Sales, Controverses 262


ARTICLE III

DE LA SECONDE PROMESSE FAICTE A SAINT PIERRE ET JE TE DONNERAY LES CLEFZ DU ROYAUME DES CIEUX

263
Il fache tant aux adversaires qu’on leur propose le siege de saint Pierre comme une pierre de touche, a laquelle il faille faire l’espreuve des intelligneces, imaginations et fantasies quilz font es Escrittures, quilz renversent le ciel et la terre pour nous oster des mains les expresses parolles de Nostre Seigneur par les…

Nostre Seigneur ayant dict a saint Pierre quil aedifieroit sur luy son Eglise, affin que nous sceussions plus particulierement ce quil vouloit dire, poursuit en ces termes : Et tibi dabo claves regni caelorum. On ne sçauroit parler plus clairement : il avoit dict, Beatus es Simon Barjona, quia caro, etc. Et ego dico tibi quia tu es Petrus, et tibi dabo, etc. ; ce tibi dabo se rapporte a celuy la mesme auquel il avoit dict, et ego dico tibi, c’est donq a saint Pierre. Mays les ministres tachent tant quilz peuvent de troubler si bien la clere fontayne de l’Evangile, que saint Pierre n’y puisse plus trouver ses clefz, et a nous degouster d’y boire l’eau de la sainte obeissance qu’on doit au Vicaire de Nostre Seigneur ; et partant ilz se sont avisés de dire que saint Pierre avoit receu ceste promesse de Nostre Seigneur au nom de toute l’Eglise, sans quil y ait receu aucun privilege particulier en sa personne. Mays si cecy n’est violer l’Escriture, jamays homme ne la viola ; car n’estoit ce pas a saint Pierre a qui il parloit ? et comme pouvoit il mieux exprimer son intention que de dire, Et ego dico tibi ; Dabo tibi ? et puysque immediatement il venoit de parler de l’Eglise, ayant dict, portae inferi non praevalebunt adversus eam, qui l’eust gardé de dire, et dabo illi claves regni, sil les eust voulu donner a toute l’Eglise immediatement ? or il ne dict pas illi, mays, dabo tibi. Que sil est permis d’aller ainsy devinant sur des paroles si claires, il ny aura rien en l’Escriture qui ne se puysse plier a tout sens : quoy que je ne nie pas que saint Pierre en cest endroit ne parlast en son nom et de toute l’Eglise, quand il fit ceste noble confession ; non ja comme commis par l’Eglise ou par les disciples (car nous n’avons pas un brin de marque de ceste commission en l’Escriture, et la revelation sur laquelle il fonde sa confession avoit esté faite a luy seul, sinon que tout le college des Apostres eut nom Simon Barjona), mays comme bouche, prince et chef des autres, selon saint Chrysostome (In hunc locum) et saint Cyrille (Lib 12 in Joan c 54 Al in cap 21, 15-17), et " pour la primauté de son apostolat ", comme dict saint Augustin (Tract ult in Joannem § 5). Si que toute l’Eglise parla en la personne de saint Pierre comme en la personne de son chef, et saint Pierre ne parla pas en la personne de l’Eglise ; car le cors ne parle qu’en son chef, et le chef parle en luy mesme, non en son cors. Et bien que saint Pierre ne fut pas encor chef et prince de l’Eglise, ce qui luy fut seulement conferé apres la resurrection du Maistre, il suffit quil estoit deja choisi pour tel et quil en avoit les erres ; comme aussi les Apostres n’avoyent pas encores le pouvoir Apostolique, cheminans toute ceste benite compaignie plus comme disciples avec leur regent, pour apprendre les profondes leçons quilz ont par apres enseignëes aux autres, que comme Apostres ou envoyés, ce quilz firent depuys, lorsque le son de leur voix retentit par tout le monde (Ps 18, 5). Et ne nie pas nom plus que le reste des praelatz de l’Eglise n’ayent eu part a l’usage des clefz ; et quand aux Apostres, je confesse quilz y ont eu tout’authorité : je dis seulement que la collation des clefz est icy promise principalement a la personne de saint Pierre, et a l’utilité de toute l’Eglise ; car encor que ce soit luy qui les ayt receües, si est ce que ce n’est pas pour son prouffit particuier, mays pour celuy de l’Eglise. Le maniement des clefz est promis a saint Pierre en particulier et principalement, puys, en apres, a l’Eglise ; mays principalement pour le bien general de l’Eglise, puys, en apres, pour celuy de saint Pierre : comm’il advient en toutes charges publiques.

