Augustin, 83 questions - 70. - Sur ces paroles de l'Apôtre: «La mort a été absorbée dans la victoire. O mort, où est ta résistance?

70. - Sur ces paroles de l'Apôtre: «La mort a été absorbée dans la victoire. O mort, où est ta résistance?

Où est, ô mort, ton aiguillon? Or l'aiguillon de la mort, c'est le péché, et la force du péché, la loi (1Co 15,64-68).»

Par mort, je perse, l'Apôtre entend ici l'habitude de la chair, qui résiste à la bonne volonté par l'attrait des jouissances temporelles. Il ne dirait pas: «O mort, où est ta résistance?» s'il n'y avait pas eu résistance et combat. Or la lutte de la chair est décrite dans le passage suivant: «La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. En effet ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous (476) ne faites pas ce que vous voulez (Ga 5,17).» La sanctification parfaite produit donc cet effet que tout appétit charnel est soumis à notre esprit éclairé et vivifié, c'est-à-dire à la bonne volonté. Et comme nous nous voyons maintenant privés de beaucoup de jouissances puériles, dont le refus causait à notre enfance les plus cruels tourments ainsi devons-nous croire qu'il en sera de toute délectation charnelle, quand une sainteté parfaite aura tout réparé dans l'homme. Mais tant qu'il y aura en nous quelque chose qui résiste à la bonne volonté, nous avons besoin du secours de Dieu par l'entremise des âmes pieuses et des bons anges, afin que si notre blessure nous incommode avant d'être guérie, elle ne détruise au moins pas en nous la bonne volonté.
Nous avons mérité cette mort par le péché: péché parfaitement libre, parfaitement volontaire, puisqu'il n'y avait, dans le paradis terrestre, aucune douleur, aucune privation de jouissance, qui pût, comme aujourd'hui, faire obstacle à la bonne volonté. Par exemple, si quelqu'un n'a jamais eu de goût pour la chasse, il reste pleinement libre de chasser ou de ne pas chasser, et on ne lui fait aucune peine en l'en empêchant. Mais s'il a abusé de cette liberté, en chassant contre l'ordre d'un maître, le plaisir s'insinuant peu à peu dans son âme, la blesse, au point que, s'il veut s'en abstenir, il ne le peut plus sans douleur et sans peine: ce qui ne lui fût point arrivé, si son âme avait conservé sa santé parfaite. «Donc l'aiguillon de la mort, c'est le péché,» parce que le péché procure une délectation qui met obstacle à la bonne volonté, et dont la privation cause de la douleur. Or, cette délectation, nous l'appelons mort, et avec raison, parce qu'elle consiste dans un défaut de l'âme devenue plus mauvaise. «Et la force du péché, c'est la loi;» parce que les actions défendues par la loi sont commises avec plus de méchanceté et de perversité, que si elles n'étaient pas défendues. La mort sera donc absorbée dans la victoire, quand, l'homme étant entièrement sanctifié, les délectations charnelles auront disparu dans la jouissance parfaite des biens spirituels.


71. - Sur ce passage de l'Ecriture: «Portez les fardeaux les uns des autres, et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ (Ga 6,2).


