Augustin, de la continence. - CHAPITRE VII. LA PA9,FRUIT DE LA CONTINENCE ET DE LA JUSTICE. - DOUBLE NATURE DES MANICHÉENS.

CHAPITRE VII. LA PA9,FRUIT DE LA CONTINENCE ET DE LA JUSTICE. - DOUBLE NATURE DES MANICHÉENS.


17. Revenons donc au sujet qui noirs a amenés à cette digression. La continence est pour nous une nécessité, si nous voulons que notre coeur ne s'incline point: aux paroles mauvaises et aux excuses du péché. Nous savons aussi que cette vertu ne peut nous venir que de Dieu. Enfin, quel péché pouvons-nous éviter sans la continence, puisque, après l'avoir commis, il nous faut encore la continence pour étouffer ce funeste orgueil qui nous pousse à nous justifier nous-mêmes? C'est donc à tous ces points de vue que la continence nous est nécessaire pour résister au mal. Quant au bien, il me paraît être l'oeuvre d'une autre vertu, la justice. C'est ce que nous révèle ce passage d'un psaume: «Evite le mal et fais le bien». Pour quel. motif? Ecoulons ce qui suit: «Cherche la paix et suis-la (1)». Or, nous aurons la paix parfaite quand-nous serons inséparablement unis à Dieu, et qu'en nous-mêmes nous ne surprendrons plus aucune résistance. C'est, aussi ce que le Sauveur- paraît vouloir nous faire comprendre par ces paroles: «Que vos reins soient ceints. et, vos lampes allumées». Qu'est-ce que ceindre ses reins? C'est enchaîner ses passions, et c'est là

1. Ps 33,15

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l'oeuvre de la continence. Avoir sa lampe allumée, c'est répandre autour de soi la chaleur et l'éclat des bonnes oeuvres, et c'est là le fruit de la justice. Le but lui-même nous en est révélé dans ce qui suit: «Soyez semblables à des hommes qui attendent leur maître à sa sortie des noces (1)». En effet, quand le Seigneur sera de retour, il nous donnera la juste récompense que nous aurons méritée, en résistant aux séductions de la cupidité et en obéissant aux impulsions de la charité. Alors nous régnerons dans une paix éternelle et parfaite, étrangers à toute atteinte du mal et inondés d'un bonheur infini.

18. Ainsi, nous mettons notre confiance uniquement dans le Dieu vivant et véritable. Il est le bien suprême et immuable, il ne peut être l'auteur ni souffrir d'aucun mal. C'est de lui que découle tout bien créé; ce bien, hélas! peut changer, mais celui qui constitue la nature divine est immuable. Maintenant, entendons l'Apôtre nous dire: «Marchez selon les lumières de l'esprit et n'écoutez point la concupiscence de la chair; car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair, ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (2)» . Or, en lisant ces paroles, loin de nous la pensée de conclure follement avec les Manichéens qu'il s'agit ici de deux natures distinctes, opposées l'une à l'autre par des principes contraires, l'une bonne et l'autre mauvaise. J'affirme au contraire que chacune d'elles est bonne; l'esprit est bon, la chair aussi. De son côté, l'homme formé de ces deux natures peut- il ne pas être bon, quand surtout l'une des deux doit rester maîtresse et l'autre obéir? Le bien qu'il possède est, il est vrai, susceptible de changement; mais dès lors qu'il existe, il ne peut venir que du bien immuable, duquel découle tout bien créé, à quelque degré qu'on le suppose. Est-il petit? il a dû alors découler d'un plus grand; et si grand qu'il puisse être, il ne pourra encore supporter la comparaison avec l'infinie grandeur de Celui qui l'a créé. Mais, au sein de cette nature de l'homme, nature bonne et qui est sortie telle des mains du Créateur, la lutte s'est élevée, car nous sommes encore dans le lieu du combat. Guérissez les langueurs et vous aurez la paix. Cette langueur, c'est le fruit de la faute; par elle-même la nature ne la connaissait