Mays on me demandera quelle difference il y a entre la promesse que Nostre Seigneur faict icy a saint Pierre de luy donner les clefz, et celle quil fit aux Apostres par apres ; car, a la verité, il semble que Nostre Seigneur explicant ce quil entendoit par les clefz, il dict : Et quodcumque ligaveris super terram erit ligatum et in caelis, et quodcumque solveris, qui n’est autre que ce quil dict aux Apostres en general, quaecumque alligaveritis. Si donques il promet en general ce quil promet a saint Pierre en particulier, il ni aura point de rayson de dire que saint Pierre soit plus qu’un des autres par ceste promesse.

Je respons qu’en la promesse, et en l’execution de la promesse, Nostre Seigneur a tousjours préféré saint Pierre, par des termes qui nous obligent a croire quil a esté chef de l’Eglise.

Et quand a la promesse, je confesse que par ces parolles, et quod cumque solveris, Nostre Seigneur n’a rien plus promis a saint Pierre quil fit aux autres par apres, quacumque aligaveritis super terram (Mat 18, 18), etc. ; car les paroles sont de mesme substance et signification en tous deux les passages. Je confesse ausy que par ces paroles, et quacumque solveris, dites a saint Pierre, il explique les praecedentes, tibi dabo claves ; mays je nie que ce soit tout un de promettre les clefz et de dire quodcumque solveris.

Voyons voir donques que c’est que de promettre les clefz du royaume des cieux. Et qui ne sçait qu’un maistre partant de sa mayson, sil laisse les clefz a quelqu’un, que ce n’est sinon luy en laisser la charge et le gouvernement ? Quand les princes font leurs entrëeses villes, on leur presente les clefz, comme leur deferans la sauveraine authorité ; c’est donq la supreme authorité que Nostre Seigneur promet icy a saint Pierre. A la verité, quand l’Escriture veut ailleurs declairer une sauveraine authorité, elle a usé de semblables termes : en l’Apocalipse (1, 18), quand Nostre Seigneur se veut faire connoistre a son serviteur, il luy dict : Ego sum primus et novissimus, et vivus et fui mortuus, et ecce sum vivens in secula seculorum ; et habeo claves mortis et inferni ; qu’entend il par les clefz de la mort et de l’enfer, sinon la supreme puyssance et sur l’un et sur l’autre ? et la mesme (3, 7) quand il est dict de Nostre Seigneur, Haec dicit sanctus et verus, qui habet clavem David, qui aperit et nemo claudit et nemo aperit, que pouvons nous entendre que la supreme authorité en l’Eglise ? et ce que l’Ange dict a Nostre Dame (Luc 1, 32), Dabit illi Dominus sedem David patris ejus et regnabit in domo Jacob in aeternum ? le Saint Esprit nous faysant connoistre la royauté de Nostre Seigneur ores par le siege ou trosne, ores par les clefz.