2 Ga 6,2

1. Comme l'observation de l'ancienne loi avait la crainte pour motif, aucun passage ne prouve mieux que l'amour est le fruit du nouveau Testament, que celui où l'Apôtre nous dit: «Portez les fardeaux les uns des autres, et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ.» On comprend qu'il parle ici de la loi que le Christ nous a faite de nous aimer les uns les autres, et sur laquelle il insiste jusqu'à dire «C'est en cela qu'on connaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres (1).» Or le propre de cet amour est de porter mutuellement nos fardeaux. Mais ce devoir, qui n'est pas éternel, nous conduira certainement à l'éternelle béatitude, où il n'y aura plus de charges mutuelles à supporter. Maintenant donc pendant cette vie, c'est-à-dire pendant cette route, portons les fardeaux les uns des autres, pour mériter de parvenir à cette autre vie où il n'y a de fardeau d'aucune espèce. Ceux qui ont étudié les moeurs des animaux racontent que, quand les cerfs passent un bras de mer pour atteindre un pâturage dans une ale, ils se rangent de manière à supporter mutuellement le poids de leur tète ou plutôt de leurs bois, en sorte que chacun avance sa tête et la pose sur celui qui le précède. Et comme nécessairement le premier n'en trouve aucun autre pour lui rendre ce service, on ajoute que le poste est occupé tour à tour par les membres de la troupe, de manière que celui qui était en avant, fatigué de porter le poids de sa tête, passe en arrière et est remplacé par le second qui s'appuyait sur lui. C'est ainsi que, portant les fardeaux les uns des autres, ils traversent la mer jusqu'à ce qu'ils arrivent à la terre ferme (2). C'est peut-être cette particularité que Salomon avait en vue, quand il disait: «Que ton cerf chéri, que ton poulain bien-aimé s'entretiennent avec toi (3).» En effet, il n'y a pas de plus grande preuve d'affection que de porter les charges d'un ami.
2. Cependant nous ne pourrions mutuellement supporter nos charges, si nous étions affligés du même genre d'infirmité, et en même temps; mais la diversité du temps et la variété dans les espèces d'infirmité font qu'on peut remplir ce devoir. Par exemple, tu porteras la colère de ton père, quand tu ne seras point irrité contre lui; comme lui, à son tour, supportera avec douceur et calme le poids de la tienne, au jour où tu en seras dominé. Ceci se rapporte à la diversité du temps, quand ceux qui se doivent le support

1 Jn 13,34-35 - 2 Pline, l. 8,ch. 32. - 2 Pr 5,19

476

mutuel sont sujets à la même infirmité; il s'agit en effet de la colère des deux côtés. Mais donnons un exemple de faiblesses différentes: quelqu'un a réprimé sa loquacité, mais n'a corrigé son opiniâtreté, tandis qu'un autre; toujours loquace, n'est plus obstiné; ils doivent supporter charitablement, l'un la loquacité, l'autre l'opiniâtreté de son frère, jusqu'à ce qu'ils soient guéris tous les deux. Mais la même infirmité se produisant chez deux hommes en. même temps, ne peut être l'objet du support mutuel, parce qu'elle devient obstacle pour elle-même. A l'égard d'un tiers, deux hommes irrités peuvent tomber d'accord et se supporter; si tant est qu'on puisse appeler cela support, et non mutuel soulagement. C'est ainsi que deux hommes tristes pour le même sujet, se supportent mieux, s'appuient mieux l'un sur l'autre, que si l'un était triste et l'autre joyeux; mais s'ils sont la cause de leur mutuelle tristesse, ils ne peuvent plus se supporter. Dans ces sortes d'affections, il faut quelque peu condescendre à la maladie même dont on veut guérir son prochain, et cela, non pour la partager entièrement, mais pour lui venir en aide, absolument comme on se baisse pour tendre la main à quelqu'un qui est à terre. En effet on ne se couche pas à côté de lui pour partager sa situation; on se contente de s'incliner, pour l'aider à se relever.
3. Aucun motif n'est plus puissant pour nous déterminer à remplir volontiers le devoir du support mutuel, que le souvenir de ce que le Seigneur a souffert pour nous. C'est ce que l'Apôtre nous rappelle quand il nous dit: «Ayez en vous les sentiments qu'avait en lui le Christ-Jésus. Il avait la nature de Dieu, et il n'a pas cru que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu; et pourtant il s'est anéanti lui-même, prenant la forme d'esclave, ayant été fait semblable aux hommes et reconnu pour homme par les dehors; il s'est- humilié lui-même, s'étant fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix.» Plus haut il avait dit: «Chacun ayant égard, non à ses propres intérêts, mais à ceux d'autrui (1).» C'est à cette pensée qu'il rattache ce que nous venons de citer, puisqu'il le fait suivre immédiatement de ces mots: «Ayez en vous les sentiments qu'avait en lui le Christ Jésus.» Son but est de nous montrer que si le Seigneur, en tant qu'il était le Verbe fait chair et qu'il a habité parmi nous (2), bien qu'il fût sans