1. Lc 12,35-36 - 2. Ga 5,16-17

pas. Cette faute, Dieu l'a effacée pour les fidèles, par sa grâce, dans le bain de la régénération; mais il n'a pas guéri la langueur; aussi le combat dure-t-il toujours entre elle et la nature. Dans ce combat la guérison sera la victoire parfaite; guérison non plus temporaire, mais éternelle; non plus partielle, mais absolue.
C'est dans cette espérance que le juste s'adressant à son âme lui dit en toute sincérité: «O mon âme, bénis le Seigneur et n'oublie point ses bienfaits, car il se montre propice à tes iniquités, il guérit toutes tes langueurs (1)». Il se montre propice à nos iniquités, en pardonnant nos péchés; il guérit nos langueurs, en réprimant nos désirs coupables. Il est propice à nos iniquités, en nous faisant indulgence; en nous accordant la continence, il guérit nos langueurs. L'une de ces faveurs s'accorde dans la profession du baptême, l'autre dans l'ardeur du combat; c'est alors qu'appuyés sur le puissant secours de Dieu, nous triomphons de nos infirmités. L'une se réalise quand Dieu daigne exaucer cette prière: «Pardonnez-nous nos offenses»; l'autre, quand il écoute ce cri de notre coeur «Ne nous laissez point succomber à la tentation (2)». En effet, dit l'apôtre saint Jacques, «chacun de nous est tenté par sa propre concupiscence, attiré et entraîné (3)». Contre ce vice nous demandons le secours et le remède à Celui qui peut seul guérir toutes ces langueurs, non pas en nous dépouillant d'une nature étrangère, mais en réparant la nôtre propre. Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire: «Chacun est tenté parla concupiscence», il ajoute: «par sa propre concupiscence». Or, en lisant ces paroles, comment ne pas s'écrier: «J'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme parce que j'ai péché contre vous (4)?» Cette âme, en effet, n'aurait pas eu besoin de guérison si elle ne se fût pas elle-même souillée par le péché. Et elle s'est souillée en se laissant dominer par le péché, c'est-à-dire en accédant à la convoitise soulevée contre elle par l'infirmité de la chair.


CHAPITRE VIII. COMBIEN DE TEMPS LA CHAIR CONVOITE-T-ELLE CONTRE L'ESPRIT?


19. La chair, en effet, ne peut rien convoiter

1. Ps 102,2-3 - 2. Mt 6,12-13 - 3. Jc 1,14 - 4. Ps 40,5

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que par l'intermédiaire de l'âme. Dès lors, en disant que la chair convoite contre l'esprit, nous entendons que l'âme, pactisant avec la concupiscence charnelle, se met en révolte contre l'esprit. Là se trouve notre être tout entier; et si la chair, cette partie infime de nous-mêmes, meurt quand notre âme s'en sépare, ce n'est pas pour la fuir à jamais que nous la déposons. Nous la reprendrons un jour, et cette fois pour ne plus la quitter. «Nous semons un corps animal, et la résurrection nous rendra un corps spirituel (1)». Alors la chair ne convoitera plus contre l'esprit, car elle sera elle-même spiritualisée, non-seulement parce qu'elle subira sans répugnance l'action de l'esprit, mais encore parce qu'étrangère à toute alimentation corporelle, elle sera éternellement vivifiée. Donc, pendant que dure en nous cette lutte des deux substances dont nous sommes composés, demandons et travaillons à faire régner la paix entre elles. Le véritable ennemi, ce n'est ni l'une ni l'autre de ces deux substances, mais le vice qui porte la chair à convoiter contre l'esprit. Guérissons ce vice, tout ennemi aura disparu, les deux substances seront saines et la lutte sera finie.
Ecoutons l'Apôtre: «Je vois, dit-il,que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair». C'est nous dire que la chair, fût-elle bonne, cesse de l'être, quand le vice de la chair vient à s'y glisser. Que ce vice disparaisse, la chair restera, mais elle ne sera plus ni viciée ni vicieuse. Toutefois, voulant nous montrer que cet état est une des conditions de notre nature actuelle, l'Apôtre ne craint pas de dire: «Je sais que le bien n'habite pas en moi»; et, pour expliquer sa, pensée, il ajoute: «C'est-à-dire dans ma chair». La chair en elle-même n'est donc pas notre ennemie, et quand on résiste à ses vices, on l'aime puisqu'on la guérit. «Personne en effet n'a jamais haï sa chair (2)». Plus loin le même Apôtre ajoute: «Donc par mon esprit je me soumets à la loi de Dieu, et «par ma chair, à la loi du péché». Que ceux qui ont des oreilles entendent: «Moi-même», dit-il, qui suis tout à la fois esprit et chair; mais par mon esprit je me soumets à la loi de Dieu, tandis que ma chair est soumise à la loi du péché. Comment donc par sa chair est-il soumis à la loi du péché? Serait-ce qu'il consentirait à la concupiscence charnelle?Non,

1. 1Co 15,44 - 2. Ep 5,29

assurément; mais dans cette partie de lui-même il éprouvait toute l'impétuosité des désirs. Ces désirs, il les repoussait, sans doute, mais ils ne l'agitaient pas moins. En refusant d'y consentir, il obéissait à la loi de Dieu, et enchaînait ses membres pour ne pas en faire des armes d'iniquité.

