Augustin, de la vie bienheureuse (1) - CHAPITRE IV.

CHAPITRE IV.

Troisième entretien. Malheur et indigence sont synonymes. La plus déplorable indigence, c'est le manque de sagesse. Quand nous avons la sagesse, notre âme est pleine, notre âme a atteint sa mesure. La vie bienheureuse consiste dans la possession de ta vraie sagesse, dans la parfaite connaissance de Dieu.


23. Le troisième jour de notre entretien vit fuir les nuages du matin qui nous forcaient de nous rendre au bain, et, dans l'après-midi, le ciel reprit toute sa pureté. Nous résolûmes donc de descendre sur une pelouse qui était proche. Chacun s'y assit le plus commodément possible, et voici comment notre entretien se termina. Je me rappelle, dis-je, et j'ai retenu presque tous les points que j'ai voulu obtenir de vous. Aujourd'hui donc, pour que nos entretiens à cette table entrent chaque jour dans une phase nouvelle, vous n'aurez rien ou presque rien à me répondre. Ma mère avait dit que le malheur n'est autre chose que le besoin, et nous sommes convenus que tous ceux qui sont dans le besoin sont dans le malheur. biais tous les malheureux sont-ils dans le besoin? Voilà la question que nous n'avons pas pu éclaircir hier. Si l'alternative nous est démontrée par la raison, tout est fini; l'homme heureux est trouvé; c'est celui qui n'est pas dans le besoin. En effet, quiconque n'est pas malheureux est heureux. On est donc heureux, quand on n'est pas dans le besoin, s'il est vrai que ce que nous appelons le besoin soit la même chose que le malheur.


24. Eh quoi! dit Trygétius, ne pouvons-nous pas conclure dès à présent que lorsqu'on n'est pas dans le besoin, on est heureux? Car il est évident que, lorsqu'on est dans le besoin, on est malheureux; et nous avons accordé, je m'en souviens, qu'il n'y a pas d'état intermédiaire entre, le malheur et le bonheur. - A ton avis, lui dis-je, y aurait-il quelque état intermédiaire entre la mort et la vie? Un homme n'est-il pas nécessairement vivant ou mort? - Je l'avoue, dit-il, là non plus, il n'y a pas de milieu. Mais pourquoi cette question? - C'est que, lui dis-je, tu avoues, je crois, que tout homme enseveli depuis un an est bien mort. - Il ne le niait pas. - Eh bien! tout homme qui n'est pas enseveli depuis un an est-il vivant? - Ce n'est pas une conséquence, dit-il. - Donc, répondis-je, si tout homme qui est dans le besoin est dans le malheur, il ne s'ensuit pas que tout homme qui n'est pas dans le besoin soit heureux, bien qu'entre le bonheur et le malheur, comme entre la vie et la mort, il ne puisse se trouver d'état intermédiaire.


25. Quelques-uns de mes auditeurs se montraient un peu lents à saisir cette dernière proposition. Je l'éclaircis de mon mieux, et je la leur représentai sous plusieurs formes, en termes appropriés à leur intelligence. Ainsi, repris je, c'est être dans le malheur que d'être dans le besoin, on n'en doute pas; et nous ne craignons pas ici pour le sage quelques nécessités matérielles. Car ces nécessités ne pèsent pas sur l'âme qui est le siège de la vie heureuse. L'âme du sage en effet est parfaite; or nul être parfait n'est dans le besoin. Le sage usera des choses qui semblent être nécessaires au corps, s'il les a sous la main. S'il ne les a pas, l'absence de ces objets ne suffira pas pour l'abattre. Car tout homme sage est homme de courage; or le courage ne redoute rien. Le sage ne redoute donc ni la mort corporelle, ni ces douleurs qu'on ne peut chasser, éviter ou éloigner pour un temps qu'à l'aide de ces biens dont il peut être dénué. Mais il ne laissera pas de faire un bon usage de ces biens s'il n'en est pas privé. Elle est très juste en effet cette pensée

Quand on peut éviter un mal en cette vie,Le souffrir est une folie (1).