1 Ph 2,4-8 - 2Jn 1,14

péché, a cependant porté le poids de nos péchés, ayant égard, non à ses propres intérêts, mais aux nôtres: nous devons, à son imitation, supporter volontiers nos charges mutuelles.
4. A cette pensé s'en ajoute une autre: le Seigneur a revêtu l'humanité, et nous, nous sommes hommes; et nous devons considérer que nous avons pu, que nous pouvons encore éprouver cette peine d'esprit ou de corps, dont nous voyons le prochain affligé. Supportons donc son infirmité comme nous voudrions qu'il la supportât en nous, si par hasard nous l'éprouvions et qu'il en fût exempt. C'est le sens de ces paroles de l'Apôtre: «Je me suis fait tout à tous, pour les sauver tous (1).»Il pensait qu'il aurait pu lui-même être atteint du défaut dont il désirait affranchir les autres. C'était donc chez lui compassion, et non mensonge, comme quelques-uns l'en soupçonnent, surtout ceux qui ont intérêt à abriter sous le patronage d'un grand nom leurs propres mensonges qu'ils ne peuvent plus contester.
5. Tu dois aussi songer qu'il n'est pas d'homme qui ne puisse avoir, quand même on ne la verrait pas, quelque bonne qualité que tu n'as pas encore, et qui lui donne sur toi un avantage incontestable. Cette pensée est très-propre à refouler et à dompter l'orgueil. Parce qu'il y a en toi quelque bien manifeste, éclatant, ne t'imagine pas qu'un autre n'en puisse avoir qui soit caché, qui soit même d'une plus grande -valeur et l'élève au dessus de toi à ton insu. Car l'Apôtre ne nous commande ni l'erreur ni l'adulation, quand il nous dit: «Rien par esprit de contention ni par vaine gloire, mais par humilité d'esprit, croyant les autres au dessus de soi (2).» Il ne faut pas non plus que ce sentiment ne soit qu'apparent; nous devons réellement croire qu'il peut y avoir dans un autre quelque mérite secret qui lui donne la supériorité sur nous, bien que notre mérite apparent semble nous placer au dessus de lui. Ces pensées, en abattant l'orgueil et en excitant la charité, font que l'on supporte les fardeaux de ses frères, non seulement avec patience, mais avec un très grand plaisir. Or il ne faut jamais juger un inconnu, et on ne tonnait que par l'amitié. Et si nous supportons avec plus de courage les défauts de nos amis, c'est que leurs bonnes qualités nous charment et nous captivent.
6. Nous ne devons donc jamais repousser l'amitié d'un homme qui cherche à se lier avec

1 1Co 9,22 - 2 Ph 2,8

avec nous. Non qu'on doive l'admettre immédiatement; mais il faut désirer de pouvoir le faire, et le traiter en conséquence. Or nous pouvons appeler ami celui à qui nous nous ouvrons en confiance sur tous nos projets. Et si quelqu'un n'ose aspirer à notre amitié, par égard pour la considération dont nous jouissons dans le monde ou le rang que nous occupons, il faut descendre jusqu'à lui et lui offrir, avec bonté et déférence, ce qu'il n'ose demander par lui-même. Rarement, il est vrai, mais enfin quelquefois, il arrive que nous connaissons plus tôt les défauts que les bonnes qualités de celui que nous voulons admettre dans notre amitié; en sorte que, blessés et en quelque sorte repoussés, nous l'abandonnons, sans avoir cherché à pénétrer ce qu'il recèle de bon au dedans de lui. C'est pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui veut faire de nous ses imitateurs, nous exhorte à supporter les infirmités du prochain, afin d'arriver, à l'aide d'une tolérante charité, à certaines bonnes qualités, où nous puissions nous arrêter avec complaisance. Il dit en effet: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades (1).» Si donc, pour l'amour du Christ, nous ne devons pas repousser d'homme qui est peut-être entièrement envahi par la maladie, parce que le Verbe de Dieu a le pouvoir de le guérir; beaucoup moins devons-nous éloigner celui qui a7pu nous paraître entièrement malade, parce qu'au début de notre amitié nous n'avons pu supporter en lui certaines blessures, et que nous avons, chose plus grave, osé, dans, un sentiment d'aigreur, porter sur lui un jugement téméraire, au mépris de cette parole: «Ne jugez pas, afin de n'être point jugés;» et de cette autre: «Selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite (2).» Souvent aussi les bonnes qualités apparaissent les premières; mais alors encore ii faut se défendre de juger témérairement par bienveillance, pour ne pas être pris au dépourvu et vivement blessé quand le mal se montrera après ces premières apparences, et changera peut-être, ce qui est un crime, ton affection hasardée en une haine violente. Quand même le mal qui se découvre plus tard, frapperait tout d'abord, sans avoir été précédé d'aucun bien, il faudrait pourtant le supporter, en attendant de pouvoir tout mettre en oeuvre pain le guérir: à combien plus forte raison ne le doit-on