20. Il est donc en nous des désirs mauvais; n'y consentons pas et notre vie restera pure. Nous portons en nous la concupiscence du péché; en y résistant nous résistons au mal; mais nous n'aurons atteint- la perfection du bien, que quand cette concupiscence sera détruite en nous. Ces deux points nous sont clairement enseignés, l'un dans ces paroles de l'Apôtre: «Je puis vouloir le bien, mais non pas l'accomplir (1)»; l'autre dans celles-ci: «Que l'esprit vous dirige, et ne suivez pas la concupiscence de la chair». Il ne soutient pas qu'il lui soit impossible de faire le bien, mais seulement d'arriver à l'accomplir dans sa perfection; il ne nous dit pas: N'ayez aucune concupiscence de la chair; mais seulement: «Ne la suivez point». Il y a en nous concupiscence mauvaise, quand ce qui est défendu nous plaît; y résister, c'est enchaîner les passions pour conserver son esprit soumis à la loi de Dieu. Faire le bien, c'est donc vaincre la délectation mauvaise par la délectation bonne; mais la perfection, vous ne la trouvez pas, tant que la chair, soumise encore à la loi du péché, subira l'atteinte des passions et en sera émue, quoiqu'alors même elle soit enchaînée par la continence. Si elle n'était pas émue, où serait le besoin de la continence? Le bien ne sera donc parfait que quand le mal sera détruit; l'un sera à son comble quand l'autre aura cessé.
Espérer cet heureux état dans notre condition présente, c'est une illusion. Pour y arriver, il faut que la mort soit détruite; elle ne le sera que quand aura commencé la vie éternelle. Alors en effet nous trouverons le souverain bien; le mal aura cessé; nous éprouverons pour la sagesse un amour souverain, et le travail de la continence sera nul. La chair n'est donc pas mauvaise, quand elle est exempte du mal, c'est-à-dire du vice qui s'est emparé de l'homme, non pas en vertu de sa formation, mais par l'effet de son propre crime. Car l'homme a été créé bon dans son âme et dans son corps par un Dieu bon, et lui seul est

1. Rm 7,18-25

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l'auteur du mal qui l'a rendu mauvais. Mais si la miséricorde le délie de sa faute, qu'il se garde bien de regarder comme léger le mal qu'il a commis, car toujours il a besoin de la continence pour faire contre-poids à sa dégradation. Quant aux vices, n'en cherchez pas dans ce royaume futur de la paix; car, dans le combat de cette vie, les vainqueurs voient chaque jour s'affaiblir en eux le péché d'abord, et aussi la concupiscence que nous combattons en lui refusant notre consentement, et à laquelle nous ne pouvons consentir sans péché.

