Augustin, 83 questions - 50. - De l'égalité du Fils.

51. - De l'homme fait à l'image et à la ressemblance de Dieu.

1. L'Ecriture Sainte fait mention de l'homme extérieur et de l'homme intérieur, et les distingue au point que l'Apôtre a pu dire: «Si en nous l'homme extérieur se détruit, cependant l'homme inter ieur se renouvelle de jour en jour (2).» On peut donc demander si l'un d'eux a été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu? Or, s'il y en a un, il est absurde de demander lequel des deux. Qui hésiterait en effet à nommer celui qui se renouvelle, plutôt que celui qui se corrompt? Mais le sont-ils tous les deux? Voilà une grave question (3).

1 Cité de Dieu l 10,ch. 5,6. - 2 2Co 4,16 - 3 De la Trinité l. 11,ch. 1.

442

Si l'homme extérieur signifie Adam, et l'homme intérieur le Christ, il n'y a pas de difficulté: tous les deux ont été faits à l'image de Dieu. Mais comme Adam n'est pas resté bon tel que Dieu l'avait fait, et qu'ilest devenu charnel en aimant les. choses charnelles, il n'est pas absurde de penser que sa chute a précisément consisté à perdre l'image et la ressemblance de Dieu. Voilà pourquoi il se renouvelle et devient intérieur; mais alors comment est-il aussi extérieur? Est-ce quant au corps seulement, en sorte qu'il soit intérieur quant à l'âme, que sa résurrection et son renouvellement soient intérieurs, c'est-à-dire s'opèrent par la mort à sa première vie, qui est le péché, et par sa régénération à la vie nouvelle, qui est la justice? C'est ainsi en effet que saint Paul mentionne les deux hommes: l'un qu'il nomme ancien et que nous devons dépouiller, l'autre qu'il appelle nouveau et que nous devons revêtir (1); l'un qu'il appelle encore l'image de l'homme terrestre, parce qu'il représente le péché du premier homme, qui est Adam, l'autre qu'il nomme image de l'homme céleste (2), parce qu'il représente la justice de l'homme nouveau, qui est Jésus-Christ. Or l'homme extérieur, maintenant sujet à la corruption, sera renouvelé par la résurrection future, quand il aura payé la dette de la nature, en subissant la mort, suivant la loi portée dans le paradis terrestre.

2. Mais qu'il n'y ait pas d'inconvenance à dire que le corps même de l'homme a été fait à l'image de Dieu, c'est ce qui se comprend facilement, si l'on tait attention à ces paroles: «Tout ce que Dieu a fait est très-bon (3).» En effet personne ne doute que Dieu ne soit lui-même essentiellement bon. Or c'est en plus d'un sens qu'une chose peut être dite semblable à Dieu: ou par la vertu et la sagesse, puisque en lui est la vertu et la sagesse incréée: ou par la vie seulement, puisqu'il est la vie souveraine et première; ou par la simple existence, puisqu'il est l'existence première et souveraine. Aussi les choses qui existent simplement, sans posséder la vie ni l'intelligence, n'ont avec lui qu'une ressemblance bien faible et bien imparfaite: en ce sens qu'elles sont bonnes selon leur rang, tandis qu'il est, lui, le bien souverain, de qui tous les biens procèdent. Les êtres qui vivent et ne sont point dopés de raison, ont avec lui un trait de ressemblance de plus: car tout ce qui vit, existe, tandis que tout ce qui

