Augustin, 83 questions - 67. - Sur ce passage: «Or j'estime que les souffrances du temps présent ne sont pas dignes de la gloire future qui sera révélée en nous;»

67. - Sur ce passage: «Or j'estime que les souffrances du temps présent ne sont pas dignes de la gloire future qui sera révélée en nous;»

jusqu'à ces paroles: «Car c'est en espérance que nous sommes sauvés (Rm 8,18-24).»

1. Ce passage est obscur, parce qu'on n'y voit pas assez clairement ce que l'Apôtre entend par créature. Selon la doctrine catholique, on entend par créature tout ce qu'a fait et créé Dieu le Père, par son Fils unique, dans l'unité du Saint-Esprit. Par conséquent, ce mot comprend non-seulement les corps, mais encore nos âmes et les esprits. Or il est dit: «La créature elle-même sera affranchie de la servitude de la mort, pour passer à la liberté de la gloire des enfants de Dieu,» comme si nous n'étions pas créatures, mais enfants de Dieu, et que la créature dût être affranchie pour passer à la liberté de notre gloire. L'Apôtre dit encore: «Car nous savons que toutes les créatures gémissent et sont dans le travail de l'enfantement jusqu'à . cette heure, et non-seulement elles, mais aussi nous-mêmes,» comme si nous et les créatures étions choses différentes. Il faut donc étudier tout ce passage en détail.
2. «Or j'estime, dit l'Apôtre, que les souffrances du temps présent ne sont pas dignes de la gloire future qui éclatera en nous.» Voilà qui est clair. Déjà il avait dit plus haut: «Si par l'esprit vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez,» ce qui ne peut se faire sans incommodité, et exige la patience. C'est encore le sens de ce qu'il a dit un peu plus haut: «Pourvu que nous souffrions avec lui, afin d'être glorifiés avec lui (Rm 13,17).»
Quant à ces expressions: «Aussi la créature attend d'une vive attente la manifestation des fils de Dieu,» voici, je pense, là signification qu'il y attache. Ce qui souffre en nous, quand nous mortifions les oeuvres de la chair; quand nous supportons volontairement la faim ou la soif; quand nous nous contenons dans les règles de la chasteté; quand nous souffrons avec patience des injures blessantes, de cruels affronts; quand, dédaignant et rejetant toute jouissance personnelle, nous travaillons au profit de l'Eglise notre mère: tout ce qui souffre en nous, dis-je, dans de telles épreuves, est créature. Car le corps souffre et aussi l'âme, qui est certainement une créature et qui attend la manifestation des fils de Dieu, c'est-à-dire le terme où les élus apparaîtront, dans la gloire même à laquelle ils sont appelés. En effet le Fils unique de Dieu ne (466) pouvant être appelé créature, puisque c'est par lui qu'a été fait tout ce que Dieu a fait, c'est évidemment à nous que ce terme s'applique, avant la manifestation de la gloire; en même temps nous sommes appelés enfants de Dieu; mais seulement par adoption, le Fils unique l'étant par nature. Donc «la créature,» c'est-à-dire nous, «attend d'une vive attente la manifestation des fils de Dieu,» c'est-à-dire la réalisation des promesses, le moment où nous serons réellement ce que nous ne sommes encore qu'en espérance. Car nous sommes les enfants de Dieu, mais on ne voit pas encore ce que nous serons. «Toutefois nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1).» Et c'est là la manifestation des fils de Dieu, que la créature attend maintenant d'une vive attente. Non qu'elle attende la manifestation d'une autre nature, qui ne soit point créature; mais telle qu'elle est maintenant, elle attend l'état où elle doit être un jour. C'est à peu près comme si l'on disait pendant que le peintre travaille avec les couleurs qui sont devant lui et qu'il a préparées pour son oeuvre, les couleurs.attendent l'apparition du portrait; non pas qu'elles soient ou doivent être d'une autre nature, ou qu'elles doivent cesser d'être couleurs, mais parce qu'elles auront alors une tout autre valeur.
3. «Car, dit l'Apôtre, la créature est assujettie à la vanité.» Ce qui veut dire: «Vanité des hommes livrés à la vanité, et tout est vanité. «Que reste-t-il à l'homme de tout le travail auquel il se livre sous le soleil (2)?» à l'homme à qui il a été dit: «Tu mangeras péniblement ton pain (3).» Donc la créature est assujettie à la vanité non point volontairement.» L'Apôtre a raison de dire: «non point volontairement.» En effet l'homme a péché volontairement, mais il n'a point été condamné volontairement. C'est librement qu'il a péché, en transgressant le commandement de la vérité; la punition de son péché a été d'être soumis à la déception. Ce n'est donc point volontairement que la créature est assujettie à la vanité; «mais à cause de celui qui l'y assujettit dans l'espérance;» c'est-à-dire à cause de la justice et de la clémence de celui qui n'a pas laissé le péché impuni, et n'a point voulu que le pécheur fût incurable.