1 Mt 9,12 - 2 Mt 7,1-2

pas, quand le bien a paru d'avance et s'est présenté comme un gage, pour nous faire supporter le mal qui devait faire suivre?
7. C'est donc la loi du Christ que nous portions les fardeaux les uns des autres. Or, en aimant le Christ, nous supportons facilement l'infirmité d'un homme, que nous n'aimons pas encore pour le bien qui est en lui. Nous pensons alors que le Seigneur, objet de notre amour, est mort pour lui. L'apôtre Purifiions inspire cette charité, quand il dit: «Ainsi par ta science, périra ton frère encore faible, pour qui le Christ est mort (1)!» Que si nous sommes moins disposés à aimer cet infirme, à cause du vice même qui fait son infirmité, voyons en lui celui qui est mort pour lui. Or ne pas aimer le Christ, ce n'est pas une maladie, mais la mort. C'est pourquoi veillons avec soin, implorons la miséricorde de Dieu et prenons garde de manquer d'égards pour le Christ à cause d'uni infirme, quand nous devons aimer cet infirme à cause du Christ.


72. - Des temps éternels.

On peut demander comment l'apôtre saint Paul a pu écrire: «Avant les temps éternels (2)?» S'il s'agissait du temps, comment est-il éternel? A moins que l'Apôtre n'ait voulu dire: avant tous les temps. S'il avait dit simplement avant les temps, sans ajouter éternels, on pourrait l'entendre de certains temps, précédés d'autres temps. Il a mieux aimé dire temps éternels» que tous les temps, peut-être parce que le temps n'a pas son origine dans le temps. Par temps éternel a-t-il entendu l'immortalité, aevum, qui diffère du temps en ce qu'elle est permanente, tandis que le temps est sujet à variations (3)?

1 1Co 8,1 - 2 Tt 1,2 - 3 Cité de Dieu, l, 12,ch. 16. -

73. - Sur ces paroles: «Être reconnu pour homme par les dehors, habitus (Ph 2,7).»

Ph 2,7

Ce monde dehors, habitus, peut s'entendre de plusieurs façons: tantôt c'est l'état de l'âme, l'habitude proprement dite, comme l'intelligence d'une science quelconque, confirmée et fortifiée par d'usage; tantôt c'est l'état du corps, dans le sens où-nous disons que l'un a plus d'embonpoint ou de force qu'un autre, ce qu'on appelle proprement état de santé; tantôt c'est l'enveloppe extérieure que nous donnons à nos membres, et dans ce sens nous disons qu'un homme est vêtu, chaussé, armé, et le reste. Dans toutes ces significations, admettant que le mot habitus vienne du verbe avoir, habere, il est évident que cette expression habitus, ne s'entend que d'une chose (478) accidentelle, qu'on peut avoir ou n'avoir pas. En effet l'instruction est accidentelle pour l'âme, comme l'embonpoint et la force pour le corps, les vêtements et les armes pour nos membres: en sorte que l'âme pourrait rester ignorante, si elle était privée d'instruction; le corps maigre et languissant, à défaut de chyle et de force; et un homme rester nu, sans armes et marcher nu-pieds. Le mot habitus s'applique donc à tout ce quine nous est qu'accidentel.