1 Col 9,10 - 2 1Co 15,49 - 3. Gn 1,31

existe ne vit pas. Enfin les êtres doués de raison sont tellement semblables à Dieu que rien n'est plus rapproché de lui dans toute la création. En effet tout ce qui participe à la raison, a la vie et l'existence; or la vie suppose nécessairement l'existence, mais non l'intelligence. C'est pourquoi, l'homme pouvant participer à la sagesse selon l'homme intérieur, devient par là même tellement semblable à Dieu, qu il n'y a pas entre eux de nature intermédiaire. Par conséquent rien n'est plus rapproché de Dieu, car il a la raison, la vie et l'être; il n'y a pas de créature qui l'emporte sur lui.
3. Si, par l'homme extérieur, on entend cette vie qui nous fait éprouver des sensations dans notre corps, au moyen des cinq sens qui nous sont communs avec les animaux, vie exposée à être détruite par les souffrances sensibles, qui viennent de tant d'attaques, sous ce rapport encore nous avons raison de dire que l'homme est fait à l'image de Dieu, non-seulement parce qu'il vit, car les animaux vivent aussi, mais encore, mais surtout, parce qu'il se tourne vers l'intelligence qui le gouverne, et que la sagesse éclaire, ce qui ne se peut chez les animaux privés de raison. De plus le corps de l'homme est le seul parmi les corps des animaux terrestres qui, étant visible comme eux ne soit pas incliné vers le ventre, mais, debout, dressé pour voir le ciel, principe des choses visibles. Bien qu'il ne vive pas de sa vie propre, mais par la présence de l'âme, il est cependant bon, non-seulement parce qu'il existe et en tant qu'il existe, mais encore parce qu'il est formé pour contempler le ciel, et que par là on peut avec raison le considérer comme se rapprochant, plus que celui des autres animaux, de l'image et de la ressemblance de Dieu. Toutefois comme il n'est pas juste de donner le nom d'homme à un corps privé de vie (1), l'homme extérieur ne sera donc ni le corps seul, ni la vie des sens seule; peut-être serait il plus exact d'appliquer cette dénomination aux deux choses réunies.
4. Ce n'est point à tort non plus qu'on distingue l'image et la ressemblance de Dieu, qui s'appelle aussi son Fils, et ce qui est fait à cette image et à celle ressemblance, comme l'homme (2) par exemple. Quelques-uns prétendent aussi que ce n'est pas sans raison qu'on a employé ces deux expressions, image et ressemblance: car, disent-

1 Rét. l. I ch. 26. - 2 De la Trinité l. 7,ch. 6,II. 12; I Rét. ch. 26. - 11.

443

ils, s'il n'y avait qu'une chose, il n'y aurait eu besoin que d'un mot. C'est l'intelligence qui, selon eux, a été faite à l'image de Dieu, elle qui se forme sans intermédiaire sur la vérité même, et qui s'appelle aussi esprit: non cet Esprit-Saint qui est de même substance que le Père et le Fils, mais l'esprit de l'homme. Distinction que l'Apôtre établit en ces termes: «Personne ne sait ce qui se passe dans l'homme, sinon l'esprit de l'homme; et personne ne sait ce qui se passe en Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu (1).» Il dit encore en parlant de l'esprit de l'homme: «Que Dieu sauve votre esprit, et votre âme et votre corps (2).» Or cet esprit est l'oeuvre de Dieu, comme toute autre créature. Car il est écrit dans le livre des Proverbes: «Sachez que le Seigneur tonnait les coeurs des hommes; et que celui qui a créé l'esprit de chacun, connaît toutes les choses (3).» Donc, sans aucun doute, cet esprit qui a l'intelligence de la vérité et s'y attache sans intermédiaire, a été fait à l'image de Dieu.
Ces mêmes hommes entendent ensuite que le reste de la nature humaine a été fait seulement à la ressemblance de Dieu: parce que, disent-ils, toute image est semblable, mais tout ce qui est semblable ne saurait s'appeler image qu'improprement et par abus. Or en pareil sujet il faut éviter de pousser l'affirmation trop loin, et se bien garder d'attribuer à la substance divine l'étendue matérielle propre à tout corps. En effet, l'idée d'une chose moindre dans la partie que dans le tout répugne à la dignité de l'âme; à combien plus forte raison à la majesté de Dieu?

1 1Co 2,11 - 2 1Th 5,23 - 3 Pr 16,2

52. - Sur ces mots de l'Ecriture: «Je me repens d'avoir fait l'homme (Gn 6,6-7).»