Mays sur tout, le commandement qui est faict en Isaïe (ch 22) pour Eliakim, s’apparie de toutes pieces a celuy que Nostre Seigneur faict icy a saint Pierre. La, donques, est descritte la deposition d’un sauverain Prestre et gouverneur du Temple : Haec dicit Dominus Deus exercituum : vade, ingredere ad eum qui habitat in tabernaculo, ab Sobnam, praepositum Templi, et dices ad eum : quid tu hic (vers 15, 16) ? et plus bas : deponam te (vers 19). Voilà la deposition de l’un, voici maintenant l’institution de l’autre : Ecce in die illa vocabo servum meum Eliakim, filium Helciae, et induam ilum tunica tua, et cingulo tuo confortabo eum, et potestatem tuam (dabo) in manus ejus, et erit quasi pater habitantibus Hierusalem et domui Juda ; et dabo clavem domus David super humerum ejus, et aperiet et non erit qui claudat, et claudet et non erit qui aperiat (vers 22). I a il rien de plus coignant que ces deux Escrittures ? Car, Beatus es, Simon Barjona, quia caro et sanguis non revelavit tibi, sed Pater meus qui in caelis est, ne vaut il pas bien pour le moins, Vocabo servum meum Eliakim filium Helciae ? et, Ego dico tibi quia tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam, et portae inferi, etc., ne vaut il pas tout autant, Induam illum tunica tua, et cingulo tuo confortabo eum, et potestatem tuam dabo in manus ejus, et erit quasi pater habitantibus Hierusalem et domui Juda ? et qu’est ce autre chose estre le fondement ou pierre fondamentale d’une famille, que d’y estre comme pere, y avoir la surintendence, y estre gouverneur ? Que si l’un a eu ceste asseurance, Dabo clavem David super humerum ejus, l’autre n’en a pas eu moins, qui a ceste promesse, Et tibi dabo claves regni caelorum ; que si quand l’un aura ouvert, personne ne fermera, quand il aura fermé personne n’ouvrira, aussi quand l’autre aura deslié personne ne liera, quand il aura lié personne ne desliera. L’un est Eliakim, filz d’Helcias, l’autre Simon, filz de Jonas ; l’un est revestu de la robbe pontificale, l’autre, de la revelation caeleste ; l’un a la puyssance en sa main, l’autre est un fort rocher ; l’un est comme pere en Hierusalem, l’autre est comme fondement en l’Eglise ; l’un a les clefz du Temple de David, l’autre, celles de l’Eglise Evangelique ; quand l’un ferme personne n’ouvre, quand l’un lie personne ne deslie ; quand l’un ouvre personne ne ferme, quand l’un deslie personne ne lie. Que reste il plus a dire, sinon que jamays Eliakim filz d’Helcias a esté chef au Temple Mosaique, Simon filz de Jonas l’a esté en l’Eglise Evangelique ? Eliakim repraesentoit Nostre Seigneur comme figure, saint Pierre le repraesente comme lieutenant ; Eliakim le repraesentoit a l’Eglise Mosaique, et saint Pierre, a l’Eglise Chrestienne.

Voyla que c’est qu’importe ceste promesse qui ne fut onques faitte aux Apostres : mays je dis que ce n’est pas tout un de promettre les clefz du Royaume, et de dire, quodcumque solveris, quoy que l’un soit explication de l’autre. Et quelle difference y a il ? certes, toute telle quil y a entre la proprieté d’une authorité et l’usage : il se peut bien faire qu’un roy vivant, il ait ou la reyne ou son filz qui ait tout autant de pouvoir que le roy mesme a chastier, absoudre, donner, faire grace ; il n’aura pourtant pas le sceptre, mays l’usage seulement ; il aura bien la mesm’authorité, mays nom pas quand a la proprieté, ains seulement quand a l’usage et l’exercice ; tout ce quil aura faict sera faict, mays il ne sera pas chef ni roy, ainbs faudra quil reconnoisse que son pouvoir est extraordinaire et par proprieté. Ainsy Nostre Seigneur promettant les clefz a saint Pierre, luy remet l’authorité ordinaire, et luy donne cest office en proprieté duquel il declaire l’usage quand il dict, Quodcumque, etc. ;or, par apres, quand il faict la promesse aux Apostres, il ne leur donne pas les clefz ou l’authorité ordinaire, mays seulement les authorise en l’usage quilz feront, et en l’exercice des clefz. Ceste difference est prise des termes propres de l’Escriture, car solvere et ligare ne signifie que l’action et exercice, habere claves, l’habitude. Voyla combien est differente la promesse que Nostre Seigneur fit a saint Pierre, de celle quil fit aux autres Apostres ; les Apostres ont otus mesme pouvoir avec saint Pierre, mays nom pas en mesme grade, d’autant quilz l’ont comme deleguez et commis, et saint Pierre, comme chef ordinaire et officier permanent. Et a la verité, il fut convenable que les Apostres, qui devoyent par tout planter l’Eglise, eussent tous plein pouvoir et entiere authorité d’user des clefz et pour l’exercice d’icelles ; et fut tres necessaire encores que l’un d’entr’eux en eust la garde par office et dignité, ut Eclesai quae una est, comme dict saint Cyprien, super unum, qui claves ejus accepit, voce Domini fundaretur. (Ep. Ad Jubianum 73 § 11)