1 Jn 3,2 - 2 Si 1,2-3 - 3. Gn 3,19

4. «Parce que la créature elle-même,» c'est-à-dire l'homme même, qui est resté simplement créature depuis qu'il a perdu par le péché le sceau de la ressemblance divine (1); donc la créature elle-même,» c'est-à-dire celle qui n'a point encore la forme parfaite des enfants, et ne porte que le nom de créature, «sera aussi affranchie elle-même de la servitude de la mort.» En disant «sera aussi affranchie elle-même,» il donne à ces mots aussi, elle-même» le même sens que s'il écrivait; comme nous aussi, et veut dire: Il ne faut point désespérer de ceux qui ne se nomment point encore fils de Dieu, parce qu'ils n'ont pas cru jusqu'ici; mais ni sont simplement appelés créature, parce que, eux aussi, doivent croire, et être délivrés de la servitude de mort, comme nous qui sommes déjà enfants de Dieu, bien qu'on ne voie pas encore ce que nous serons. Ils seront donc délivrés de la servitude de la mort «pour passer à la liberté de la gloire des enfants de Dieu,» c'est-à-dire que, d'esclaves, ils deviendront glorieux dans la vie parfaite, qui est l'apanage des enfants de Dieu.
5. «Car nous savons que toutes les créatures gémissent et sont dans .le travail de l'enfantement jusqu'à cette heure.» Toute créature est renfermée dans l'homme, non qu'il contienne tous les anges, les vertus supérieures et les Puissances, ou le ciel et la terre et la mer et tout ce qu'ils renferment; mais parce que toute créature est ou spirituelle, ou animale, ou matérielle. A partir du degré inférieur, la créature matérielle. est celle qui s'étend dans l'espace; la créature animale est celle qui donne vie à la matière; la créature spirituelle est celle qui régit la partie animale, et la régit bien, quand elle se laisse elle-même gouverner par Dieu; mais quand elle viole ses préceptes, elle ne rencontre que peines et difficultés dans ce qui devait être soumis à ses lois. Donc celui qui vit de la vie des sens, est appelé homme charnel ou animal: charnel, parce qu'il s'attache aux jouissances de la chair; animal; parce qu'il est entraîné par les passions désordonnées de son âme, laquelle n'est plus gouvernée par l'esprit ni contenue dans les limites de l'ordre naturel, parce que l'homme a secoué lui-même le joug de Dieu. Mais on appelle spirituel, celui qui gouverne l'âme et le corps par l'âme, ce qu'il ne peut faire s'il n'a lui-même Dieu pour guide; car le Christ est le chef de l'homme, comme l'homme l'est de la femme (2). Cette sorte de vie n'est point sans souffrances

1 Rét. l. ch. 26. - 2 1Co 11,3

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ici-bas; mais plus tard elle en sera entièrement exempte. Et comme les anges des degrés supérieurs vivent spirituellement, ceux des degrés inférieurs animalement (1), les bêtes et tous les animaux charnellement et que le corps n'a pas la vie par lui-même, mais la reçoit: toute créature se trouve renfermée dans l'homme parce qu'il comprend par l'esprit, sent par l'âme et se meut localement par le corps. Ainsi toute créature gémit et souffre dans l'homme.
L'Apôtre n'a pas dit la créature entière, mais toute créature; c'est comme si l'on disait que tous les hommes, qui ont l'oeil sain, voient le soleil, mais qu'ils ne voient par tout entiers le soleil, puisqu'ils ne le voient que par les yeux ainsi toute créature est dans l'homme, parce qu'il a l'intelligence, la vie et un corps; mais là création tout entière n'est pas en lui, parce que, en dehors de lui, existent les anges qui ont l'intelligence, la vie et l'être; les animaux qui ont la vie et l'être; et les corps, qui n'ont que l'être; et que vivre est plus que ne pas vivre, et comprendre plus que vivre sans l'intelligence. Par conséquent, quand l'homme gémit et souffre, toute créature gémit et souffre jusqu'à cette heure. L'Apôtre a raison de dire,jusqu'à cette heure,», parce que s'il y a déjà quelques justes dans le sein d'Abraham (2), si le larron, qui est entré en paradis avec le Seigneur (3), a cessé de souffrir du jour où il a cru: cependant toute créature gémit et souffre jusqu'à cette heure, parce qu'elle existe, en ceux quine sont pas encore délivrés, à cause de l'esprit, de l'âme et du corps qu'ils ont.
6. «Non-seulement,» ajoute-t-il, toutes les créatures gémissent et souffrent, «mais aussi nous-mêmes,» c'est-à-dire non-seulement le corps, l'âme et l'esprit souffrent dans l'homme à raison des infirmités du corps, mais aussi nous-mêmes, en dehors du corps, «nous gémissons au dedans de nous, nous qui avons les prémices de l'esprit,» c'est-à-dire dont les esprits ont déjà été offerts à Dieu en sacrifice et enflammés du feu divin de la charité. Car ce sont là les prémices de l'homme; puisque la vérité s'empare d'abord de notre esprit, pour dominer, parlai, tout le reste. Il a donc déjà offert ses prémices à Dieu, celui qui dit: «J'obéis, par l'esprit, à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (4):» Et encore: «Dieu que je sers

1 Rét l. 1,ch. 26. - 2 Lc 16,23 - 3 Lc 23,43 - 4 Rm 7,25

en mon esprit (1);» cet esprit dont il est dit: «L'esprit est prompt, mais la chair est faible (2).» Mais comme ce même homme dit encore de lui-même: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort (3)?» et à ceux qui se trouvent dans le même cas: «Il vivifiera aussi vos corps mortels par l'Esprit qui habite en vous (4):» l'holocauste n'existe pas encore; mais il existera quand la mort sera absorbée dans la victoire, et qu'on pourra dire: «O mort, où est ta victoire? Où est, ô mort, ton aiguillon (5).?» Donc maintenant, dit l'Apôtre, non-seulement toute créature, unie à son corps, «mais nous aussi qui avons les prémices de l'esprit,» c'est-à-dire, nous, âmes, qui avons déjà offert à Dieu nos esprits en prémices, «nous gémissons au dedans de nous,» c'est-à-dire en dehors de notre corps, «attendant l'adoption des enfants de Dieu, la rédemption de notre corps,» en d'autres termes, attendant que notre corps lui-même, recevant le bénéfice de l'adoption des enfants à laquelle nous sommés appelés, démontre que nous sommes complètement délivrés, que toutes les peines sont finies et que nous sommés en tout sens enfants de Dieu. «Car c'est en espérance que nous sommes sauvés; or l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance.» Ce qui est espérance maintenant, sera alors réalité, «quand on verra ce que nous serons.» C'est-à-dire quand nous serons «semblables à Lui, parce que nous le verrons tel qu'il est.
7. En expliquant ainsi ce passage, nous évitons les difficultés qui font dire à ta plupart des commentateurs, que ces paroles: «Toute créature gémit et souffre,» signifient que tous les anges, que toutes les vertus des cieux sont dans la douleur et les gémissements, jusqu'à ce que nous soyons entièrement délivrés. Bien qu'ils nous aident, en proportion de leur élévation, et par obéissance à Dieu qui a daigné envoyer pour nous son Fils unique, nous devons cependant penser qu'ils le font sans gémissements et sans douleurs; autrement il faudrait les croire malheureux, moins heureux qu'un des nôtres, Lazare, qui repose déjà dans le sein d'Abraham. Outre que l'Apôtre dit que la même créature qui gémit et souffre est assujettie à la vanité; ce qu'il n'est pas permis de croire de ces Vertus sublimes, de ces Puissances excellentes. L'Apôtre ajoute que cette même créature doit être affranchie

