Augustin, doctrine chrétienne 1040

CHAPITRE XXXVI. CE QU'IL FAUT PENSER D'UNE INTERPRÉTATION DEFECTUEUSE DE L'ÉCRITURE, SI ELLE SERT A ÉDIFIER LA CHARITÉ.


1040 40. C'est donc à tort qu'on se flatterait de comprendre les divines Ecritures en tout; ou

1.
Rm 13,10 1Tm 1,5

17

en partie, si cette connaissance ne sert pas à établir le double amour de Dieu et du prochain: c'est ne pas en avoir encore la moindre intelligence. Mais celui qui en exprime un sens propre à édifier cette même charité, sans toutefois rendre la pensée de l'écrivain sacré dans le passage qu'il interprète, se trompe à la vérité; cependant son erreur n'est point dangereuse, et réellement il ne ment point. Le mensonge, en effet, suppose en celui qui l'émet l'intention délibérée de dire une fausseté, et c'est pourquoi nous rencontrons tant d'hommes qui veulent bien mentir et pas un seul qui supporte d'être trompé. Si donc l'homme émet sciemment le mensonge, et se laisse tromper que par l'ignorance, il est évident que, sur le même sujet, la condition de l'homme trompé est préférable à celle du menteur; car il vaut mieux être victime de l'injustice que de la commettre. Or, mentir, c'est commettre une injustice; et penser que le mensonge peut être quelquefois utile, c'est s'obliger à en dire autant de l'injustice. Mentir, c'est par là même être infidèle, puisque c'est exiger de celui que l'on trompe une foi que l'on viole à son égard. Mais tout violateur de la foi est injuste; donc ou l'injustice est quelquefois utile, ce qui est impossible, ou bien il faut admettre que le mensonge ne le sera jamais.



CHAPITRE XXXVII. ON DOIT INSTRUIRE UN INTERPRÈTE QUI SE TROMPE.


1041 41. L'interprète qui donne aux divines Ecritures un sens différent de celui de l'auteur sacré, tombe dans l'erreur, malgré leur infaillible véracité; mais, comme je l'ai observé, si son erreur est propre à édifier la charité, qui est la fin des commandements, elle ne ressemble qu'à celle du voyageur qui abandonne son chemin, et qui së rend à travers la campagne au terme où ce chemin devait le faire aboutir. Toutefois on doit redresser son erreur, et lui faire comprendre toute l'importance qu'il y a de ne pas s'écarter de la voie, dans la crainte que l'habitude d'en sortir ne l'entraîne dans une direction opposée ou dangereuse. Car en donnant sur un point une interprétation téméraire qui ne rend pas la pensée de l'auteur inspiré, il rencontre presque toujours des détails qu'il ne peut faire accorder avec son sentiment. S'il admet que ces passages ne contiennent rien que de vrai et d'incontestable, l'interprétation qu'il avait émise ne peut qu'être faussé; et alors, par une conséquence inexplicable, l'attachement à son propre sens le conduit à condamner plutôt la parole de l'Ecriture que son sentiment privé; et s'il s'abandonne à ce travers funeste, il y trouvera infailliblement sa ruine. «Car nous marchons ici-bas par la foi, et non encore par la claire vue (1).» Or la foi devient chancelante dès que l'autorité des divines Ecritures est ébranlée: et dès lors que la foi chancelle, la charité elle-même se refroidit. Ainsi perdre la foi c'est perdre nécessairement la charité; car comment aimer ce qu'on ne croit pas exister? Mais quand on croit et que l'on aime, quand de plus la vie est sainte et pure, on sent naître en même temps l'espérance de parvenir à l'objet aimé. Toute science et toute interprétation de l'Ecriture est donc fondée sur ces trois vertus: la foi, l'espérance et la charité.



CHAPITRE XXXVIII. LA CHARITÉ DEMEURE ÉTERNELLEMENT.


1042 42. A la foi succèdera la claire vue de l'essence divine, et à l'espérance la béatitude elle-même à laquelle nous tendons. Mais quand la foi et l'espérance auront disparu, la charité n'en sera que plus ardente et plus parfaite. Car si la foi nous fait aimer ce que nous ne voyons pas encore, que sera-ce quand nous pourrons le contempler? Et si par l'espérance nous aimons la gloire après laquelle nous soupirons, quel ne sera pas notre amour quand nous en sera donnée la possession? Voici en effet la grande différence entre les biens du temps et ceux de l'éternité: on aime davantage les premiers avant de les posséder, et on les méprise aussitôt qu'on en jouit: peuvent-ils en effet combler les désirs d'un coeur qui ne trouve son vrai repos que dans l'éternité? Mais la possession dés biens éternels nous les fait aimer plus vivement que quand nous étions encore à les espérer. Non, celui qui les désire ne les estimera jamais au delà de leur valeur; jamais il n'aura à les mépriser, ni à les trouver au-dessous de l'idée qu'il s'était formée; quelque haute estime qu'il en conçoive en cette vie,

1.
1Co 5,7

18

la possession les lui découvrira bien autrement précieux encore.



