Augustin, Viduité 1017

CHAPITRE XIV. COMPARAISON ENTRE TROIS VEUVES.


1017 17. Supposons trois veuves dont chacune présente un des caractères que nous venons de rencontrer dans,Annela prophétesse. L'une n'a eu qu'un époux; mais ayant vécu longtemps avec lui, son veuvage n'a pas été long, son zèle pour la piété n'a pas été très-ardent, elle n'a pas multiplié les jeûnes et les prières; l'autre, après un premier mariage de très-courte durée, a perdu bientôt après un second mari: son veuvage a donc été long, mais il n'a pas été marqué par une vive ardeur pour le jeûne et pour la prière; la troisième enfin a également eu deux époux, ses années de mariage, soit avec les deux, soit avec l'un seulement, ont été nombreuses; devenue veuve elle aurait pu se marier si elle l'avait voulu, et avoir des enfants; mais elle a préféré la continence, et dans cet état elle a redoublé de zèle pour Dieu, passant comme Anne', ses jours et ses nuits dans le jeûne et la prière. S'il s'agissait de décider laquelle des trois est supérieure en mérites, hésiterait-on à déclarer que la palme de la victoire appartient à celle qui a été la plus fervente et la plus pieuse? Supposons trois autres veuves qui possèdent chacune deux de ces avantages sans les réunir tous les trois; sans aucun doute, les plus parfaites seront celles qui feront preuve d'une humilité plus pieuse pour rendre leur piété plus profonde.


1018 18. Mais aucune de ces six veuves ne peut approcher du bonheur dont vous jouissez. Dans la persuasion où je suis que votre voeu persévérera jusqu'à la vieillesse, j'ose dire que vous pouvez posséder les trois avantages sur lesquels nous établissions tout à l'heure l'excellence d'Anne la prophétesse. En effet, vous n'avez eu qu'un mari et il n'a pas vécu longtemps avec vous, selon la chair. Si donc vous obéissez à ces paroles de l'Apôtre: «Celle qui est vraiment veuve et désolée a espéré dans le Seigneur et persévéré nuit et jour dans la prière»; si, grâce à une constante vigilance, vous faites en sorce qu'on ne puisse dire de vous: «Celle qui vit dans les délices, toute vivante qu'elle soit, est réellement morte (1)»; alors les trois privilèges d'Anne deviendront réellement les vôtres. De plus vous avez des enfants et peut-être n'en eut-elle pas; mais


1.
1Tm 5,5-6

158

ce n'est pas précisément parce que vous en avez que vous méritez des éloges, c'est parce que vous vous appliquez à les élever saintement. S'ils sont nés, c'est grâce à votre fécondité; s'ils vivent, c'est pour votre bonheur mais leur éducation est l'oeuvre de votre volonté et de votre puissance. Quant à leur naissance et à leur santé, vous méritez que les hommes vous félicitent; mais vous méritez qu'ils vous imitent dans les soins que vous donnez à leur éducation. De plus, Anne divinement inspirée a reconnu le Christ dans les bras de la Vierge sa Mère; la grâce évangélique vous a rendue mère d'une vierge de Jésus-Christ. Cette sainte fille que, d'après ses désirs et à sa demande, vous avez vouée à Jésus-Christ, ajoute quelque chose du mérite virginal aux mérites de la viduité de son aïeule et de sa mère. Car, en possédant une vierge, vous profitez de ce trésor et vous êtes en elle ce que vous n'êtes pas en vous-même. En vous mariant, vous avez perdu votre virginité; mais c'était afin de donner naissance à une vierge.

CHAPITRE XV. RÉSUMÉ DE CE QUI PRÉCÈDE


1019 19. Je ne parlerais point rie cette diversité de mérites parmi les épouses;et les, veuves, si je ne savais pas que je m'adresse à d'autres qu'à vous. Si donc je n'ai pas hésité à toucher à des questions délicates et difficiles, c'est afin de répondre directement à ceux qui ne se croient savants, qu'autant qu'ils s'attaquent aux livres d'autrui, non pas pour les juger, mais pour les dénigrer indignement. J'ai voulu aussi, non-seulement assurer votre fidélité et votre perfection dans l'heureux choix que vous avez fait, mais surtout vous convaincre que votre état est supérieur au mariage dans ce que le mariage a de bon et de légitime. Vous entendrez des hommes condamner le mariage des jeunes veuves, lors même que certes-ci ajouteraient à leur continence des privations aussi nombreuses qu'étonnantes, et auxquelles vous. ne croyez pas vous-même pouvoir vous astreindre; mais gardez-vous bien de vous laisser séduire par ces belles apparences, et de partager leur manière de voir, quoique vous ne puissiez faire ce qu'ils font. Voyez-vous quelqu'un désirer la frénésie pour lui-même, quoiqu'il remarque que les frénétiques sont plus forts qu'on ne l'est en bonne santé? Qu'une doctrine saine soit donc toujours l'ornement et la force d'une bonne résolution. Voilà en effet ce qui nous explique pourquoi les femmes catholiques, même après plusieurs mariages, sont bien supérieures à tout ce que l'hérésie peut présenter de veuves, après un seul mariage, voire même de vierges.