1 Rm 1,9 - 2 Mt 26,41 - 3 Rm 7,24 - 4 Rm 3,11 - 5 1Co 15,54-55

de la servitude de la mort; or, nous ne pouvons croire que ceux qui vivent dans le ciel au sein du bonheur parfait, soient tombés dans cette servitude. Cependant il ne faut rien affirmer au hasard; c'est avec un pieux respect qu'on doit peser et peser encore les paroles divines. Peut-être cette créature qui gémit et souffle et est assujettie à la vanité, peut-elle s'entendre en quelque autre façon; peut-être même pourrait-on, sans impiété, appliquer ces expressions aux anges, tant qu'ils viennent au secours de notre faiblesse par l'ordre de Notre-Seigneur. Mais soit qu'on adopte notre explication sur ce passage, soit qu'on est présente une autre, le point essentiel est de ne point blesser la foi catholique. Car je sais que d'orgueilleux hérétiques ont avancé, là dessus, bien des impiétés et bien des inepties.


68. - Sur ces paroles: «O homme qui es-tu, pour contester avec Dieu» (Rm 9,20)?

Rm 9,20

1. En disant: «O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu?» l'Apôtre parait avoir eu en vue de corriger la curiosité. Or test sur cela. même qu'on élève une question; on est curieux à l'occasion des paroles mêmes qui blâment la curiosité. Les impies, y ajoutant l'injure, prétendent que l'Apôtre, impuissant à résoudre la question, gronde ceux qui l'ont faite patté qu'il ne peut donner la solution qu'on cherche. Quelques hérétiques (2), qui ne trompent que quand ils promettent une science qu'ils ne sauraient montrer, ennemis de la loi, et des prophètes, traitent de faussetés et d'interpolations tous tes passages que l'Apôtre en cite; et, parmi ces passages falsifiés, il leur plaît surtout de compter celui-ci; et de nier que Paul ait dit: «O homme; qui es-tu, pour contester avec Dieu?» C'est que, s'ils acceptent ces paroles, eux qui n'avancent leurs calomnies que dans le but de tromper les hommes, ils garderont désormais le silence, et n'oseront plus promettre, aux ignorants qu'ils veulent séduire, de savantes discussions sur la volonté, du Dieu tout-puissant. Enfuit quelques lecteurs des saintes Écritures, hommes droits et pieux, demandent ce qu'on peut répondre ici aux injures ou aux calomnies.

2 Les Manichéens.

Pour nous, nous attachant saintement à l'autorité apostolique et convaincus que les livres placés sous la garde de l'enseignement catholique ne sont point falsifiés, reconnaissons, ce qui est vrai, que ceux à qui les décrets divins sont cachés, sont faibles et indignes de les comprendre; puis, à ceux qui murmurent et s'indignent de ne pas pénétrer les desseins de Dieu, répondons, quand ils commenceront à dire Donc il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut. De quoi se plaint-il encore? Car qui résiste à sa volonté (1)?» quand, au moyen de ces paroles, il se mettront à calomnier l'Écriture, ou chercheront une excuse à leurs péchés, à leur mépris pour les commandements, qui sont le chemin de la vertu; répondons-leur, dis-je, en toute confiance: «O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu?» N'allons pas, par égard pour eux, donner les choses saintes aux chiens, ni jeter nos pertes devant les pourceaux (2); si tant est que nous ne noyions pas nous-mêmes des chiens et des pourceaux, et que nous entrevoyions, même imparfaitement et en énigme, quelque chose de sublime, de très-supérieur aux idées vulgaires, quand l'Esprit-Saint nous parle des mérites des âmes.
2. Car ce n'est pas aux saints que l'Apôtre interdit ici les recherches, mais à ceux qui ne sont pas assez enracinés et fondés dans ta charité, pour pouvoir comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et tout ce qu'il énumère ensuite en ce passage (3). Non, il n'a point défendu les recherchés, celui qui a dit: «Mais l'homme spirituel juge de toute chose, et il n'est jugé par personne;» et surtout ceci: «Pour nous, nous n'avons point reçu l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui est de Dieu, afin que nous connaissions les dons qui nous ont été faits par Dieu (4).» A qui donc l'Apôtre fait-il cette défense, sinon aux hommes de boue et de terre, qui n'étant pas encore régénérés et nourris intérieurement, portent l'image de cet homme qui, tiré le premier de la terre, était terrestre (5); et gui, pour n'avoir pas voulu obéir à celui qui l'avait créé, retomba dans l'élément d'où il avait été formé, et mérita après son péché d'entendre cet arrêt: «Tu es terre et tu iras en terre (6)?» C'est donc à ces hommes que l'Apôtre dit: «O homme, qui es-tu, pour contester avec Dieu? Le vase dit-il au potier: Pourquoi m'as-tu fait ainsi? A Tant que tu n'es qu'un vase d'argile, tu n'es pas encore un enfant parfait, parce que tu n'as pas encore reçu la plénitude de la grâce qui nous donne te pouvoir de devenir enfants