Le sage évitera donc la mort et la douleur, tant qu'il pourra le faire sans blesser les convenances. Il y aurait à craindre, s'il ne les évitait pas, qu'il né frit malheureux, non pas de souffrir de pareils accidents, mais de lavoir pas voulu les éviter quand il le pouvait. Ce qui est une preuve manifeste de folie. En n'évitant pas ces maux, on sera donc malheureux, non


1. Térence. L'Eunuque, Act. VI. Scène 6.

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de les éprouver, mais d'avoir fait une folie. Si néanmoins, malgré d'honorables efforts, le sage n'a pu se soustraire à ces maux, il ne sera pas malheureux d'en être assiégé. Elle est juste aussi cette autre pensée du même poète comique.

Quand on ne peut ce que l'on veut,Il faut vouloir ce que l'on peut (1).

Comment le sage pourrait-il être malheureux, quand il n'arrive rien qui puisse contrarier sa volonté? Car ce qu'il sait ne pouvoir arriver, il ne peut le vouloir. Les choses auxquelles sa volonté aspire, ne peuvent lui manquer. Que veut-il en effet? Il veut que toutes ses actions soient réglées sur les principes de la vertu et sur la loi divine de la sagesse. Or la satisfaction de ce désir ne peut lui être arrachée.


26. Examinez maintenant si tout homme qui est malheureux est dans le besoin. Ce qui fait ici la difficulté, c'est qu'il y a bien des hommes comblés par la fortune, pour lesquels tout est facile et qui n'ont qu'un signe à faire pour voir leurs désirs accomplis. Il est difficile d'arriver à ce genre de vie. Mais figurons-nous un homme semblable à cet Orata dont parle Cicéron. Comment avancer hardiment que cet Orata était dans le besoin, lui l'homme riche, l'homme bien vu, l'homme de plaisir par excellence, l'homme qui n'avait rien à désirer sous le rapport des jouissances, du crédit, de la santé qui chez lui était bonne et inaltérable? Terres du meilleur rapport, amis du meilleur commerce, il avait tout cela en abondance et à satiété. Tous ces biens, il en usait convenablement dans l'intérêt de son bien-être; enfin, pour tout dire, toutes ses entreprises, tous ses plans étaient couronnés de succès. Mais peut-être, dira-t-on, voulait-il avoir plus qu'il n'avait. Cela, nous l'ignorons, mais, et cela suffit dans l'état où est la question, supposons qu'il ne désirât rien au-delà de ce qu'il possédait, lui manquait-il quelque chose selon vous? - Quand j'accorderais, -dit Licentius, qu'il ne désirait rien, chose bien difficile à admettre, lorsqu'il s'agit d'un homme qui n'est pas un sage, toujours est-il qu'il craignait, car c'était, dit-on, un bon esprit, que quelque coup du sort ne lui ravit tous ses biens. Car il ne fallait pas faire un grand effort, pour voir que de tels biens, quelque grands qu'ils fussent, étaient soumis aux chances de la fortune.


1. Térence. L'Andrienne.

Alors, en souriant . Tu vois bien, dis-je, ô Licentius, que cet homme si fortuné, trouvait dans la rectitude de son esprit un obstacle à son bonheur. Plus il avait le coup d'oeil perçant, plus il voyait qu'il pouvait perdre tous ses biens. Aussi était-il abattu par la crainte et avait-il sur les lèvres ce dicton assez vulgaire Pour un homme sans assurance, le bon sens est un malheur.