Mariage, veuvage, virginité, ce sont là des conditions qui soulèvent de nombreuses difficultés. Pour bien les éclaircir et les résoudre, il faut une étude sérieuse et de longs développements; ainsi on restera datas la vérité, ou Dieu y ramènera si on s'en écarte. Jusque-là suivons vie précepte de l'Apôtre: «Continuons à marcher dans la voie que nous avons suivie. (1)», Or, quant à la question qui nous occupe, nous eu sommes arrivés à préférer la continence au mariage, et la virginité au veuvage; nous avons aussi prouvé que tout mariage véritable, je ne parle pas de l'adultère, n'est nullement condamné ni par nous ni par les nôtres. Nous avons, sur ces sujets, donné beaucoup d'autres éclaircissements dans les livres des avantages- de la sainte virginité, et dans l'ouvrage que nous avons composé avec tout le soin possible, en réponse aux erreurs manichéennes de Faustus; car, en dénigrant avec fureur les chastes unions des patriarches et des prophètes, cet auteur a fait abandonner la vraie foi à plusieurs ignorants.

CHAPITRE XVI. SECONDE PARTIE DE CET OUVRAGE. PREMIER DEVOIR, RENDRE GRACES A DIEU.


1020 20. En commençant ce livre j'ai constaté que j'avais un double devoir et j'ai pris le double engagement d'instruire et d'exhorter. Quant au premier je crois l'avoir accompli dans la mesure de mes forces. J'arrive donc à l'exhortation et je veux faire aimer ardemment ce qui a été sagement reconnu comme bon.

Avant tout, rapportez à Dieu toute l'affection dont vous vous sentez éprise pour la sainte continence; rendez en grâces à Celui qui a répandu dans votre coeur une si grande abondance de son esprit et de sa charité, que, dédaignant un second mariage qui vous était permis, vous avez aspiré à un bien supérieur,


1.
Ph 3,15-16

159

à la continence. En vous permettant le mariage, Dieu vous en a ôté le désir, au point que ce qui vous était permis vous est maintenant interdit; et pour ce mariage que vous vous êtes interdit, il vous a. accordé un éloignement d'autant plus prononcé aujourd'hui, que vous ne vous l'êtes pas permis quand vous le pouviez; veuve de Jésus-Christ, vous avez même mérité. de voir votre fille au nombre des vierges chrétiennes; vous avez prié comme Anne, et votre fille est devenue l'imitatrice de Marie. Plus vous reconnaissez que ces dons viennent de Dieu, plus ces dons augmentent votre bonheur; et cette connaissance vous fait seule ce que vous êtes.

Ecoutez l'Apôtre: «Pour nous, ce n'est pas l'esprit de ce monde que nous avons reçu, mais l'esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits (1)». Beaucoup ont reçu de Dieu un grand nombre de bienfaits, mais comme ils ignorent de qui ils les ont reçus, ils sont assez coupables pour en tirer vanité. Comment les dons de Dieu rendraient-ils heureux celui qui se montre ingrat envers son bienfaiteur? Pendant les saints mystères on nous ordonne d'élever bien haut notre coeur; mais c'est Celui qui nous fait cet ordre qui nous donne le pouvoir de l'accomplir; aussi ajoutons-nous que pour avoir élevé ainsi notre coeur, nous en rendons grâces à notre Dieu, sans attribuer cette gloire à nos propres forces; et on nous avertit aussitôt que cela est digne et vraiment juste. Vous connaissez d'où sont tirées ces paroles, vous en sentez intimement toute l'importance et toute la sainteté. Conservez donc ce que vous tirez, et rendez-en grâces à son auteur. Vous avez-le mérite dé l'avoir reçu et de le posséder, mais au fond vous n'avez que ce que ce que vous. avez reçu. Celui qui voudrait tirer gloire de ce qu'il possède et se 1'attribuer à lui-même, devrait s'appliquer ces paroles de l'Apôtre: «Qu'as tu que tu n'aies reçu? Or, si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (2)?»