1 Rm 18,19 - 2 Mt 7,6 - 3 Ep 3,17-18 - 4 1Co 2,12-15 - 5 1Co 15,47-49.- 6. Gn 3,19

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de Dieu (1), et te mérite la faveur d'entendre dire Désormais je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis (2). - Qui es-tu, pour contester avec Dieu?» et vouloir pénétrer ses desseins? Tu serais un impudent de chercher à connaître les projets d'un homme, ton égal, avant d'avoir obtenu son amitié. Comme donc nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons aussi l'image l'homme céleste, (3) en nous dépouillant du vieil homme et en revêtant le nouveau (4), pour qu'on ne nous dise pas, comme au vase d'argile: «Le vase dit-il au potierPourquoi m'as-tu fait ainsi?»
3. Et pour preuve que ce n'est point à l'esprit sanctifié, mais à la boue de la chair que s'adressent ces paroles, écoutez la suite: «Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la masse d'argile, un vase d'honneur et un vase d'ignominie (5)?» Depuis que notre nature a péché dans le paradis, d'après l'ordre de la divine Providence, notre génération mortelle prend son type, non plias au ciel mais sur la terre, c'est-à-dire nous ne Sommes plus fermés selon l'esprit, mais selon la chair; nous sommes tous pétris de la même masse de boue, qui est celle du péché. Donc puisque clous avons perdu tout mérite en péchant, et que, en dehors de la divine miséricorde, la damnation éternelle est l'unique partage du pécheur, à quoi pense l'homme formé de cette masse, de contester avec Dieu et de lui dire: «Pourquoi m'avez-vous fait ainsi?» Si tu veux connaître ces secrets, cesse d'être boue, deviens enfant de Dieu par la miséricorde de Celui qui a donné à ceux qui croient en son nom le pouvoir d'être faits enfants de Dieu, mais non à ceux qui, comme toi, désirent pénétrer les choses divines avant de croire. En effet cette connaissance est le prix du mérite, et le mérite s'acquiert par la foi. Mais la grâce même de la foi ne suppose, de notre part, aucun mérite antérieur. Quel est en effet le mérite du pécheur et de l'impie? Or le Christ est mort pour les impies et pour les pécheurs (6), afin que la vocation à la foi fût le fruit de la grâce, et non du mérite, et que pourtant nous méritassions en croyant. On ordonne donc aux pécheurs de croire, afin d'être, par là, purifiés de leurs péchés. Car ils ignorent encore ce qu'ils verront plus tard, quand leur vie sera pure.
Par conséquent, ne pouvant voir sans bien vivre, ni bien vivre sans croire, ils doivent évidemment

1 Rm 18,19 - 2 Mt 7,6 - 3 Ep 3,17-18 - 4 1Co 2,12-15 - 5 1Co 15,47-49 - 6. Gn 3,19

commencer par la foi, afin que les préceptes auxquels ils croiront les détournant du siècle, leur tassent un coeur pur où Dieu puisse se manifester. En effet Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1);» le prophète s'écrie aussi: «Cherchez-le dans la simplicité de votre coeur (2).» C'est donc avec raison qu'on dit à ceux qui persévèrent dans la vie du vieil;homme, et chez qui l'oeil de l'âme est voilé de ténèbres: «O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d'argile dit-il au potier: Pourquoi m'as tu fait ainsi. Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur et un vase d'ignominie?» Purifie-toi du vieux levain, afin d'être une nouvelle pâte (3), et dans ce nouvel état, ne te contente pas d'être en Jésus-Christ un petit enfant qu'il faille abreuver de lait (4); mais élève-toi jusqu'à l'homme parfait, pour être de ceux dont il est dit: «Nous prêchons la sagesse parmi les parfaits (5).» Alors tu apprendras avec exactitude et netteté, les secrets du Dieu Tout-Puissant sur les mérites les plus cachés des âmes, et sur la grâce ou la justice.
4. Pour ce qui regarde Pharaon, la réponse est facile. Les persécutions qu'il avait infligées aux étrangers, habitant en son royaume, lui avaient mérité un endurcissement de coeur tel qu'il n'ajouta point foi aux ordres de Dieu, mal gré les miracles les plus éclatants. Ainsi, de la même ruasse de péché, Dieu a tiré des vases de miséricorde, les enfants d'Israël qu'il devait sauver, quand ils lui adresseraient leur prières; et des vases de colère, c'est-à-dire Pharaon et son peuple, dont la punition devait servir d'exemple à ces mêmes enfants d'Israël; parce que, bien que les uns et les autres fussent pécheurs et par conséquent appartinssent à la même masse, il fallait cependant traiter différemment ceux qui s'étaient multipliés dans la foi en un seul Dies. «Il a donc supporté avec une patience extrême les vases de colère propres à être détruits.» Par ces mots «avec un patience extrême,» l'Apôtre indique assez les anciennes iniquités que Dieu avait supportées chez eux, pour s'en venger dans l'occasion, quand leur punition devait contribuer au salut de ceux qu'il fallait délivrer. «Afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde, qu'il a préparés pour la gloire.» Peut-être ceci te