27. Licentius et les autres s'étaient mis à sourire. Approfondissons ce point, leur dis-je. Car, tout en étant dans la crainte, Orata n'était pas dans le besoin et là est toute la question. Le besoin consiste à ne pas avoir et non à craindre de perdre ce que l'on a. Or cet homme était malheureux, parce qu'il craignait, et pourtant il ne lui manquait rien. On peut donc être malheureux sans être dans le besoin. Cette assertion obtint l'approbation de tous et de ma mère elle-même dont je soutenais l'avis. Cependant d'un ton légèrement indécis: je ne sais, dit-elle, et je ne vois pas bien comment on peut séparer le malheur du besoin, ou le besoin du malheur. Car cet homme riche et opulent qui, comme vous le dites, ne désirait rien, par cela même qu'il craignait de perdre sa fortune, était dans le besoin, puisqu'il lui manquait la sagesse. - Ne l'appellerait-on pas indigent, s'il manquait d'argent ou d'argenterie? Et nous ne lui donnerions pas ce nom, quand il manquait de sagesse? Toute la société poussa un cri d'admiration. J'étais moi-même joyeux et satisfait d'entendre sortir des lèvres de ma mère plutôt que de tout autre, cette grande vérité que j'avais prise dans les livres des philosophes et que je réservais pour la fin du repas. Voyez-vous, dis-je, la différence qu'il y a entre ces âmes nourries de tant de sciences diverses et une âme tournée tout entière vers Dieu? D'où sortent ces paroles que vous admirez, si ce n'est d'une source divine? - En effet, s'écria Licentius plein de joie, on ne peut rien dire de plus vrai, de plus divin. Oui, la plus grande et la plus déplorable indigence, c'est le manque de sagesse, et, quand nous avons la sagesse, rien ne peut nous manquer.


28. L'indigence de l'âme, repris-je, n'est autre chose que la folie. La folie, en effet, est le contraire de lu sagesse, tout comme la mort est le contraire de la vie, tout comme le bonheur est le contraire du malheur. Entre ces divers états, il n'y a pas de milieu. Si tout homme qui n'est pas heureux est malheureux, ??? si tout homme qui n'est pas mort est vivant, tout homme aussi qui n'est pas fou est sage; la chose est évidente. Et nous voyons par là dès à présent que le malheur de Sergius Orata ne venait pas seulement de la crainte qu'il avait de perdre les dons de la fortune (1), mais qu'il venait encore de sa folie. Il eût donc été plus malheureux encore, si, au milieu de ses prétendus biens si exposés, si chancelants, il eût été affranchi de toute crainte. Car la sécurité lui serait venue, non de la vigilance d'une âme forte, mais de l'engourdissement de son intelligence; et plongé dans une folie plus profonde, il eût été malheureux. Or, si tout homme qui manque de sagesse est en proie à une grande indigence, et si tout homme quia la sagesse en partage ne manque de rien, il s'ensuit que la folie est de l'indigence; or, comme tout insensé est malheureux, tout homme malheureux est insensé. Le malheur est donc toujours de l'indigence, comme l'indigence est toujours le malheur: voilà qui est démontré.


29. Trygétius ayant dit qu'il ne comprenait pas bien cette conclusion: De quoi sommes-nous logiquement convenus, dis-je? Qu'on est indigent quand on n'a pas la sagesse, ré pondit-il. Qu'est-ce donc, repris je, que l'indigence?C'est le manque de sagesse. - Et qu'est-ce que le manque de sagesse? - Il se taisait. N'est-ce pas la folie, repris je? - Oui, répondit-il. - Etre en proie à l'indigence, repris-je, c'est donc être en proie à la folie; et par conséquent indigence et folie sont une seule et même chose sous deux mots différents. Et pourtant nous disons, je ne sais comment: Il y a là de l'indigence; il y a là de la folie. C'est comme si nous disions en parlant d'un lieu, d'où la lumière est absente: Il y a là des ténèbres, ce qui revient à dire . Il n'y a pas de lumière. Ce ne sont pas en effet les ténèbres qui vont et viennent; mais manquer de lumière, c'est être ténébreux, comme manquer de vêtements, c'est être nu. Les vêtements, en effet, ne font pas fuir la nudité, comme si elle était mobile. Nous parlons donc de l'indigence d'un homme, comme nous parlerions de sa nudité. Le mot indigence, en effet, est un mot négatif. J'ajoute donc, pour mieux expliquer ma pensée que, lorsqu'on dit de quelqu'un: Il a le malheur de


