Augustin, Annot. sur Job - Prolog.

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Jb 38,1-41

CHAPITRE XXXVIII. - Le Seigneur reproche à Job ses discours inconsidérés.

1. «Et quand Eliu eut cessé de parler, Dieu dit à Job du milieu d'un tourbillon.» Si cette voix se fit entendre alors comme autrefois à Moïse, ou bien comme aux trois disciples le jour où le Seigneur se manifesta à eux sur la montagne (4); il n'est point dit simplement que ce fut du milieu de la nuée, mais du milieu d'un tourbillon de nuée. Cela signifie que Job fut interrogé, c'est-à-dire tenté, non dans sa chair saine et vigoureuse, mais au milieu des afflictions qui accablaient cette chair.

2. «Qui prétend me dérober le secret de ses pensées, les cacher au fond de son coeur, et veut croire que je les ignore?» Personne ne doit se croire frappé par le malheur sans l'avoir mérité. Si ce n'est point en action, c'est en paroles qu'il a péché: si ce n'est point en paroles, au moins y a-t-il eu trop de présomption en son coeur, en ses pensées trop de témérité.; et puisque rien n'échappe à Dieu, que nul ne se plaigne des coups de l'adversité, comme si elle ne pouvait lui être profitable. Sachons-le bien, si au commencement de ce livre, Dieu a fait au démon l'éloge de Job, si à la fin il le renouvelle en présence de ses trois amis, ce n'est pas qu'il ignore

1 1Co 2,15. - 2 Ps 2,11-12. - 3 Ph 2,13. - 4 Mt 18,1-5.

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combien il manque à sa perfection, à cette perfection vers laquelle des hommes dignes de louanges en ce monde et agréables au coeur de Dieu, sont conduits par les coups de sa main paternelle. L'Apôtre lui-même n'en fut pas exempt, car il lui fut dit: «Ma grâce te suffit, la vertu se fortifie dans la faiblesse (1).»

3. «Ceins tes reins comme un homme vaillant.» C'est-à-dire, que les serviteurs de Dieu supportent de lourdes peines, d'amers chagrins, afin de détacher leur coeur de toute affection aux plaisirs sensuels et d'en réprimer tous les égarements. «Je t'interrogerai, réponds-moi.

4. «Où étais-tu quand je jetais les fondements de la terre?» Ici on voit qu'il exalte la souveraine perfection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est lui qui est venu guérir tous ceux que le venin du serpent avait frappés de mort, et nul ne doit vouloir trouver en soi-même son salut. Ce Dieu n'est point comme ceux dont il est dit: «Vous êtes des Dieux et les Fils du Très-Haut (2). - «Il n'a point usurpé, en se proclamant l'égal de son Père (3).» Il n'est point fils des hommes comme les enfants des hommes en qui il n'y a point de salut, mais il est au-dessus de tous ceux dont il est devenu l'égal (4). Il n'est point saint comme Job, comme Paul, comme l'Eglise; il sanctifie les autres, car il est le Fils unique du Père, rempli de grâce et de vérité (5). Afin donc d'établir ce qui distingue là divine humanité de Celui en qui le prince de ce monde n'a rien trouvé (6), car il payait dans sa passion ce qu'il n'avait point dérobé (7); afin d'enseigner aussi que la rémission des péchés opère la justification des saints et que ceux-ci réunis en un seul corps forment, l'Eglise, dont Job, dans le sens historique, n'est qu'une faible partie depuis qu'il est justifié, mais qu'il représente tout entière dans le sens prophétique; il commence par ces mots: «Où étais-tu quand je jetais les fondements de la terre?» Est-ce parce qu'il n'existait pas encore ou parce qu'elle n'a pas été fondée par lui comme par le Fils unique? Est-ce la terre, ou l'Eglise elle-même? Car c'est l'Eglise qui a reçu la pierre angulaire dont il va être question (8). «Dis-le moi, si tu en as l'intelligence.» Tout ce que Dieu a fait pour nous dans le temps est l'objet de notre science.

5. «Sais-tu qui a établi ses mesures?» qui a distribué les dons spirituels. «Le grâce a été

1 1Co 12,9. - 2 Ps 81,6. - 3 Ph 2,6. - 4 Ps 44,8. - 5 Jn 1,14. - 6 Jn 14,30. - 7 Ps 68,5. - 8 Ep 2,20.

accordée à chacun de nous, selon la mesure du don de Jésus-Christ. C'est pourquoi il est dit qu'en montant au ciel, il a conduit une foule de captifs et a répandu ses dons sur les hommes (1);» car si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe (2)? Selon la fonction propre à chaque membre le corps prend son accroissement et se développe dans la charité (3). «Ou qui a étendu sur elle le cordeau?» afin d'en faire son partage, la séparant de ceux à qui il est dit: «Je ne vous sonnais point (4);» car. le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (5).

