seigneur le voulant ainsi, ce sera le mieux.

M. de la Çierre n'a su comprendre que son altesse eût quelque (2) dégoût de lui; il dit qu'il sait bien qu'elle aime, et saura hon gré à qui lui présentera sa lettre, qu'il vous prie de lui faire tenir sûrement, et se promet que, si vous en parlez à M. le Grand, il se chargera volontiers de le faire, et qu'en cela il n'y a point de hasard. Que si cela se peut faire bonnement, ccuie serait un grand plaisir de le contenter. Il en écrit à M. le collatéral (5), afin qu'il en confère avec vous.

J'écris à M. le comte de Montmayeux, pour le remercier du soin qu'il eut de me faire tenir une, de vos lettres tandis que j'étais en Fossigny.

J'écris à M. Vibo, me réjouissant de le voir au service de madame, notre maîtresse (4). Je vous pourrais dire un monde de nouvelles. Tenez aujourd'hui, jour de la fêle de cette ville, pour toutes assurances de la triomphante sortie de M. Bonfils, qui est à même temps établi général des finances, avec un si extrême crédit, que nul ne pourra plus vivre que par sa bonne grâce. Toutefois plusieurs ne veulent croire cette si soudaine métamorphose ; et, quant à moi, je ne di-sais sinon peut être qu'il est vrai, et peut être que non.

C'est une merveille qu'en ce pays on ne sait encore point la déplorable aventure de M. de Greanger ; car, quant à moi, je la cèle le plus que je puis, afin de n'infecter point l'air d'une si puante nouvelle. Quelle grâce Dieu lui a fait de l'avoir séduit par sa providence dans la prison !

Mes frères sont toujours après à faire (5) décombrer la mine de laquelle plusieurs ont une grande opinion : mais Dupra n'en peut rire, craignant qu'une si bonne mine ne soit pas accompagnée de bon jeu.

M. le prévôt eut un rude accident de fièvre avant-hier; mais ce n'a été qu'une fièvre (6) éphéméride, Dieu merci.

M. Perret est grandement malade; et s'il mourait, il y aurait danger qu'on impétrât sa place à Rome, comme il l'impétra lui-même.

Ceux de Rumilly et le curé ont reçu leurs lettres avec toute obéissance religieuse, que bientôt on leur fasse le bien pour lequel on retarde.

La soeur Marie se porte très-bien, avec grand plaisir d'avoir l'habit.

Le bon M. l'abbé nous oblige grandement à l'aimer, à l'estimer, à le servir, pour l'extrême affection qu'il nous témoigne avec toute sorte de confiance. C'est pourquoi je vous le recommande de tout coeur, et vous prie de me tenir en la bonne grâce de madame de Sarsenas, qu'on m'a dit être grosse, dont je me réjouis grandement.

Ce que M. de Vallon vous a écrit touchant le mariage de M. de Charmoisy avec la fille de M. de Montmayeux, m'empêchera de vous en faire un plus long récit.

M. l'abbé de Six est enfin trépassé, et on m'a dit que M. Lesleu ne demeure pas sans affaires avec les religieux qui ne le veulent pas reconnaître, parce qu'ils croient qu'il n'a pas ses permissions de Rome.

Je ne vous entretiendrai pas davantage, ains me rapportant à la suffisance de M. le porteur, je vous salue très-humblement, et, si vous êtes consacré, je vous baise les mains et la cime de votre tête parfumée de l'onction sacrée, que je supplie notre Seigneur de faire saintement découler jus -qu'à la robe de cette Église, et que la rosée de votre Hermon (1) soit heureusement transportée jusqu'en notre sein.

C'est aujourd'hui le jour anniversaire de mon sacre, par lequel je commence la dix-neuvième année. Je suis sans fin votre, etc.

A notre M. le collatéral, que lui dirai-je? Il saura que je suis parfaitement sien,

(1) Noël.
(2) Refroidissement pour lui.
(3) Conseiller ou adjoint.
(4) Christine de France, princesse de Piémont.
(5) Débarrasser, ôter les décombres.
(6) Ephéméride, c'est-à-dire qui ne dure qu'un jour et qui n'a qu'un accès.
(l) Montagne voisine du mont Sion.


LETTRE CCCCLXX, A MADEMOISELLE LE-MAISTRE,

FILLE AIMÉE DE M. ARNAULD, DEPUIS RELIGIEUSE A PORT-ROYAL.
1762
Il la console, et la prie d'assurer mademoiselle sa mère qu'il veut être un de ses enfants. Son affection pour toute cette famille.