21. Ainsi donc, la chair convoite contre l'esprit, le bien n'habite pas en elle, et la loi des membres répugne à la loi de l'esprit. Tout cela est hors de doute; mais il est faux de soutenir que c'est là le résultat du mélange de deux natures contraires. L'unique principe de ce mal, c'est le péché qui a jeté la division dans l'homme lui-même. Tels nous n'étions pas en Adam, avant que notre nature, trompée par les séductions du serpent, eût méprisé et offensé son Auteur. Cet état n'est donc pas la condition primitive de l'homme, il n'est que le résultat du châtiment du péché. Ce châtiment, Jésus-Christ nous en a délivrés par sa grâce; devenus libres, nous pouvons donc lutter contre le mal, suite du péché. Notre salut, sans doute, n'est point encore assuré, mais du moins nous en avons reçu le gage.
Quant à ceux qui n'ont pas voulu de cette délivrance, ils restent coupables du péché et victimes de ses châtiments. Après cette vie, les coupables n'auront plus à attendre qu'un châtiment éternel; ceux au contraire qui sont rachetés ne connaîtront éternellement ni le châtiment ni la faute. En eux l'esprit et la chair resteront substances bonnes, et ne seront plus soumises qu'à Dieu, qui, dans sa bonté immuable, les a créées bonnes mais susceptibles de changement. Devenues meilleures, elles seront confirmées dans la perfection, sans pouvoir jamais déchoir. Le mal aura entièrement disparu, soit celui que l'homme a commis injustement, soit celui dont il a été justement frappé. Une fois qu'auront disparu l'iniquité, qui est le premier de tous nos maux, et l'infortune, qui en a été la conséquence nécessaire, la volonté de l'homme restera droite et pure. Alors nous verrons clairement et sans aucun doute ce qui est déjà ouï, il est vrai, mais ce qui n'est compris que par un petit nombre; à savoir, que le mal n'est pas une substance. Telle est une blessure dans un corps, tel est le mal dans une substance qui s'est souillée elle-même; ce mal y a commencé par une maladie, et il disparaîtra avec une santé parfaite. Mais quand ce mal, né de nous, sera détruit en nous; quand le bien qui est en nous aura été porté jusqu'au comble du bonheur, de la perfection et de l'immortalité, que ne sera pas chacune des deux substances qui nous composent? Rappelons seulement que maintenant, au sein de notre corruption et de notre mortalité, quand le corps-corruptible appesantit encore notre âme (1); quand, suivant le mot de saint Paul, notre corps est mort à cause du péché (2), notre chair cependant, cette partie infinie et terrestre de notre nature, a mérité du même Apôtre ce témoignage que j'ai cité plus haut: «Personne n'a jamais haï sa chair»; et cet autre qui suit immédiatement: «Mais il la nourrit et la soigne, comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise».


CHAPITRE IX. NOTRE CHAIR N'EST PAS SUBSTANTIELLEMENT MAUVAISE.


22. Quelle est donc, je ne dis pas l'erreur, mais la fureur des Manichéens, de faire de notre chair l'oeuvre de je ne sais quelle nation ténébreuse, nation éternelle et éternellement mauvaise? L'Apôtre, inspiré par la vérité, n'exhorte-t-il pas les époux à aimer leurs épouses comme leur propre chair? Et pour rendre son exhortation plus pressante, n'invoque-t-il pas l'exemple de Jésus-Christ et de son Eglise? Citons tout entier ce passage de sa lettre; il se présente ici fort à propos: «Epoux, dit-il, aimez vos épouses comme Jésus-Christ a aimé son Eglise; car il s'est livré à la mort pour elle, afin de la sanctifier, la purifiant dans le bain salutaire de «l'eau et par la parole. C'est ainsi qu'il a voulu se faire une Eglise glorieuse, sans tache et sans souillure, sainte et immaculée. De même, les époux doivent aimer leurs épouses comme leur propre corps. Celui qui aime son épouse, s'aime lui-même (3)». Il termine par ces mots, déjà cités plus haut
«Car personne n'a jamais haï sa propre chair; au contraire, il la nourrit et la soigne

1. Sg 9,15 - 2. Rm 8,10 - 3. Ep 5,25-29

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comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise». A un témoignage aussi formel, que peut opposer la folie de l'impiété la plus grossière? Manichéens, qu'y opposez-vous? Vous essayez de produire les lettres apostoliques pour nous prouver votre système des deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise; pourquoi donc refuser d'entendre ces mêmes lettres apostoliques quand elles condamnent votre perversité sacrilège? Vous lisez: «La chair convoite contre l'esprit (1); le bien n'habite pas dans ma chair»; lisez donc aussi: «Personne n'a jamais haï sa chair, il la nourrit au contraire et la soigne comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise». Vous lisez: «Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit (2)»; lisez donc aussi: «Comme Jésus-Christ a aimé son Eglise, ainsi les époux doivent aimer leurs épouses, comme leur propre corps». Parmi ces témoignages de l'Ecriture sainte, ne cherchez pas à faire servir les uns à vos perfides desseins et à fermer l'oreille aux autres; ainsi vous serez toujours dans le vrai. Interprétez ces derniers comme le bon sens l'exige, et vous comprendrez les autres dans leur véritable signification.