Gn 6,6-7

Les divines Ecritures ayant pour but de nous faire passer du sens terrestre et humain au sens divin et céleste, n'ont pas dédaigné de se servir du langage que l'usage a établi même parmi les hommes les moins sensés. Ainsi les écrivains qui ont servi d'organe à l'Esprit-Saint, n'ont pas hésité à employer très à propos dans leurs livres les noms des passions que notre âme subit, mais que tout homme doué de bon sens sait être à une distance infinie de Dieu. Par exemple, comme il est très-difficile à l'homme de se venger sans colère, ils ont cru devoir appeler aussi colère la vengeance divine, qui s'exerce cependant sans le moindre trouble (5). De même, comme un époux veille, par jalousie, à la chasteté de son épouse, ils ont appelé jalousie cette providence de Dieu qui, en paroles e t en actes, empêche l'âme de se corrompre et de se prostituer, en quelque sorte, à la suite de tel ou tel faux Dieu. Ainsi encore ils ont donné des mains à Dieu, pour exprimer la puissance avec laquelle il opère; des pieds, pour signifier la puissance qui s'étend à conserver et gouverner tout; des oreilles, des yeux, pour indiquer qu'il entend et comprend tout; une face, pour rappeler qu'il se manifeste et se fait connaître, et ainsi de suite tout cela, parée qu'ils s'adressent à nous et que nous avons coutume d'opérer par nos mains,. de marcher avec nos pieds, d'aller où notre esprit nous porte, de percevoir les objets matériels par les oreilles, par les yeux et les autres sens, enfin d'être connus par la figure. Ceci s'applique à toutes les autres locutions du même genre. De plus, comme nous substituons rarement une résolution à une autre sans nous repentir de la première, pour ce motif et afin de se conformer à notre faible intelligence, ces écrivains disent, quand une chose a commencé d'être et ne persévère point autant qu'on s'y attendait, qu'elle est détruite par l'effet du repentir divin; bien que, pour quiconque réfléchit avec calme, la divine Providence administre tout avec un ordre qui ne saurait faillir.

- 5 Cité de Dieu, liv. XV. ch. 25.


53. - De l'or et de l'argent que les Israëlites reçurent des Egyptiens.

1. Étudions les dispositions faites dans les deux Testaments, et accommodées avec tant de soin aux exigences des temps et aux divers âges du genre humain; on comprend assez, ce me semble, ce qui convient à la première époque et ce qui convient à la seconde. En effet sous le sage gouvernement de la Providence qui s'étend à tout, la suite des générations depuis Ad aln jusqu'à la fin des siècles, est réglée comme l'existence d'un seul homme, qui passe par des changements progressifs, de l'enfance à la vieillesse. Aussi quand on médite avec piété les divines leçons, on doit également distinguer différents degrés dans les vertus, jusqu'à ce qu'on soit parvenu au sommet de la perfection humaine; et si l'on remarque de moindres devoirs imposés aux faibles, et de plus grands aux forts, on ne doit point s'imaginer que le moins est un péché en comparaison du plus, et qu'il est indigne de Dieu de donner aux hommes de tels ordres. Mais il serait trop long de discuter ici sur les degrés des vertus. Qu'il nous suffise, pour la question présente, de dire, en ce qui regarde la fraude, que c'est le (444) sommet, la perfection de la vertu de ne tromper personne, et de se conformer à cette parole: «Que votre langage soit: Oui oui; non non (1).» Mais ce commandement est fait pour ceux à qui s'adresse la promesse du royaume des cieux, et il y a une grande vertu à accomplir les actes plus importants auxquels est due cette récompense; car le royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent (2). Il faut donc chercher par quels degrés on arrive à ce sommet de perfection. Or sur ces degrés se trouvent ceux à qui on promettait encore un royaume terrestre, comme un jouet donné à des enfants, afin qu'obtenant de temps en temps de terrestres jouissances du seul Dieu, le maître de toutes choses, ils en tirassent profit et accroissement spirituel et s'enhardissent aussi à espérer lesbiens célestes. Par conséquent, comme c'est la perfection et une vertu presque divine de ne tromper personne, le plus bas degré du vice est de tromper tout le monde; et quand on cherche à s'élever de cette profondeur du vice à cette hauteur de la vertu, un degré,se présente: c'est de ne tromper ni un ami ni un inconnu, mais de tromper quelquefois un ennemi. De là vient qu'on a fait comme un proverbe de cette parole d'un poète: Ruse ou bien probité, qu'importe entre ennemis (3)? Mais comme souvent un ennemi peut être trompé injustement, par exemple quand une paix momentanée, c'est-à-dire une trêve, a été conclue et n'est point observée, ou en d'autres cas semblables: on est bien plus irréprochable, bien plus voisin de la perfection, quand, tout disposé qu'on soit à tromper l'ennemi, on ne le trompe cependant que sur l'autorisation de Dieu. En effet Dieu seul sait et beaucoup mieux, beaucoup plus parfaitement que l'homme, quelle punition ou quelle récompense est méritée par chacun.
2. Aussi ne trompe-t-il personne par lui-même; car il est le Père de la vérité, la Vérité et l'Esprit de vérité. Cependant, en rendant à chacun ce qui lui est dû, car c'est là aussi un attribut de la justice et de la vérité, il traite, selon leurs mérites et leurs rangs, les âmes placées sur les divers degrés. Mais si quelqu'un mérite d'être trompé, il ne le trompe, ni par lui-même, ni par l'homme qui aime déjà comme il convient de s'aimer et qui tient à observer ce précepte: «Que votre langage soit: Oui, Oui, Non, Non;» ni par un ange, à qui le rôle de trompeur ne