CHAPITRE XXXIX. L'ÉCRITURE N'EST POINT NÉCESSAIRE A L'HOMME QUI POSSÈDE LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ.


1043 43. Ainsi l'homme dont la vie a pour fondement inébranlable la foi, l'espérance et la charité, n'a besoin de l'Ecriture que pour instruire les autres. N'est-ce pas sous la direction de ces trois vertus que tant de cénobites passent saintement leur vie dans la solitude, sans le secours des saints Livres? Aussi il nie semble qu'en eux s'est déjà accomplie cette parole: «Les prophéties s'anéantiront, les langues cesseront, et la «science sera abolie (1).» Reconnaissons toutefois que les saintes Lettres ont servi à développer en eux la foi, l'espérance et la charité, au point que, arrivés au sommet de la perfection, ils ne s'attachent plus à rien de ce qui est imparfait. Je ne parle que de cette perfection qui est possible sur la terre; car en regard de la vie future, il n'est point d'homme juste et saint dont la vie puisse ici-bas se dire parfaite. C'est pourquoi, selon, l'Apôtre: «Ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent à présent, mais la charité est la plus excellente des trois (2).» Car lorsque nous mettrons le pied sur le seuil de l'éternité, la foi et l'espérance disparaîtront, et la charité n'en restera que plus ardente et plus inébranlable.

1. Cor. 13,8. - 2. Ibid. 13.



CHAPITRE XL. DANS QUEL ESPRIT ON DOIT LIRE L'ÉCRITURE.


1044 44. Celui donc qui connaîtra fille la fin de la loi, c'est la charité qui naît «d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (1)» et qui veut rapporter à ces trois vertus toute l'intelligence des Ecritures, peut avec confiance s'adonner à l'interprétation de ces divins Livres. L'Apôtre, en effet; dit de la charité, qu'elle «naît d'un coeur pur,» afin que l'on n'aime rien qui ne soit digne d'amour. Il dit encore: «d'une conscience bonne,» pour assurer un fondement à l'espérance; car comment espérer d'obtenir jamais ce qu'on croit et ce qu'on aime, si l'on sent en soi les remords d'une conscience criminelle? Il ajoute enfin: «d'une foi sincère,» parce que si notre foi est dégagée de toute erreur, nous n'aimons pas ce qu'il ne faut pas aimer, et en menant une vie innocente nous avons la douté confiance que notre espoir ne sera point confondu.
Je crois avoir parlé des choses qui renferment l'objet de notre foi, dans la mesure qui me semble suffisante pour les circonstances présentes, cette matière ayant déjà été traitée ailleurs assez amplement soit par moi, soit par d'autres. Nous terminons donc ici ce livre. Nous consacrerons le reste de notre travail à parler des signes, selon les lumières que Dieu nous accordera.

1.
1Tm 1,6




LIVRE DEUXIÈME.


Saint Augustin traite ici dés signes et des termes en usage dans l'Ecriture. - Il démontre que la plupart du temps la difficulté d'assigner au texte sacré son vrai sens, tient à ce que ces signes sont inconnus ou équivoques. - Après avoir tracé le canon des Livres saints, il indique quelles sont les langues qu'il faut savoir, et les diverses connaissances qu'il est utile d'acquérir, pour bien comprendre le langage des écrivains inspirés. - Il répudie les sciences superstitieuses des païens et termine en rappelant avec quelles dispositions on doit entreprendre l'étude des Ecritures.



CHAPITRE PREMIER. NATURE DU SIGNE ET SES DIFFÉRENTES ESPÈCES.


2001 1. Au commencement du livre précédent, où j'ai traité des choses, j'ai fait observer qu'on ne devait considérer que ce qu'elles sont en elles-mêmes, sans s'arrêter à ce qu'elles pouvaient signifier d'ailleurs. Ayant à parler des signes, je préviens au contraire qu'il ne faut pas s'attacher à ce qu'ils sont en eux-mêmes, mais à leur propriété significative, ou à l'objet qu'ils désignent. On entend par signe ce qui, outre l'objet qu'il offre à nos sens, fait naître dans notre esprit l'idée d'une autre chose. Ainsi la vue des traces d'un animal nous découvre son passage; la fumée nous révèle l'existence du feu caché à nos regards; le cri poussé par quelqu'un manifeste le sentiment qui l'agite; le son de la trompette apprend aux soldats quand, dans le combat, ils doivent avancer, rétrograder ou exécuter tout autre mouvement.