CHAPITRE XVII. ERREUR DES PÉLAGIENS.


1021 21. Ce qui me détermine à vous donner ces conseils, c'est la doctrine détestable de certains hérétiques dont les paroles, à force de


1.
1Co 2,12 - 2. 1Co 4,7

frapper les, oreilles, finissent par ébranler les consciences. Je sens couler mes larmes quand je les vois se poser en ennemis de la grâce de Dieu, et déclarer que pour rte pas tomber en tentation nous n'avons nul besoin de recourir à Dieu par la prière. Sous prétexte de sauvegarder le libre arbitre de l'homme, ils affirment que par nos propres forces, et sans aucun besoin d'être aidés de la grâce divine, nous pouvons accomplir ce que Dieu nous commande. C'est donc en vain que le Seigneur a dit, «Veillez et priez, de crainte que vous n'entriez en tentation (1 )»; c'est en vain que chaque jour dans l'oraison dominicale nous répétons: «Ne nous laissez pas succomber à la tentation (2)». Si par nous-mêmes nous avons le pouvoir de surmonter la tentation, pourquoi demander de ne pas y succomber? Laissons plutôt notre libre arbitre déployer tout son pouvoir, et rions-nous de ces paroles de l'Apôtre: «Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces». Eh! pourquoi demander à Dieu ce qui est en mon propre pouvoir? De telles pensées ne sont pas celles d'un sage. Par conséquent, demandons à Dieu de nous donner ce qu'il nous ordonne d'avoir. S'il nous ordonne d'avoir ce que nous n'avons pas, c'est pour nous faire connaître ce que nous avons à demander. Et quand nous sentons en nous le pouvoir de faire ce gui nous est commandé, sachons reconnaître de qui nous vient ce pouvoir; autrement, enflés par l'esprit dé ce monde, nous sérions dans l'ignorance des dons que nous avons reçu de Dieu.

Comment donc soutenir que nous détruisons le libre arbitre de l'homme, quand, loin de méconnaître orgueilleusement la grâce de Dieu, nous proclamons avec une piété reconnaissante qu'elle est un secours tout-puissant pour notre libre arbitre? Notre oeuvre, c'est de vouloir; mais cette volonté même a besoin d'être exécutée pour se lever, d'ire guérie pour être forte, d'être dilatée pour recevoir, d'être remplie pour posséder. Si nous ne le voulions pas, nous n'accepterions point ce qui nous est donné, et nous ne le posséderions pas. Prenons pour exemple la continence dont je vous entretiens en ce moment; comment l'avoir si on ne la veut pas? pour l'accepter il faut d'abord la vouloir. Mais pour


1. Mt 26,41 - 2. Mt 6,13 - 3. 1Co 10,13

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que la volonté puisse l'accepter et la posséder, de qui la recevra-t-elle? Ecoutez la Sainte Ecriture: «Je savais que personne ne peut-être continent à moins que Dieu ne lui en accorde la grâce, et c'est une preuve de sagesse de savoir de qui vient ce don (1)». La sagesse et la continence sont deux grands bienfaits, la sagesse qui nous forme à la connaissance de Dieu et la continence qui nous empêche de nous conformer à ce siècle. Or, Dieu nous ordonne d'être sages et continents; sans ces biens nous ne pouvons être ni justes ni parfaits. Prions donc pour obtenir de son secours et de ses inspirations ce qu'il nous commande, lui qui par son commandement et ses conseils nous apprend ce que nous devons vouloir. Ce qu'il nous a donné, prions-le de nous le conserver; ce qu'il ne nous à pas encore donné, prions-le d'y suppléer; oui, prions et rendons grâces; si nous nous montrons reconnaissants des biens que nous avons reçus, soyons assurés de recevoir les autres dont nous avons besoin. Celui qui a donné aux époux fidèles la force de s'abstenir de l'adultère et de la fornication, a aussi accordé aux vierges et aux veuves pieuses la grâce de pratiquer l'intégrité et la continence proprement dite. Dira-t-on que c'est de Dieu que nous recevons la continence, tandis que la sagesse vient de nous? Que signifient alors ces paroles de l'Apôtres saint Jacques: «Si quelqu'un d'entrevous désire la sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne à tous abondamment et sans reproche, et elle lui sera accordée (2)?» Mais, autant que Dieu m'en a fait la grâce, j'ai déjà traité cette question dans d'autres de mes ouvrages, et avec son secours je la traiterai encore toutes les fois que j'en verrai l'opportunité.