1 Mt 5,8 - 2 Sg 1,1 - 3 1Co 5,7 - 4 1Co 3,2 - 5 1Co 2,6

470

trouble-t-il et reviens-tu à dire: «Il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut. De quoi se plaint-il encore? car qui résiste à sa volonté (1)?» Certainement il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut; mais cette volonté de Dieu ne peut être injuste; car elle a son origine dans des mérites très-secrets. Et les pécheurs eux-mêmes, quoiqu'ils appartiennent à la même masse par la communauté du crime, ont cependant entre eux des différences. Il y a donc dans les uns quelque chose qui les rend d'avance dignes de la justification, bien qu'ils ne soient pas encore justifiés; et chez d'autres, ils se trouve aussi quelque chose qui leur mérite l'endurcissement. Aussi le même Apôtre dit-il ailleurs: «Parce qu'ils n'ont pas montré qu'ils avaient la connaissance des Dieu, Dieu les a livrés à un sens réprouvé (2).» Dieu les a livrés à un sens reprouvé, c'est-à-dire il a endurci le coeur de Pharaon; parce qu'ils n'ont pas montré qu'ils avaient la connaissance de Dieu; c'est-à-dire qu'ils ont ainsi mérité d'être livrés à un sens reprouvé.
5. Cependant il est vrai de dire que «cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. (3)» En effet, si l'homme coupable de fautes légères, ou même de fautes graves et nombreuses, obtient la miséricorde de Dieu, à force de gémissements, de douleurs et de regrets, ce n'est point là son oeuvre, puisque, abandonné à lui-même, il aurait péri, mais celle du Dieu compatissant, qui s'est laissé toucher par ses prières et son repentir. En effet c'est peu de chose de vouloir, si Dieu ne fait miséricorde; mais Dieu, qui invite à la paix, ne fait miséricorde qu'autant que la volonté a pris l'avance (4): car la paix sur la terre est pour les hommes de bonne volonté (5). Et comme personne ne peut vouloir s'il n'est prévenu et appelé, soit au dedans, là où l'oeil de l'homme ne pénètre pas, soit extérieurement par la parole ou par quelques signes visibles, il en résulte que c'est encore Dieu qui opère le vouloir en nous (6).
En effet tous ceux qui furent invités au festin préparé, dont parle le Seigneur dans l'Evangile, ne voulurent pas y venir; et ceux qui y vinrent ne l'auraient pu, s'ils n'y eussent été invités (7). Ainsi ceux qui vinrent ne peuvent se l'attribuer, parce qu'ils durent être invités pour venir; et

1 Rm 9,18-23 - 2 Rm 1,28 - 3 Rm 9,16 - 4 Rét. l. 1,ch. 26. - 5 Lc 2,14 - 6 Ph 2,13 - 7 Lc 14,16-26

ceux qui ne vinrent pas ne peuvent en accuser qu'eux-mêmes, puisque, étant appelés, ils étaient libres devenir. La vocation est donc le principe de la volonté, antérieurement au mérite. Donc si quelqu'un peut s'attribuer d'être venu quand on l'a appelé, il ne peut s'attribuer d'avoir été appelé. Quant à celui qui ne vient pas, quoique appelé, de même que sa vocation n'était point le fruit de ses mérites, ainsi son refus de se rendre à l'appel devient le principe de sa condamnation. Par là se trouveront réunies ces deux choses: «Je célèbrerai en vous, Seigneur, la miséricorde et la justice (1).» La vocation est l'oeuvre de la miséricorde; à la justice se rattachent et le bonheur de ceux qui ont été appelés et sont venus, et le supplice de ceux qui n'ont pas voulu venir. Pharaon ignorait-il tout le bien que l'arrivée de Joseph avait procuré à l'Egypte (2)? La connaissance de ce fait était une invitation à ne pas se montrer ingrat, et à traiter avec bonté le peuple d'Israël. Pour n'avoir point cédé à cet appel, pour s'être montré cruel envers ceux qu'il devait traiter avec humanité et douceur, il a mérité que son coeur fût endurci et son esprit aveuglé au point de ne pas croire à des signes si nombreux et si éclatants de la puissance de Dieu; et, soit par son endurcissement soit par sa submersion visible dans la mer Rouge, de servir de leçon au peuple même qu'il avait persécuté injustement, jusqu'à s'attirer cette double punition (3).
6. Or cet appel qui agit ou, chez les individus, ou chez les peuples, ou dans le genre humain tout entier: selon les circonstances, est t'oeuvre d'une haute et mystérieuse Providence. Ainsi s'expliquent ces paroles: «Je t'ai sanctifié dans le sein maternel (4);» et encore: «Je t'ai vu, «avant que tu fusses conçu (5),» et ailleurs: «J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü (6): toutes paroles prononcées avant la naissance de ceux qui en étaient l'objet. Elles ne peuvent être comprises que par ceux peut-être qui aiment Dieu de tout leur coeur, de toute leur âme, de tout leur esprit, et leur prochain comme eux-mêmes (7). Fondés sur une si grande charité, peut-être peuvent-ils déjà comprendre avec les saints quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur (8). Cependant il est un point qu'il faut croire de la foi la plus ferme: c'est que Dieu ne peut rien faire d'injuste, et qu'il n'existe aucun être qui ne lui doive tout ce qu'il est; puisque c'est à lui qu'est dû tout honneur, toute beauté, toute harmonie entre les parties. Mais si on s'attaque à tout cela, si on en dépouille complètement ce qui existe, il ne reste plus rien.

1 Ps 100,1 - 2. Gn 41 - 3 Ex 5,14 - 4 Jr 1,5 - 5 Jr 1,5 - 6 Ml 1,2-3 - 7 Mt 23,37-39 - 8 Ep 3,18

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69. - Sur ce passage: «Alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a soumis toutes choses (1Co 15,28).»

1Co 15,28
1. Ceux qui prétendent que le Fils n'est point égal au Père, citent souvent le texte de l'Apôtre: «Et lorsque tout lui aura etc soumis, «alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toute choses.» En effet ils ne pourraient cacher aucune erreur sous le voile du christianisme, s'ils ne l'appuyaient sur quelques textes des Ecritures mal compris. Ils disent donc: si le Fils est égal au Père, comment lui sera-t-il soumis? Ce qui revient à cette autre question de l'Evangile: si le Fils est égal au Père, comment le Père est-il plus grand que lui? Car le Seigneur a dit lui-même: «Parce que mon Père est plus grand que moi (2).» Or la règle de la foi catholique est que, chaque fois qu'il est dit dans l'Ecriture que le Fils est moins grand que le Père, cela doit s'entendre du Fils entant qu'homme, et que, quand il est dit son égal, cela doit s'entendre du Fils en tant que Dieu. On comprend maintenant le sens de ces paroles: «Mon Père est plus grand que moi,» et: «Moi et mon Père nous sommes un (3);» puis: «le Verbe était Dieu,» et: «le Verbe a été fait chair; (4)» puis encore: «Il n'a pas cru que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu, «mais il s'est anéanti lui-même, prenant la forme d'esclave (5).»
Mais comme souvent, en dehors du fait de l'Incarnation, on parle de ce qui est propre à la personne seulement, et que le Père est simplement le Père, et le Fils le Fils: les hérétiques s'imaginent que dans ces passages ainsi entendus, il ne peut être question d'égalité. Il est écrit, disent-ils: «Tout a été fait par lui (6);» oui, par l'entremise du Fils, du Verbe de Dieu: mais qui a tout fait, si ce n'est le Père? Or on ne lit nulle part que le Fils ait rien fait par le Père. De même il est écrit que le Fils est l'image du Père, (7) et on ne lit nulle part que le Père soit l'image du Fils. Puis l'un engendre, l'autre est engendré; puis encore bien d'autres expressions de ce genre, qui ne se rapportent point à l'égalité de substance, mais à la propriété des personnes. Et comme