Annecy, 24 janvier 1621.

Je n'écris jamais moins que quand j'écris beaucoup, ma très-chère fille. La multitude des lettres en empêche la longueur, au moins à moi. Mais votre coeur est bon, ma très-chère fille, et je crois fermement qu'il connaît bien le mien, puisque Dieu l'a ainsi voulu. Mais de ne vous point écrire du tout, il ne m'est pas possible. En somme, ce n'est que pour vous saluer de toute l'étendue de mes affections, ma très-chère fille, et vous assurer que je n'oublie point vos afflictions, ni la condition de votre vie attachée à la croix. Dieu par sa bonté en veuille bien sanctifier son nom et exalter sa gloire. Je vous prie au reste de dire à mademoiselle votre mère que je suis de coeur l'un de ses enfants. Mais je le dis en vérité. Et quand elle ira en esprit à Rome voir celui qui est notre bon frère (1), c'est son chemin de passer par ici, et sa commodité de s'arrêter un peu parmi ces montagnes. Or sus, de plus je salue M. d'Andilly et mademoiselle d'Andilly; en somme toute cette chère famille, où la crainte, 1 ains l'amour de Dieu règne, et sur laquelle j'invoque très-affectueusement la providence et protection divine. Saluez bien à part, et comme votre âme sait qu’il le faut, le coeur de notre soeur Marie Angélique ; et dites-lui que le mien est à elle, et que Dieu l'a voulu et le veut, ma très-chère fille. Amen.

(1) M. Henri Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, depuis évêque d'Angers.


LETTRE CCCCLXXI, A MADAME DE CHANTAL.

1799
Madame de Chantal eut à Paris plusieurs déplaisirs, dont l'un fut la sortie de certaines filles qui formèrent des plaintes contre la maison et sa supérieure : cette lettre regarde une de ces filles qui était sortie, et à qui ses soeurs refusaient sa dot. Le Saint marque un souverain désintéressement et une charité parfaite envers cette fille ; il ne veut point qu'on en vienne à des procès pour avoir sa dot, ni qu'on fasse aucune avance pour l'engager à revenir. Enfin il fait voir que la prudence humaine est une véritable sottise.


Annecy, début mai 1621.

Ma très-chère mère, si vous connaissez qu'il fût plus utile que vous demeurassiez là encore quelque temps, quoique mes sens y répugnent, ne laissez de demeurer doucement ; car je me plais à gourmander cet homme extérieur, et j'appelle homme extérieur mon esprit môme, en tant qu'il suit ses inclinations naturelles.

Voilà que j'écris à ma très-chère fille selon mon véritable sentiment. C'est la vérité; on parle perpétuellement d'être enfant de l'Évangile, et personne presque n'en a les maximes entièrement en l'estime qu'il faut. Nous avons trop de prétentions et de desseins : nous voulons avoir les mérites du Calvaire et les consolations du Thabor tout ensemble ; avoir les faveurs de Dieu et les faveurs du monde. Plaider, oh! vraiment, je ne le veux nullement. A celui qui te veut ôter ta robe, donne-lui encore ta tunique (
Lc 6,29). Que pense-t-elle ? Quatre vies des siennes ne suffiraient pas pour terminer son affaire par voie de justice. Qu'elle meure de faim et de soif de justice ; car bienheureuse sera-t-elle (Mt 5,6). Est-il possible que ses soeurs ne lui veuillent rien donner? Mais si cela est, est-il possible que les enfants de Dieu veuillent avoir tout ce qui leur appartient, leur père Jésus-Christ n'ayant rien voulu avoir de ce monde qui lui appartient.

O mon Dieu ! que je lui souhaite de bien ! mais surtout la suavité de la paix du Saint-Esprit, et le repos qu'elle doit avoir en mes sentiments pour elle : car je puis dire que je sais qu'ils sont selon Dieu, et non-seulement cela, mais qu'ils sont de Dieu. Qu'est-il besoin de tant d'affaires pour une vie si passagère, et de faire des corniches dorées pour une image de papier? Je lui dis paternellement mon sentiment; car je l'aime, certes, incroyablement : mais je le dis devant notre Seigneur, qui sait que je ne ment point (2Co 11,31 Ga 1,20).