CHAPITRE XVIII. L'EFFICACITÉ DE L'EXHORTATION VIENT DE LA GRACE.


1022 22. Maintenant Je dois dire un mot pour quelques-uns de nos frères bien-aimés qui, innocemment sans doute, se sont laissés séduire par l'erreur. Adressent-ils quelque chaleureuse exhortation à la piété et à la vertu, ils s'imaginent que ces exhortations tirent toute leur efficacité du déploiement des forces de l'homme et du libre arbitre de la volonté, et non de la grâce de Dieu qui vient au secours

1.
Sg 8,21 - 2. Jc 1,5

de cette volonté. C'est supposer que la volonté peut être libre de parfaire une oeuvre, si elle n'est délivrée par l'aide de Dieu. Ils ne remarquent donc pas que c'est à Dieu qu'ils doivent la faculté même d'exhorter, de secouer les volontés paresseuses, d'enflammer les volontés froides, de corriger celles qui sont dépravées, de convertir celles qui sont égarées, de pacifier celles qui sont révoltées et de les amener ainsi à embrasser les règles d'une vie parfaite. Tel est le moyen pour eux de persuader ce qu'ils prêchent. S'ils n'agissent pas sur les volontés, que font-ils? pourquoi parlent-ils? Qu'ils les abandonnent plutôt à leur libre arbitre. Mais supposons que leurs exhortations aient tous les effets dont je viens de parler, peut-on admettre que l'homme ait par la parole une telle action sur l'homme et que Dieu n'y soit pour rien, ne prête aucun secours? Je suppose à un homme toute la facilité et toute l'éloquence possible, je veux que par l'habileté et la douceur de sa parole, il sème la vérité dans la volonté humaine, qu'il y nourrisse la charité, qu'il déracine l'erreur par ses enseignements et secoue la torpeur par ses exhortations, je dis toujours avec l'Apôtre: «Ce n'est ni celui qui plante ni celui qui arrose, qui est quelque chose, mais celui qui «donne l'accroissement et celui-là c'est Dieu (1)» C'est en vain qu'un ouvrier bâtirait extérieurement, si le Créateur ne travaillait pas intérieurement et d'une manière latente.

En adressant cet écrit à votre Excellence, j'espère que vous le communiquerez aux personnes dont je parle, car c'est à leur intention que j'ai insisté sur certains détails. De plus, vous et les autres veuves, qui lirez ces lignes, ou qui les entendrez lire, vous n'oublierez jamais que pour aimer et conserver la grâce de la continence, vos prières ont plus d'efficacité que nos exhortations. Si donc vous retirez de cette lecture quelque utilité, si nos paroles vous sont de quelque secours, rapportez-en tout le fruit à la grâce de Celui, «dans la main duquel nous sommes, nous et nos paroles (2)».

CHAPITRE XIX. LA VEUVE DOIT TRAVAILLER A PLAIRE A DIEU.


1023 23. Si depuis votre veuvage vous n'aviez pas encore fait voeu de continence, je vous engagerais à le faire au plus tôt; je me contente donc


1.
1Co 3,7 - 2. Sg 7,16

de vous exhorter à y persévérer. Toutefois j'éprouve le besoin de m'adresser à celles qui auraient encore quelques velléités de se marier et de les amener à l'amour et à la pratique de cette continence. Ecoutons donc l'Apôtre: «Celle qui n'est pas mariée», dit-il, «cherche ce qui peut plaire à Dieu et la rendre sainte de corps et d'esprit; tandis que celle qui est mariée s'occupe des choses du monde et veut plaire à son mari (1)». Il n'est pas dit de la femme qu'elle s'occupe des choses du monde jusqu'à renoncer à la sainteté; cependant il est bien certain que cette:sainteté conjugale trouve dans cette préoccupation mondaine de jouissances et de plaisirs, une cause d'imperfection. Cette application de l'esprit, dépensée pour plaire à un mari, se tourne tout entière vers les choses de Dieu, dans la personne qui embrasse la continence chrétienne. Remarquez à qui a le bonheur de plaire celle qui plaît au Seigneur; elle est d'autant plus heureuse qu'elle lui plaît davantage, tandis qu'elle lui plairait d'autant moins qu'elle s'occuperait davantage des choses du monde.

