Augustin, de la Foi, Espérance et Charité





CHAPITRE PREMIER. L'AUTEUR DÉFINIT LA VÉRITABLE SAGESSE ET LA SOUHAITE A LAURENTIUS.


1. Je ne saurais exprimer, mon très-cher fils Laurentius, la joie que m'inspire ta science éclairée et le désir que j'éprouve de te voir au nombre des sages, non de ceux dont il est dit «Où est le sage? où est le scribe? où est le subtil discoureur du siècle présent? Dieu n'a- t-il pas convaincu de folie toute la sagesse du monde (1)?» mais de ceux dont il a été écrit: «La multitude des sages est le salut de l'univers (2)», et que l'Apôtre donne pour modèles aux chrétiens à qui il adresse ces paroles: «Je veux que vous soyez sages dans le bien, simples dans le mal (3)» . Mais de même qu'on ne peut se donner l'existence, de même on ne peut tirer la sagesse de son propre fond; il faut, pour l'acquérir, être éclairé par celui dont il a été écrit: «Toute sagesse vient de Dieu (4)».

1. 1Co 1,20 - 2. Sg 6,26 - 3. Rm 16,19 - 4. Si 1,1



CHAPITRE II. LA SAGESSE DE L'HOMME EST TOUT ENTIÈRE DANS LA PIÉTÉ.

La sagesse de l'homme, c'est la piété. Ce principe est établi dans le livre de Job, où tu peux lire cet oracle de la sagesse elle-même «La piété, voilà la sagesse (1)» . Si tu me demandes le sens qu'il faut attacher ici au mot de piété, tu le trouveras nettement expliqué dans le terme grec, theosebeia, c'est-à-dire, culte dû à Dieu. La langue grecque désigne aussi la piété par le mot eusebeia, culte légitime; moins spécial, ce terme est toutefois consacré ordinairement à désigner le culte religieux. Mais comme le premier terme emporte avec lui la définition de la chose, il n'en est pas de plus propice pour fixer le caractère essentiel de la sagesse. Peux-tu souhaiter une précision plus grande, toi qui veux que je te présente les plus grandes vérités en raccourci? Ou bien

1. Jb 28,28

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ne demandes-tu pas qu'on t'explique ce terme et qu'on enseigne en peu de mots comment il faut honorer Dieu?



CHAPITRE 3. ON HONORE DIEU PAR LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ.

Si je te réponds qu'on doit honorer Dieu par la foi, l'espérance et la charité tu vas m'accuser de pousser trop loin la précision, et me demander une explication succincte sur ces trois points, savoir: que faut-il croire, espérer, aimer? Ce travail sera une réponse complète aux questions que tu. m'as posées dans ta,lettre. Si tu en as gardé une copie, tu peux les relire en tout cas, je vais te les rappeler.



CHAPITRE IV. QUESTIONS POSÉES PAR LAURENTIUS. RÉPONSE D'AUGUSTIN.

Tu désires, m'écris-tu, que je compose pour toi ce qu'on nomme un manuel, un manuel qui puisse t'accompagner partout, et où soient traitées les questions suivantes: «1° Que faut-il croire? que faut-il tenir pour suspect, surtout dans le conflit des hérésies? 2° Jusqu'à quel point la raison peut-elle devenir l'auxiliaire de la foi, et quelle est son insuffisance dans les mystères que la foi seule révèle? 3° Où commence, où finit en nous la perfection? Quel est l'abrégé de la doctrine chrétienne? 4° Quel est le fondement véritable et indestructible de la foi catholique?» Tu sauras tout ce qu'il faut savoir sur ces points essentiels, quand tu sauras exactement ce qu'il faut croire, espérer, aimer. Voilà principalement, ou plutôt voilà tout ce qu'il faut embrasser dans la religion. Celui qui combat ces principes ou ne porte pas le nom du Christ ou n'est qu'un hérétique. L'emploi du raisonnement n'est légitime qu'autant que les vérités sont du ressort de l'expérience des sens ou tombent sous les prises de notre intelligence. Quant aux choses qui ne relèvent pas de l'espérance ou qui dépassent et ont toujours dépassé la portée de l'esprit humain, il faut s'en rapporter sans hésitation au témoignage des auteurs qui ont composé les Ecritures, si justement appelées divines car leur sens ou leur esprit ont reçu de Dieu une énergie assez puissante pour saisir ces vérités surnaturelles ou les voir d'avance.