Je voudrais bien regagner son coeur ; car il me semble qu'elle n'en trouvera pas un qui soit plus pour elle que le mien : et il n'est pas bon d'abandonner les amitiés que Dieu seul nous avait données. Je me souviens toujours que cette fille courait un jour si vivement à la dilection de Dieu et dépouillement de soi-même, et si fortement. 0 plût à Dieu que jamais elle ne fût partie d'ici ! Dieu eût bien trouvé d'autres moyens de faire ce qu'elle a fait ; toutefois je me reprends, et dis que Dieu a tout bien fait, et a tout bien permis, et j'espère que comme sans nous il nous avait donné cette fille, sans nous aussi il la nous redonnera, si tel est son bon plaisir. Mais l'inviter à venir, il ne le faut pas faire, si Dieu ne nous fait connaitre expressément qu'il le veuille : il lui faut laisser faire ce coup purement à lui seul, à sa divine providence. O ma mère ! je crains souverainement la prudence naturelle au discernement des choses de la grâce : et si la prudence du serpent n'est détrompée en la simplicité de la colombe du Saint-Esprit (Mc 10,16), elle est tout-â-fait vénéneuse.

Que vous dirai-je plus? Rien autre, ma très chère mère, sinon que je chéris incomparablement votre coeur, et comme le mien propre, si mien et tien se doit dire entre nous, où Dieu a établi une très invariable et indissoluble unité, dont il soit éternellement béni. Amen.





LETTRE CCCCLXXn, A UN SEIGNEUR DE LA COUR.

Le Saint lui marque une grande tendresse mêlée de respect.



Février 1621.

Ii est vrai, monsieur, je veux désormais chérir votre grandeur si fortement, fidèlement et respectueusement, que le mélange de la force, de la fidélité et du respect, fasse le plus absolu amour et honneur qui vous puisse jamais être rendu par homme quelconque que vous ayez provoqué ; en sorte que le titre de père dont il vous plaît me gratifier, ne soit ni trop puissant ni trop doux, pour signifier la passion avec laquelle j'y correspondrai.

Dieu par après, la considération duquel a donné naissance à cette si grande liaison, la bénira de sa sainte grâce, afin qu'elle soit fertile et toute consolation pour l'un et l'autre des coeurs, qui ensemblement l'un par l'autre, et l'un en l'autre, ne respirent parmi cette vie mortelle, que d'aimer et bénir l'éternité de l'immortelle, en laquelle vit et règne la vie, hors de laquelle tout est mort. Et que veux-je au ciel et en la terre pour mon très-honoré fils et pour moi, sinon de vivre à jamais de cette vie des enfants de Dieu?

Ce n'a rien été, ou presque rien, ce petit mépris que l'on m'a fait, et je dis de bon coeur, (avec S. Etienne) : Seigneur, ne leur imputez pas ce péché (Ac 7,60), et j'ajouterais volontiers, si j'osais, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font (Lc 22,31).

Nous avons ici notre monseigneur de Chalcédoine (3), lequel, ou je me suis trompé, ou il réparera beaucoup de-fautes que j'ai faites en ma charge, où je confesse que j'ai failli en tout, hormis l'affection ; mais ce frère est d'un esprit zélé, et, ce me semble, brave homme pour réparer mon inéchef.

Je suis bien aise que nos filles de Sainte-Marie soient en leurs monastères ; ce ne sera pas un petit attrait à plusieurs âmes pour se retirer du monde, puisque l'on est si misérable en ce siècle, que l'on ne regarde pas toujours le céleste époux au visage, ains à ces ajancements extérieurs, et que souvent nous estimons les lieux plus dévotieux que les autres, à cause de leur forme.



(3) Il avait été ordonné évêque de Chalcédoine le 17 janvier 1621, et nommé coadjuteur de Genève.



LETTRE CCCCLXXlII, A MADEMOISELLE DE RUANS, MALADE.

1772
Consolations.

8 février 1621.

Voilà bien des feux, ma très-chère fille ; la fièvre, comme un feu, enflamme votre corps; le feu, comme une fièvre, brûle votre maison : mais j'espère que le feu de l'amour céleste occupe tellement votre coeur, qu'en toutes ces occasions vous dites : Le Seigneur m'a donné ma santé et ma maison, le Seigneur m'a ôté ma santé et ma maison : ainsi qu'il a plu au Seigneur, il a été fait : son saint nom soit béni (
Jb 1,21).

Il est vrai : mais cela nous appauvrit et incommode grandement. Il est tout vrai, ma très-chère fille : mais bienheureux sont les pauvres, car à eux appartient le royaume des deux (Mt 5,3). Vous devez avoir devant les yeux la souffrance et la patience de Job, et considérer ce grand prince sur le fumier (Jb 2,8). Il eut patience, et Dieu enfin lui redoubla ses biens temporels (cf. Jb 42,10-12), et lui centupla les éternels.