Mettez tous vos soins à plaire au plus beau des enfants des hommes. Ce qui vous rend agréables à ses yeux, c'est la grâce qui est répandue sur ses lèvres. Consacrez aussi à lui plaire cette partie de vos pensées qui s'occuperait du monde et de plaire à un mari. Rendez-vous agréables à celui qui a voulu déplaire au monde, afin que ceux qui lui plaisent soient délivrés du monde. Lui qui était le plus beau des enfants des hommes a été vu sur l'instrument de son supplice, et «il n'avait ni forme ni beauté, son visage était abject et sa position «difforme (2)». Toutefois de cette difformité de votre Rédempteur a découlé pour vous le prix de votre beauté, mais d'une beauté tout intime. Car «toute la beauté de la fille du Roi est dans l'intérieur (3). Pour lui plaire, c'est cette beauté que vous devez lui offrir; composez-là avec tous les soins et la sollicitude possible. Il n'aime ni la feinte ni le déguisement: la vérité ne se complaît qu'en elle-même, et vous savez qu'il s'appelle lui-même la vérité. «Je suis, dit-il, la voie, la vérité et la vie (4)» . Courez à lui par lui-même; pour lui plaire empruntez ses propres agréments; vivez avec lui, en lui, de lui. C'est par des affections vraies et une sainte chasteté que vous devez aimer à obtenir son amour.


1. 1Co 7,34 - 2. Is 53,3 - 3. Ps 44,3 - 4. Jn 14,6

24.. Que la vierge votre fille prête à ces paroles son oreille intérieure. De quelle supériorité jouira-t-elle sur vous dans le royaume de ce Roi? c'est une autre question. Je dis seulement que toutes deux, la mère et la fille, vous avez trouvé le moyen de plaire à Jésus-Christ par les splendeurs de la chasteté; elle, en renonçant absolument au mariage, et vous, en méprisant les secondes noces. S'il s'agissait de plaire à des maris de la terre, vous auriez honte de partager les ornements de votre fille maintenant ne rougissez pas de vous parer des mêmes ornements, car c'est pour vous non pas un crime, mais une gloire d'aspirer à l'amour de cet unique et divin Epoux. Fussiez-vous mariées, vous n'auriez recours à aucun ornement faux et trompeur; car vous croiriez vos époux indignes d'être trompés et vous indignes de les tromper. Faites de même à l'égard de ce Roi qui s'est épris. des beautés de son unique épouse dont vous. êtes les membres; offrez-lui des agréments véritables, attachez-vous à lui; charmez-le, votre fille par l'intégrité virginale, vous-même par la continence viduelle toutes deux par votre beauté spirituelle.

Cette beauté est aussi le partage de son aïeule, de votre belle-mère déjà très-avancée en âge. Mais la vieillesse ne fait point sentir de rides quand la charité étend, jusque sur le passé, l'éclat d'une beauté solide. Ainsi vous pouvez consulter à toute heure cette sainte femme, qui vous est unie par la famille et en Jésus-Christ. S'agit-il de lutter contre telle ou telle tentation? elle vous indique le moyen d'en triompher facilement et d'en empêcher le retour séducteur; dans toutes ces circonstances, elle vous instruit par sa longue expérience, par son amour bienveillant, par sa pieuse sollicitude, par la sécurité de son âge. Vous surtout, consultez-la dans toutes ces épreuves dont elle a fait, comme vous, l'expérience. Quant à votre fille, elle chante le cantique que l'Apocalypse ne place que sur les lèvres des vierges (1). Votre belle-mère prie avec plus de sollicitude pour:vous deux que pour elle-même; toutefois ses plus constantes préoccupations sont pour votre fille, à qui il reste à courir une plus vaste carrière de tentations et d'épreuves: pour vous, elle vous voit plus rapprochée d'elle par l'âge que ne l'est votre fille; car avec celle-ci vous rougiriez de devenir mère, si vous l'aviez vue convoler


1. Ap. 14,3,4.

162

à un mariage qui ne lui est plus permis et dont Dieu la détourne. Qu'avez-vous donc encore à traverser des dangers de la vie? et si jamais vous ne devez être aïeule, c'est afin de partager avec votre fille la fécondité des saintes pensées et des oeuvres méritoires. Mais c'est avec raison que son aïeule éprouve pour elle une sollicitude que vous, sa mère, vous éprouvez vous-même; sollicitude d'autant plus grande que le voeu qu'elle a fait est plus saint et qu'il lui reste une plus grande mission à accomplir. Ah! que Dieu exauce ses prières; répondez dignement à ses mérites; dans sa jeunesse elle a enfanté la chair de votre époux, et, dans sa vieillesse, elle enfante le coeur de votre fille. Toutes ensemble et dans l'union la plus parfaite, rendez-vous agréables par une vie sainte, et offrez d'instantes prières à l'unique époux d'une épouse unique, dans le corps de laquelle vous vivez d'un seul esprit.