1 Mt 5,37 - 2 Mt 11,12 - 3 Virg. Enéid. 2,390.

saurait convenir; mais au moyen, soit d'un homme qui ne s'est pas encore dépouillé de telles passions, soit d'un ange qui, à raison de la perversité de sa volonté, a été placé au plus bas degré de la nature, ou pour tirer vengeance du pécheur, ou pour exercer et purifier ceux qui sont régénérés en Dieu. Aussi lisons-nous d'un roi qu'il fut trompé par les prédictions des faux prophètes; et que ce ne fut pas sans un effet de la volonté divine, parce qu'il méritait d'être trompé de la sorte. Il ne fut cependant point induit en erreur par l'entremise d'un de ces anges à qui un tel ministère ne pourrait convenir, mais par l'ange de l'erreur, qui avait demandé et accepté ce rôle avec joie (1R 22,6-36). Car en certains passages de l'Ecriture on exprime quelquefois clairement ce que le lecteur pieux et attentif retrouve indiqué plus obscurément en d'autres endroits. Aussi notre Dieu a tellement ménagé l'ordonnance des Ecritures sous l'inspiration du Saint-Esprit et en vue de notre salut, qu'il s'y trouve tout à la fois des passages clairs pour nourrir notre foi et des passages obscurs pour l'exercer.
D'après cette magnifique et sublime économie, oeuvre de la divine Providence, la loi naturelle est comme transcrite dans l'âme raisonnable, et les hommes en reproduisent l'image dans leur conduite et dans leurs usages terrestres. Voilà pourquoi un juge regarde comme criminel et indigne de lui de frapper celui qu'il a condamné; c'est cependant par son ordre qu'agit le bourreau, revêtu de cette fonction par sa propre volonté, et prêt à frapper le coupable condamné par des lois sages, comme il frapperait peut-être un innocent, par cruauté; car le juge ne remplit point cet office par lui-même, ni par le prince, ni par l'avocat, ni par un fonctionnaire quelconque, à qui un tel ministère serait messéant. Ainsi encore nous employons les animaux privés de raison pour faire ce que nous ne pourrions faire sans crime. Par exemple un voleur mérite-t-il d'être mordu? Un homme ne le mordra ni ne le fera mordre soit par son fils, soit par son parent ou même son serviteur; on y emploiera un chien, animal dont la nature ne répugne point à de tels offices. Ainsi, comme il y a des punitions que quelques-uns doivent subir, mais que d'autres ne peuvent infliger, il existe des ministères intermédiaires à qui ces fonctions sont confiées, et dont la justice se sert, non-seulement pour appliquer la peine (445) à qui de droit, mais encore pour l'appliquer par des instruments convenables.
Voilà pourquoi, les Egyptiens méritant d'être trompés, et le peuple d'Israël étant encore, à raison de l'âge, du genre humain, dans le cas de tromper son ennemi sans se dégrader, Dieu lui a ordonné, ou plutôt permis, à cause de sa cupidité, de demander sans intention de les rendre, et de recevoir comme pour les rendre, des vases d'or et d'argent, dont ces amis du bonheur terrestre étaient singulièrement avides (1). Dieu voulait que ce salaire d'un long et pénible trava il ne fût point injuste, eu égard au degré de vertu où se trouvaient les Israëlites, et en même temps il punissait les Egyptiens en leur faisant perdre ce qu'ils auraient dû eux-mêmes restituer. Dieu n'est donc pas trompeur, il serait criminel et impie de le dire, mais il distribue avec une parfaite équité à chacun selon son mérite; faisant par lui-même certaines choses qui sont dignes de lui et ne conviennent qu'à lui: ainsi éclairer les âmes, se donner à elles pour qu'elles jouissent de lui, les rendre sages et heureuses; en faisant d'autres par l'intermédiaire des créatures soumises à ses ordres, et établies chacune à sa place par des lois très-justes; tantôt agissant, tantôt permettant, mais embrassant tout dans les soins de sa Providence, jusqu'à l'existence des passereaux, comme l'enseigne le Seigneur dans l'Evangile, jusqu'à la beauté de la fleur des champs, jusqu'au nombre des cheveux qui sont sur notre tête (2). Ailleurs encore il est dit de cette Providence: «Elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et elle règle tout avec douceur (3).»
3.Maintenant, que Dieu punisse par le ministère des âmes soumises à ses lois et proportionne les peines aux fautes, tout en restant lui-même dans une tranquillité parfaite, c'est ce que l'Ecriture atteste de la manière la plus expresse: «Vous regardez comme indigne de votre grandeur de condamner celui qui ne doit pas être puni. Car votre justice a son principe dans votre grandeur même; et c'est parce que vous êtes le maître de tout, que vous êtes indulgent envers tous. En effet vous montrez votre puissance lorsqu'on ne vous croit pas la plénitude de la force, et vous humiliez l'audace de ceux qui vous connaissent (4). Et vous, le Seigneur des vertus, vous jugez avec tranquillité et vous