6. «Qui retient ses anneaux?» Les livres sacrés qui reposent sur Dieu même et qui préservent de la dissolution. Quiconque, sans le Seigneur, veut, les comprendre, est condamné au doute et à l'erreur. «Qui a posé sa pierre angulaire?» Cette pierre que des constructeurs ont mise au rebut (6).

7. «Quand les astres furent crées au même instant.» Tant de milliers d'hommes baptisés avec la parole de vie, et brillants de gloire parmi les pécheurs comme au milieu des ténèbres. «Tous mes anges ont publié à haute voix mes louanges.» Les prédicateurs de l'Evangile.

8. «J'ai renfermé la mer entre ses portes.» Les peuples dont la fadeur s'attache à la terre. Pourquoi: «Dans ses portes?» Est-ce d'abord afin qu'elle sache s'arrêter quand elle persécute les justes? Est-ce aussi afin que les justes puissent en sortir? «Lorsqu'elle frémissait comme l'enfant qui veut s'échapper du sein maternel.» Lorsque dans les assemblées de cette Babylone souillée par toutes les voluptés de la vie, elle voulait, en frémissant de colère, persécuter et anéantir ceux dont il est écrit: «Je ne vous demande pas de les enlever de ce monde, mais de les préserver du mal (7).»

9. «Je l'ai enveloppée de nuées comme d'un vêtement.» Ce ne sont pas seulement les bons, mais encore une foule de pécheurs attachés aux biens de ce monde que retient le mystère du corps de Jésus-Christ. Son autorité les empêche de persécuter les saints. «Je l'ai entourée de brouillards;» ceux de l'ignorance qui leur fait aimer les biens de ce monde, en redouter les misères. Aussi craignent-ils les bons, qu'ils persécuteraient s'il n'en était pas ainsi. Car il n'est pas seulement écrit: «Les pauvres mangeront et seront rassasiés; ceux qui recherchent le

1 Ep 4,7-8. - 2 1Co 12,17. - 3 Ep 4,16. - 4 Mt 7,23. - 5 2Tm 2,19. - 6 Ps 117,22. - 7 Jn 17,15.

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Seigneur célèbreront ses louanges;» mais encore: «Tous les grands de la terre mangeront et adoreront (1). - Je lui ai fixé ses limites, j'y ai mis des barrières et des portes.» Ses limites, pour arrêter sa fureur; elle exercera ses ravages, mais dans une enceinte déterminée. «Des «barrières,» pour empêcher les méchants de s'avancer plus loin. «Des portes,» pour que les justes puissent s'en séparer.

10. «Et je lui ai dit: Tu viendras jusqu'ici, pas au delà.» Il a été dit au démon jusqu'où il devait frapper Job. Ainsi a-t-il été dit à la mer jusqu'où elle peut persécuter l'Eglise. «Et dans ton sein se brisera la fureur de tes flots:» au sein des discordes civiles ou dans le tumulte des combats.

12. «Est-ce avec toi que j'ai fait paraître la lumière du matin?» M'as-tu aidé de tes conseils pour fixer d'avance le jour de la résurrection? «Ou que j'ai tracé sa route à l'étoile du matin?» sous-entendu: Est-ce avec toi? Il donne à Notre-Seigneur le nom d'étoile du matin, Lucifer, à cause du lever de la résurrection qui se fit au matin. Car c'est à lui seul que s'appliquent ces paroles: «Jusqu'à ce que l'étoile du matin, Lucifer, se lève dans vos coeurs (2).» Il a connu sa route, pour devenir les prémices de ceux qui dorment, le premier-né d'entre les morts (3), le chef de l'Eglise, dont le corps doit le suivre à la future résurrection des saints.

13. «Pour saisir les ailes de la terre. » Ailleurs il est écrit: «Si je prends mes ailes pour m'élever (4):» Ce sont les vertus surnaturelles des, justes qui les élèvent au-dessus des séductions de ce monde. «Et en secouer les impies.» S'il est ressuscité le premier, connaissant d'avance la route à suivre, c'était afin d'établir la foi en sa résurrection. Puis il a été annoncé en tout lieu par les ailes de l'Eglise, c'est-à-dire par ses ministres, aussi rapides que l'oiseau dans son vol. Enfin il les a chargés de juger les douze tribus d'Israël, lorsqu'il viendra secouer, chasser les impies de son Eglise, où ils se trouvent confondus avec les fidèles jusqu'au jour du jugement.