CHAPITRE V. RÉPONSE A LA TROISIÈME ET A LA QUATRIÈME QUESTION.

L'esprit, une fois pénétré des principes de la foi agissant par l' amour, s'efforce, par une vie pure, d'arriver à la contemplation où doit se révéler, aux cœurs saints et parfaits l'ineffable beauté dont la vue compose la félicité souveraine. Voilà le principe, voilà le terme de la perfection: elle commence par la foi, elle s'achève par la vue de Dieu. Voilà aussi l'abrégé du christianisme. Quant au fondement véritable et éternel de la foi catholique, c'est Jésus-Christ lui-même: «Personne, dit l'Apôtre, ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été établi et qui n'est autre que Jésus-Christ (1)». Et qu'on n'aille pas dire que ce fondement n'est pas essentiel à la foi catholique parce qu'il semble servir de point commun entre nous et certains hérétiques. Car, si l'on examine attentivement l'ensemble des vérités enseignées par Jésus-Christ, on s'aperçoit que Jésus-Christ n'appartient que de nom à certains hérétiques qui prétendent au titre de chrétiens, et qu'en réalité il ne préside point au milieu d'eux. La démonstration de cette vérité m'entraînerait trop loin: il faudrait en effet passer en revue toutes les hérésies anciennes, actuelles ou même possibles, et faire voir, en les analysant, qu'elles ne sont chrétiennes que de nom. Or, cette discussion exigerait une suite de volumes, ou plutôt elle paraît inépuisable.


CHAPITRE VI. DE LA MATIÈRE QUE PEUT CONTENIR UN MANUEL.

Au contraire, tu n'attends de moi «qu'un manuel et non de gros livres capables de remplir les rayons d'une bibliothèque». Pour en revenir donc aux trois points qui constituent le culte dû à Dieu, la foi, l'espérance, la charité, il est aisé d'enseigner ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut aimer. S'agit-il de réfuter les sophismes de ceux qui combattent nos principes?Une telle oeuvre exige une science profonde, étendue; et, pour l'acquérir, il ne suffit pas d'un manuel, il faut l'enthousiasme d'un coeur embrasé de zèle.


1. 1Co 3,11


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CHAPITRE VII. LE SYMBOLE ET L'ORAISON DOMINICALE RENFERMENT LA FOI, L'ESPÉRANCE, LA CHARITÉ.


2. Voici le Symbole et l'Oraison Dominicale qu'y a-t-il de plus court à lire ou à entendre, de plus facile à graver dans la mémoire? Comme le genre humain était accablé sous le poids de la misère qu'avait entraînée le péché, et avait besoin de la miséricorde divine, un prophète, annonçant le règne de la grâce, disait: «Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (1)». De là l'origine de la prière. En outre, l'Apôtre, après avoir cité le témoignage du prophète, et pour attirer les yeux sur la grâce, ajoute aussitôt: «Comment invoqueront-ils celui en qui ils ne croient pas (2)?» De là l'origine du Symbole. Tu découvres dans l'Oraison dominicale et le Symbole les trois vertus fondamentales: C'est la foi qui croit, c'est l'espérance et la charité qui prient: et comme celles-ci ne .peuvent exister sans celle-là, la foi prie également; c'est en ce sens qu'il a été dit: «Comment invoqueront-ils Celui en qui ils ne croient pas?»




CHAPITRE VIII. EXPLICATION GÉNÉRALE DE LA FOI, DE L'ESPÉRANCE, DE LA CHARITÉ: DE LEUR UNION INDISSOLUBLE.

Mais peut-on espérer ce qu'on ne croit pas? Toutefois il est des choses qu'on croit sans les espérer. Car quel est le chrétien qui ne croit pas au châtiment éternel réservé aux impies? S'ensuit-il que l'on s'attende à ce supplice? Non; on a beau croire qu'il est suspendu sur sa tête, et en détourner sa pensée avec horreur, on ne l'espère pas, on le craint. Un poète a nettement distingué ces deux sentiments: Laissez à la crainte un rayon d'espérance. (Luc. 2,5-15)
Un autre poète, malgré la supériorité de son génie, n'a pas employé l'expression propre dans ce vers: Si je puis espérer. une telle douleur. (Enéid., liv. 5,419) Aussi quelques grammairiens ont-ils cité ce vers comme un exemple d'impropriété