Il y a cependant une différence: certains de ces accidents, pour devenir habituels, ne sont point transformés par nous, mais nous absorbent en eux, tout en restant entiers et immuables; telle est la sagesse, par exemple, qui ne subit pas de changement quand elle vient chez l'homme, mais qui change l'homme lui-même, en le rendant sage de fou qu'il était. D'autres, au contraire, changent et sont changés: comme la nourriture, par exemple, qui perd son espèce propre, pour s'assimiler à notre corps, et, d'autre part, le restaure de manière à changer sa maigreur et sa faiblesse en force et en embonpoint. D'autres enfin subissent un changement pour former l'habit, habitum, et reçoivent en quelque sorte une forme de ceux auxquels ils s'appliquent, comme un vêtement, par exemple, qui n'a plus, quand on l'ôte et qu'on le met de côté, la même forme que quand il couvre nos membres. Il prend donc, quand on le revêt, une forme qu'il n'a plus quand on s'en dépouille, bien que, dans les deux cas, nos membres restent dans le même état. Si ce n'était point pousser les choses jusqu'à la subtilité, on pourrait encore désigner une quatrième espèce: celle des accidents qui ne produisent et ne subissent aucun changement, comme par exemple un anneau au doigt. Mais, à y regarder de près, cette quatrième espèce n'existe pas ou est très-rare.
2. Quand donc l'Apôtre parlait du Fils unique de Dieu au point vue de la divinité, en tant qu'il est très véritablement Dieu, il a dit qu'il «est égal au Père.» Que ce n'eût point été chez lui «usurpation,» c'est-à-dire convoitise du bien d'autrui, de rester toujours dans cette égalité, de ne point revêtir la nature humaine, de ne point paraître comme homme aux yeux des hommes. Mais il s'est anéanti lui-même;» non en changeant sa propre forme, mais «en prenant la forme d'esclave» non en se transformant en homme, aux dépens de son immutabilité, mais en revêtant la forme humaine, de manière à être fait semblable aux hommes» non pour lui, mais pour ceux aux yeux desquels il apparaissait sous cette forme, «et reconnu pour homme par les dehors, habitu (Ph 2,6-7),» c'est-à-dire qu'ayant la nature humaine, il a été reconnu pour homme. Car il ne pourrait être reconnu comme Dieu par ceux qui avaient le coeur impur, qui ne pouvaient voir le Verbe au sein du Père, à moins qu'il ne prit une forme visible pour eux, et par laquelle ils pussent être conduits à la lumière intérieure.
Or cette manière d'être n'appartient pas au premier genre d'accidents. dont nous avons parlé; car la nature de l'homme n'a point, en restant telle, transformé en elle la nature divine; ni au second genre, car l'homme n'a pas changé Dieu, pour être ensuite changé par lui; ni au quatrième, car la nature humaine n'a pas été prise de manière à n'opérer en Dieu et à ne recevoir de Dieu aucun changement; c'est donc au troisième qu'il faut se rattacher. En effet le Seigneur a revêtu la nature humaine, pour la changer en mieux et lui donner une forme ineffable, bien plus parfaite, bien mieux adaptée que celle qu'un vêtement reçoit du corps humain. L'Apôtre a assez indiqué le sens de ce mot «les dehors,» habitus, en disant: «fait semblable aux hommes;» car ce n'est point par transformation, mais par les dehors, habitu, que le Christ s'est revêtu de la nature humaine, pour se l'unir en un sens, lui donner sa forme, et l'associer à son immortalité et à son éternité. Les Grecs donnent proprement le nom de exeis, habitude, à cet état de l'âme qui résulte de l'acquisition de la sagesse et de la science; tandis qu'ils réservent le mot de skhema, habit, pour exprimer l'état du corps, vêtu ou armé, par exemple. Or c'est dans ce dernier sens que l'Apôtre parle; car nous lisons skhemati, dans les exemplaires grecs, ce que nous trouvons traduit par habitu dans les exemplaires latins. D'où il faut conclure que le Verbe n'a subi aucun changement en revêtant la nature humaine, pas plus que nos membres en revêtant un habit, bien que l'Incarnation ait uni d'une manière ineffable les deux natures, divine et humaine. Or pour faire comprendre, autant que le langage de l'homme le permet, des mystères si profonds, et pour qu'on ne s'imagine pas que Dieu ait subi aucun changement en revêtant notre faible humanité, on a employé le mot grec skhema et le mot latin habitus pour exprimer l'Incarnation.

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74. - Sur ce passage de l'épître de saint Paul aux Colossiens: «En qui nous avons la Rédemption et la rémission des péchés; qui est l'image du Dieu invisible (Col 1,46).»