CHAPITRE XX. MÉPRIS DES SÉDUCTIONS DU MONDE.

1025 25. Un jour écoulé ne revient plus, hier est remplacé par aujourd'hui, à aujourd'hui succédera demain. Ainsi passe le temps et toutes les choses temporelles, jusqu'à ce que vienne l'accomplissement éternel de cette promesse: «Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (1)». Si le monde périt, pour qui donc l'épouse enfante-t-elle? Si elle ne doit enfanter que par le coeur et non par la chair, pourquoi se marie-t-elle? Mais si le monde doit encore durer, pourquoi ne pas aimer davantage Celui par qui le monde a été fait? Si déjà les agréments du siècle s'évanouissent, le chrétien peut-il les rechercher avec tant d'ardeur? Alors même qu'ils devraient subsister encore, la sainteté suffirait pour nous les faire mépriser. Dans la première hypothèse, il ne reste aucune espérance à la passion; dans la seconde, la charité trouve une augmentation de gloire. Pendant combien d'années le corps conserve-t-il la fleur de sa beauté et de sa force? Telles femmes pensent au mariage et y aspirent ardemment; ont-elles à subir pendant quelque temps des mépris ou des délais? vite elles ont vieilli, à tel point que la honte qu'elles éprouveraient de se marier à cet âge, étoufferait le plaisir qui rayonne pour elles autour du mariage. D'autres ont contracté mariage, mais


1.
Mt 10,22

peu de temps après leurs maris les ont quittées pour entreprendre quelque long voyage; en attendant leur retour, elles ont vieilli, condamnées à une sorte de veuvage prématuré. Que dis-je? il ne leur a pas été donné, parfois, de revoir leurs époux même dans, la vieillesse. Ainsi, grâce aux mépris ou aux lenteurs de futurs époux et à l'absence des maris, on a pu enchaîner la concupiscence charnelle pour repousser le crime ou l'adultère; pourquoi donc n'enchaînerait-on pas cette même concupiscence quand il s'agit d'éviter le sacrilège? On l'a réprimée quand elle était dans toute son ardeur et qu'on ne la retenait que pour quelque temps, et on ne le pourrait quand elle est refroidie et qu'on lui a ôté tout espoir? Est-ce que la passion n'est pas d'autant plus ardente qu'elle conserve plus d'espoir de se satisfaire? En vouant à Dieu la chasteté perpétuelle on détruit cette espérance qui est comme le foyer de l'amour. Voulez-vous donc vous donner plus de facilité pour la réprimer? ne lui laissez plus aucun espoir capable de l'enflammer; mais pour cela le moyen le plus efficace, c'est la prière; sans elle, le désir du mal n'en devient que plus ardent.

CHAPITRE XXI. DÉLICES SPIRITUELLES DU VEUVAGE.


1026 26. Aux jouissances charnelles faites donc succéder, dans la sainte chasteté, les délices spirituelles; la lecture, l'oraison, les cantiques, les bonnes pensées, les bonnes oeuvres fréquentes, l'espérance du ciel, l'élévation du coeur au-dessus des choses du temps, et, pour tous ces bienfaits, l'action de grâces rendue au Père des lumières de qui nous vient, selon l'Ecriture, tout don parfait et excellent (1). Si on n'a renoncé aux jouissances conjugales que pour chercher un dédommagement dans d'autres délices charnelles, je ne puis dire tous les maux qui en résultent; l'Apôtre les a résumés en disant de la veuve qui vit dans les délices, que toute vivante qu'elle soit, elle est déjà morte (2).