1. Jl 2,23 - 2. Rm 10,14


selon eux, l'auteur a pris espérer dans le sens de craindre (1). La foi peut donc s'attacher au bien comme au mal: car on peut croire, sans que la foi soit viciée, au bien et au mal. La foi peut aussi avoir pour objet le passé, le présent et l'avenir. Par exemple, nous croyons que Jésus-Christ est ressuscité, c'est un fait passé; qu'il est assis à la droite de son Père, c'est un fait actuel; qu'il viendra juger tous les,hommes, c'est un fait à venir. La foi s'étend de plus aux intérêts d'autrui comme aux nôtres. En effet, nous croyons que non-seulement notre existence, mais encore celle des autres hommes et du monde, loin d'être éternelle, a eu un commencement: nous croyons une foule de mystères qui ont trait à nos semblables et même aux anges. Quant à l'espérance, elle a pour objet le bien, l'avenir; elle est de plus un sentiment tout personnel. La foi et l'espérance, ayant un caractère distinctif, doivent donc être désignées par un terme spécial. Cependant ces deux vertus ont un trait commun: elles s'attachent toutes-deux à un objet invisible. Voilà pourquoi dans l'Epître aux Hébreux, dont le témoignage a été invoqué par les Apologistes les plus illustres, la foi est définie: «la croyance aux choses qu'on ne voit pas (2)». Sans doute quand une personne prétend s'en rapporter, ou si l'on veut, donner son adhésion, non à l'autorité des paroles, du témoignage d'autrui ou du raisonnement, mais à l'évidence même qui s'attache â la déposition de ses yeux, elle n'énonce pas une opinion tellement insensée qu'on ait le droit de la reprendre, de -blâmer -ses prétentions et de lui dire: Tu as vu, donc tu n'as pas cru; ce qui pourrait faire conclure qu'il y a contradiction à dire qu'une chose peut être crue sans tomber sous les regards. Mais la foi a chez nous un sens mieux défini: nous appelons ainsi la croyance que fait naître en nous le témoignage des divines Ecritures et qui s'attache par conséquent à un objet invisible. L'Apôtre a dit également de l'espérance «L'espérance que l'on voit n'est plus l'espérance; peut-on espérer ce que l'on voit? Si


1, Sperare, comme en grec elpizein, signifie prévoir le bien ou le mal. Saint Augustin le sait fort bien, il n'a pas oublié les commentaires grammaticaux des vieux poètes. Mais il veut définir nettement l'objet propre de l'espérance, c'est-à-dire le bonheur, il lui faut un terme technique, et si Lucain le lui fournit, il le prend dans Lucain. C'est une preuve entre mille que l'analyse philosophique a été une cause plus active peut-être que la barbarie, de la décomposition du latin et le véritable berceau des idiomes modernes.

2. He 11,1


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nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience (1)». Donc, en ayant foi dans les biens à venir, nous ne faisons que les espérer. Que dire de l'amour? Sans lui la foi est inutile; et quant à l'espérance, elle en est inséparable. Enfin, comme dit l'apôtre Jacques, «les démons croient et tremblent (2)». Mais, malgré la foi, ils ne peuvent ni aimer ni espérer; ou plutôt ils redoutent de voir se réaliser ce que la foi nous apprend à aimer et à espérer. Aussi l'Apôtre Paul approuve-t-il et exalte-t-il «la foi agissant par l'amour (3)» et, à ce titre, indissolublement unie à l'espérance. En un mot, l'amour suppose l'espérance, comme l'espérance suppose l'amour, et ces deux sentiments sont inséparables de la foi.



CHAPITRE IX. EXPOSITION DES PRINCIPES DE LA FOI, DANS L'ORDRE MÊME DU SYMBOLE. SCIENCE NÉCESSAIRE AU CHRÉTIEN.