14. «Est-ce toi qui avec un peu de boue, créas le corps vivant?» Il faut appliquer ceci ou à la création d'Adam au sixième jour, ou bien à ce qui se passe maintenant au sixième âge du monde, quand tiré de la multitude des pécheurs, comme du limon de la terre, l'homme est formé à

1 Ps 21,27-30. - 2 2P 1,19. - 3 1Co 15,20. - 4 Ps 138,9.

l'image de Celui qui l'a créé (1). Ce n'est point l'oeuvre de l'Eglise, mais elle-même a été créée; pour recevoir cette grâce par Celui qui a tout créé, par le Verbe incarné au temps favorable (2). «Et publier son nom par toute la terre.» Ce caractère désigne plutôt l'homme du sixième âge que l'homme du sixième jour créé avant que ceux de sa race ne puissant le faire connaître, à moins toutefois que l'on rie dise que c'est surtout au sixième âge que son nom s'est ainsi répandu.

15. «As-tu ravi la lumière à l'impie?» comme celui qui est venu, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (3). «As-tu brisé le bras des superbes?» leur vaine puissance, à l'exemple de celui qui a choisi ce qu'il y avait de plus faible pour confondre ce qui était le plus fort (4).

16. «Es-tu allé aux sources de la mer?» comme celui qui en revenant parmi nous a découvert tous les secrets du coeur des impies; lesquels, en les avouant et en croyant en lui, ont été justifiés. Que pourrions-nous plus exactement appeler les sources de la mer, que cette malice secrète d'où s'échappe une noire impiété, dont les actes mauvais roulent dans le monde comme les eaux d'un fleuve immense? Les hommes en voient la malice extérieure, mais ils ne peuvent apercevoir la source secrète qui les produit. «As-tu marché sur les traces des abîmes!» «L'abîme désigne ici la vie charnelle tout entière, plongée dans le mal, où le pécheur une fois qu'il y est, descendu, s'abandonne au mépris (5). Car une fois rentrés en grâce avec Dieu par le pardon de leurs fautes, les pécheurs les plus désespérés se sont élevés en quelque sorte au dessus de cet abîme et ont reçu le Christ; ils l'ont reçu non pas pour se replonger dans l'abîme où ils gémissaient, mais pour le suivre lui-même, ayant pour hôte glorieux Celui qui les pressait de son aiguillon. «Sur les traces des abîmes;» les souvenirs de leurs anciens péchés: car en se rappelant ce qu'ils ont été, ils aiment davantage Celui qu'ils ont reçu et qui leur a tout pardonné (6).

17. «Les portes de la mort se sont-elles ouvertes avec effroi devant toi?» Devant tous ceux qui meurent s'ouvrent les portes de la mort; mais ce n'est point avec crainte, comme devant Celui-là seul qui est mort pour détruire l'empire

1Gn 1,27. - 2Jn 1,3. - 3 2Jn 9,39. - 4 1Co 1,27. - 5 Pr 18,3. - 6 Lc 7,41-47.

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de la mort: ou veut-il dire qu'elles s'ouvriront sûrement pour la résurrection? «A ta vue les gardiens de l'enfer ont-ils tremblé?» comme à la vue de Celui en qui le prince de ce monde n'a rien trouvé qui méritât la mort. Ils n'avaient point demandé sa mort, ils le rendirent promptement à la vie. Par les gardiens de l'enfer il faut entendre quelques puissances inférieures chargées de veiller sur la mort.

18. «As-tu mesuré tout ce que les cieux entourent?»comme Celui qui a répandu partout son Eglise. «Dis-moi donc ce que sont toutes ces choses.» Qui peut le savoir, si Lui ne l'a pas enseigné?

19. «En quelles régions habite la lumière?» C'est encore Lui qui l'enseigne, car sa parole répand la lumière, et donne l'intelligence aux petits enfants (1). «Quelle est la demeure des ténèbres?» Nous le savons aussi de Celui gui a dit: «Approchez-vous de lui et vous serez éclairés (2).» C'est nous apprendre qu'on devient ténèbres quand on s'éloigne de lui en refusant d'être comme les petits enfants. Car le commencement de l'orgueil de l'homme, c'est de se séparer de Dieu (3). Aussi ceux qui ne l'ont point glorifié, et ne lui ont pas rendu grâces, se sont perdus dans la vanité de leurs pensées, et leur coeur insensé s'est obscurci (4); ils sont devenus l'habitation des ténèbres. Peut-être faut-il entendre encore par demeure des ténèbres le lieu où tombent les pécheurs obstinés: ceux-ci seraient alors les ténèbres et ils habiteraient un séjour réellement inconnu de tous les hommes. Pareillement le séjour de la lumière serait cette terre des vivants; la félicité donnée en partage à ceux qui persévèrent dans la foi, l'espérance et la charité; qui étaient autrefois ténèbres et qui sont maintenant lumière dans le Seigneur (5).