- 2Jn 14,28 - 3 2Jn 10,30 - 4 2Jn 1,1-14 - 5 Ph 2,6-7 - 6 Jn 1,3 - 7 Col 1,15

ces hérétiques prétendent qu'il ne peut y avoir d'égalité dans les personnes, parce que leurs esprits trop grossiers, sont incapables de pénétrer ces questions, il faut les écraser sous le poids de l'autorité. Si en effet il n'était pas possible d'admettre l'égalité des personnes: de celui par qui tout a été fait et de celui qui a tout fait, de l'image et du type, de l'engendré et de celui qui engendre: l'Apôtre n'aurait pas dit, pour fermer la bouche à des disputeurs opiniâtres: «Il n'a pas cru que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu.»
2. Ainsi puisque les passages où est établie la distinction du Père et du Fils, se rapportent les uns aux propriétés des personnes, les autres au mystère de i'Incarnation; on peut, mais en maintenant la divinité, l'unité et l'égalité du Père et du Fils, demander ici dans lequel de ces deux sens doit s'entendre ce que dit l'Apôtre: «Alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses.» Le contexte jette ordinairement du jour sur un texte, quand on examine avec attention le sujet même dont il s'agit et l'objet que se proposait l'écrivain. Or nous trouvons que ces paroles viennent à la suite de celles-ci, placées plus haut: «Mais maintenant le Christ est ressuscité d'entre les morts, comme prémices de ceux qui dorment.» L'Apôtre traitait en effet de la résurrection des morts. Or, c'est en tant qu'homme que le Seigneur est ressuscité, comme le prouve très-clairement ce que l'Apôtre ajoute: «Car par un homme est venue la mort, et par un homme la résurrection des morts. Et comme tous meurent en Adam, tous revivent aussi dans le Christ, mais chacun en son rang: le Christ comme prémices: puis ceux qui sont au Christ, en sa présence.
La fin suivra lorsqu'il aura remis le royaume à Dieu et au Père; qu'il aura anéanti toute principauté, toute puissance et toute vertu. «Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Or le dernier ennemi détruit sera la mort. Car Dieu a tout mis sous les pieds de son Fils. Quand donc l'Ecriture dit: Tout lui a été soumis, elle excepte sans doute Celui qui lui a tout soumis.Et lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses, «afin que Dieu soit tout en tout. (1Co 15,20-28)» Il est donc clair qu'il s'agit ici du Christ en tant qu'homme.

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3. Mais il y a dans ce passage, dont je viens de citer le texte en entier, d'autres points à examiner. D'abord ces paroles: «Lorsqu'il aura remis le royaume à Dieu et au Père,» comme si le Père ne possédait pas le royaume maintenant. Puis cet autre endroit: «Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds,» comme s'il ne devait plus régner ensuite, et qu'on dût rattacher à ces expressions les mots qui précèdent
La fin suivra.» Une interprétation sacrilège a expliqué ce mot de fin par une extinction du règne du Christ, tandis qu'il est écrit: «Et son règne n'aura pas de fin (1).» Enfin ce verset: «Et lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses,» où l'on a voulu voir ou que tout n'est pas soumis au Fils, ou que lui-même n'est pas soumis au Père.
4. Une formule de langage résout toute la difficulté. C'est effectivement un usage ordinaire dans l'Écriture de dire qu'une chose, qui existe toujours, se fait en quelqu'un, au moment même où elle commence à se manifester en lui. C'est ainsi que nous disons dans l'oraison dominicale: «Que votre nom soit sanctifié?,» comme si ce nom n'était pas toujours saint. Donc ce mot «soit sanctifié,» signifie soit connu comme saint. De même ici ces paroles. «Lorsqu'il aura remis le royaume à Dieu et au Père,» signifient alors qu'il aura prouvé que son Père règne, en sorte que ce que le fidèle croit et ce que l'infidèle nie maintenant, soit réellement et clairement démontré. Or il anéantira toute principauté et toute puissance, en manifestant d'une manière certaine le règne de son Père; et tous sauront qu'aucun des princes ni des puissants, soit dans le ciel soit sur la terre, n'a eu pair lui-même la principauté ou la puissance, mais par le don de Celui par qui tout est non-seulement créé, mais établi à sa place. En effet au jour de cette manifestation, personne ne conservera plus le moindre espoir dans un prince ou dans un homme; c'est ce que le prophète proclame dès à présent: «Il vaut mieux espérer en Dieu qu'espérer en l'homme: il vaut mieux placer sa confiance en Dieu que dans les princes (3);» il veut par cette considération que l'âme s'élève déjà jusqu'au royaume du Père, n'estime d'autre autorité que la sienne et se garde d'une fatale complaisance en elle-même. Le Christ remettra donc le royaume à Dieu et au Père, alors