2002 2. Les signes sont naturels ou artificiels. Les signes naturels sont ceux qui, en dehors de toute détermination particulière, font connaître par eux-mêmes un autre objet: telle est la fumée qui révèle le feu. Il n'y a ici aucune convention arbitraire, puisqu'on sait par expérience que nécessairement il y a du feu là où l'on voit s'élever la fumée. Comme signes du même genre, nous citerons encore les traces qu'imprime sur la terre un animal dans son passage; l'aspect du visage où se peint la colère ou la tristesse de l'homme agité par ses passions: sans nul dessein prémédité de notre part; nos traits sont comme un miroir où viennent se refléter les divers mouvements de notre âme . Il n'entre pas dans notre plan de traiter de cette sorte de signes . Cependant comme ils se sont rencontrés dans notre division, nous n'avons pu les passer entièrement sous silence; nous nous bornerons à ce qui vient d'en être dit.



CHAPITRE II. QUELS SIGNES SONT L'OBJET DE CE LIVRE.


2003 3. Les signes artificiels sont ceux que les êtres animés se donnent mutuellement pour manifester, autant qu'il est possible, leurs pensées, leurs sentiments, et les différents mouvements de leur âme. L'unique fin que l'on se propose en adressant un signe à quelqu'un, c'est d'exprimer et de faire passer dans son esprit ce que l'on conçoit dans le sien. Nous consacrerons notre travail à étudier les signes de ce genre, selon qu'ils sont en usage parmi les hommes; puisque les signes (20) d'institution divine que renferment les saintes Ecritures nous ont été marqués par les hommes qui les y ont insérés. Les animaux ont aussi entre eux certains signes par lesquels ils communiquent leurs sensations. Quant le coq rencontre quelque nourriture, d'un signe de sa voix il fait accourir la poule; les colombes s'appellent mutuellement par leur cri plaintif; et combien d'autres faits semblables il est facile de remarquer! Quant à décider si les signes expriment les mouvements de l'âme indépendamment de la volonté, comme l'aspect du visage et le cri de la douleur; ou si, en réalité, ils ne les expriment qu'en vertu d'une convention arbitraire, c'est une question étrangère à notre sujet, et que nous laissons de côté comme inutile.



CHAPITRE 3. LA PAROLE EST AU PREMIER RANG PARMI LES SIGNES.


2004 4. Parmi les signes dont se servent les hommes pour se communiquer leurs pensées, quelquesuns ont rapport au sens de la vue, le plus grand nombre au sens de l'ouïe, très peu aux autres sens. Un mouvement de tête est un signe qui ne s'adresse qu'aux yeux de celui à qui l'on veut faire connaître sa volonté. Certains hommes savent traduire la plupart de leurs sentiments par les gestes des mains; les histrions font des mouvements de tous leurs membres des signes intelligibles pour les spectateurs, et parlent, pour ainsi dire, à leurs yeux; la vue de l'étendard et du drapeau transmet aux soldats les ordres de leurs chefs. Tous ces signes sont comme une sorte de langage visible.,Mais la plupart, comme nous l'avons observé, se rapportent au sens de l'ouïe, et consistent principalement dans les paroles. Ainsi la trompette, la flûte et la harpe font entendre le plus souvent un son, non-seulement suave et harmonieux, mais encore significatif. En comparaison des paroles, les signes de cette espèce sont très peu nombreux. La parole en effet est le signe de premier ordre dont se servent les hommes pour exprimer leurs pensées, quand ils veulent les manifester au dehors. Le Seigneur fit voir un signe, dans l'odeur du parfum qui fut répandu sur ses pieds (1); un autre, dans la

1.
Jn 12,1-7

réception du sacrement de son corps et de son sang (1); et un autre encore, dans la guérison qu'obtint cette femme en touchant le bord de. son vêtement (2). Mais le nombre incalculable des signes qui servent aux hommes à communiquer leurs pensées, consiste dans les paroles. Car, par la parole, j'ai pu exprimer tous ces signes dont je n'ai fait qu'énoncer les différents genres; tandis qu'il me serait impossible d'exprimer la parole elle-même à l'aide de ces signes.



CHAPITRE IV. ORIGINE DES LETTRES.