1. C'est à peu près la doctrine d'Horace, dans l'épître VI du liv. 2. Quand l'homme désire, ou quand il craint, il n'est pas heureux: Capiat, metuatve, quid ad rem? (Horace, liv. 1,épit. 6,5, 12)

l'indigence, c'est comme. si l'on disait: II a le malheur de ne rien avoir. Donc, puis,lue nous avons démontré que la folie par elle-même est une indigence véritable et positive, c'est à vous de voir si nous avons résolu la question que nous nous étions posée. Nous nous demandions, en effet, si ce que nous appelons malheur, n'est pas la même chose que ce que nous nommons indigence. Or, nous avons prouvé que la folie s'appelle à bon droit de l'indigence. De même donc que tout insensé est malheureux et que tout malheureux est insensé; ainsi, nous sommes forcés d'avouer que non-seulement tout indigent est malheureux, mais que tout homme malheureux est indigent. Or, si de ce que tout insensé est malheureux, et de ce que tout homme malheureux est insensé, on conclut que folie et malheur sont synonymes, pourquoi de ce que tout indigent est malheureux et de ce que tout homme malheureux est indigent, ne pas conclure que malheur et indigence sont une seule et même chose?


30. Tout le monde ayant avoué qu'il en était ainsi, je continuai en ces termes: Il nous reste maintenant à voir quel est l'homme qui ne connaît pas l'indigence, car cet homme-là sera sage et heureux (1). Or, la folie est l'indigence même, c'est son nom véritable, et ce nom d'indigence emporte d'ordinaire l'idée de stérilité et de dénuement. Remarquez, je vous prie, le soin qui a présidé jadis à la création, sinon de tous les mots, du moins, et c'est manifeste, à la création des mots qui désignent les objets les plus nécessaires à connaître. Déjà vous m'accordez que tout insensé est indigent, et que tout indigent est insensé. Vous m'accordez aussi, je crois, qu'un esprit insensé est vicieux, et que la folie désigne tous les vices de l'esprit. Le premier jour de cet entretien, nous avons dit que le mot de nequitia (débauche), vient de nec quidquam (rien), et que la frugalité, le contraire de la débauche, tire son nom de frux, frugis, fruit, production. Ainsi, dans ces deux qualités contraires, la frugalité et la débauche, ce qui semble dominer, c'est l'être et le non-être. Or, que voyons-nous de contraire à l'indigence, dont il est ici question? Après un moment d'hésitation générale: Je dirais bien, reprit Trygétius, que c'est la richesse; mais le


1. Sénèque a fait aussi un traité de vita beata, où il déclare que le sage, c'est-à-dire l'homme heureux ne manque de rien, nulla re indiget.

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contraire de la richesse, je le vois, c'est la pauvreté. - Tu approches, lui dis-je, car pauvreté et indigence n'ont d'ordinaire qu'une seule et même acception. Pourtant il faut trouver un autre mot. Il ne faut pas que, pour désigner le meilleur lot, nous n'ayons qu'une seule expression à notre service. Lorsque d'un côté nous avons les termes de pauvreté et d'indigence pour exprimer surabondamment une même situation, il ne faut pas de l'autre côté n'avoir à leur opposer que le terme de richesse. Rien de plus déraisonnable, en effet, que l'indigence de mots, quand il s'agit de désigner le contraire de l'indigence. Si nous disions plénitude? demanda Licentius; ce mot, selon moi, pourrait être avec raison opposé au mot indigence.