1 Ex 3,22 - 2 Mt 10,29-30 Lc 12,27-58 - 3 Sg 8,1 - 4 La Vulg. Dit: qui ne nous connaissent pas.

nous gouvernez avec un grand respect (1).»
4. De même le Seigneur fait voir clairement que pour parvenir à la justice céleste exigée de ceux qui sont déjà plus affermis, il faut partir des choses terrestres; c'est lorsqu'il dit: «Et si vous n'avez pas été fidèles dans le bien d'autrui, qui vous donnera celui qui est à vous (2)? Il» montre également que les âmes sont instruites en proportion du degré où elles se trouvent; c'est quand il dit: «J'ai encore bien des choses à vous enseigner, mais vous ne pouvez les porter à présent (3).» L'Apôtre dit dans le même sens: «Pour moi, mes frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Je vous ai abreuvés de lait, mais j e ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore; et à présent même vous ne le pouvez, parce que vous êtes encore charnels (4).» Or la différence de conduite qu'exigeait alors le degré différent de vertu où se trouvaient les fidèles s'est étendue à l'humanité entière; et si les commandements donnés au peuple charnel et au peuple spirituel ont différé entre eux, c'est qu'ainsi le demandaient les besoins des temps. Il n'est donc pas étonnant que les Israëlites aient ainsi reçu l'ordre de tromper leur ennemi, puisqu'il sen étaient encore capables. Car ils n'étaient pas encore en état d'entendre ce commandement «Aimez vos ennemis;» celui-ci seulement était à leur portée: «Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi (5):» L'époque ne permettait pas encore de faire connaître dans toute l'étendue la signification du mot prochain. Le pédagogue avait commencé, afin que le Maître pût achever; et pourtant c'est le même Dieu qui a donné à ses enfants encore petits le pédagogue, c'est-à-dire la Loi, par son serviteur Moïse; puis à ces mêmes enfants devenus plus grands, le Maître; c'est-à-dire l'Evangile par son Fils unique.

1 Sg 3,15-18 - 2 Lc 16,12 - 3 Jn 16,12 - 4 1Co 3,1-2 - 5 Mt 5,43-44

54. - Sur ces paroles: «Pour moi il m'est bon de m'attacher à Dieu (Ps 72,23)».