20. «Me conduiras-tu à leurs limites?» jusqu'au terme où arrivent ces pécheurs. Qu'y a-t-il où ne pénètre pas la sagesse de Dieu, qui atteint avec force d'une extrémité à l'autre et dispose tout avec douceur (6)? Aussi nul homme ne peut lui être comparé. «Si tu as connu les traces de leur passage;»

21. «Savais-tu que tu devais naître? Connaissais-tu le nombre de tes années?» Tu as pu connaître la route suivie par les impies qui sont ténèbres, ou demeure des ténèbres, parce que ceux qui se sont attachés à Dieu ont d'abord suivi

1 Ps 118,130. - 2 Ps 33,6. - 3. Si 10,14. - 4 Rm 1,21. - 5 Ep 5. - 6 .

ces sentiers de l'impiété avant de recevoir la grâce divine, source de leur justification: mais as-tu pu savoir quel motif il y avait de t'appeler à la vie périssable de ce monde, alors que nos premiers parents entraient déjà dans ces sentiers par l'impiété de leur désobéissance, et que, de leurs mains et de leurs lèvres coupables, ils appelaient la mort qui nous a tous fait mourir en Adam? Ce n'est donc point à partir de notre naissance, qu'il faut compter le nombre si restreint de nos années, mais à partir du jour où parut au monde le premier qui devait mourir. Ainsi par exemple, lorsque Abraham vint au monde, en lui naquirent tous les Hébreux. Le nombre de nos années est donc grand, si on part du jour où la mort commença dans les sentiers de l'impiété. Or, qui se souvient d'avoir été à ce moment? qui se rappelle d'avoir existé réellement dans le sang de ses aïeux? Car nul ne se rappelle l'époque même de sa propre naissance; et cependant il est certain qu'alors il avait l'être, la vie et le sentiment. Mais toutes ces choses sont connues de la Sagesse éternelle, qui a tout créé, non-seulement ce qui vit dans le ciel; mais encore ce qui est sujet à la mort. Or le Christ est la Force de- Dieu et la Sagesse de Dieu (1); il connaît donc tous ces mystères. Il est né pour mourir, non parce qu'il y était condamné, mais, libre parmi les captifs de la mort, il en eut pitié et brisa leurs chaînes.

22. «As-tu pénétré dans les trésors de la neige?» As-tu possédé la science de Celui qui connaissait les causes secrètes et cachées, mais nécessaires, des scandales dont le monde était menacé? Il les appelle des trésors, parce qu'ils doivent éprouver le tueur des saints, exercer leur patience. «Malheur au monde, est-il dit, à cause des scandales! Il est nécessaire qu'il y ait des scandales, mais malheur à l'homme par qui ils arrivent (2)!» «Enflés d'orgueil, ils vont comme la neige se congeler dans les hauteurs, d'où ils retombent bientôt, et l'abondance de leurs iniquités refroidit la charité d'un grand nombre. Vous qui attendez le Seigneur avec un courage inébranlable (3), et dans la ferveur de l'esprit (4), persévérez jusqu'à la fin et vous serez sauvés (5). «Où as-tu vu ceux de la grêle?» La grêle, ce sont les pécheurs qui, non contents de languir loin de la ferveur, la poursuivent sans relâche et cherchent à l'anéantir.

1 . - 2 Mt 18,7. - 3 Ps 26,14. - 4 Rm 12,21. - 5 Mt 24,13.

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23. «Qui te sont réservés pour le temps de tes ennemis, pour les jours de guerre et de combat.» Comment ne pas voir quel est ici le rôle prophétique de Job? Ce n'est point effectivement en vue de lui seul que tout cela est tenu en réserve pour le temps des ennemis, pour les jours de guerre et de combat, mais plutôt pour le peuple de Dieu. Le temps des ennemis est celui pendant lequel l'iniquité suit son cours: plus elle abonde, plus vivement doivent être soutenus les combats et les luttes contre le démon, pour que la charité de ceux qui persévèrent ne se refroidisse pas.