Loin de vous, par conséquent, la pensée de remplacer la cupidité du mariage par la cupidité des richesses, et de faire succéder dans vos coeurs l'amour de l'argent à l'amour d'un époux! L'expérience de la vie humaine nous a quelquefois montré l'avarice prenant la place


1.
Jc 1,17 - 2. 1Tm 5,6

163

de la volupté. En ce qui concerne les sens eux-mêmes, on remarque que les aveugles ont l'ouïe plus fine et le tact plus développé que ne l'ont ceux qui jouissent de la vue; d'où il suit que si la faculté de percevoir par les sens est privée de quelques-uns de ses organes, elle développe les autres et y cherche une compensation à ce qui lui manque. De même, il arrive souvent que la cupidité charnelle, privée des jouissances conjugales, retombe sur l'amour de l'argent avec plus d'ardeur et plus d'avidité. Qu'en vous au contraire l'amour des richesses se refroidisse avec l'amour du mariage; faites servir votre fortune à accroître vos délices spirituelles; déployez toute votre libéralité à aider les pauvres plutôt qu'à enrichir les avares. Le trésor céleste ne reçoit point les dons faits par la cupidité, il se forme des aumônes faites aux pauvres, lesquelles donnent une puissance immense aux prières des veuves. Quand les jeûnes et les veilles, pratiqués sans troubler la santé, viennent se joindre a la prière, au chant, à la lecture et à la méditation des vérités divines, ce qui d'abord paraissait pénible se change bientôt en délices spirituelles. Car,quand on aime une chose, on trouve non pas de la peine, mais du plaisir à la faire; voyez plutôt les chasseurs, les pêcheurs, les vendangeurs, les négociants, ceux qui jouent et se récréent. L'important donc est de savoir diriger son amour. Si l'on aime, on n'éprouve plus de peine, ou l'on aime cette peine. Mais quelle honte de voir des hommes se faire un plaisir du travail qu'il faut accomplir pour s'emparer d'un gibier, pour vendanger, pour moissonner, pour jouer à la balle, et n'éprouver que du dégoût quand il s'agit de conquérir Dieu lui-même?

CHAPITRE XXII. PRENDRE SOIN DE SA RÉPUTATION.


1027 27. Parmi les délices spirituelles que goûtent les personnes qui ne sont pas mariées, leur vie sainte doit s'entourer de sages précautions; car il ne suffit pas qu'elles ne tombent dans aucun désordre, il leur faut encore ne compromettre leur réputation par aucune négligence. Nous entendons quelquefois des hommes vertueux et de saintes femmes, quand on leur reproche des négligences qui font naître autour d'eux quelque mauvais soupçon, répliquer que leur conscience leur suffit devant (163) Dieu, et, forts de ce principe, ils méprisent non pas seulement avec imprudence, mais avec cruauté, l'estime et les pensées des hommes: c'est tuer souvent beaucoup d'âmes; on donne aux uns occasion de blasphémer la vertu et de prendre en horreur la vie des saints, quand elle est chaste en réalité, et que leurs soupçons la leur montrent comme honteuse et criminelle; les autres s'autorisent à faire le mal en prétendant qu'ils ne font que marcher sur les traces d'autrui; ils imitent, non pas ce qu'ils voient, mais ce qu'ils pensent. Eviter dans ses oeuvres le crime et le péché, c'est travailler pour soi-même: ajouter à cela le soin de se faire une bonne réputation, c'est se rendre miséricordieux envers autrui. Ce qui nous importe à nous-mêmes, c'est notre vie; ce qui importe aux autres, c'est notre réputation; et remarquons qu'en aidant miséricordieusement au salut des autres, nous faisons une oeuvre utile pour nous-mêmes.

Ecoutons l'Apôtre: «Nous cherchons à faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais a aussi devant les hommes (1)». Ailleurs: «Tâchez de plaire à tous et en tout comme je le fais moi-même, ne cherchant pas ce qui m'est utile à moi en particulier, mais ce qui est utile à plusieurs pour leur salut (2)». D'ans le cours d'une exhortation il s'écrie: «Enfin, mes frères, tout ce qui est véritable et sincère, tout ce qui est honnête, juste et saint, tout ce qui peut vous rendre aimables, tout ce qui est d'édification et de bonne réputation, tout ce qui est vertueux et louable, faites-en l'objet de vos pensées; pratiquez ce que vous avez appris et reçu de moi, tout ce que vous avez entendu de mes lèvres et vu en moi (3)». Vous voyez que dans les détails de son exhortation, l'Apôtre n'a pas omis ce qui regarde la bonne réputation; puis il résume tout en deux mots: «Ce qui est vertueux et louable». Il a désigné d'abord ce qui est du ressort de la vertu; quant à la réputation, elle se confond avec ce qui est louable. Je crois cependant que l'Apôtre ne se préoccupait pas beaucoup de la louange des hommes, car c'est lui qui a dit dans un autre passage: «Peu m'importe d'être jugé par vous ou par quelque homme que ce soit (4)»; et encore: «Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de