23. L'Apôtre fait allusion à trois sortes d'unions: l'union de Jésus-Christ et de son Eglise, l'union de l'homme et de la femme, enfin celle de l'esprit et de la chair. Les premiers membres de ces unions servent de types aux autres, et ceux-ci sont soumis aux premiers. Tous sont bons et reflètent éminemment le type du beau dans l'ordre: les uns parce qu'ils l'emportent avec éclat sur les autres, et ceux-ci parce qu'ils sont soumis noblement aux premiers. L'homme et la femme, pour connaître leurs devoirs réciproques, reçoivent ici le précepte et l'exemple. Le précepte: «Que les épouses soient soumises à leurs époux comme au Seigneur, car l'homme est le chef de la femme; et vous, époux, aimez vos épouses». L'exemple, les femmes le trouvent dans l'Eglise, et les hommes en Jésus-Christ: «Comme l'Eglise, dit-il, est soumise à Jésus-Christ; de même que les femmes soient soumises en tout à leurs époux». Nous avons vu le précepte donné aux époux d'aimer leurs épouses; maintenant, voici l'exemple: «Comme Jésus-Christ a aimé son Eglise».
Pour exhorter les époux, s'il invoque ce qui leur est supérieur, il ne laisse pas de faire

1. Ga 5,17 - 2. Rm 7,18-23

appel à ce qui leur est inférieur, c'est-à-dire à leurs corps. Car il ne dit pas seulement: «Epoux,aimez vos épouses comme Jésus-Christ a aimé son Eglise»; il ajoute: «Les hommes doivent aimer leurs épouses comme leur propre corps (1)». Le premier exemple est tiré d'un ordre supérieur, le second, d'un ordre inférieur; c'est assez dire que ces deux ordres sont bons. Mais, quand il s'agit de la femme, on ne lui propose l'exemple ni du corps ni de la chair; on ne lui dit pas d'être soumise à son époux comme la chair est soumise à l'esprit. Par ce silence, l'Apôtre voulait-il faire conclure ce qu'il évitait d'énoncer? Peut-être, au contraire, que témoin de la lutte soulevée parla chair contre l'esprit, au sein de notre mortalité et de nos langueurs, il n'a pas voulu faire, de cette soumission de la chair à l'esprit, le modèle de la soumission de la femme à l'égard de son mari. Il en est autrement pour les hommes; car, si l'esprit convoite contre la chair, cette convoitise même est pour l'avantage de la chair. Au contraire, en convoitant contre l'esprit, la chair veut le mal de l'esprit et son propre mal à elle-même. Cependant, soit que l'esprit, devenu pour ainsi dire la providence de la chair, la nourrisse et la soigne; soit qu'il s'arme de la continence pour enchaîner ses vices, il resterait impuissant dans son action bienfaisante, si ces deux substances, par leur harmonie actuelle, ne révélaient clairement que Dieu est l'auteur de l'une et de l'autre. Quelle démence vous pousse donc à vous déclarer chrétiens, et en même temps à soutenir, contre les Ecritures, avec un aveuglement criminel, que la chair de Jésus-Christ n'était pas une chair véritable; que si l'Eglise appartient par son âme à Jésus-Christ, par son corps elle appartient au démon; que les sexes sont l'oeuvre de Satan et non celle de Dieu; enfin que la chair unie au corps est une substance essentiellement mauvaise?


CHAPITRE X. FOLLES ASSERTIONS DES MANICHÉENS.


24. Peut-être les témoignages que je viens d'emprunter aux livres saints, vous paraissent-ils insuffisants pour vous convaincre? En voici d'autres encore; écoutez-les si vous avez des oreilles pour entendre. Sur la chair de Jésus-Christ que dit l'insensé Manichéen?