2005 5. Mais comme les paroles passent aussitôt qu'elles ont frappé l'air, et disparaissent avec le son qu'elles produisent, on a imaginé les lettres comme signes destinés à les fixer. Elles deviennent ainsi perceptibles à nos yeux, non par elles-mêmes, mais par les signes qui les représentent. Or, ces signes ne pouvaient être communs à tous les peuples, par suite de cette dissension funeste qui s'établit au sein du genre humain, chacun voulant s'arroger la suprême domination; et cet orgueil se révéla dans cette tour que les hommes tentèrent d'élever jusqu'au ciel; folle entreprise où. leur impiété mérita de voir la discorde s'introduire, non-seulement dans leurs esprits, mais encore dans leur langage (3).



CHAPITRE V. DIVERSITÉ DES LANGUES.


2006 6. L'Ecriture sainte, ce souverain remède aux maladies qui rongent le coeur humain, ne fut écrite d'abord, il est vrai, que dans une seule langue, au moyen de laquelle elle put facilement se répandre dans l'univers; mais traduite dans les diverses langues du monde, elle vint à la connaisssance de tous les peuples, pour leur Salut. Ce qu'on se propose en la lisant, c'est d'y découvrir les pensées et les volontés de ceux qui l'ont écrite, et, par là même, les, volontés de Dieu, dont les auteurs sacrés ne sont à nos yeux que les fidèles interprètes.

1.
Lc 12,19-20 - 2. Mt 9,21 - 3. Gn 11,1-9

21



CHAPITRE VI. UTILITÉ QUI RESSORT DE L'OBSCURITÉ DE L'ÉCRITURE.


2007 7. Cependant ceux qui lisent les saints Livres avec une confiance téméraire, s'égarent bientôt dans une foule de passages difficiles et obscurs, et prennent un sens pour un autre; parfois même certains textes sont enveloppés d'un voile si épais, qu'ils ne peuvent en donner une interprétation quelconque. Je ne doute nullement que ce ne soit une disposition particulière de la sagesse divine, qui a voulu dompter l'orgueil de l'homme par le travail, et prémunir contre le dégoût son esprit qui trop souvent méprise ce qu'il découvre facilement. Qu'on dise, par exemple, que les hommes saints et parfaits sont ceux dont l'Église du Christ propose la vie et les moeurs comme exemples aux infidèles qui viennent à elle, pour les arracher à leurs vaines superstitions, et se les incorporer en les faisant marcher sur les traces de ces justes; qu'on représente ces zélés et fidèles serviteurs du vrai Dieu, déposant le fardeau du siècle, se plongeant dans les eaux saintes du baptême, et au sortir de là produisant, sous l'action féconde de l'Esprit-Saint, le fruit. du double amour de Dieu et du prochain: comment se fait-il qu'ainsi exprimée cette vérité frappe moins agréablement l'auditeur, que si on la lui découvre figurée dans ce passage du Cantique des cantiques, où on adresse à l'Église cette louange comme à une femme ravissante de beauté: «Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues qui montent du lavoir, et qui portent un double fruit sans qu'il y en ait de stérile parlai elles (1)?» Y découvrons-nous une vérité différente de celle qui nous était présentée en termes clairs et sans figure?Et cependant je ne sais pourquoi je contemple avec plus de charme les saints quand je les considère comme les dents de l'Église, arrachant les hommes au joug de Ferreur, brisant la pureté de leurs coeurs, les broyant et tes triturant en quelque sorte pour les lui incorporer. Comme je me plais à les considérer sous la délicieuse image de ces brebis tondues qui, après avoir déposé les fardeaux du siècle comme (les toisons, et remontant du lavoir, c'est-à-dire du bain baptismal, portent

1.
Ct 4,2

toutes un double fruit, les deux préceptes de l'amour, sans qu'il y en ait une seule de stérile et qui ne produise ces fruits de sainteté!

2008 8. Mais pourquoi cette même vérité s'offre-t-elle ainsi à moi avec plus de charmes, que si l'Écriture ne la représentait pas sous de semblables figures? Il serait difficile de l'expliquer, et c'est d'ailleurs une question étrangère à notre sujet. Toujours est-il certain qu'on découvre plus volontiers la vérité sous les figures qui la voilent, et qu'on trouve avec une satisfaction plus vive ce qu'on à cherché avec quelque peine. Ceux qui ne découvrent pas aussitôt l'objet de leurs recherches, se sentent excités comme par l'aiguillion de la faim; tandis que la découverte trop facile de la vérité engendre souvent la tiédeur avec le dégoût: dans les deux cas, néanmoins, il faut se prémunir contre le découragement. C'est dans ce dessein que l'Esprit-Saint a composé les divines Écritures de la manière la plus admirable et la plus salutaire. Il a disposé des passages clairs et évidents, comme aliment au besoin pressant de connaître, et d'autres plus obscurs, comme remède contre le dégoût et l'ennui. Il n'est presque rien d'ailleurs de ce qui est caché sous ces obscurités, qu'on ne trouve exprimé clairement en d'autres endroits.