ARTICLE IV

DE LA TROYSIESME PROMESSE FAICTE A SAINT PIERRE

264 Auquel des autres fut il jamais dict : Ego rogavi pro te, Petre, ut non deficiat fides tua ; et tu aliquando conversus confirma fratres (Luc 22, 32) ? certes, ce sont deux privileges de grnade consequence que ceux ci. Nostre Seigneur, qui devoit maintenir la foy en son Eglise, n’a point prié pour la foy d’aucun des autres en particulier, mays seulement de saint Pierre comme chef : car, quelle rayson penserions nous en ceste praerogative, Expetivit vos (vers 31), tous tant que vous estes, ego autem rogavi pro te ? n’est ce pas le mettre luy tout seul en conte pour tous comme chef et conducteur de toute la troupe ? Mays qui ne voit combien ce lieu est pregnant a ceste intention ? Regardons ce qui precede, et nous y trouverons que Nostre Seigneur avoit declaré a ses Apostres quil y en avoit un entr’eux plus grand que les autres, qui major est inter vos, et qui praecessor (vers 26) ; et tout d’un train Nostre Seigneur luy va dire que l’adversaire cherchoyt de les cribler, tous tant quilz estoyeny, et neantmoins quil avoit prié pour luy en particulier, affin que sa foy ne manquast. Je vous prie, ceste grace si particuliere et qui ne fut pas commune aux autres, tesmoin saint Thomas (Jean 20 ; 25, 27), ne monstre elle pas que saint Pierre estoyt celluy la qui major erat inter eos ? tous sont tentés, et on ne prie que pour l’un. Mays les paroles suivantes rendent tout cecy tres evident ; car quelque Protestant pourroit dire quil a prié pour saint Pierre en particulier pour quelque autre respect que l’on peut imaginer (car l’imagination fournit tousjours asses d’appuy a l’opiniastreté), non par ce quil fut chef des autres, et que la foy des autres fut maintenüe en leur pasteur : au contraire, Messieurs, c’est affin que, aliquando conversus confirmet fratres suos ; il prie pour saint Pierre comme pour le confirmateur et l’appuy des autres, et cecy qu’est ce, que le declairer chef des autres ? On ne sçauroit, a la verité, donner commandement a saint Pierre de confirmer les Apostres, qu’on ne le chargeast d’avoir soin d’eux ; car, comme pourroit mettre ce commandement en faict, sans prendre garde a la foiblesse ou fermeté des autres pour les affermir et rasseurer ? N’est ce pas le redire encor une fois fondement de l’Eglise ? sil appuÿe, rasseure, affermit ou confirme les pierres mesme fondamentales, comme n’affermira il tout le reste ? sil a charge de soustenir les colomnes de l’Eglise, comme ne soustiendra il tout le reste du bastiment ? sil a la charge de repaistre les pasteurs, ne sera il pas sauverain pasteur luy mesme ? Le jardinier qui voit les ardeurs du soleil continuelles sur une jeune plante, pour la praeserver de l’assechement qui la menace, ne porte de l’eau sur chasque branche, mais ayant bien trempé la racine croit que tout le reste est en asseurance, par ce que la racine va dispersant l’humeur a tout le reste de la plante : ainsy Nostre Seigneur ayant planté ceste saint’assemblëe de Disciples, pria pour le chef et la racine, affin que l’eau de la foy ne manquast point a celuy qui devoit en assaisonner tout le reste, et que par l’entremise du chef, la foi fust tousjours conservëe en l’Eglise ; il prie donques pour saint Pierre en particulier, mays au prouffit et utilité generale de toute l’Eglise.

Mays il faut avant que fermer ce propos, que je vous die que saint Pierre ne perdit pas la foy quand il nia Nostre Seigneur, mays la crainte luy fit desavouer ce quil croyoit ; c’est a dire, il ne s’oublia pas en la foy, mays en la confession de la foy ; il croyoiy bien, mais il parloit mal, et ne confessoit pas ce quil croyoit.

ARTICLE V

DE L’EXHIBITION DE CES PROMESSES

265
Nous sçavons bien que Nostre Seigneur fit tres ample procure et commission, de son salut, quand il leur dict (Jean 20 ; 21-22) : Sicut misit me Pater, et ego mitto vos ; accipite Spiritum Sanctum, quorum remiseritis, etc. ; ce fut l’execution de sa promesse quil leur avoit faict en general (Mat 18, 18), quaecumque alligaveritis. Mays au quel des autres dict il jamais en particulier, Pasce oves meas ? ce fut le seul saint Pierre qui eut ceste charge ; ilz furent egaux en l’apostolat, mays quand a la dignité pastorale saint Pierre seul en a eü ceste institution, Pasce oves meas (Jean 21, 17). Il y a des autres pasteurs en l’Eglise ; chacun doit pascere gregem qui in se est, comme dict saint Pierre ( 1 Pierre 5, 2) ou celuy in quo eum posuit Spiritus Sanctus Episcopum, selon saint Pol (Act 20, 28) ; mays, Cui unquam aliorum sic absolute, sic indiscrete, dict saint Bernard (L 2 de Cons c 8), (totae) commissae sunt oves, Pasce oves meas ?