3. Demande-t-on ce qu'il faut croire en matière de religion? Il serait bien inutile de chercher à pénétrer les secrets de la nature à l'exemple des physiciens (4), pour parler comme les Grecs. Les propriétés et le nombre des éléments; les mouvements réguliers des corps célestes et leurs éclipses; la structure de l'univers; les espèces et l'organisation des animaux; la formation des plantes, des pierres, des sources, des fleuves, des montagnes; les divisions de l'espace et du temps; les pronostics de la température, et mille autres phénomènes dont les savants ont découvert ou se flattent d'avoir découvert les lois; autant de questions que le chrétien doit se résoudre sans peine à ne pas savoir à fond: car, ces savants eux-mêmes, quels qu'aient été la supériorité de leur génie, le feu de leur enthousiasme, l'étendue de leurs travaux, n'ont pu tout découvrir en recourant soit aux hypothèses, soit à l'expérience des siècles passés; et, dans les inventions dont ils se font un titre de gloire, il y a plus de probabilité que de science véritable. Il suffit à un chrétien de savoir que les choses créées, célestes ou terrestres, visibles ou invisibles, n'ont qu'une cause,

1. Rm 8,24-25 - 2. Jc 2,1 - 3. Ga 5,6 - 4. Physicus en grec, ce terme correspond à notre mot naturaliste dans toute son acception.

la bonté du Dieu véritable et unique qui les a tirées du néant; que tout l'être est en lui ou vient de lui, que ce Dieu est en trois personnes, le Père, le Fils engendré du Père, le Saint-Esprit procédant de l'un et de l'autre, unique et même Esprit du Père et du Fils. .




CHAPITRE X. DE L'ORIGINE DU MAL .

Créé par la Trinité, en qui le bien réside dans sa plénitude et son immuable perfection, le monde ne reproduit point cette bonté souveraine, indéfectible, immuable; toutefois chaque chose a le degré du bien qui lui est propre: tout est bon 1 et de l'accord des parties entre elles naît un ensemble de merveilleuse beauté.




CHAPITRE 11. POURQUOI DIEU PERMET-IL LE MAL? LE MAL N'EST QUE LA NÉGATION DU BIEN.

Le mal a sa place naturelle et légitime dans la création: il fait ressortir, par le contraste, le prix du bien et lui communique un nouvel attrait. En effet, le Dieu tout-puissant auquel les païens eux-mêmes attribuent «un empire souverain Sur la nature (1)», n'aurait jamais permis dans sa bonté infinie que le mal se mêlât à son ouvrage, s'il n'avait été assez bon et assez puissant pour tirer le bien du mal même. Et qu'est-ce que le mal, sinon la négation du bien? Dans le corps les maladies, les blessures sont un défaut de santé: et cela est si vrai, que les remèdes ont pour effet non d'expulser ces désordres de l'organisme afin qu'ils aillent subsister ailleurs, mais de les y détruire absolument; les blessures, les maladies ne sont pas des substances; elles ne sont que des altérations de la chair: or la chair étant une substance, est par là même un bien; mais c'est un bien que peut modifier la maladie, c'est-à-dire, le défaut du bien qu'on appelle la santé. Il en est de même de l'âme quels que soient ses vices, ils ne sont. tous qu'une privation des biens qu'elle tient de sa nature; s'en guérit-elle? ils ne vont pas se réfugier ailleurs: ils disparaissent au sein de la santé avec laquelle ils sont incompatibles.

1. Gn 1,31 - 2. Virg. Enéid. 10,100.



CHAPITRE XII. TOUS LES ÊTRES CRÉÉS SONT BONS; L'IMPERFECTION DE LEUR NATURE LES ASSUJÉTIT A LA CORRUPTION.


4. Tous les êtres étant l'ouvrage de la bonté infinie, sont nécessairement bons: mais comme ils ne peuvent posséder la bonté souveraine et immuable de leur Créateur, le bien en eux est susceptible de diminuer ou de s'accroître. Or, tout affaiblissement du bien est un mal: toutefois, quelle que soit cette dégradation, elle suppose nécessairement une substance qui serve comme de support à l'être, pour peu qu'il soit réel et effectif: Imaginez un être aussi limité, aussi imparfait qu'il vous plaira: la bonté qui compose son essence ne saurait être anéantie sans qu'il ne soit anéanti lui-même. Si un être que la corruption n'a point atteint est digne de notre admiration, celui que son essence même rend absolument incorruptible, lui est sans contre dit supérieur. Mais quand une substance se corrompt, cette corruption entraînant la perte de quelque bien, devient par là même un mal car si elle n'entraînait la perte d'aucun bien, elle ne lui serait pas nuisible; or, elle lui est nuisible; elle lui fait donc perdre quelque bien. Ainsi, tant qu'une substance va en se corrompant, elle conserve un bien dont elle est insensiblement dépouillée; par conséquent, s'il lui restait un degré de bonté que la corruption ne pourrait atteindre, elle deviendrait essentiellement incorruptible, et elle aurait acquis ce bien immense par l'effet même de la corruption. Ne cesse-t-elle au contraire de se corrompre? elle garde nécessairement un bien susceptible d'être détruit par la corruption. Si elle pouvait être détruite tout entière et dans son fond, tout vestige de bien s'effacerait par cela seul qu'elle ne serait plus rien. La corruption ne peut donc anéantir le bien qu'en réduisant la substance elle-même au néant. Tout être est donc bon, à un haut degré, s'il est en dehors de la corruption; à un degré plus faible, s'il est soumis à ses effets: quant à nier qu'il soit bon, il faudrait être fou et étranger à la philosophie. Car si l'être était anéanti par la corruption, la corruption elle-même disparaîtrait, puisqu'il n'y aurait plus de substance où elle pût exister.