24. «D'où vient le givre des frimas?» Comment le connaître, si ce n'est en le considérant comme le commencement des douleurs? Car le givre est une espèce de grêle extrêmement fine. «Par quelle voie le vent du midi se répand sous le ciel?» Quoi que ce vent tienne nos corps appesantis, il n'est, je crois, aucun passage des Livres saints où il soit l'image du mal, comme jamais l'aquilon n'y est la figure du bien. La. raison en est, que celui-là vient des régions où apparaît la lumière, celui-ci des pays dont elle est plus éloignée. «Il se répand sous le ciel;» image des secours que Dieu nous accorde contre toutes ces calamités, tant que nous vivons, non pas au ciel mais sous le ciel.

25. «Qui a tracé, aux pluies impétueuses, le lit d'un fleuve, livré passage aux cris des tempêtes?» Voyons ici avec quelle brièveté le Seigneur énumère en trois mots tout ce que doivent mépriser dans la tentation ceux qui bâtissent sur le roc, ce que doivent redouter, au contraire, ceux qui bâtissent sur le sable (1). Il nomme la pluie, le lit du fleuve, la voix de la tempête ou le souffle du vent. Être tenté par la pluie, c'est s'exposer au péché, en comprenant mal ce qu'il y a de plus relevé dans les saintes Ecritures; si par exemple à l'occasion de ce passage: «Celui à qui il est moins pardonné aime moins (2),» quelqu'un s'avisait de dire: «Faisons le mal, afin qu'il en arrive du bien (3), et qu'il demeurât dans le péché afin de faire abonder la grâce (4). Il y a une foule d'autres passages où les téméraires interprètent mal la parole de Dieu, et se perdent en se promettant l'impunité, sous le prétexte que les Ecritures exaltent sans cesse la bonté divine. Être tenté par le fleuve, c'est suivre les auteurs de ces funestes interprétations. Il appelle fleuve le torrent

1 Mt 7,24-27. - 2 Lc 7,42-43. - 3 Rm 3,8. - 4 Rm 5,20.

formé des eaux de la pluie . «Qui a tracé, dit-il, le lit d'un fleuve aux pluies impétueuses,» c'est-à-dire le lit où elles se rassemblent et s'écoulent? Il y a donc des vases de colère préparés pour la perdition (1), qui entendent les Ecritures comme nous venons de le dire. Ils donnent libre cours aux flots de leurs pernicieux enseignements, que néanmoins les champs fertiles savent repousser; ils agitent renversent et entraînent tout ce qui est sans consistance avec d'autant plus d'impétuosité, qu'ils paraissent conduits par l'autorité de Dieu. Être tenté par les vents, c'est prêter l'oreille à la voix des orgueilleux dont les discours vides de sens n'ont d'autre appui que leur faible raison. Lorsqu'un homme, en résistant aux préceptes divins, a préparé sa condamnation au jugement de Dieu, et bâti sur le sable, il ne pourra résister au souffle de ces vents, et sa chute livre passage, aux voix de la tempête. Je crois que ces mots: «pluies impétueuses,» désignent lest passages difficiles à fixer, à comprendre.

26. «Afin qu'il pleuve où n'habite aucun homme.» Sous-entendez ce qui précède. Par l'homme il faut entendre ici la Loi donnée aux Juifs; et sur les Gentils serait tombée la pluie de l'Evangile. «Dans le désert entièrement inhabité.» Chez les gentils, où nul ne possédait assez d'autorité pour faire connaître Dieu.

27. «Pour désaltérer les terres arides et désertes, et y faire germer l'herbe de la prairie.» L'épouse abandonnée a plus d'enfants que celle qui a un époux (2). Dans ces quatre phrases, il faut sous-entendre . «qui a préparé» etc.

28. «Qui est le père de la pluie?» comme l'Epoux qui envoya ses fils féconder les campagnes par la prédication de l'Evangile. «Et qui «fait naître les glèbes de rosée?» Ceux qui ont bien reçu cette prédication. On dit glèbes de rosée, comme on appelle vases de vin ceux qui sont destinés à recevoir le vin.