Ps 72,23

Tout ce qui existe est ou n'est pas toujours de la même manière. De plus toute âme vaut mieux que tout corps, car ce qui donne la vie. vaut mieux que ce qui la reçoit; et personne ne conteste que c'est l'âme qui donne la vie au.corps et non le corps à l'âme. Or ce qui n'est pas corps et qui- existe pourtant, est âme ou quelque chose de meilleur que l'âme. Car rien n'est inférieur à un corps quelconque; (446) et si on parle de la matière dont le corps est composé, on pourra dire avec raison que, n'étant d'aucune espèce elle n'est rien. De plus entre le corps et l'âme, on ne trouve rien qui soit inférieur à celui-là, supérieur à celle-ci. S'il y avait en effet un intermédiaire, ou il serait vivifié par l'âme, ou il la vivifierait, ou il ne la vivifierait ni ne serait vivifié par elle: ou bien encore il vivifierait le corps, ou il en serait vivifié, ou il ne le vivifierait ni ne serait vivifié par lui. Or tout ce qui est vivifié par l'âme est corps, et tout ce qui vivifie l'âme vaut mieux qu'elle. D'autre part ce qui donne la vie au corps, est âme; ce qui est vivifié par corps, n'est rien; et ce qui n'est ni l'un ni l'autre, c'est-à-dire n'a pas besoin d'être vivifié et ne vivifie point lui-même, ou n'est rien ou est meilleur que le corps et l'âme. Mais existe-t-il quelque chose de ce genre dans la nature? c'est une autre question. En attendant, la raison nous apprend qu'il n'y a pas d'intermédiaire entré le corps et l'âme, qui soit au dessus de celui-là, au dessous de celle-ci. Or l'être qui l'emporte sur toute âme, nous l'appelons Dieu, et quiconque le comprend, lui est uni. Car le vrai, c'est se qui est compris, et non pas toujours ce qui est cru. Mais tout ce qui est en même temps vrai et séparé de l'intelligence et des sens ne peut être que cru, et non senti ni compris Donc ce qui comprend Dieu est uni à Dieu. Or l'âme raisonnable comprend Dieu, car elle comprend ce qui a toujours le même mode d'être et n'est sujet à aucun changement; tandis que le corps, parle temps et l'espace, et l'âme raisonnable elle-même, tantôt sage tantôt insensée, sont sujets à changement. Mais ce qui est immuable vaut certainement mieux que ce qui ne l'est pas, et il n'y a rien de meilleur que l'âme raisonnable, si ce n'est Dieu. Donc quand l'âme comprend quelque chose qui existe toujours de la même manière, c'est sans aucun doue Dieu même qu'elle comprend. Or c'est là la vérité même, et quand l'âme lui est unie par l'intelligence y trouve son bonheur, et ces paroles s'expliquent parfaitement: «Pour moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu.»


55. - Sur ces paroles: «Il y a soixante reines, quatre-vingt concubines et des Jeunes filles sans nombre (Ct 6,7).»

Ct 6,7
Le nombre dix peut signifier la science de l'univers. Si on l'applique aux choses intérieures et intelligibles, indiquées par le nombre six, il en résulté le nombre dix fois six; c'est-à-dire soixante; si on la rapporte aux choses terrestres et corruptibles, qui peuvent être désignées par le nombre huit, on obtient dix fois huit, c'est-à-dire quatre-vingt. Les reines sont donc les âmes qui règnent dans le monde intelligible et spirituel. Les concubines sont les âmes qui reçoivent une récompense terrestre, et dont il est dit: «Elles ont reçu leur récompense (1).» Les jeunes filles sans nombre sont les âmes dont la science n'est pas fixe et que des doctrines diverses peuvent mettre en danger. Ainsi le nombre, comme nous l'avons dit, signifierait une science certaine, positive et affermie.

1 Mt 5,2 -

56. - Des quarante-six ans employés à la construction du temple.

Six, neuf, douze et dix-huit réunis, font quarante-cinq. Ajoutez-y l'unité, tous avez quarante-six qui, multiplié par six, donne deux cent soixante-seize. Or on prétend que la conception humaine suit la progression suivante: Les six premiers jours elle ressemble' à du lait; les neuf suivants, elle se change en sang; dans les douze qui viennent ensuite, elle se consolide; puis pendant dix-huit jours, elle prend la forme complète des membres; et enfin, pendant le reste du temps jusqu'au, terme, elle prend de l'accroissement. Si donc à quarante-cinq on ajoute l'unité, qui indique le total à obtenir, puisque six, neuf, douze et dix-huit réunis font quarante-cinq; cette unité produit quarante-six. Or quarante-six, multiplié par le nombre six, que nous avons placé le premier de la série, donne deux cent soixante-seize, c'est-à-dire neuf mois et six jours à partir du huit des calendes d'avril jour où l'on croit que le Seigneur a été, conçu parce que c'est ce jour-là qu'il a été crucifié, jusqu'au huit des calendes de janvier où il est né. Ce n'est donc pas sans raison qu'on dit que le temple, image de son corps (2Jn 2,20-21), a été construit en quarante-six ans: car on aurait employé à élever cet édifice autant d'années que le corps du Seigneur aurait mis de jours à se développer complètement.