CHAPITRE VII. LES SEPT DEGRÉS QUI CONDUISENT A LA SAGESSE.


2009 9. Il faut donc avant tout que la crainte de Dieu nous dispose à connaître sa volonté, et ce qu'il nous commande de rechercher ou de fuir. Il est nécessaire que cette crainte frappe vivement notre âme de la pensée de notre mortalité et du trépas qui nous attend, et que, perçant les désirs de la chair, elle attache à la croix toutes les révoltes de l'orgueil. Vient ensuite la piété qui doit nous rendre dociles, et nous apprendre à ne jamais contredire la divine Écriture, soit que nous en saisissions le sens, et que nous remarquions qu'elle attaque quelqu'un de nos vices, soit qu'elle reste fermée à notre intelligence, et nous expose à penser que nous pouvons concevoir de nous-mêmes des pensées et donner des prescriptions plus sages. Nous devons croire avec une entière conviction que, même dans ces obscurités, elle renferme plus (22) de vérité et de sagesse que nous ne pouvons en produire de nous-mêmes.

2010 10. Après ces deux degrés de la crainte et de la piété on arrive au troisième, qui est celui de la science, objet spécial de ce traité. C'est dans ce degré que s'exerce quiconque s'applique à l'étude des divines Écritures. Tout ce qu'il y découvrira se résumera dans cette vérité: qu'il faut aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. et le prochain comme soi-même, en sorte que l'amour du prochain et de soi-même se rapporte à Dieu. Nous avons parlé de ce double précepte dans le livre précédent, où nous avons traité des choses. Aussi, à peine l'homme ouvrant l'Écriture, s'est-il reconnu épris de l'amour du siècle et des choses passagères, qu'il se sent très éloigné de ce parfait amour de Dieu et du prochain qu'elle lui prescrit. Alors la crainte qui le frappe de la pensée du jugement de Dieu, et la piété qui le soumet avec une pleine conviction à l'autorité des saints Livres, le forcent à verser des larmes sur sa misère. Car cette science, en ouvrant son coeur à l'espérance, lui apprend, non à présumer, mais à gémir, et ces larmes jointes à de ferventes prières, lui obtiennent le secours céleste qui l'éloigne de l'abîme du désespoir. Il entre alors dans le quatrième degré, qui est la force, où il sent naître en lui la faim et la soif de la justice. C'est parla force qu'il s'arrache aux joies mortelles .qu'il goûtait dans les choses passagères et qu'il les repousse, pour ne plus aimer que les biens éternels, c'est-à-dire la Trinité toujours une et immuable.

2011 11. Aussitôt qu'il aperçoit cette divine lumière projetant au loin ses rayons, et qu'il sent que la faiblesse de son regard ne peut en supporter l'éclat, il monte au cinquième degré, qui est le conseil. Là, il s'applique à purifier dans les oeuvres de miséricorde, son âme agitée et irritée contre elle-même, de toutes les souillures contractées dans les jouissances terrestres. Là, avec une sainte ardeur, il s'exerce et se, perfectionne dans l'amour du prochain; et, lorsque rempli de force et d'espérance, il est parvenu jusqu'à aimer ses ennemis, il s'élance au sixième degré, oit il purifie cet mil qui seul peut contempler la divinité, autant qu'il est donné à ceux qui meurent au siècle présent. Car plus on meurt à ce monde,

1.
Mt 22,37-39

plus on voit Dieu; et plus on vit pour la créature, plus Dieu se cache. Et alors même que cette lumière infinie commence à paraître moins accablante, plus certaine et plus ravissante, nous ne l'apercevons encore qu'en énigme et dans un miroir (1), parce que dans le pèlerinage de cette vie, nous marchons plus par la foi que par la claire vue (2), quoique notre conversation soit déjà dans les cieux (3). Celui qui est parvenu à ce degré, purifie tellement l'oeil de son coeur, qu'il ne peut plus préférer ou comparer à la vérité souveraine, ni le prochain, ni, par conséquent, lui-même. Et telle sera dans ce juste la simplicité et la pureté du coeur, que jamais ni l'envie de plaire aux hommes, ni la crainte des épreuves et des adversités de cette vie, ne seront capables de le détacher de l'amour de la vérité. C'est ainsi que cet enfant de Dieu s'élève jusqu'à la sagesse, qui est le septième degré et il en jouit au sein de la paix la plus profonde. Le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu (4), et c'est de cette crainte qu'en passant par les autres degrés on tend à la sagesse et qu'on y arrive.