29. «De quel sein est sortie la glace?» Faut-il prendre le mot glace en bonne part, à cause de sa solide consistance? alors cette phrase: De «quel sein est sortie la glace?» serait comme cette autre: «qui est le père de la pluie?» Le mot sein ne signifie-t-il pas ce qui est secret? alors il serait dit que le glace est sortie de son sein, comme il est dit que Dieu les a livrés à un sens réprouvé (3). Ou plutôt encore, la glace n'est-elle pas sortie du sein de celui qui répandant

1 Rm 9,22. - 2 Is 54,1. - 3 Rm 1,28.

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partout l'impiété qui déborde en lui, refroidit et endurcit les coeurs qui n'ont plus la ferveur de la charité? Et qui l'a bien connu, si ce n'est Celui qui a dit aux adversaires obstinés de son Évangile: «Vous avez le démon pour père (1)?»

30. «Et qui produit dans l'air la gelée? Elle descend comme les eaux d'un fleuve.» Il faut prendre le mot gelée dans le dernier sens que nous avons donné à la glace. C'est avec raison qu'il est dit: «dans l'air,» car ces paroles s'appliquent aux coryphées de l'impiété, qui imitent les prédicateurs de la vérité et se transforment en ministres de la justice (2). Voilà pourquoi il dit ensuite: «Qui descend comme les eaux d'un fleuve. Ou qui a fait sécher le visage de l'impie?» l'a couvert de confusion; quel est-il, si ce n'est Celui qui a glorifié ceux qu'il a justifiés (3)?

31. «Est-ce toi qui as su distinguer les liens des Pleïades, ouvrir le cercle des étoiles de l'Orion;

32. «Faire lever Mazuroth au temps fixé, et amener l'étoile du soir au lieu qui lui fut préparé?» Pour comprendre ce passage, faut-il étudier, dans l'astronomie, les propriétés de toutes ces étoiles? Je serais étonné que cela fût nécessaire: ce serait d'ailleurs un long travail, nous ne nous y arrêterons pas. Ne doit-on pas plutôt, sous le nom de quelques étoiles, comprendre tous les astres, en prenant la partie pour le tout? Je suppose que Mazuroth est une étoile, car il n'y a point de mot en Grec qui lui corresponde; on voit assez que c'est une expression hébraïque. Dans le passage suivant: «Je t'ai engendré avant Lucifer (4),» la partie est également prise pour le tout. Lucifer n'a pas été la première de toutes les créatures, et avant Lucifer ne signifie pas avant toute créature. Mais Lucifer désigne ici tous les astres; c'est, je le répète, la partie pour le tout, et par tous les astres, il faut entendre tous les temps; car c'est des astres qu'il est dit: «Ils serviront de signes pour marquer les temps (5).» Par conséquent le Seigneur est né avant tous les temps, et non dans le temps; ainsi est-il coéternel au Père. Nommer seulement les Pléïades, l'Orion, Mazuroth et l'étoile du soir, c'est donc citer tous les astres par le nom de quelques-uns. Puisqu'ailleurs avec Lucifer on les désigne tous, à plus forte raison pouvons-nous le faire ici, où tant

1 Jn 8,44. - 2 2Co 11,16. - 3 Rm 8,30. - 4 Ps 109,3. - 5. Gn 1,14.

d'étoiles sont nommées. Mais pourquoi est-il dit des unes: «distinguer les liens,» des autres «ouvrir, disperser;» de celle-ci: «faire lever au temps fixé;» de celle-là: «amener au lieu qui lui fut préparé?» Ces expressions sont-elles exclusivement propres aux astres qu'elles distinguent? Ne pourrait-on pas dire: As-tu, avant le cercle des Pléïades, distingué les liens des étoiles de l'Orlon? On peut quelquefois changer les mots de deux phrases; par exemple dans ce passage des Psaumes: «Celui qui habite dans les cieux se rira d'eux, le Seigneuries tournera en dérision,» la pensée resterait absolument la même si l'on disait: Celui qui habite dans les cieux les tournera en dérision, le Seigneur se rira d'eux; car le Seigneur est le même que celui qui habite dans les cieux. Par une raison semblable le nom des Pléïades a ici la même signification que celui de l'Orlon, parce que l'un et l'autre désignent tous les astres, et les étoiles que nous venons de nommer nous représentent dans les mêmes rapports les fidèles de l'Eglise dont la conversation est dans le ciel (1). Leurs liens consistent à s'attacher les uns aux autres et à Dieu, pour ne point tomber. Or la charité ne tombe jamais (2). Qui la connaîtrait, si elle n'avait été enseignée par Celui qui a dit: «Je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (3);» et encore: «Celui qui m'a aimé est, aimé de mon Père (4)?» Le cercle qui les enferme est celui des divines Ecritures, d'où ils ne sortent point. Qui a pu l'ouvrir si ce n'est celui qui fait tomber le voile quand on s'attache à lui? Le temps arrivera d'ouvrir ces livres, c'est-à-dire de manifester la vérité, lorsque le Seigneur viendra éclairer les secrets des ténèbres, découvrir les pensées les plus intimes du coeur. Alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due (5). Lui seul accomplira ces mystères en son temps: lorsqu'il apparaîtra, lui qui est notre vie, nous apparaîtrons aussi avec lui dans la gloire (6). Il les conduira au lieu qui leur fut préparé, quand il les mettra en possession de la demeure bâtie par leurs mérites. «Celui qui aura bâti sur ce fondement des oeuvres qui subsistent, en aura la récompense (7).»