1 Lc 1,33 - 2 Mt 6,9 - 3 Ps 117,8-9

que, par lui, le Père sera connu tel qu'il est. Car son royaume est formé de ceux en qui il règne maintenant par la foi. Autre en effet est le règne du Christ en tant que Dieu, et exerçant son empire sur toutes les créatures; autre son règne dans l'Église, qui a foi en lui et lui dit: «Possédez-nous (1),» bien qu'il possède toutes choses. L'Apôtre dit dans le même sens: «Lorsque vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice (2).» Il anéantira 'donc toute principauté, toute puissance et toute vertu en ce" sens que quiconque verra le Père par le Fils n'aura plus ni besoin ni envie de se complaire en sa propre puissance, ni en aucune puissance créée.
5. «Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds,» c'est-à-dire il faut que son règne soit manifesté de telle manière que tous ses ennemis soient forcés de reconnaître sa puissance royale. C'est en ce sens qu'il mettra ses ennemis sous ses pieds. Que si nous appliquons ce mot aux justes, cela veut dire qu'ils sont devenus justes, de pécheurs qu'ils étaient, et qu'ils se sont soumis à lui par la foi. Quant aux méchants qui seront exclus du futur bonheur des justes, il faut entendre que, confondus par l'éclatante manifestation de son règne, ils seront forcés de confesser qu'il est roi. Donc ces paroles: «Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis, ses ennemis sous ses pieds,» ne veulent pas dire qu'après avoir mis ses ennemis sous ses pieds, il cessera de régner: mais que son règne sera manifesté avec tant d'évidence que ses ennemis ne pourront le contester en aucune façon. Quand il est écrit: «Ainsi nos yeux sont tournés vers le Seigneur notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait pitié de nous (3),» cela ne veut pas dire que, quand le Seigneur aura eu pitié de nous, nous détournerons de lui nos,yeux. Car notre bonheur, consiste à jouir de lui en le contemplant. Il en est de même ici: si nous ne tournons nos regards vers le Seigneur que jusqu'à ce que nous ayons obtenu miséricorde, ce n'est pas pour les détourner ensuite, mais parce que notre but est rempli. «Jusqu'à ce que» signifie donc: pas au-delà.» Jusqu'à quel point, c'est-à-dire de quelle manière plus éclatante, le règne du Christ pourrait-il être manifesté qu'en forçant ses ennemis à reconnaître son empire? Mais autre chose est de ne plus se manifester, autre chose de ne plus exister. Ne plus se manifester,

1 Is 26,13 - 2 Rm 6,20 - 3 Ps 122,2

473

c'est ne pas éclater davantage; ne plus exister, ce serait cesser d'être. Or quand le règne du Christ sera-t-il plus manifeste, que quand il aura éclaté aux yeux de tous ses ennemis?
6. «Le dernier ennemi détruit sera la mort.» Elle ne pourra manquer d'être détruite, quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité. «Car il lui a mis tout sous les pieds,» c'est-à-dire il lui a donné le pouvoir de détruire même la mort. «Quand donc l'Écriture dit: «Tout lui a été soumis (le prophète l'a dit en effet dans les psaumes (1), ) elle excepte sans doute Celui qui lui a tout soumis.» L'Apôtre veut dire que le Père a tout soumis à son Fils, comme le Seigneur lui-même le répète en beaucoup de passages de l'Évangile, non-seulement parce qu'il a pris la forme d'esclave, mais à cause du principe même dont il émane et qui le rend l'égal de Celui dont il procède. Car le Christ aime à tout rapporter à un seul principe, comme étant lui-même l'image de ce principe, et celui en qui habite toute la plénitude de la divinité (2).
7. «Et lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses.» Non qu'il n'en soit pas déjà ainsi maintenant; mais alors cela sera manifesté, suivant la formule de langage que nous avons expliquée plus haut: «Afin que Dieu soit tout eu tous.» Et ce sera proprement ce dont l'Apôtre a parlé en premier lieu, voulant d'abord dire en abrégé ce qu'il se proposait d'exposer en détail. Car il parlait de la résurrection, quand il disait: «Le Christ comme prémices; puis ceux qui sont au Christ, en sa présence; ensuite la fin.» Or la fin sera que Dieu soit tout en tous.» Autre en effet est la fin qui veut dire perfection, autre la fin qui signifie destruction; autre, par exemple, celle d'une tunique qu'on finit de tisser, autre celle d'un mets qu'on consomme en le mangeant. Or on dit que Dieu est tout en tous, quand aucun de ceux qui s'attachent à lui n'aime sa propre volonté aux dépens de la sienne, et quand tous comprennent clairement ce que l'Apôtre dit ailleurs: «Qu'as-tu que tu n'aies reçu (3)?»
8. Il en est qui entendent autrement ce passage: «Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds.» Ils attachent au mot régner une autre signification que là où il est dit: «Lorsqu'il aura remis le royaume