1. Ep 5,22-28

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que cette chair n'avait rien de réel, qu'elle n'était qu'apparente. Et l'Apôtre, que dit-il? «Souvenez-vous, selon mon Evangile, que Jésus-Christ, de la race de David, est ressuscité d'entre les morts (1)». Et Jésus-Christ? «Palpez et voyez, dit-il; un esprit a-t-il, comme moi, de la chair et des os (2)?» Une doctrine qui soutient que la chair en Jésus-Christ n'était qu'apparente, peut-elle donc être vraie? Comment en Jésus-Christ n'y avait-il aucun mal, quand sa personne n'était qu'un étrange mensonge? Parce que, répondez-vous, même pour les hommes les plus purs, une chair véritable est toujours un mal. Mais ce n'en est point de substituer à une chair véritable une chair simulée? Une chair véritable, issue de la race de David, est un mal; et ce n'en est point de dire faussement: «Palpez et voyez, un esprit a-t-il comme moi une chair et des os?»
Au sujet de l'Église, que dit le séducteur des hommes, inspiré par le souffle mortel de l'erreur? Que, quant aux âmes, elle appartient à Jésus-Christ; mais quant aux corps, elle appartient au démon. Et quelle réponse est inspirée au Docteur des nations par la foi et la vérité? «Ne savez-vous pas, dit-il, que vos corps sont les membres de Jésus-Christ (3)?» Quant à la différence des sexes, que dit le fils de la perdition? Que le sexe ne vient pas de Dieu, mais du démon. Et Paul, ce vase d'élection, que répondit-il? «De même que la femme vient de «l'homme, de même l'homme naît par la femme; mais tout vient de Dieu (4)». Sur la chair, que dit l'esprit immonde par l'organe des Manichéens? Qu'elle est une substance essentiellement mauvaise, formée, non point par Dieu, mais par l'ennemi de l'homme. Et le Saint-Esprit, que répond-il par Saint Paul? «Le corps, qui est un, possède différents membres, et cependant ces membres, quoique nombreux, ne forment qu'un seul corps. Il en est ainsi de Jésus-Christ». Un peu plus loin il ajoute: «Dieu a placé dans le corps chacun des membres comme il l'a voulu». Un peu plus loin encore: «Dieu a sagement disposé le corps de l'homme, en y compensant l'ignominie par un accroissement d'honneur, afin d'en faire disparaître toute division. Si donc, a un membre souffre, les autres membres partagent ses souffrances; si un membre est glorifié, tous les autres sont dans la joie (5)».

1. 2Tm 2,8 - 2. Lc 24,39 - 3. 1Co 6,15 - 4. 1Co 11,12 - 5.1Co 12,12-26

Direz-vous donc que la chair est mauvaise, quand les âmes elles-mêmes sont invitées à imiter la paix qui règne entre les membres du corps? Comment soutenir que la chair est l'oeuvre du démon, puisque les âmes, qui régissent les corps, doivent, pour échapper entre elles aux inimitiés et aux divisions, prendre exemple sur les membres du corps, et réaliser, sous l'action de la grâce, un bien que les corps ont reçu de Dieu par nature? C'est donc avec raison que l'Apôtre écrivait aux Romains: «Je vous en prie, mes frères, par la miséricorde divine, faites de vos corps, pour Dieu, une hostie vivante, sainte et immaculée (1)». Or, c'est sans motif que nous refusons de confondre les ténèbres avec la lumière, et la lumière avec les ténèbres, si nous faisons de nos corps, issus des ténèbres, une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu?


CHAPITRE 11. COMPARAISON ENTRE LA CHAIR ET L'ÉGLISE.


25. Mais, nous diront-ils, comment établir une similitude entre la chair et l'Église? L'Église convoiterait-elle contre Jésus-Christ quand l'Apôtre nous dit: «L'Église est soumise à Jésus-Christ?» Je réponds: 1'Eglise assurément est soumise à Jésus-Christ (2); et si l'esprit convoite contre la chair, c'est précisément pour que l'Église soit soumise à Jésus-Christ sous tous rapports. La chair, de son côté, convoite contre l'esprit, parce que l'Église ne possède pas encore la paix parfaite qui lui a été promise. Si donc l'Église est soumise à Jésus-Christ, c'est parce qu'elle a en elle le gage de son salut; et si la chair convoite contre l'esprit, c'est par l'effet de ses langueurs et de ses faiblesses. N'étaient-ils pas membres de l'Eglise,ceux à qui l'Apôtre osait dire: «Marchez selon l'esprit, et n'obéissez point aux concupiscences de la chair; car la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas a ce que vous voulez (3)?» Oui, c'est à l'Église que s'adressaient ces paroles; elle était donc soumise à Jésus-Christ, car autrement l'esprit de continence n'aurait pas convoité en elle contre la chair. D'où je conclus que ces fidèles pouvaient ne pas obéir aux concupiscences de la chair; mais du moment que la chair convoitait contre l'esprit, ils ne pouvaient plus faire ce