Et que ce soit bien a saint Pierre a qui ces paroles s’addressent, je m’en rapporte a la sainte Parole. Ce n’est que saint Pierre qui s’appelle Simon Joannis, ou Jonae (que l’un vault l’autre, et Jona n’est que l’abregé de Joannah), et affin qu’on sache que ce Simon Joannis est bien saint Pierre, saint Jan atteste (21, 15) que c’estoit Simon Petrus : Dicit Jesus imoni Petro, Simon Joannis, diligis me plus his ? c’est donq saint Pierre en particulier auquel Nostre Seigneur dict, Pasce oves meas. Mesme, que Nostre Seigneur en ceste parole met saint Pierre a part des autres, quand il le met en comparayson : diligis me, voyla saint Pierre d’un costé, plus his ? voyla les Apostres de l’autre ; et quoy que tous les Apostres n’y fussent pas, si est ce que les principaux y estoyent, saint Jaques, saint Jan, saint Thomas et autres (Jean 21, 2). Ce n’est que saint Pierre qui fut fasché, ce n’est que saint Pierre auquel la mort est praeditte (vers 17-18) ; quelle occasion donques y peut il avoir de douter si ceste parolle, Pasce oves meas, qui est jointe a toutes ces autres, s’addresse a luy seul ?

Or, que repaistre les brebis soit avoir la charge d’icelles, il appert clairement ; car qu’est ce avoir la charge de paistre les brebis que d’en estre pasteur et berger ? et les bergers ont pleyne charge des brebis, non seulement ilz les conduysent aux pasturages, mays les rameynent, les establent, les conduisent, les gouvernent, les tiennent en crainte, chastient et defendent. En l’Escriture, regir et paistre le peuple se prend pour une mesme chose, comm’il est aysé a voir en Ezechiel (34, 23), au second des Rois (5, 2 ; 7, 7) ; et es Psalmes en plusieurs endroitz, la ou, selon l’original, il y a pascere, nous avons regere, comme au Psalme second (vers 9), Reges eos in virga ferrea, et de faict, entre regir et paistre les brebis avec une holette de fer il ny a pas difference ; au Psalme 22 (vers 1), Dominus regit me, c’est a sçavoir, me gouverne comme pasteur ; et quand il est dict (Ps 77, 78-79) que David avoit esté esleu pascere Jacob servum suum, et Israel haereditatem suam ; et pavit eos in innocentia cordis sui, c’est tout de mesme que sil disoit, regere, gubernare, praeesse ; et c’est avec la mesme façon de parler que les peuples sont appellés brebis de la pasture de Nostre Seigneur (Ps 73, 1 ; 94, 8), si que avoir commandement de paistre les brebis Chrestiennes, n’est autre que d’en estre le regent et pasteur.

Maintenant, il est aysé a voir quelle authorité Nostre Seigneur baille a saint Pierre par ceste parole, Pasce oves meas ; car, a la verité, 1. le commandement y est si particulier quil ne s’addresse qu’a saint Pierre ; 2. la charge, si generale qu’elle comprent tous les fideles, de quelle condition quilz soyent. Qui veut avoir cest honneur d’estre brebis de Nostre Seigneur, il faut quil reconnoisse saint Pierre, ou celuy qui tient sa place pour berger : Si me amas, dict saint Bernard (L 2 de Cons c 8), pasce oves meas. Quas ? illius vel illius populos civitatis, aut regionis, aut certe regni ? oves meas, inquit. Cui non planum est non designasse aliquas, sed assignasse omnes ? nihil excipitur ubi distinguitur nihil : et forte praesentes caeteri condiscipuli erant cum, commitens uni, unitatem omnibus commendaret in uno grege et uno pastore, secundum illud : una est columba mea, formosa mea, perfecta mea (Cant 6, 8) ; ubi unitas, ibi perfectio. Quand Nostre Seigneur disoit, Cognosco oves meas, il entendoit de toutes : et qu’est ce autre chose dire, Pasce oves meas, que, aÿe soin de mon bercail, de ma bergerie, ou de mon par cet troupeau ? or, Nostre Seigneur n’a qu’un troupeau (Jean 10, 11 seq), il est donq totalement sous la charge de saint Pierre. Mays sil luy a dict, Repais mes brebis, ou il les luy recommandoit toutes, ou quelques unes seulement : si il n’en recommandoit que quelques unes, et quelles ? je vous prie ; n’eust ce pas esté ne luy en recommander point, de luy en recommander seulement quelques unes sans luy dire lesquelles, et luy donner en charge des brebis meconneües ? si toutes, comme la parole le porte, donques il a esté le general pasteur de toute l’Eglise ; et la chose va bien ainsy sans doute, c’est l’interpretation ordinayre des Anciens, c’est l’execution de ses promesses. Mays il y a du mistere en ceste institution, que nostre saint bernard ne permet pas ce que j’oublie, ja que je l’ay pris pour guide en ce point. C’est que par trois fois Nostre Seigneur luy recharge de faire office de pasteur, luy disant, pnt, Pasce agnos meos, 2nt, oviculas, 3nt, oves ; non seulement affin de rendre ceste institution plus solemnelle, mays pour monstrer quil luy donnoit en charge non seulement les peuples, mays les pasteurs et Apostres mesme, qui, comme brebis, nourrissent les agneaux et brebiettes, et leur sont meres.