1 Ps 8,8 - 2 Col 12,9 - 3 1Co 4,7

à Dieu et au Père.» Selon eux, dans ce dernier cas, il est question du règne que Dieu exerce sur toute créature; dans le premier, régner a le sens de marcher contre l'ennemi, ou de défendre l'État; en sorte que, en disant: «Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds,» l'Apôtre entendrait qu'il n'y aura plus besoin de l'autorité telle que l'exercent les généraux d'armée, quand l'ennemi sera soumis de manière à ne pouvoir plus se révolter. Car on lit positivement dans l'Évangile: «Et son règne n'aura point de fin,» en ce sens qu'il règne pour l'éternité. Quant à la lutte livrée sous son étendard au démon, elle durera jusqu'à ce qu'il ait luis tous ses ennemis sous ses pieds; puis elle cessera quand nous jouirons de la paix éternelle.
9. Que tout ceci soit dit pour nous faire comprendre la nécessité d'étudier plus attentivement le règne que le Seigneur exerce par la mystérieuse application de son incarnation et de sa passion. En tant qu'il est le Verbe de Dieu, son règne n'a ni fin, ni commencement, ni interruption. Mais en tant que Verbe fait chair (1), il a commencé à régner chez les croyants par la foi à son Incarnation. Ce que le prophète exprime ainsi: «C'est par le bois que le Seigneur a régné (2).» Par là aussi il a anéanti toute principauté, toute puissance et toute vertu, en sauvant, non par la gloire, mais par l'humilité, ceux qui croient en lui. C'est là le secret caché aux sages et aux prudents, et révélé aux petits (3); car il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication (4). Et, parmi ces petits, l'Apôtre affirme qu'il ne sait autre chose que Jésus, et Jésus crucifié (5). Cette prédication est nécessaire, jusqu'à ce que tous les ennemis du Christ soient sous ses pieds, c'est-à-dire que tout l'orgueil du siècle ait cédé et se soit soumis à son humilité, figurée ici, ce me semble, par ses pieds: ce qui est déjà accompli en grande partie, et que nous voyons s'accomplir tous les jours.
Mais pourquoi tout cela? Pour remettre le royaume à Dieu et au Père, c'est-à-dire pour élever jusqu'à le voir dans cette nature qui le rend égal au Père, ceux qui se seront nourris de la foi à son Incarnation. Déjà il l'annonçait à ceux qui croyaient en lui, quand il leur disait: «Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et

1 Jn 1,14 - 2 Ps 95,10 - 3 Mt 11,25 - 4 1Co 1,21 - 5 1Co 2,2

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la vérité vous rendra libres (1).» En effet, il remettra le royaume à son Père quand il règnera dans ceux qui contemplent la vérité, comme étant égal à son Père, moque, par lui-même, Fils unique, il rendra le Père visible en sa substance. Maintenant il règne chez les croyants comme s'étant anéanti et revêtu de la forme d'esclave (2). Mais alors il remettra le royaume à Dieu et au Père, lorsqu'il aura anéanti toute principauté, toute puissance et toute vertu. Et comment les anéantira-t-il, si ce n'est par l'humilité, la patience et l'infirmité? Quelle principauté n'est pas réduite à néant, quand le Fils de Dieu ne règne chez les croyants que parce que les princes du siècle l'ont jugé? Quelle puissance restera debout, quand Celui par qui tout a été fait n'a d'empire sur les fidèles que pour avoir été soumis aux puissances, au point de dire à un homme: «Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut (3)?» Quelle vertu ne sera pas détruite, quand Celui par qui les cieux ont été affermis, ne règne sur les croyants que parce qu'il a été infirme jusqu'à subir la croix et la mort? C'est ainsi proprement que le Fils de Dieu règne par la foi des croyants. Car ce n'est pas du Père qu'on peut dire ou croire qu'il s'est incarné, qu'il a été jugé ou mis en croix. Or comme Dieu égal au Père, il règne avec le Père sur ceux qui contemplent la vérité. Il ne perd donc point lui-même le royaume qu'il remettra à Dieu et au Père, quand il conduira ceux qui croient maintenant en lui, de la foi de son Incarnation, à la possession de la divinisé; mais le Père et le Fils se donneront, comme une seule nature, pour faire le bonheur des élus qui les contempleront. Et tant que les hommes ne seront pas capables de voir clairement l'égalité du Père et du Fils, il faut que le Fils règne par ce que les hommes peuvent comprendre en lui, par ce qu'il a pris volontairement, c'est-à-dire par l'humilité de l'Incarnation, jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds, c'est-à-dire encore jusqu'à ce que tout orgueil mondain se soit abaissé devant l'humilité de son Incarnation.
10. Sans doute ces paroles: «Et alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses,» doivent s'entendre du Christ incarné: car il s'agissait précisément de la résurrection des morts. Cependant on peut demander si elles s'appliquent seulement au Christ en

1 Jn 8,31-32 - 2 Ph 2,7 - 3 Jn 19,11

tant qu'il est le chef de l'Eglise (1), ou au Christ tout entier, dans son corps et dans ses membres. En effet, quand l'Apôtre dit au Galates: «Il ne dit pas: A ceux qui naîtront, comme parlant de plusieurs, mais comme d'un seul: Et à celui qui naîtra de toi, c'est-à-dire au Christ:» de peur qu'on n'appliquât ces paroles qu'au Christ né de la vierge Marie, saint Paul ajoute plus bas: «Car vous n'êtes tous qu'un dans le Christ Jésus. Et si vous êtes tous au Christ, vous êtes donc de la postérité d'Abraham (2).» Ailleurs, parlant aux Corinthiens de la charité et empruntant aux membres du corps une comparaison «Comme le corps, dit-il, est un, quoique ayant beaucoup de membres, et que tous les membres du corps, quoique nombreux, ne soient cependant qu'un seul corps; ainsi est le Christ.» Il ne dit pas: Ainsi est le corps du Christ; mais «ainsi est le Christ,» pour nous montrer que par le Christ on peut très-bien entendre le tout, c'est-à-dire le chef avec son corps, qui est l'Eglise. En beaucoup d'autres endroits de l'Ecriture nous trouvons qu'on prend le mot Christ dans le même sens, c'est-à-dire du Christ avec tous ses membres, avec ceux à qu'il a été dit: «Vous êtes le corps et les membres du Christ (3).» Il n'est donc point déraisonnable d'appliquer ces paroles: «Alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses,» de les appliquer, dis-je, non-seulement au Christ comme chef de l'Eglise, mais aussi à tous les saints, qui ne font qu'un dans le Christ, une même race d'Abraham, soumise, en contemplant l'éternelle vérité, pour y trouver le bonheur, sans éprouver aucune résistance ni dans le corps ni dans l'âme, «en sorte que,» personne n'aimant plus son propre pouvoir, «Dieu soit tout en tous.»

1 Ep 5,23 - 2 Ga 3,16-28 - 3 1Co 12,12-97



Augustin, 83 questions - 67. - Sur ce passage: «Or j'estime que les souffrances du temps présent ne sont pas dignes de la gloire future qui sera révélée en nous;»