57. - Des cent cinquante-trois poissons.

1. «Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu (3).» En commençant ici au Chef suprême, on trouve un, deux, trois, quatre objets. De même il est écrit: «Le chef de la femme est l'homme, le chef de l'homme est le Christ, et le chef du Christ est Dieu (4).» En comptant de la même manière, on trouve

- 3 1Co 3,23-28 - 4 1Co 11,3

447

encore ici un, deux, trois et quatre. Or un, deux, trois et quatre additionnés, donnent dix. C'est pourquoi le nombre dix représente bien la doctrine qui montre Dieu créateur et le monde créature. De plus, comme le corps une fois parfait et immortel est soumis à l'âme parfaite aussi et immortelle, que l'âme elle-même est soumise au Christ et le Christ à Dieu, non comme étant d'une nature différente ou étrangère, mais comme un fils à son père, ce même nombre dix ex prime aussi tout ce que nous espérons pour l'éternité après la résurrection du corps. Peut-être est-ce pour cela que les ouvriers loués pour travailler à la vigne reçoivent un denier pour salaire (1). Or comme un, deux, trois et quatre réunis font dix; de même un, deux, trois et quatre multipliés par quatre forment quarante.
2. Si le nombre quatre désigne vraiment le corps, à raison de ses quatre éléments bien connus: le sec et l'humide, le froid et le chaud, et encore parce que la progression du point à la longueur, de la longueur à la largeur et de la largeur à la hauteur en constitue la solidité, qui est ainsi renfermée dans le nombre quatre, il ne sera pas déraisonnable d'exprimer par le nombre quarante l'oeuvre accomplie dans le temps pour notre salut, quand le Seigneur a pris un corps et a daigné apparaître aux hommes sous forme visible. Car un, deux, trois et quatre, qui désignent le Créateur et la créature, multipliés par quatre, c'est-à-dire figurés par le corps qu'a pris le Sauveur dans le temps, forment quarante. En effet, entre quatre et quatre fois existe cette différence, que le premier indique l'état fixe, et le second le mouvement. Doue comme quatre se rapporte au corps, quatre fois le rapporte au temps; et par là se trouve indiqué le mystère opéré corporellement et dans le temps, en vue de ceux qui étaient esclaves de l'amour du corps et soumis aux variations du temps. Donc aussi, comme nous l'avons dit, le nombre quarante est censé désigner avec assez de fondement, l'oeuvre même de la Providence dans le temps. Et si le Christ a jeûné quarante jours (2), c'est peut-être pour faire ressortir la pauvreté de ce siècle, qui repose sur le mouvement des corps et sur le temps; comme aussi, quand il a passé quarante jours avec ses disciples après sa résurrection, c'était par allusion, je pense, à l'oeuvre qu'il a accomplie dans le temps pour notre salut. Or le

1 Mt 20,2 - 2 Mt 4,2

nombre quarante, si on additionne ses parties aliquotes, s'élève au nombre cinquante, et a la même signification. En effet ces parties aliquotes le forment avec exactitude; or, quand la vie corporelle et visible que l'on mène dans le temps a toute l'exactitude de le justice, on arrive à la perfection dont l'homme est capable. Cette perfection, comme nous l'avons dit, est exprimée par le nombre dix; et le nombre quarante,en faisant la somme de ses parties aliquotes produit le nombre dix, parce qu'il s'élève à cinquante, comme nous l'avons dit aussi plus haut. En effet un, renfermé quarante fois dans quarante; deux, vingt fois; quatre, dix-fois; cinq, huit fois; huit, cinq fois; dix, quatre fois; et vingt, deux fois, réunis ensemble, forment cinquante. Or il n'y a dans le nombre quarante aucun autre nombre, que ceux que nous venons d'énumérer, et dont nous avons formé le nombre cinquante en les additionnant l'un à l'autre.
Après avoir donc passé quarante jours avec ses disciples, après sa résurrection, pour leur recommander l'oeuvre qu'il avait accomplie pour nous dans le temps, le Seigneur monta au ciel; et dix jours après, il envoya le Saint-Esprit (1), pour les perfectionner spirituellement et les rendre capables de comprendre les choses invisibles, eux qui n'avaient cru jusque-là qu'aux choses temporelles et visibles. En effet, par les dix jours après lesquels il envoya le Saint-Esprit, il indiquait la perfection opérée parle Saint-Esprit; car c'est ce nombre dix que produit le nombre quarante lorsque par l'addition de ses parties aliquotes il devient le nombre cinquante; et c'est ainsi qu'en vivant avec l'exactitude de la justice on parvient à la perfection, désignée par ce même nombre de dix, qui forme le nombre cinquante en s'ajoutant à quarante. Donc puisque la perfection opérée par le Saint-Esprit, tant que nous vivons dans la chair sans marcher selon la chair, s'unit à.la vie du temps nous avons raison de penser que le nombre cinquante désigne l'Eglise, mais l'Eglise déjà purifiée et perfectionnée, qui embrasse, dans la charité, la foi de la vie présente et l'espérance de l'éternité future, c'est-à-dire qui réunit le nombre dix au nombre quarante. Or, soit parce qu'elle est composée de trois espèces d'hommes, les Juifs, les Gentils et les chrétiens charnels; soif parce qu'elle est marquée du sceau de la Trinité dans le sacrement; cette Eglise, désignée