CHAPITRE VIII. LIVRES CANONIQUES.


2012 12. Revenons maintenant au troisième degré, dont nous nous sommes proposé de traiter spécialement, suivant les lumières qu'il plaira à Dieu de nous accorder. La règle la plus sage à suivre pour pénétrer dans les profondeurs des divines Écritures, est de commencer par les lire tout entières afin d'en acquérir au moins la connaissance que peut en donner cette lecture, si l'on n'arrive pas encore à les comprendre. On se bornera d'abord à celles qui sont réputées canoniques. Il y aura moins de danger à lire les autres, lorsqu'on sera instruit des vérités de la foi; il serait à craindre que, s'emparant d'un esprit encore faible, et le prévenant de leurs fables et de leurs dangereuses erreurs, elles ne lui inspirassent des préjugés contraires à une saine interprétation.
Pour les Écritures canoniques, on suivra l'autorité du plus grand nombre des Églises catholiques, au premier rang desquelles on devra mettre celles qui ont eu le privilège

1.
2Co 13,12 - 2. 2Co 5,6-7 - 3. Ph 3,20 - 4. Ps 111,10 Si 1,16

23

d'être le siège des apôtres et d'en recevoir des lettres. On aura pour principe et pour règle en cette matière, de préférer celles que reçoivent toutes les Eglises catholiques à celles qui sont rejetées de quelques-unes; et parmi celles que toutes les Eglises n'admettent pas, on préférera celles que reçoivent des Eglises plus nombreuses et plus considérables, à celles qui n'ont l'assentiment que de quelques Eglises de moindre autorité. Si l'on rencontre certains livres admis par un plus grand nombre d'Eglises, et d'autres par des Eglises plus considérables, circonstance d'ailleurs difficile à se produire, je pense qu'on doit leur reconnaître le même degré d'autorité.

2013 13. Le canon entier des Ecritures, auquel se rapportent les considérations que nous venons d'exposer, se compose des livres suivants: les cinq livres de Moïse: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome; le livre de Josué, le livre des Juges, le petit livre de Ruth, qui semble plutôt faire partie du commencement de l'histoire des Rois, et les deux livres des Paralipomènes, qui sont, non une suite dés précédents, mais comme des suppléments qui en suivent l'ordre et la marche. Tels sont les Livres historiques, où les époques s'enchaînent les unes aux autres, et où se déroule la suite naturelle des évènements. Il en est d'autres dont les faits n'ont aucun lien qui les rattache à cet ordre naturel ni entre eux. Ce sont les livres de Job, de Tobie, d'Esther, de Judith, les deux livres des Macchabées, et les deux livres d'Esdras, qui semblent plutôt continuer l'histoire suivie des livres des Rois ou des Paralipomènes. Viennent ensuite parmi les prophètes, le livre des psaumes de David, les trois livres de Salomon: les Proverbes, le Cantique des Cantiques et l'Ecclésiaste. Une certaine ressemblance de forme et de style a fait attribuer à Salomon les deux livres de la Sagesse et de l'Ecclésiastique, mais une tradition constante leur donne pour auteur Jésus Sirach (1); toutefois l'autorité qu'on leur a reconnue dans l'Eglise doit les faire ranger au nombre des livres prophétiques. Les autres livres sont ceux des prophètes proprement dits; les livres des douze prophètes qu'on n'a jamais séparés ne forment ensemble qu'un seul livre. Ces prophètes sont Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie,

1. II Rétr. 1,ch. 4,n. 2.

Malachie. Ensuite les quatre livres des quatre grands prophètes, Isaïe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel. Tels sont les quarante-quatre livres qui font autorité dans l'Ancien Testament (1). Le Nouveau comprend les quatre livres de l'Evangile selon Mathieu, selon Marc, selon Luc et selon Jean; les quatorze épîtres de l'apôtre Paul une aux Romains, deux aux Corinthiens, une aux Galates, une aux Ephésiens, une aux Philippiens, deux aux Thessaloniciens, une aux Colossiens, deux à Timothée, une à Tite, une à Philémon et une aux Hébreux; deux épîtres de saint Pierre, trois de saint Jean, une de saint Jacques, le livre des Actes des apôtres, le livre de l'Apocalypse de saint Jean.



CHAPITRE IX. RÈGLE A SUIVRE DANS L'ÉTUDE DE L'ÉCRITURE.