Vous êtes fille de Jésus-Christ crucifié : et quelle merveille y a-t-il donc si vous participez en sa croix ? Je me suis tu, disait David, et je n'ai point ouvert la bouche, parce que c'est vous, Seigneur, qui l'avez fait (Ps 39,10). O par combien de rencontres fâcheuses allons-nous à cette sainte éternité ! Jetez bien votre confiance et votre pensée en Dieu : il aura soin de vous (Ps 54,23 1P 5,7), et VOUS tendra sa main favorable (Jb 14,15). Ainsi je l'en supplie de tout mon coeur, et qu'à mesure qu'il vous envoie des tribulations, il vous fortifie à les bien supporter en sa sainte grâce.



LETTRE CCCCLXXIV; A M. LE BARON DE BALLON(l), SON ONCLE PAR ALLIANCE.

1769
(Tirée du monastère de la Visitation de Lyon.)

Le Saint lui mande que le voyage qu'il devait faire en France avec le prince cardinal de Savoie, est retardé par rapport à la mort du pape et au conclave, où le cardinal devait se trouver.

Annecy, 29 février 1621.

Monsieur mon oncle, comme ce m'a été un contentement très-particulier de voir M. de Cu-sinens mon cousin, et trop d'honneur qu'il ne soit venu que pour nous favoriser, M. de Chalcédoine et moi, aussi ai-je reçu de la peine de celle qu'il a prise pour cela en ce temps qui est si âpre : mais il faut que ceux que vous aimez souffrent ces excès de bienveillance ; et pour moi, je n'ai rien à dire sur cela, sinon que nous sommes parfaitement vôtres.

A mesure que je me disposais au voyage de France, et à faire tout ce que j'eusse pu pour y engager M. de Lea, mon cousin, puisque, comme bon père, vous agréiez qu'il vint, le trépas du pape () inopiné a tiré monseigneur le prince cardinal à Rome, qui partit six heures après que S. A. eut la nouvelle du siège vacant, suivi de monseigneur l'archevêque de Turin et comte Guy-Saint-Georges, et de quelques-uns de ses domestiques : de sorte que me voilà en séjour jusqu'à Pâques. Au reste, je vivrai toujours content en la volonté de notre-Seigneur, que je prie de tout mon coeur vous conserver et combler de bonheur avec toute votre chère compagnie, et suis, monsieur mon oncle, votre, etc.


(1) L'épithème est une espèce de fomentation spiritueuse, et un remède externe qu'on applique sur lés régions du coeur et du foie, pour les fortifier ou les corriger de quelque intempérie.




LETTRE CCCCLXXV.

S. FRANÇOIS DE SALES, A M. CAMUS, ÉVÊQUE DE BELLEY.

Le Saint témoigne sa joie de ce que son ami instruit bien son peuple, et il l'encourage à souffrir les peines et les dégoûts attachés à ce ministère.



7 mars 1621.

Monseigneur, je me réjouis avec votre peuple, qui a le bien de recevoir de votre bouche les eaux salutaires de l'Évangile ; et m'en réjouirais bien davantage, s'il les recevait avec l'affection être-connaissance qui est due à la peine que vous prenez de les répandre si abondamment.

Mais, monseigneur, il faut beaucoup souffrir des enfants, tandis qu'ils sont en bas âge ; et, bien que quelquefois ils mordent le tétin qui les nourrit, il ne faut pas pourtant le leur ôter. Les quatre mots du grand apôtre nous doivent servir d'épithème (1) pour fortifier notre coeur : Opportune, importune, in omni patientia et doctrina (2). Il met la patience la première, comme plus nécessaire, et sans laquelle la doctrine ne sert pas. Il veut bien que nous souffrions qu'on nous trouve importuns, puisqu'il nous enseigne d'importuner par son importuné. Continuons seulement à bien cultiver, car il n'est point de terre si ingrate que l'amour du laboureur ne féconde.

J'attendrai cependant les livres qu'il vous plaît me promettre, qui tiendront en mon étude le rang convenable à l'estime que je fais de leur auteur, et à l'amour parfait avec lequel je lui porte et porterai toute ma vie honneur, respect et révérence. Je suis, monseigneur, votre, etc.



(1) Charles-Emmanuel de Ballon, gentilhomme de la chambre du duc de Savoie, Charles-Emmanuel 1er, et son ambassadeur en France et en Espagne. (2) Faut V.



LETTRE CCCCLXXVI, A MERE DE BLONAY, ASSISTANTE PROVISOIRE DE LA VISITATION DE LYON.