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CHAPITRE XIII. POINT DE MAL SANS BIEN.

Il faut donc conclure qu'il n'y a point de mal sans bien. Le bien, sans aucun mélange de mal, est le bien absolu: uni au mal, c'est un bien corrompu ou corruptible; mais le mal ne saurait exister dans l'absence totale du bien. De là une conséquence qui paraît étrange Toute substance étant essentiellement un bien, prétendre qu'une substance corrompue est mauvaise, c'est dire au fond qu'un bien est un mal, et qu'il n'y a de mal que le bien; car, toute substance est un bien et, pour être mauvaise, fine chose doit être. Le mal, pour exister, suppose donc un bien; et, quoique cette vérité ait l'air d'un paradoxe, le raisonnement nous l'impose comme la conséquence invincible d'un principe nécessaire. Faudra-t-il donc voir tomber sur nos têtes cet arrêt prononcé par le prophète: «Malheur à ceux qui disent que le bien est mal et que le mal est bien; que les ténèbres sont la lumière, et que la lumière est les ténèbres; que la douceur est pleine d'amertume et l'amertume pleine de douceur (1)» . Il est vrai que le Seigneur a dit: «Le méchant tire de mauvaises choses d'un mauvais trésor (2)». Or, l'homme étant une substance, un homme mauvais n'est-il pas une mauvaise substance? D'autre part, si l'homme, par cela seul qu'il est une substance, est un être excellent, le méchant n'est-il pas un mal excellent? Cette difficulté tombe devant un examen plus attentif. Le mal, chez le méchant, n'est pas inhérent à la nature humaine, ni le bien, à l'iniquité: on est bon parce qu'on est homme, on est mauvais, parce qu'on commet l'iniquité. Si donc on prétend que c'est un mal d'exister, un bien d'être méchant, on encourt l'anathème du prophète: «Malheur à ceux qui disent que le bien est un mal et que le mal est un bien». Car on blâme ainsi dans l'homme ce,qui est l'ouvrage de Dieu, et l'on approuve en lui le mal qu'il ne doit qu'à l'iniquité. Donc tout être, même corrompu, est bon en tant qu'il est un être; en tant qu'il s'est corrompu, il est mauvais.

1. Is 5,20 - 2. Mt 12,35

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CHAPITRE 11V LE MAL NAIT DU BIEN.

Le bien et le mal sont donc des contraires auxquels on ne saurait appliquer l'axiome des métaphysiciens: que «deux qualités contradictoires ne peuvent se rassembler dans la même substance». L'air ne peut être tout ensemble sombre et transparent; une liqueur, un aliment ne peut être à la fois doux et amer; le blanc et le noir, le beau et le laid ne peuvent exister simultanément dans une même partie d'un même corps; en général, l'identité de la substance exclut les contraires. Mais il n'en est pas de même .du bien et du mal. Quelque évidente que soit leur opposition essentielle, ils se réunissent dans le même être; que dis-je? le mal ne peut subsister sans le bien et en dehors du bien, mais le bien peut subsister en dehors du mal.
Car, on conçoit un homme, un ange purs de toute injustice; or ces deux êtres sont seuls capables de tomber dans l'injustice; ce sera donc un bien d'être homme ou ange, un mal d'être injuste. Ces deux contraires soutiennent donc un rapport tel que le mal ne saurait exister sans un bien auquel il puisse s'attacher: car, sans un fond capable de s'altérer, le vice n'aurait plus de substance où il pût naître et résider, puisque tout vice suppose l'altération d'un bien. Ainsi les maux naissent des biens et y trouvent leur support. Imaginez un autre principe d'où le mal puisse sortir, vous. ne le trouverez pas. Car la substance du mal, en tant que substance, serait bonne nécessairement; dès lors ou elle serait indéfectible et par conséquent un bien infini, ou elle serait susceptible de s'altérer et par conséquent offrirait encore un bien sur lequel seul la corruption aurait prise.