1 Col 1,46

Il faut distinguer l'image, l'égalité et la ressemblance. Dès qu'il y a image, il y a nécessairement. ressemblance, mais non égalité; dès qu'il y a égalité, il y a nécessairement ressemblance, mais non image; dès qu'il y a ressemblance, il n'y a pas nécessairement image ni égalité.
Dès qu'il y a image il y a nécessairement ressemblante, mais non nécessairement égalité; ainsi en est-il de l'image de l'homme dans un miroir, parce qu'elle provient de l'homme même; il y a donc nécessairement ressemblance, mais non égalité, parce que l'image manque de bien des choses qui appartiennent au type dont elle est l'expression. Dès qu'il y a égalité, il y a nécessairement ressemblance, mais non nécessairement image: ainsi dans deux veufs égaux, il,y a ressemblance parce qu'il y a égalité; car l'un a tout ce qu'a l'autre; cependant il n'y a pas image, parce que l'un n'est pas le reflet de l'autre. Dès qu'il y a similitude, il n'y a pas nécessairement image, ni égalité; en effet tout veuf, en tant qu'oeuf, est semblable à un autre veuf; cependant quoique un oeuf de perdrix, en tant qu'oeuf soit semblable à un neuf de poule, il n'en est pas l'image, parce qu'il n'en est pas la reproduction, et il n'en est point l'égal parce qu'il est plus petit, et qu'il appartient à une autre espèce d'animal.
Mais quand on dit: il n'y a pas nécessairement, on laisse entendre que cela peut arriver quelque fois. Il peut donc y avoir une image où se trouve l'égalité; par exemple dans les parents et les enfants, on rencontrerait image, égalité et ressemblance, sauf l'intervalle du temps; car la ressemblance du fils est tellement la reproduction du père, qu'on peut l'appeler image; et elle peut être assez grande pour être appelée égalité, si ce n'était que le père a précédé le fils dans l'ordre du temps. D'où il suit que l'égalité peut quelquefois emporter non-seulement ressemblance, mais encore image; comme le prouve l'exemple que nous venons de citer. Quelquefois aussi la ressemblance peut être égalité sans être image, comme on le voit dans deux oeufs égaux. Il peut encore y avoir ressemblance et image, sans égalité, comme nous l'avons prouvé par l'exemple du miroir. Il peut enfin y avoir tout à la fois ressemblance, égalité et image, comme nous l'avons dit des enfants, abstraction faite de la différence des âges. C'est ainsi encore que nous disons une syllabe égale à une syllabe, bien que l'une précède l'autre.
Mais comme il n'y a pas de temps en Dieu, puisqu'il est impossible de supposer que Dieu ait engendré dans le temps Celui par qui il a créé les temps, il en résulte nécessairement que le Fils est non-seulement l'image du Père, puis qu'il est de lui, et sa ressemblance, puisqu'il est son image (1); mais encore son égal, et si parfaitement, qu'il n'y a pas entre eux la moindre différence de temps.


75. - De l'héritage de Dieu.

1. L'Apôtre dit aux Hébreux: «Le testament reçoit sa force de la mort du tentateur (2);» par conséquent, selon lui, le Christ étant mort pour nous, le nouveau Testament est valide. L'ancien Testament figurait cela d'avance: car l'immolation d'une victime y représentait la mort du tentateur. Si donc on nous demande comment nous sommes «les cohéritiers du Christ, les enfants et les héritiers de Dieu (3),» nous répondons, que la mort du propriétaire constituant l'hérédité, (ce qui ne pourrait se comprendre autrement,) dès que le Christ est mort, nous sommes devenus ses héritiers, puisque nous sommes appelés ses enfants. «Les fils de l'époux ne jeûnent pas, a dit le Christ lui-même, tant que l'époux est avec eux. (4)» Nous sommes donc appelés ses héritiers parce qu'il nous a laissé en jouissance la paix de l'Eglise, par la foi à l'Incarnation que nous possédons en cette vie, comme il l'atteste en disant: «Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (5).» Or, nous deviendrons ses cohéritiers, quand, à la fin des temps, la mort sera absorbée dans la victoire (6). Car alors nous lui serons semblables, puisque nous le verrons tel qu'il est (7).
Ce n'est point par la mort de son Père que nous obtenons cet héritage, puisque le Père ne peut mourir; et que, de plus il doit être lui-même, notre héritage, selon ce qui est écrit: «Le Seigneur est ma part d'héritage (8).» Mais comme nous avons été appelés étant encore tout petits et peu capables de comprendre les choses spirituelles, et que la divine miséricorde a daigné s'abaisser jusqu'à nos plus humbles pensées, pour nous faire voir d'une façon quelconque ce que nous ne pouvions contempler d'une vue claire: tout ce que nous