1792
Le Saint demande grâce pour une fille que l'on devait renvoyer d'un monastère de cet ordre. Il explique à la supérieure ce que c'est que Dieu, autant qu'une créature en est capable.

Annecy, 25 avril 1621.

1. Je ne me saurais déterminer, ma très-chère fille, sur la demande que vous me faites de l'opinion que j'ai, s'il est à propos qu'on retienne ou qu'on renvoie cette fille, parce que je ne la connais pas assez : bien crois-je que l'on pourrait lui donner encore un peu de temps, comme six semaines, et lui dire ouvertement ce que l'on requiert en son esprit et en sa conduite, afin qu'elle vaquât sérieusement à l'acquérir ; et, si elle se rendait souple, on la pourrait garder : car véritablement elle a un extrême besoin de demeurer en la vie religieuse ; son esprit, ce me semble, ne pouvant que courir fortune de beaucoup de détraquements au monde. C'est pourquoi il faut par charité faire ce qui se pourra bonnement faire pour son salut. Que si de son côté elle ne coopère pas en s'humiliant, se soumettant, renonçant à son esprit, et suivant celui de l'institut auquel elle aspire, ce sera son dam et sa coulpe seule.

2. Quant à l'autre demande que vous me faites, il est impossible d'y répondre entièrement, non-seulement à moi, mais aussi aux anges et aux chérubins; car Dieu est au-dessus de toute intelligence : et s'il y avait une intelligence qui pût comprendre ou parfaitement dire ce que Dieu est, il faudrait que cette intelligence fût Dieu; car il faudrait qu'elle fût infinie en perfection. Voyez, je vous supplie, les trois premiers chapitres du IIe livre de l'Amour de Dieu ; mais surtout voyez le premier chapitre, et encore les IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XVe chapitres du IU« livre de l'Amour de Dieu ; car cela vous donnera une suffisante lumière pour concevoir en quelque sorte ce que c'est que Dieu : c'est-à-dire, vous apprendrez, autant qu'il est requis, ce qu'il en faut croire ;

3. et voici ce que pour le présent je vous en puis dire.

Dieu est un esprit infini, qui est la cause et le mouvement de toutes choses, auquel et par lequel tout est, tout subsiste et a son mouvement. Il est par conséquent invisible de soi-même, ne pouvant être vu qu'en l'humanité de notre Seigneur, qu'il a unie à sa divinité. Il est infini, il est partout, il tient tout par sa puissance ; rien ne le tient pour le comprendre; ainsi il comprend et contient tout, sans être contenu de Chose quelconque.

En somme, ma fille, comme notre âme est en notre corps sans que nous la voyions, ainsi Dieu est au monde sans que nous le voyions ; comme notre âme tient en vie tout notre corps tandis qu'elle est en icelui, ainsi Dieu tient en être tout le monde tandis qu'il est en icelui ; et si le monde cessait d'être en Dieu, il cesserait tout aussitôt d'être ; et comme, en certaine façon, notre âme est tellement en notre corps qu'elle ne laisse pas d'être hors de notre corps, n'étant pas contenue en icelui, puisqu'elle voit, elle entend, elle oit, elle fait ses opérations hors de notre corps et au-delà de notre corps, ainsi Dieu est tellement au monde, qu'il ne laisse pas d'être hors du monde, et au-delà du monde, et tout ce que nous pouvons penser : »et pour fin, Dieu est le souverain Être, le principe et la cause des choses qui sont bonnes, c'est-à-dire qui ne sont point péché.

4. O ma fille ! c'est un abîme ; c'est l'esprit qui vivifie tout, qui cause tout, qui conserve tout, duquel toutes choses ont besoin pour être; et lui n'a besoin de nulle chose, n'ayant jamais été que très-infini en tout ce qui est, et très-heureux, ne pouvant ni commencer d'être, ni finir, parce qu'il est éternel, et ne peut n'être pas éternel. A lui seul soit honneur et gloire. Amen (
1Tm 1,17).

Je n'ai pas dit ceci pour vous dire ce que c'est ; mais pour vous faire tant mieux entendre que je ne le puis, ne sais dire, et que je ne sais que confesser que je suis un vrai néant devant lui (Ps 39,6), que j'adore très-profondément, comme aussi l'humanité de notre Sauveur à laquelle il s'est uni, afin qu'en icelle nous le puissions aborder et le voir en nos sens et sentiments au ciel, et en nos coeurs et en nos corps ici en terre au divin sacrement de l'eucharistie. Amen.




F. de Sales, Lettres 1736