2014 14. C'est dans tous ces livres canoniques que les âmes touchées de la crainte de Dieu et rendues dociles par la piété, cherchent à connaître sa volonté. On doit débuter dans cette étude et ce travail, ainsi que nous l'avons observé, par une certaine connaissance de ces ouvrages; commencer, sinon encore par. en pénétrer le sens, du moins par les lire pour en confier le contenu à sa mémoire, ou ne pas les ignorer complètement. Ensuite rechercher avec attention et discernement les vérités qui y sont clairement exposées, comme les préceptes des moeurs et les règles de la foi: on les y découvre d'autant plus que l'intelligence a plus de vivacité et de pénétration. Il est remarquable en effet que les passages les plus clairs de l'Ecriture renferment tout ce qui concerne la foi et les moeurs, je veux dire l'espérance et l'amour, dont nous avons parlé dans le livre précédent. Après s'être ainsi en quelque sorte familiarisé avec le langage des saints livres, ou entreprend de pénétrer dans les obscurités qu'ils renferment, et d'en faire jaillir la lumière; les passages les plus clairs servent à interpréter ceux dont le sens serait voilé, et les vérités incontestables, à établir avec certitude celles dont on pourrait douter encore. Ici la mémoire est d'un grand secours; mais si on en manque, les préceptes que nous traçons ne peuvent la donner.

1. Ibid.

24



CHAPITRE X. OBSCURITÉ DE L'ÉCRITURE DANS LES SIGNES QU'ELLE EMPLOIE.


2015 15. L'intelligence de quelques passages de l'Écriture peut échapper pour deux raisons le sens inconnu, ou la signification équivoque des signes sous lesquels est enveloppée la pensée de l'auteur sacré. Or, les signes sont propres ou figurés. Les signes propres sont ceux qu'on emploie pour désigner les objets pour lesquels ils ont été directement institués. C'est ainsi que par le mot boeuf, nous entendons cet animal auquel donnent ce nom tous ceux qui parlent avec nous la même langue. Les signes sont figurés, quand les choses désignées par les termes qui leur sont propres, servent à déterminer elles-mêmes quelque objet différent. Ainsi le mot boeuf nous rappelle, à la vérité, l'animal ordinairement appelé de ce nom; mais, sous l'emblème de cet animal, nous entendons aussi quelquefois le prédicateur de l'Evangile dont l'Écriture a voulu parler, selon l'interprétation de l'Apôtre, quand elle a dit: «Tu ne tiendras point la bouche liée au boeuf qui foule le grain (1).»



CHAPITRE 11. LA SCIENCE DES LANGUES NÉCESSAIRE POUR L'INTELLIGENCE DES SIGNES.


2016 16. La connaissance des signes propres dépend principalement de celle des langues. Nous proposant ici d'éclairer ceux qui parlent la langue latine, nous leur dirons que, pour l'intelligence des Écritures, ils doivent posséder deux autres langues, qui sont le grec et l'hébreu, afin de pouvoir recourir aux textes originaux, toutes les fois que la diversité infinie des interprètes latins n'engendrera que le doute et l'incertitude. D'ailleurs il se rencontre, dans nos Livres saints, certaines expressions hébraïques qui n'ont jamais été traduites, comme Amen, Alleluia, Racha, Hosanna et d'autres. On eût pu en traduire quelques-unes, telles que amen, alleluia; mais on a voulu les conserver dans leur forme antique, pour en rendre l'autorité plus respectable; pour d'autres, telles que Racha et Hosanna, on prétend qu'il était

1.
1Co 9,19

impossible de les faire passer dans une autre langue. Il est en effet des expressions tellement propres à certaines langues, qu'aucune traduction ne peut en reproduise la signification dans une langue étrangère. Ainsi en est-il principalement des interjections, qui servent plutôt à exprimer des mouvements subits dé l'âme, qu'une conception raisonnée de l'esprit. A ce genre appartiennent les deux termes cités plus haut. Racha, dit-on, est un signe d'indignation, et Hosanna un cri de joie. Mais ce qui rend nécessaire la connaissance du grec et de l'hébreu, ce ne sont pas les termes de cette nature, qui d'ailleurs sont peu nombreux, et qu'il est facile de remarquer et de comprendre, mais, comme nous l'avons observé, la diversité des interprètes. On peut compter ceux qui ont traduit l'Écriture d'hébreu en grec, tandis que le nombre des interprètes latins est infini.
Car, dans les premiers temps du christianisme, dès qu'un exemplaire grec tombait entre les mains de quelqu'un qui croyait avoir certaine connaissance de l'une et de l'autre langue, il se hasardait à le traduire.



CHAPITRE XII. UTILITÉ DES DIFFÉRENTES INTERPRÉTATIONS.