CHAPITRE XV. EXPLICATION DE CE PASSAGE: «UN BON ARBRE NE PEUT PORTER DE MAUVAIS FRUITS».

Qu'on n'aille pas croire qu'en faisant sortir le mal du bien nous nous mettons en contradiction avec cette parole du Seigneur: «Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits (1)». Sans doute, comme dit encore la Vérité souveraine, «on ne peut cueillir des raisins sur

1. Mt 7,18

des épines», parce que le raisin ne vient pas sur les épines; mais nous voyons tous les jours les vignes, et les épines croître ensemble dans une excellente terre. De même donc qu'un mauvais arbre ne peut produire de bons fruits, de même une volonté perverse ne saurait être un principe de bonnes actions mais la nature humaine, quelque excellente qu'elle soit, peut produire une bonne comme une mauvaise volonté: et en effet la première intention coupable n'a trouvé pour germer que deux natures excellentes, celle de l'ange et celle de l'homme. Le Seigneur, du reste, a mis cette pensée en pleine lumière dans le passage même où il parlait de l'arbre et de ses fruits . «Ou rendez l'arbre bon avec ses fruits; ou rendez l'arbre mauvais et les fruits mauvais également (1)». Il nous révèle assez par là que si un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits, la terre, à laquelle s'adressait ce précepte, pouvait également voir naître ces deux espèces d'arbres.




CHAPITRE XVI. LA SCIENCE N'EST PAS UN ÉLÉMENT ESSENTIEL DU BONHEUR.


5. Puisqu'il en est ainsi, tout en admirant le vers célèbre de Virgile: «Heureux celui qui a pu remonter jusqu'aux principes des choses (2)», n'allons pas nous figurer que le moyen d'arriver au bonheur, c'est de connaître les lois qui président aux magnifiques mouvements des corps dans l'univers, mystères que la nature recèle dans ses dernières profondeurs; de savoir pourquoi la terre tremble, quelle puissance fait enfler la mer dans ses abîmes et la pousse hors de ses limites pour la refouler ensuite sur elle-même (3)» . et autres phénomènes analogues. Nous devons nous borner à rechercher les causes d'où proviennent les biens et les maux, et cela, dans les limites qu'impose à l'homme là nécessité d'échapper aux erreurs et aux misères dont cette vie est la source féconde. Notre fin, c'est de tendre à cette béatitude qui exclut le désordre de la souffrance comme les illusions de l'erreur. S'il y avait obligation pour nous de remonter aux lois des phénomènes de la nature, notre premier devoir serait d'approfondir les secrets de nos maladies: cependant

1. Mt 12,33 - 2. Georg. 2,490. - 3. Ibid. 479-480.

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telle est sur ce point notre insuffisance, que nous avons recours aux médecins: dès lors, comment ne pas se résigner à l'impuissance où nous sommes de sonder les merveilles du ciel et de la terre?




CHAPITRE XVII. EN QUOI CONSISTE L'ERREUR. L'ERREUR N'EST PAS TOUJOURS NUISIBLE. ANECDOTE.