1 Ac 1,3-9 Ac 2,1-4

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par le nombre cinquante, si on multiplie par trois le nombre qui lui, est propre, arrive à cent cinquante. En effet trois fois cinquante font cent cinquante. Ajoutez-y trois, parce qu'il faut indiquer par un signe véritable, éclatant, qu'elle est purifiée dans le bain de la régénération, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit (1), et vous avez cent cinquante-trois. Or c'est précisément le nombre des poissons pris dans le filet jeté sur la droite. Si on les dit grands (2), c'est parce qu'ils représentent les hommes parfaits, aptes au royaume des cieux. En effet, dans l'autre cas, le filet qui ne fut point jeté sur. la droite, prit de bons et de mauvais poissons, qui furent séparés sur le rivage (3). Car, dans l'état présent de l'Église, il y a tout à la fois de bons et de mauvais poissons dans les filets des préceptes et des sacrements divins. Or la séparation se fait à la fin des temps, c'est-à-dire à l'extrémité de la mer, sur le rivage: les justes règnent d'abord dans le temps, comme il est dit dans l'Apocalypse, puis dans l'éternité au sein de la cité qui y est décrite (4); là où l'oeuvre du temps, désignée par le nombre quarante, ayant son terme, il ne reste plus que le nombre dix, denarius, le denier, salaire réservé aux saints qui travaillent dans la vigne.
3. Pris en lui-même, ce nombre peut aussi désigner la sainteté de l'Église, opérée par Notre-Seigneur; car le nombre sept enfermant toute la création, puisque le nombre trois est attribué à l'âme, et le nombre quatre au corps, l'incarnation même s'exprimerait par sept fois trois. En effet le Père a envoyé le Fils, et le Père est dans le Fils, et le Fils est né d'une Vierge par le don du Saint-Esprit. Voilà bien trois: le Père, le Fils et le Saint-Esprit. De plus le nombre sept est dans l'homme auquel s'est uni le Fils de Dieu dans l'incarnation pour le rendre éternel. La somme totale est donc de vingt un, c'est-à-dire de trois fois sept. Or ce mystère de l'Incarnation a procuré; la délivrance de l'Église, dont le Christ est le chef (5); mais cette Eglise ayant été réparée dans son corps et dans son âme; voilà encore le nombre sept. Or en multipliant vingt-un par sept, à cause de ceux qui sont délivrés par l'Homme-Dieu, on trouve pour total cent quarante-sept. On y ajoute le nombre six, ou le nombre parfait, attendu qu'il se compose exactement de la somme de ses parties aliquotes En

1 Mt 28,19 - 2Jn 21,9-11 - 3 Mt 13,48 - 4 Ap 21 - 5 Ep 10,23

effet ses parties aliquotes sont un, qu'il contient six fois; deux, qu'il renferme trois fois; trois, qu'il contient deux fois; et un, deux, trois, réunis, donnent six. Peut-être est-ce pour ce motif que Dieu a achevé mystérieusement l'oeuvre de la création le sixième jour (1). Si donc vous ajoutez six, le signe de la perfection, à cent quarante-sept, vous obtenez cent-cinquante trois, le nombre des poissons pris le jour où, sur l'ordre du Seigneur, on jeta le filet sur la droite, et non sur la gauche; où se trouvent les pécheurs.



Augustin, 83 questions - 50. - De l'égalité du Fils.