1.
2Co 8,21 - 2. 1Co 10,33 - 3. Ph 4,8-9 - 4. 1Co 4,3

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Jésus-Christ (1)»; et encore: «Ce qui fait notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (2)». De ces deux choses, la bonne vie et la bonne réputation, en d'autres termes, la vertu et l'estime, c'est pour lui-même qu'il s'attachait sagement à la première; s'il s'occupait de la seconde, c'était par miséricorde pour les autres.

Cependant, quelque soin que nous apportions à celle-ci, nous ne pouvons échapper à tout mauvais soupçon; quand donc nous aurons fait pour notre réputation tout ce que nous aurons pu faire avec justice; supposé que quelqu'un, par des inventions criminelles ou par une excessive crédulité, cherche: à noircir notre réputation, rassurons-nous sur le témoignage de notre conscience et réjouissons-nous même, parce qu'une grande récompense nous attend dans le ciel, récompense dont ne pourront nous priver ceux qui rassemblent toute sorte de calomnies contre nous, pourvu toutefois que nous persévérions dans la justice et dans la piété (3); car elle est le prix de ceux qui combattent avec les armes de la justice peu importe qu'ils combattent à droite ou à gauche, c'est-à-dire par la gloire ou la honte, par l'infamie ou une bonne réputation (4).

CHAPITRE XXIII. ATTIRER A LA CHASTETÉ. CONCLUSION.


1028 28. Poursuivez donc votre marche et courez avec persévérance pour arriver au but. Par vos bons exemples et par l'ardeur de vos exhortations, appelez à votre suite toutes les personnes qui ne se montreront pas trop rebelles. Dans cette noble entreprise, ne vous laissez arrêter par aucun des sophismes que pourront vous objecter des hommes vains; ils vous diront: Si tous embrassent la continence, comment se perpétuera le genre humain? Comme si le monde subsistait dans un autre but que pour donner au nombre prédestiné des saints le temps de s'achever; car à peine ne sera-t-il, que le monde, cessera d'exister. Dans l'accomplissement de votre mission, ne craignez pas davantage que l'on vous dise Puisque le mariage est bon, comment y aurait-il une diversité de membres dans le corps de Jésus-Christ, si tous aspiraient à la gloire et à l'amour de la continence? Je réponds d'abord:


1.
Ga 1,10 - 2. 2Co 1,12 - 3. Mt 5,11-12 - 4. 2Co 6,8

Lors même que l'on aspirerait à enrôler tous les hommes sous la bannière de la continence, il n'y en aurait qu'un petit nombre pour entendre cet appel. «Tous, en effet, ne comprennent pas cette parole. - «Que celui qui peut la comprendre, la comprenne (1)». Il n'y aura donc toujours pour comprendre que celles qui le peuvent; et c'est en vain qu'on déploierait toute l'éloquence possible auprès de celles qui ne le peuvent pas. Je dis ensuite: Nous ne devons pas craindre que tous saisissent cette parole, et que la vie conjugale vienne a manquer dans le corps mystique de Jésus-Christ. En effet, si tous recueillaient et réalisaient cette parole, nous devrions en conclure que, dans les desseins de Dieu, le nombre prévu des mariages a été réalisé par ceux d'entre nous qui ont quitté cette vie. Et, supposé que tous embrassent maintenant la continence, ce serait à tort que l'on soutiendrait qu'ils n'obtiendront pour récompense que le fruit trentième, c'est-à-dire celui qu'ont obtenu les époux qui sont parvenus à la gloire; je parle toujours dans l'hypothèse que ce fruit trentième s'applique à l'état conjugal (2). Au ciel, tous ces membres auront leur place, lors même que personne, ni homme ni femme, ne voudrait plusse marier. Vous pouvez donc, en toute sécurité, déployer tous les efforts possibles pour vous créer des imitatrices. Priez avec instance et ferveur pour obtenir que, soutenues par la droite du Très-Haut et par l'abondance de la miséricorde divine, vous persévériez dans votre heureux état et que vous hâtiez votre marche vers le but auquel vous tendez.



Augustin, Viduité 1017