33. «Connais-tu les changements du ciel?» Faut-il prendre ce passage en mauvaise part, et l'appliquer à ceux qui ont connu Dieu, et ne l'ont point glorifié comme Dieu? Ils n'ont point voulu

1 Ph 3,20. - 2 1Co 13,8. - 3 Jn 13,34. - 4 Jn 14,21 - 5 1Co 4,5. - 6 Col 3,4. - 7 1Co 3,14.

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le faire habiter en eux; ils ont été changés, et se sont évanouis en la vanité de leurs pensées (1). Lui donnerons-nous une signification meilleure? Car tous nous ressusciterons, mais nous ne serons pas tous changés. Il y en aura qui changeront, puisqu'il est dit: «Et nous changerons (2).» Quand les justes changeront, ce sera le ciel qui subira un changement. Le ciel en effet est le trône de Dieu (3); de plus la Sagesse est le Verbe de Dieu, et le Verbe était Dieu:or, le trône de la sagesse, c'est l'âme du juste. Peut-être vaut-il mieux adopter les deux explications, car il n'est point dit: le changement, mais les changements du ciel. «Ou ceux qui s'accomplissent de la même manière sur la terre?» De même que les changements du ciel lotit sentir leur influence sur tout ce qui est ici-bas; ainsi les justes, lorsqu'ils changent soit en mal, soit en bien, produisent sur les hommes charnels la même impression de bien ou de mal.

34. «Appelleras-tu la nuée?» soit dans ta pensée, soit à haute voix, lui disant: «Suis-Moi (4);» ou bien: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter (5)? - Et les grandes eaux saisies d'effroi «t'obéiront elles?» Les peuples puissants, quand ils entendront cette voix de Dieu: «Faites votre «salut avec crainte et tremblement; car c'est «Dieu qui produit en nous la volonté et, l'action selon son bon plaisir (6).»

35. «Donneras-tu aux fleuves leur impétuosité, et ils iront?» Des fleuves d'eau vive couleront de son sein (7). Cette impétuosité, c'est la confiance avec laquelle ils ont affronté les persécuteurs. Ceux qui combattent avec ce courage enlèvent d'assaut le royaume des cieux (8). «Et ils te diront: «Qu'y a-t-il?» Chercheront-ils à savoir comment exécuter tes ordres, comme Saul quand il disait: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse (9)?» ou quelle récompense ils ont à espérer de toi, comme d'autres quand ils s'écriaient: «Nous avons tout abandonné pour vous suivre, qu'y aura-t-il pour nous (10)?»

36. «Qui a enseigné à la femme l'art de former les tissus, l'habileté à les enrichir des couleurs les plus variées?» Salomon parle aussi d'une femme qui sut tisser des vêtements à son mari (11). Il faut appliquer ceci aux Eglises qui travaillent à la gloire de Dieu. Les faibles sont comme la trame d'une laine délicate:

1 Rm 1,21. - 2 1Co 15,51-52. - 3 Mt 5,34. - 4 Jn 21,19. - 5 Ac 9,4. - 6 Ph 2,12-13. - 7 Jn 8,38. - 8 Mt 11,12. - 9 Ac 9,6. - 10 Mt 19,27. - 11 Pr 31,10-24.

les frères affermis dans la grâce sont comme le fils de la chaîne destinée à resserrer le tissu. C'est là le travail le plus précieux des Eglises. Elles y mettent la variété des couleurs d'une riche broderie, sans que jamais cette variété détruise l'unité du travail. Les fidèles, malgré la variétés des dons faits à chacun, savent s'unir sans j aurais exciter aucune envie: tous se supportent les uns les autres avec charité, et travaillent à conserver l'unité d'un même esprit dans le lien de la paix (1).