Et ne faict rien contre ceste verité que saint Pol et les autres Apostres ayent repeu beaucoup de peuples de la doctrine Evangelique ; car estans tous sous la charge de saint Pierre, ce quilz ont faict luy revient encores, comme la victoire en general, quoy que les cappitaines ayent combatu.

Ni ce que saint Pol receut la main d’association de saint Pierre (Gal 2, 9) ; car ilz estoyent compaignons en la predication, mays saint Pierre estoit plus grand en l’office pastoral, et les chefz appellent les soldatz et cappitaines compaignons.

Ni ce que saint Pol est apellé l’Apostre des Gentilz, et saint Pierre, des Juifz (Ad Gal 2, 7) ; par ce que ce n’estoit pas pour diviser le gouvernement de l’Eglise, ni pour empecher l’un ou l’autre de convertir et les Gentilz et les Juifz indifferemment (Vide Act 9, 15 et Act 15, 7), mays pour leur assigner les quartiers ou ilz devoyent principalement travailler a la predication, affin que chacun attaquant de son costé l’impieté, le monde fust plus tost rempli du son de l’Evangile.

Ni ce quil semble quil ne conneust pas que les Gentilz deussent appartenir a la bergerie de Nostre Seigneur, qui luy estoit commise ; car ce quil dict au bon Cornelius (Act 10, 34-35), In veritate comperi quia non est personarum acceptor Deus, sed in omni gente qui timet eum et operatur justitiam acceptus est illi, n’est pas autre chose que ce quil avoit dict long temps au paravant, Omnis quicumque invocaverit nomen Domini salvus erit (Act 2, 21), et la praedication quil avoit expliquëe, In semine tuo benedicentur omnes familiae terrae (3, 25) ; mays il n’estoit pas asseuré du tems auquel il failloit commencer la reduction des Gentilz, suyvant la sainte parole du Maistre (Act 1, 8), Eritis mihi testes in Hierusalem, et in omni Judaea, et Samaria, et usque ad ultimum terrae, et celle de saint Pol (Act 13, 46), Vobis quidem oportebat primum loqui verbum Dei, sed quoniam repellitis, ecce convertimur ad Gentes : mesme que Nostre Seigneur avoit desja ouvert le sens des Apostres a l’intelligence de l’Escriture, quand il leur dict que oportebat praedicari in nomine ejus poenitentiam et remissionem peccatorum in omnes gentes, incipientibus a Hierosolima (Luc 29, 47).

Ni ce que les Apostres ont faict des diacres sans le comandement de saint Pierre, es Actes des Apostres (Act 6, 6) ; car saint Pierre y estant authorisoit asses cest acte : outre ce que nous ne nions pas que les Apostres n’eussent pleyne administration en l’Eglise, sous l’authorité pastorale de saint Pierre.

Ni ce que les Apostres envoyerent Pierre et Jan en Samarie (Act 8, 14) ; car le peuple envoya bien Phinëes, grand Praestre et superieur, aux enfans de Ruben et Gad (Jos 22, 13), et le Centurion envoya les senieurs et principaux des Juifz quil estimoit plus que luy mesme (Luc 7, 3 et 7) ; et saint Pierre se trouvant au conseil luy mesme, il y consentit et authorisa sa mission propre.