1. Rm 12,1 - 2. Ep 5,24 - 2. Ga 5,16-17

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qu'ils voulaient, c'est-à-dire ne pas éprouver la concupiscence de la chair.
D'ailleurs, pourquoi ne pas reconnaître que dans les hommes spirituels l'Eglise est soumise à Jésus-Christ, tandis que dans les hommes charnels elle convoite contre lui? Est-ce qu'ils ne convoitaient pas contre Jésus-Christ, ceux à qui l'Apôtre pouvait dire: «Le Christ est-il divisé (1)? Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels? Vous regardant comme de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait pour nourriture, au lieu d'un aliment solide que vous n'auriez pu supporter. Maintenant encore vous ne le pourriez pas, car vous êtes toujours charnels. Il y a parmi vous des jalousies et des divisions; n'êtes-vous donc pas charnels (2)?» Contre qui la jalousie et les divisions convoitent-elles? n'est-ce pas contre Jésus-Christ? Or, ces concupiscences de la chair, le Sauveur les guérit dans ceux qui sont à lui, mais il les hait partout où il les trouve. Et c'est là ce qui nous explique pourquoi la sainte Eglise, tant qu'elle renferme de tels membres, ne saurait être sans tache et sans ride. Ajoutez-y encore ces péchés pour lesquels sa voix ne cesse de crier chaque jour: «Pardonnez-nous nos offenses (3)». Et quels sont ceux qui pourraient se dire innocents? Ce ne sont pas les hommes charnels; ce ne sont pas même les hommes spirituels. Car le disciple bien-aimé du Sauveur, celui qui à la Cène reposa sa tête sur la poitrine de son maître, saint Jean ne nous dit-il pas: «Si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (4)?» Or, dans tout péché, plus ou moins sans doute, suivant la gravité de la faute, nous trouvons la concupiscence en lutte contre la justice. D'un autre côté il est écrit de Jésus-Christ: «Il s'est fait pour nous sagesse, justice, sanctification et rédemption (5)». Donc tout péché convoite contre Jésus-Christ.
Mais quand Celui qui guérit toutes nos langueurs e, aura conduit l'Eglise à la guérison qui lui est promise, c'est en vain que dans quelqu'un de ses membres nous chercherons la moindre tache et la moindre ride. Alors la chair ne convoitera plus contre l'esprit, et dès lors l'esprit n'aura plus aucun motif pour con

1. 1Co 1,13 - 2. 1Co 3,1-3 - 3. Mt 6,12 - 4. 1Jn 1,8 - 5. 1Co 1,30 - 6. Ps 102,3

convoiter contre la chair. Toute lutte aura cessé, l'union la plus parfaite régnera entre ces deux substances; tout principe charnel sera détruit; la chair elle-même sera spiritualisée.
Tout chrétien animé de l'esprit de Jésus-Christ convoite contre la mauvaise concupiscence de sa chair, pour la guérir et la détruire; et cependant il nourrit et soigne en elle la bonne nature, car personne n'a jamais haï sa propre chair (1). C'est là aussi ce que fait Jésus-Christ à l'égard de son Eglise, si toutefois nous pouvons établir une comparaison entre des choses si distantes l'une de l'autre. Quelquefois il la corrige et la châtie, de crainte que l'impunité ne lui soit une cause d'orgueil et de décadence. Il lui accorde aussi d'abondantes consolations, de crainte qu'appesantie par sa faiblesse elle ne vienne à succomber. De là ce mot de l'Apôtre: «Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés; quand nous sommes jugés, le Seigneur nous frappe afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (2)»; et ce cri du Psalmiste: «Vos consolations ont réjoui mon «âme, en proportion de la multitude des doua leurs qui l'accablaient (3)». Donc notre chair obtiendra une guérison aussi parfaite que facile, quand l'Eglise de Jésus-Christ sera dans une pleine sécurité.


CHAPITRE XII. FAUSSE CONTINENCE DES MANICHÉENS ET DES HÉRÉTIQUES.


26. Ces observations sur la continence véritable suffisent pour convaincre de fausseté la continence des Manichéens. Et cependant, à les en croire, le travail à la fois utile et glorieux de la continence, alors même qu'elle dompte et enchaîne les voluptés immodérées et illicites de notre corps, loin d'imprimer une répression salutaire à cette partie infime de nous-mêmes, ne ferait que diriger contre elle une guerre de préjugés, une vaine hostilité. Il est vrai que le corps est d'une nature différente de celle de l'âme, mais il n'entre pas moins dans la nature de l'homme. L'âme sans doute n'est pas formée d'un corps; mais l'homme est formé à la fois d'un corps et d'une âme; et, quand Dieu nous sauve, il sauve à la fois notre corps et notre âme. Aussi est-ce l'humanité tout entière qui a été revêtue par Jésus-Christ, daignant racheter en nous tout