1 Col 1,15 - 2 He 9,17 - 3 Rm 8,17 - 4 Mt 9,15 - 5 Jn 14,27 - 6 1Co 15,54 - 7 1Jn 3,2 - 8 Ps 15,5

voyons en énigme doit s'anéantir, dès que nous commencerons à voir face à face. C'est donc avec raison que cette disparition s'appelle anéantissement. «Car, quand viendra ce qui est parfait, alors s'anéantira ce qui est imparfait (1).» Ainsi, en un sens, le Père meurt pour nous en énigme, et il devient lui-même notre héritage, quand nous le voyons face à face. Non qu'il meure réellement; mais la connaissance imparfaite que nous en avions est détruite par la vue parfaite; et cependant si celle-là n'avait d'abord nourri notre foi, nous n'aurions jamais pu parvenir à la plénitude et à la clarté de celle-ci.
2. Que si notre pieuse croyance peut,en admettre autant dans le Seigneur Jésus-Christ, non pas en tant qu'il est le Verbe dans le commencement, Dieu en Dieu, mais en tant qu'il fut un enfant croissant en âge et en sagesse (2), en vertu de cette nature humaine qu'il a prise, qu'il conserve, qui lui est commune avec les autres hommes et dont la mort le met en possession de l'héritage: si, dis-je, il en est ainsi, ce que nous disons est hors de doute. Car nous ne pouvons pas être ses cohéritiers, s'il n'est lui-même héritier. Mais si la piété repousse cette supposition que l'Homme-Dieu ait d'abord vu imparfaitement et ensuite en entier (3), bien qu'on dise de lui qu'il croissait en sagesse, alors il faut entendre qu'il est héritier dans son corps,c'est-à-dire dans l'Église dont nous sommes les cohéritiers; comme nous sommes appelés les enfants de cette mère, quoique nous la formions nous-mêmes.
3. On peut encore demander quelle est cette mort qui fait de nous l'héritage de Dieu, suivant cette parole du Psalmiste: «Je vous donnerai les nations pour héritage (4),» à moins qu'on ne l'entende de la mort de ce monde, qui nous tenait d'abord sous sort empire. Mais dès que nous pouvons dire: «Le monde m'est crucifié et moi au monde (5),» nous devenons la propriété du Christ: celui qui nous possédait en premier lieu étant mort. En renonçant au monde nous sommes morts pour lui, et il est mort pour nous.

1Co 13,10 - 2 Lc 2,40 - 3 Rét l. 1,ch 19, n. 8. - 4 Ps 2,8 - 5 Ga 6,14


76. - Sur ces paroles de l'apôtre saint Jacques: «Or veux-tu savoir, ô homme vain, que la foi sans les oeuvres est inutile (Jc 2,20)?»

Jc 2,20

1. L'Apôtre saint Paul annonçant que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres n'était pas bien compris par ses auditeurs. Ceux-ci s'imaginaient que dès qu'ils croyaient au Christ, cette foi suffisait à les sauver, fissent-ils le mai d'ailleurs, vécussent-ils de la manière la plus criminelle. Ce passage de la lettre de saint Jacques explique donc en quel sens les paroles saint Paul doivent être entendues (1); et si cet apôtre insiste particulièrement sur l'exemple d'Abraham, pour prouver que la foi est inutile sans les oeuvres, c'est précisément parce que saint Paul avait choisi ce même exemple pour démontrer que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres de la loi (2). En effet en rappelant les bonnes oeuvres qui accompagnèrent la foi d'Abraham, saint Jacques fait assez voir que Paul, en citant ce patriarche, n'a pas voulu dire que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres, en ce sens que celui qui croit soit dispensé de faire le bien; mais que son but a été de montrer que personne ne doit s'imaginer être parvenu au don de la justification par la foi, en vertu des mérites de ses oeuvres précédentes. Car les Juifs prétendaient l'emporter sur les païens convertis au Christ, parce que, disaient-ils, ils étaient parvenus à la grâce évangélique pour avoir pratiqué les bonnes oeuvres prescrites par la loi. Aussi beaucoup d'entre eux, qui avaient la foi, se scandalisaient-ils devoir les païens incirconcis participer à la grâce du Christ. Voilà pourquoi l'apôtre saint Paul dit que l'homme peut être justifié par la foi sans les oeuvres, c'est-à-dire sans oeuvres antérieures. En effet comment celui qui est justifié par la foi pourrait-il faire autre chose que lebien, quoiqu'il soit parvenu à la justification par la foi sans avoir rien fait de bien jusque-là, sans avoir rien mérité par les bonnes oeuvres, mais par la grâce de Dieu, qui ne peut plus être stérile chez lui dès qu'il fait le bien par amour? S'il mourait immédiatement après avoir embrassé la foi, la justification de fa foi demeurerait en lui, même sans qu'aucunes bonnes oeuvres l'eussent précédée, parce qu'il l'a obtenue par grâce, et non par son mérite; et aussi sans qu'aucunes bonnes oeuvres l'aient accompagnée, puisqu'il serait retiré de cette vie. Il est donc clair que ces paroles de l'apôtre saint Paul: «Nous pensons que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres (3),» ne doivent pas s'entendre en ce sens qu'il faille appeler juste celui qui vit après avoir reçu la foi, quand même il vivrait dans le péché. Et si l'apôtre saint Paul cite l'exemple