Ni, en fin, ce qu’on faict sonner si haut, que saint Pol a repris en face saint Pierre (Ad Gal 2, 11) ; car chacun sçait quil est permis au moindre de reprendre le plus grand et de l’admonester quand la charité le requiert : tesmoin nostre saint Bernard en ses livres De consideratione ; et sur ce propos le grand saint Gregoire dict ces paroles toutes dorëes : Factus est sequens minoris sui, ut in hoc etiam praeiret ; quatenus qui primus erat in apostolatus culmine, esset primus et in humilitate (In Ezech Hom 18).


ARTICLE VI

PAR L’ORDRE AVEC LEQUEL LES EVANGELISTES NOMMENT LES APOTRES

266
C’est chsoe bien digne de consideration en ce faict, que jamais les Evangelistes ne nomment les Apostres ensemble avec saint Pierre, quilz ne le mettent tousjours au haut bout, tousjours en teste de la troupe : ce qui ne peut estre faict a cas et fortune ; tant par ce que c’est une observation perpetuelle es Evangiles, et que ce ne sont pas quatre ou cinq fois quilz sont nommés ensemble, mays tres souvent ou tous ou une partie, qu’aussi qu’es autres Apostres, les Evangelistes n’observent point d’ordre : Duodecim Apostolorum nomina sunt haec (Matt 10, 2), dict saint Matthieu : primus Simon, qui dicitur Petrus, et Andreas frater ejus, Jacobus Zebedoei et Joannes frater ejus, Philippus et Bartholomaeus, Thomas et Mathaeus publicanus, Judas Iscariotes qui tradidit eum. Saint Marc met saint Jaques second (Marc 3), saint Luc le met troysiesme (Luc 6 ; Act 1) ; saint Matthieu met…

C’est chose bien digne de consideration en ce faict, que jamais les Evangelistes ne nomment ou tous les Apostres ou une partie d’iceux ensemble, quilz ne mettent tousjours saint Pierre au haut bout, tousjours en teste de la trouppe : ce qu’on ne sçauroit penser estre faict a cas fortuit, car c’est une observation perpetuelle entre les Evangelistes, et ce ne sont pas quattre ou cinq fois quilz sont nommés ainsy ensemble, mays tressouvent, et d’ailleurs, es autres Apostres, ilz n’observent point d’ordre : Duodecim Apostolrum nomina haec sunt, dict saint Matthieu (10, 2) : primus Simon, qui dicitur Petrus, et Anjdreas frater ejus, Jacobus Zebedoei et Joannes frater ejus, Philippus et bartholomaeus, Thomas et Mathaeus, Jacobus Alphaei et Thaddaeus, Simon Cananaeus et Judas Iscariotes. Il nomme saint André le second, saint Marc le nomme le 4. (Marc 3, 18), et, pour mieux monstrer quil n’importe, saint Luc qui l’a mis en un lieu (Luc 6, 14) le 2., le met en l’autre (Act 1, 13) le 4. ; saint Mathieu met saint Jan le 4., saint Marc le met le 3., saint Luc en un lieu le 4., en un autre le 2. ; saint mathieu met saint jaques 3., saint Marc le met 2nd : bref, il ni a que saint Philippe, saint Jaques Alphaei et Judas qui ne soient tantost plus haut tantost plus bas. Quand les Evangelistes nomment tous les Apostres ensemble, ailleurs, il ni a du tout point d’observation, sinon en saint Pierre qui va devant par tout. Or sus, imaginons que nous voyons, ces champs, es rues, es assemblëes, ce que nous lisons es Evangiles, et de vray est il encor plus certain que si nous l’avions veu ; quand nous verrions par tout saint Pierre le premier, et tout le reste pesle mesle, ne jugerions nous pas que les autres sont esgaux et compaignons, et saint Pierre, le chef et cappitaine ?

Mays, outre cela, bien souvent quand les Evangelistes parlent de la compaignie Apostolique, ilz ne nomment que Pierre, et mettent les autres en conte par accessoire et suite : Prosecutus est eum Simon, et qui cum illo erant ( Marc 1, 36). Dixit Petrus, et qui cum illo erant (Luc 8, 45). Petrus vero, et qui cum illo erant, gravati erant somno (Luc 9, 32). Vous sçaves bien que nommer une personne et mettre les autres en un bloc avec luy, c’est le rendre le plus apparent, et les autres, ses inferieurs.