2017 17. Cette grande variété de traductions sert plus encore à l'intelligence des Écritures, qu'elle n'y met obstacle, quand on s'attache à les lire avec une véritable application. C'est en consultant plusieurs traducteurs que souvent on est arrivé à saisir le sens de quelques passages très-obscurs. Dans le prophète Isaïe, par exemple, là où un interprète a dit: «Ne méprise pas ceux de la maison et de ta race (1);» un autre a traduit: «Ne méprise pas ta chair.» Tous deux s'appuient mutuellement, et l'un sert à éclaircir l'autre. En effet on pourrait prendre le mot chair dans un sens naturel, il serait alors prescrit à chacun de ne pas mépriser son corps; et «ceux de la maison et de la race» s'entendraient, dans le sens figuré, des chrétiens qui sont nés spirituellement avec nous de la même semence, de la parole divine. Mais en mettant en regard le sens des deux traducteurs, on découvre, comme plus vraisemblable, qu'il nous est ordonné en cet endroit, de ne pas mépriser ceux

1.
Is 58,7

25

qui nous sont unis par les liens du sang. Car en rapprochant de «chair,» ceux qui sont de «la même race,» on voit paraître tout d'abord ceux qu'unissent entre eux les liens du sang. C'est de là que viennent, à mon avis, ces paroles de l'Apôtre: «Je tâche d'exciter une sainte jalousie dans ma chair, afin d'en sauver quelques uns (1).» Il voulait que l'exemple de ceux qui croyaient déjà, les amenât à leur tour à la foi, en leur inspirant une salutaire émulation. Il appelle donc les Juifs sa chair, par suite de leur commune origine avec lui. Dans un autre passage du même prophète, un traducteur a dit: «Si vous ne croyez, vous ne comprendrez point (2);» un autre a rendu:, «Si vous ne croyez, vous ne demeurerez point.» Comment savoir quel est celui qui a exprimé le vrai sens, à moins de recourir à la langue originale? Cependant une lecture approfondie fait ressortir une grande vérité de ces deux interprétations. Il est difficile que les interprètes s'écartent tellement les uns des autres, qu'ils ne conservent entre eux quelque point de contact. Voici l'explication. La vue de l'essence divine par l'intelligence est permanente et éternelle; tandis que la foi ne nourrit, pour ainsi dire, que de lait les hommes encore enveloppés comme des enfants dans les langes des choses passagères de cette vie. C'est par la foi que nous marchons ici-bas et non encore par une vue claire et parfaite (3). Or, il est nécessaire que nous marchions à la lumière de la foi pour parvenir à cette vue claire et permanente, dont nous jouirons éternellement par le moyen de notre intelligence purifiée, qui nous tiendra unis à la vérité. C'est pourquoi l'un des traducteurs a dit: «Si vous ne croyez, vous ne demeurerez point,» et l'autre: «Si vous ne croyez, vous ne comprendrez point.»

2018 18. L'ambiguïté des termes de la langue originale contribue encore souvent à jeter un interprète dans l'erreur, quand il ne saisit pas parfaitement la pensée de l'auteur, et cette ambiguïté lui fait donner une explication absolument étrangère au sens véritable. Quelques traducteurs ont ainsi rendu ce passage des Psaumes. «Leurs pieds sont aigus pour répandre le sang (4) .» Or, oxuV, en grec, signifie aigu et léger. Le vrai sens n'a dons; été saisi que par celui qui a traduit: «Leurs pieds

1.
Rm 11,14 - 2. Is 7,9 - 3 2Co 5,7 - 4. Ps 13,5

sont prompts et légers pour répandre le sang:» les autres, trompés par un terme équivoque, sont tombés dans une fausse interprétation. D'autres traductions sont non-seulement obscures, mais entièrement fausses; il faut alors s'appliquer à les corriger plus qu'à les éclaircir, et à les comprendre. Tel est l'exemple suivant: Parce que moscoV, en grec, signifie «un veau,» certains interprètes ont traduit le terme mosceumata par «troupeaux de veaux,» ne voyant pas que la véritable signification était celle de plantes. Et cette erreur s'est glissée dans un si grand nombre d'exemplaires, qu'à peine on en rencontre un seul où on lise différemment. Cependant rien de plus facile à déterminer que le vrai sens de ce mot, qui ressort si clairement de ceux qui suivent. N'est-il pas plus naturel de dire: «Les plantes adultérines ne jetteront point de profondes racines,» que de dire: «Les troupes de veaux, etc...,» animaux qui marchent sur la terre et n'y sont point fixés par des racines? D'ailleurs l'ordre et la suite du discours autorisent pleinement cette interprétation.




Augustin, doctrine chrétienne 1040