1 Jc 17-24 - 2 Rm 4,2 - 3 Rm 3,28

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d'Abraham, c'est que ce patriarche a été justifié par la foi sans les oeuvres de la loi qu'il . n'avait pas reçue;) et saint Jacques, en démontrant que les bonnes oeuvres ont accompagné la foi d'Abraham, fait voir en quel sens il faut entendre la doctrine de- l'apôtre saint Paul.
2. Ceux qui croient que la pensée de l'apôtre saint Jacques contredit celle de l'apôtre saint Paul, pourront aussi croire que saint Paul se contredit lui-même, quand il dit ailleurs: «Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ce sont les observateurs de la loi . qui seront justifiés (1).» Et encore: «Mais la foi qui agit par la charité (2);» et en un autre endroit. «Si c'est selon la chair que vous vivez, «vous mourrez; mais si, par l'esprit, vous morfiliez les oeuvres de la chair, vous vivrez (3).» Or il énumère ailleurs les oeuvres de la chair qu'il faut mortifier par les oeuvres de l'esprit, quand il dit: «On connaît aisément les oeuvres de la chair qui sont la fornication, l'impureté, l'impudicité, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les envies, les ivrogneries, les débauches de table et autres choses semblables. Je vous le dis, comme je l'ai déjà dit: Ceux qui font de telles choses n'obtiendront pas le royaume de Dieu (4).» Et aux Corinthiens: «Ne vous abusez point: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les sodomites, «ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs ne posséderont le royaume de Dieu. C'est, il est vrai, ce que vous avez été; mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, «Et par l'Esprit de notre Dieu (5).» Voilà qui prouve bien clairement que les convertis n'étaient point parvenus à la justification de la foi en vertu de leurs bonnes oeuvres antérieures, et que cette grâce n'avait point été accordée à leurs mérites, puisque l'Apôtre leur dit: «C'est; il est vrai, ce que vous avez été.» Mais quand il ajoute: «Ceux qui font de telles choses n'obtiendront pas le royaume de Dieu,» il fait assez voir que, du moment qu'ils ont cru, ils sont obligés de faire le bien. Aussi saint Jacques et saint Paul en beaucoup d'endroits, enseignent ouvertement et formellement, que tous ceux qui croient au Christ

1 Rm 2,13 - 2 Ga 5,6 - 3 Rm 8,13 - 4 Ga 5,19-21 - 5 1Co 6,9-11

doivent bien vivre, pour éviter les châtiments. Le Seigneur lui-même a dit expressément: «Ce ne sont pas tous ceux qui me disent: Seigneur, «Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui ést aux cieux, celui-là entrera dans le royaume des cieux (1).» Et ailleurs: «Mais pourquoi me dites-vous,: Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous point ce que je vous dis (2)?» Et encore: «Quiconque entend ces paroles que je dis et les accomplit, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre, etc... «Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit point, je le comparerai à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable, etc... (3).» Par conséquent il n'y a point de contradiction dans le langage des deux apôtres, Paul et Jacques, quand l'un dit que l'homme est justifié par la foi sans les oeuvres, et l'autre que la foi sans les oeuvres est inutile; parce que le premier parle des oeuvres qui précèdent la foi, le second de celles qui l'accompagnent; comme Paul lui-même l'indique en beaucoup d'endroits.

1 Mt 7,21 - 2 Lc 6,46 - 3 Mt 7,24-27

77. - La crainte est-elle un péché?


Augustin, 83 questions - 70. - Sur ces paroles de l'Apôtre: «La mort a été absorbée dans la victoire. O mort, où est ta résistance?