Bien souvent encores on le nomme a part des autres ; comme l’Ange : Dicite discipulis ejus, et Petro (Marc 16, 7). Stans autem Petrus, cum undecim (Act 2, 14). Dixerunt ad petrum, et ad reliquos Apostolos (vers 37). Respondens autem Petrus et Apostoli, dixerunt (Act 5, 29). Nunquid non habemus potestatem sororem mulierem circumducendi, sicut caeteri Apostoli, et fratres Domini, et Cephas (1 Cor 9, 5) ? Qu’est ceci a dire, Dicite discipulis ejus, et Petro ? Pierre estoit il pas Apostre ? Ou il estoit moins ou plus que les autres, ou il estoit esgal : jamais homme, sil n’est du tout desesperé, ne dira quil fut moins ; sil est egal, et va a pair des autres, pourquoy le met on a part ? sil ny a rien en luy de particulier, pourquoy ne dict on aussi bien, Dicite discipulis, et Andreae, ou, Joanni ? Certes, il faut que ce soit quelque particuliere qualité qui soit en luy plus qu’es autres, et quil ne fut pas simple Apostre ; de maniere qu’ayant dict, Dicite discipulis, ou, Sicut caeteri discipuli, on peut encor demeurer en doute de saint Pierre, comme plus qu’Apostre et disciple.

Seulement une fois en l’Escriture saint Pierre est nommé apres saint Jaques : Jacobus, Cephas et Joannes dextras dederunt societatis (ad Gal 2, 9). Mays a la verité, il y a trop d’occasion de douter si en l’original et anciennement Pierre estoit nommé le premier ou le second, pour vouloir tirer aucune conclusion valable de ce seul lieu : car saint Augustin, saint Ambroise, saint Hierosme, tant au Commentaire (in Epist ad Gal) qu’au texte, ont escrit Pierre, Jaques, Jan, ce quilz n’eussent jamais faict silz n’eussent trouvé en leurs exemplaires ce mesm’ordre, autant en a faict saint Chrysostome, au Commentaire ; ce qui monstre la diversité des exemplaires, qui rend la conclusion de part et d’autre douteuse. Mays quand bien ceux que nous aurons maintenant seroyent originaires, on ne sçauroit que deduye de ce seul passage contre l’ordre de tant d’autres ; car il se peut faire que saint Pol tient l’ordre du tems auquel il a receu la main d’association, ou que, sans s’amuser a l’ordre, il ait escrit le premier qui luy revint. Mays saint Mathieu nous monstre clairement quel ordre il y avoit entre les Apostres, c’est a sçavoir, quil y en avoit un premier, tout le reste egal, sans second ni troysiesme : Primus, dict il, Simon, qui dicitur Petrus (Matt 10, 2) ; il ne dict poinct, secundus Andreas, tertius Jacobus, mays les va nommant simplement, pour nous faire connoistre que pourveu que saint Pierre fut premier, tout le reste estoient a mesme, et qu’entr’eux il ni avoit point de praeseance. Primus, dit il, Petrus, et Andreas : d’icy est tiré le nom de primauté ; car sil estoit primus, sa place estoit primiere, son rang, primier, et ceste sienne qualité, primauté.

On respond a cecy que si les Evangelistes ont nommé saint Pierre le premier, ç’a esté par ce quil estoit le plus avancé en aage entre les Apostres, ou pour quelques privileges qui estoyent en luy. Mays qu’est cecy, je vous prie ? dire que saint Pierre fut le plus viel de la troupe, c’est chercher a credit une excuse a l’opiniastreté : on voit les raysons toutes cleres en l’Escriture, mays par ce qu’on est resolu de maintenir le contrayre, on en va chercher avec l’imagination ça et la. Pourquoy dict on que saint Pierre fut le plus viel, puysque c’est une pure fantasie, qui n’a point de fondement en l’Escriture et est contraire aux Anciens (Epiphan Haer L I § 17) ? que ne dict on plus tost quil estoit celuy sur lequel Nostre Seigneur fondoit son Eglise, auquel il avoyt baillé les clefz du royaume des cieux, qui estoit le confirmateur des freres ? car tout cecy est de l’Escriture : ce qu’on veut soustenir est soustenu, sil a fondement en l’Escriture ou non, il n’importe. Et quand aux autres privileges, qu’on me les cotte par ordre, on n’en trouvera point de particuliers en saint Pierre que ceux qui le rendent chef de l’Eglise.

Sales, Controverses 262