Nous devons sans doute éviter l'erreur, par tous les moyens en notre pouvoir, dans les grandes comme dans les plus petites choses: mais, de ce que l'erreur a pour cause l'ignorance, il ne faudrait pas en conclure que le manque de savoir entraîne toujours une erreur. Se tromper; c'est croire savoir ce qu'on ne sait pas: car le véritable caractère de l'erreur, c'est -de prendre le faux pour le vrai. Mais la gravité de l'erreur dépend surtout de l'objet qui l'occasionne. S'agit-il d'un même objet? La science, sans contredit, vaut mieux que l'ignorance, et la certitude que l'illusion. S'agit-il d'objets divers? L'un sait-il des choses utiles, l'autre des choses superflues ou même nuisibles? Sur ce dernier point,qui ne préférerait l'ignorance au savoir? Il - est des choses - qu'il vaut mieux ignorer que de connaître. Cela est si vrai qu'il a été plus d'une fois avantageux de s'égarer, je ne dis pas sur le -chemin de la vertu, mais en voyage. Il nous est arrivé à nous-mêmes de nous tromper à un embranchement de route et d'éviter ainsi- une embuscade où une troupe de Donatistes épiaient sous les armes l'instant de notre passage; nous ne pûmes atteindre le but de notre voyage que par un long détour, mais en apprenant le piège qui nous avait été tendu, nous nous félicitâmes de nous être égarés et rendîmes grâces à Dieu. Qui ne préférerait ici l'illusion où tombe le voyageur, à la vraie connaissance que possède le brigand? Si donc le plus grand de nos poètes fait dire à un amant au désespoir: «Je te vis; éperdu, je devins le jouet d'une funeste erreur», c'est peut-être parce qu'il y a d'heureuses erreurs qui, sans être nuisibles, produisent un bien.
Mais, en allant au fond des choses, puisque l'erreur ne consiste qu'à prendre le vrai pour le faux, et le faux pour, le vrai, à tenir le certain pour incertain et l'incertain pour certain, quelle que soit la vérité ou la fausseté des choses en elles-mêmes; puisque l'humiliation et l'avilissement de notre esprit en cet état, n'ont d'égale que sa grandeur et sa noblesse lorsqu'il lui suffit pour exprimer son adhésion de dire simplement: Oui, cela est; non, cela n'est pas (1): on peut apprécier toute la misère de cette vie humaine qui, polir se conserver, à parfois besoin dit concours de l'erreur. Loin de moi la pensée de comparer à la vie humaine l'existence où notre âme doit vivre de la vérité, où il n'y à ni trompeur ni .dupe. Mais ici-bas les hommes sont trompeurs où dupes, et c'est un plus grand malheur de mentir pour tromper que d'être induit en erreur en croyant au mensonge. Telle est toutefois l'horreur de la nature humaine pour le faux, tel est son penchant à éviter l'erreur, que ceux-là mêmes qui se plaisent à tromper ne consentent pas à être trompés. Le, menteur en effet n'est, pas dupe de l'erreur où il engagé, celui qui se fie à ses paroles. Mais s'il ne se trompe pas sur la chose même dont il altère sciemment là vérité, il se trompe en se figurant que son mensonge n'entraîne pour lui aucune conséquence fâcheuse. Le péché est plus fatal à son auteur qu'à celui qui en est la victime.




CHAPITRE XVIII. TOUT MENSONGE EST UN PÉCHÉ, MAIS LA GRAVITÉ EN EST RELATIVE. L'INTENTION FAIT LE MENSONGE.


6. Ici s'élève une question obscure et subtile, que les. nécessités de la polémique nous ont obligé à traiter clans un ouvrage considérable c'est de savoir si l'homme de bien peut quelquefois mentir. Il y a des gens qui vont jusqu'à soutenir que le parjure et le mensonge en matière de religion et de foi pourraient être, dans certaines circonstances, un acte de vertu et de piété. Pour moi, je pense que tout mensonge est un péché en soi, mais que la gravité en est subordonnée à l'intention et à la nature même de la faute. Le péché n'est pas aussi grave suivant que l'on ment pour faire le bien ou pour porter préjudice, et on porte moins de préjudice en donnant à un voyageur une indication trompeuse qu'en faussant les principes qui conduisent à la vie éternelle. On ne saurait tenir pour menteur celui qui dit une fausseté en croyant ne dire que la vérité, car il est