37. «Qui sera assez instruit pour compter les «nuages?» Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (2), mais quel homme possède la même science? «Qui fait descendre les voix du ciel sur la terre?» Les anges du ciel qui annoncent les divins oracles. Ils n'ont point été précipités contre le premier des rebelles, mais l'attrait de l'obéissance les a fait descendre jusqu'à nous, surtout aux jours du Sauveur: «Les anges le servaient,» dit l'Evangile (3).

38. «La cendre a été dispersée comme la terre; il l'a attachée comme la nourriture à la pierre.» Partout au loin a été prêchée l'humilité . c'est pourquoi le Seigneur qui résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles (4), en se faisant homme, s'est étroitement attaché les hommes par le lien de la charité; est devenu médiateur entre Dieu et les hommes (5), s'est donné à eux pour nourriture dans le Sacrement de son corps et de son sang, et a choisi comme pierre de l'édifice ce qui est insensé dans le monde, pour confondre les sages (6). Comme Verbe de Dieu, demeurant en Dieu, il est la nourriture des Anges; mais pour être la nourriture des pierres, le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (7). Il s'unira donc étroitement avec les hommes, quand la pénitence les y aura préparés, comme si la cendre était répandue pour lui tracer la route. Et quand il s'écriait: «Faites donc de dignes fruits de pénitence, et ne dites pas: Nous avons pour père Abraham; «car Dieu est assez puissant pour faire sortir, de ces pierres, des enfants d'Abraham (8),» il montrait avec quelles pierres il voulait s'unir comme nourriture. Mais si l'humilité du repentir n'y prépare point, jamais cette union ne pourra s'accomplir, car il regarde de loin ceux qui s'élèvent (9).

1 Ep 4,2-3.- 2 2Tm 2,19. - 3 Mt 4,11. - 4 1P 5,5. - 5 1Tm 2,5. - 6 1Co 1,27. - 7 Jn 1,14. - 8 Mt 3,8-9. - 9 Ps 137,6.

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39. «Trouveras-tu au lion sa pâture, apaiseras-tu la faim du dragon?» Ceci s'applique au démon. «Tu fouleras aux pieds le lion et le dragon (1),» à cause de ses perfidies et de sa rage. Tous ses anges sont donc comparés au lion et au dragon. Celui-là trouve leur pâture et apaise leur faim, qui livre à leur puissance tous les hommes convaincus d'impiété. Ceux-ci voudraient sans douce qu'on ignorât leur vie impie; mais en paraissant devant Dieu, ils ne peuvent plus échapper au pouvoir du démon et de ses anges, dont ils ont suivi les pernicieux conseils.

40. «Ils tremblent dans leurs cavernes,» pendant qu'ils préparent secrètement leurs embûches: s'ils ne tremblaient pas, qui pourrait leur résister? Ils redoutent la puissance de Celui à qui ils disaient: «Pourquoi êtes-vous venu nous perdre avant le temps»? Et s'il est vrai que jamais, sans sa permission, ils ne fussent entrés dans le corps des pourceaux (2), il est également certain que sans cette permission, ils ne pourraient nous faire aucun mal. Celui qui dispose de tout dans sa justice leur a donné ce pouvoir, pour nous éprouver, pour se venger, nous faire expier nos fautes, ou nous en faire subir le châtiment éternel. «Ils guettent leur proie, cachés au fond des forêts.» Jamais en eux l'amour du mal n'est en repos, même lorsque Dieu arrête leur malice. Les occasions charnelles sont comme la forêt ténébreuse où sont tendus leurs pièges; ils épient ceux qui se laissent prendre à la loi de Dieu, ceux qui ne peuvent nier leurs péchés, et il les réclament comme leur pâture.

41. «Qui a préparé au corbeau sa nourriture, pendant que ses petits errent çà et là, et que cherchant à manger ils crient vers le Seigneur?» C'est exactement la pensée contenue dans ces paroles d'un Psaume: «Les petits du corbeau poussent des cris vers lui (3).» Ce passage ne peut être pris en mauvaise part, puisqu'ils invoquent le Seigneur. Ils sont noirs, représentent les . pécheurs quine sont pas blanchis encore par la rémission des péchés; petits, parce qu'ils sont humbles; errants çà et là, ils ne connaissent pas encore la vérité qu'ils cherchent avec piété puisqu'ils crient vers le Seigneur. La nourriture peut être prépa rée au corbeau lui-même, car la prescience divine peut découvrir la conversion future de celui qui ne s'humilie pas encore; mais ce sont les petits, c'est-à-dire les humbles, qui crient vers le Seigneur.

1 Ps 90,13. - 2 Mc 1,24 Mc 5,11-13. - 3 Ps 146,9.


Augustin, Annot. sur Job - Prolog.