1. Ep 5,29 - 2. 1Co 11,31-32 - 3. Ps 93,19

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ce qu'il y avait créé. Niez-vous cette vérité? Si vous la niez, que vous sert-il d'enchaîner vos passions, si toutefois vous les enchaînez? Quelle pureté, pensez-vous, peut produire en eux une continence qui est elle-même impure et qui ne mérite rien moins que le nom de continence? Ce qu'ils éprouvent à ce sujet n peut être que l'effet de l'inspiration du démon et la continence, n'est-ce pas un don de Dieu?
De même, il ne suffit pas de souffrir ni de supporter la douleur avec patience, pour s'autoriser à dire que l'on possède la vertu de patience; car elle aussi, cette vertu, ne peut venir que de Dieu.
Beaucoup d'hommes s'exposent à d'affreux tourments pour ne pas se trahir dans leurs crimes, ou révéler leurs complices; beaucoup, pour satisfaire de violentes passions, pour se procurer ou conserver ce qui pour eux est l'objet d'un amour criminel; beaucoup, pour soutenir des erreurs pernicieuses dans lesquelles ils sont étroitement enchaînés. Prétendre que tous ces hommes possèdent la véritable patience, n'est-ce pas une erreur? De même il ne suffit pas de contenir ou de réprimer vigoureusement les passions de la chair et de l'esprit, pour se donner le droit de conclure que l'on possède cette continence dont nous faisons ressortir la gloire et l'utilité. Les uns, en effet, c'est à n'y pas croire, se contiennent par leur incontinence même; cette femme, par exemple, qui évite son mari pour remplir le serment qu'elle a fait au complice de ses adultères. D'autres se contiennent par l'injustice; tel est l'époux qui refuse le devoir conjugal à son épouse et réciproquement, sous le prétexte que lui ou elle peut vaincre cette inclination. D'autres se contiennent trompés par une foi mensongère, par une fausse espérance ou de vains désirs: dans cette classe nous devons ranger les hérétiques et tous ceux qui, sous un nom religieux, se laissent séduire par l'erreur. Leur continence serait vraie, si leur foi l'était; mais comme leur foi est erronée, leur continence ne peut qu'être fausse et ne mérite pas même d'être appelée continence. En effet, cette continence qui nous paraît si justement un don de Dieu, dirons-nous qu'elle est un péché? Une telle folie soulèverait dans nos coeurs une profonde indignation. Cependant, selon l'Apôtre, «ce qui ne vient pas de la foi est un péché (1)». Donc toute

1. Rm 14,23

continence qui ne repose pas sur une foi véritable, ne mérite même pas le nom de continence.

27. Il est aussi des hommes qui, tout en servant les démons, s'abstiennent des voluptés corporelles pour s'abandonner plus librement à d'infâmes plaisirs dont l'ardeur les dévore. Je veux éviter les longueurs, mais comme je dois parler, je ne citerai qu'un exemple. On voit des hommes éviter tout contact avec leurs épouses, et recourir à la magie pour jouir de femmes étrangères. Quelle étrange continence, ou plutôt quelle corruption, quelle infamie! Supposez la continence véritable: si un époux enchaîne en lui-même les mouvements de la concupiscence, ce sera pour éviter l'adultère et non pour s'y abandonner. En effet, le propre de la continence conjugale, c'est de donner une certaine satisfaction à la concupiscence charnelle, mais en y apportant une certaine modération; de la contenir dans la sphère conjugale, et d'y garder un mode approprié, soit à la faiblesse de l'autre époux, selon la condescendance dont parle l'Apôtre (1), soit à la génération des enfants. Cette génération, de la part des pères et des mères guidés par l'Esprit de Dieu, a toujours été l'unique motif du devoir conjugal. En agissant ainsi, en modérant, et, pour ainsi parler, en limitant aux époux la concupiscence de la chair, en fixant des bornes à ses mouvements inquiets et désordonnés, l'homme fait un usage légitime de ce qui est mal et veut en faire sortir le bien. En cela il imite Dieu lui-même qui se sert des hommes mauvais pour aider à la perfection des justes.



Augustin, de la continence. - CHAPITRE VII. LA PA9,FRUIT DE LA CONTINENCE ET DE LA JUSTICE. - DOUBLE NATURE DES MANICHÉENS.