1. Mt 5,37

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plutôt trompé qu'il ne trompe lui-même. Il faut donc voir moins un mensonge qu'un défaut de réflexion chez celui qui a trop légèrement affirmé le faux et le tient pour vrai. Au contraire on ment, autant qu'il est en soi, quand on donne pour vrai ce que l'on croit faux. Car, à ne considérer que l'intention, on ne dit pas la vérité dès qu'on parle contre sa pensée, lors même que la vérité serait conforme à cette assertion: on est coupable de mensonge, parce que l'on a dit la vérité de bouche et sans le savoir, tandis que l'on avait dessein de tromper. Donc, indépendamment de l'objet même sur lequel porte l'erreur, et à n'examiner que l'intention de celui qui parle, il est plus conforme à la vertu de dire par ignorance une chose fausse, en croyant dire la vérité, que de se proposer de mentir et de rencontrer la la vérité sans le savoir. Chez l'un, en effet, la parole s'accorde avec la pensée; chez l'autre, quelle que soit la valeur de son affirmation, la bouche exprime une pensée, le coeur en cache une autre, et c'est là le caractère distinctif du mensonge.
Quant aux objets sur lesquels porte l'illusion, on mesure à leur importance la gravité de l'erreur ou du mensonge, à tel point que, s'il est moins funeste d'être dupe que de tromper, en ce qui touche les intérêts purement humains, il est mille fois plus excusable de mentir dans les choses qui ne concernent pas la religion, que d'être trompé sur les principes qu'il faut croire ou savoir nécessairement pour honorer Dieu. Pour éclaircir ma pensée par un exemple, comparons le mensonge d'un homme qui soutiendrait qu'un mort est encore vivant, à l'erreur de celui qui croirait que Jésus-Christ doit mourir une seconde fois au bout d'une période de temps indéterminée. Ne vaut-il pas infiniment mieux mentir comme l'un que de se tromper comme l'autre, et n'y a-t-il pas un désordre moins grave à entraîner quelqu'un dans la première erreur qu'à se laisser entraîner soi-même dans la seconde?




CHAPITRE XIX. L'ERREUR EST TOUJOURS UN MAL, QUOIQUE A DES DEGRÉS DIFFÉRENTS.

Ainsi donc, selon la nature des objets, l'erreur est tantôt cause d'un mal plus ou moins grand, tantôt, sans être nuisible, elle produit quelque bien. Le mal est immense, quand on ne croit pas aux vérités qui conduisent à la vie éternelle, ou qu'on croit à des erreurs qui entraînent la damnation; il est léger, quand un faux calcul nous attire des disgrâces passagères que la résignation chrétienne peut changer en bien; tel est le préjudice que nous causerait un homme qui aurait su nous déguiser sa méchanceté. Celui qui regarde un méchant comme bon, sans en être victime, est le jouet d'une innocente erreur et se trouve à l'abri de cette malédiction du prophète: «Malheur à ceux qui disent que le mal est bien». Ces paroles en effet doivent s'entendre des vices plutôt que des personnes: par exemple, si l'on dit que l'adultère est un bien, on encourt l'anathème du prophète; mais si l'on appelle un homme bon, parce qu'on le croit chaste et qu'on ignore ses dérèglements, l'erreur n'a plus pour objet le vice et la vertu, mais le mystère même qui enveloppe les actions humaines: on l'appelle bon, en lui prêtant une vertu et tout en croyant que l'adultère est un mal et la chasteté un bien; on lui donne ce titre, parce qu'on le croit chaste et qu'on ignore qu'il vit dans l'adultère.
Enfin, si l'erreur devient un moyen de salut, comme j'en suis un heureux exemple, elle est pour l'homme de quelque utilité. Et lorsque je dis qu'en certains cas on peut se tromper sans qu'il en résulte de mal ou même pour son bien, je ne prétends pas que l'erreur en elle-même ne renferme aucun mal ou soit un bien: j'entends dire par là le mal qu'on évite ou le bien qu'on atteint en s'éloignant de son but, en d'autres termes, les désagréments que l'erreur ne produit pas ou les avantages qui en découlent. Bien que la gravité de l'erreur soit en proportion avec l'importance des choses, elle est toujours un mal. Pourrait-on en effet, sans tomber soi-même dans l'erreur, prétendre qu'il n'y a aucun mal à prendre le faux pour le vrai, à rejeter le vrai comme faux, à tenir pour certain ce qui est incertain, et réciproquement? Mais il y a une différence profonde entre l'illusion qui nous fait regarder comme bon un méchant homme, et l'absence de suites fâcheuses qui auraient pu en résulter: il y a erreur, mais ce mal n'en a pas produit d'autres, le méchant homme nous ayant trompés sans nous faire tort. De même il est fort différent de croire faussement qu'on a pris le bon chemin et de recueillir de cette erreur un avantage, par exemple, celui d'éviter les embûches des scélérats.


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CHAPITRE XX. TOUTE ERREUR N'EST PAS UN PÉCHÉ. RÉFUTATION DU SCEPTICISME DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.




Augustin, de la Foi, Espérance et Charité