31. Plus tard, dis-je, nous pourrons approfondir la question de mot. Ce n'est pas là, en effet, ce qui doit nous préoccuper dans la recherche de la vérité. Oui, en dépit de Salluste, ce peseur raffiné d'expressions, qui oppose opulence à indigence (1), j'accepte ton mot plénitude. Ici, en effet, ce n'est pas la peur des grammairiens qui nous donne la fièvre, et nous n'avons pas à craindre leurs réprimandes, pour avoir usé des mots sans scrupule, puisqu'ils nous ont donné l'usage de leurs biens (2). Mes auditeurs sourirent. Ainsi, continuai-je, puisque j'ai résolu de considérer vos opinions, quand vous êtes tournés vers Dieu, non comme certains oracles, voyons ce que signifie le mot de Licentius. Car il me semble mieux approprié que tous les autres à son objet. Plénitude et indigence sont donc des tenues contraires. Mais ici, comme dans la débauche (nequitia), et la frugalité, on voit l'être et le non-être. Et si l'indigence est la folie, la plénitude sera la sagesse. En outre c'est avec raison que bien des gens ont fait de la frugalité la mère de toutes les vertus. Cicéron, qui partage tout avis, dit même dans un discours populaire (3): «Qu'on le prenne comme on voudra, toujours est-il que la frugalité, c'est-à-dire la modération et la tempérance, est à mon sens, la première des vertus.» Mot plein de profondeur et de justesse! Il avait en vue le fruit, c'est-à-dire l'être, auquel est opposé le non-être. Mais les habitudes de la langue vulgaire, qui prend le mot de frugalité dans le sens de parcimonie,


1. Salluste, guerre de Catilina.


2. Allusion au grammairien Vérétondus, le propriétaire généreux de la campagne où l'on ètait réuni. Voir Confess. liv. 8,chap. 6; liv. 9,chap. 3,etc.


3. Cicéron. Discours pour Déjotarus.

l'ont forcé à éclaircir sa pensée, en donnant pour cortége à la frugalité la modération et la Tempérance, deux mots que nous devons examiner avec quelque attention.


32. Le mot modération vient de modus, mesure, et le mot tempérance vient de temperies, juste tempérament. Or la mesure et le juste tempérament excluent le plus et le moins. Donc en disant la plénitude, pour exprimer le contraire de l'indigence, nous avons été bien plus exacts que si nous avions dit l'abondance... Par le mot abondance, en effet, on entend l'affluence et comme le débordement d'une chose qui surabonde. Là donc aussi c'est la mesure qu'il faudrait, et tout ce qui est excessif manque de mesure. Ainsi l'abondance même peut connaître l'indigence, tandis que la mesure ne connaît ni le plus ni le moins. L'opulence même, examinez-la bien, ne dépasse point la mesure. En effet, c'est du mot ops, opis, aide, que vient le mot opulence. Or, comment l'excès pourrait-il nous aider, lorsque parfois il est plus gênant que le peu? Le trop peu et le trop, parce qu'ils manquent de mesure, rentrent dans le domaine de l'indigence. La mesure de l'âme est donc la sagesse (1). Car la sagesse est contraire à la folie, on ne le nie pas, et la folie c'est de l'indigence, et le contraire de l'indigence, c'est la plénitude. La sagesse est donc la plénitude. Or, dans la plénitude il y a juste mesure. La juste mesure de l'âme, c'est donc la sagesse. C'est donc une belle maxime, c'est, on l'a proclamé avec raison, la maxime la plus utile à l'homme dans la vie que cette parole d'un poète: Rien de trop (2).


33. Nous avions dit, en commençant notre entretien de ce jour: Si nous trouvons que le malheur n'est autre chose que l'indigence, nous avouerons que, lorsqu'on n'est pas dans l'indigence, on est heureux. Or nous l'avons trouvé: donc être heureux, c'est n'être pas dans l'indigence, c'est être sage. Si maintenant vous demandez ce que c'est que la sagesse (car c'est là le mot que la raison a toujours cherché, autant que possible, à expliquer et à tirer des ténèbres), je vous dirai que c'est


1. C'est aussi l'avis d'Horace, quand il dit: Est modus in rébus, sunt certi denique fines Quos ultra citraque nequit consistere rectum.


2. Térence. Andrienne, Act. I. scène 4. - Le précepte de Térence est, du reste, renouvelé des grecs qui ont dit, avant lui: medeh agah.

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précisément la juste mesure de l'âme, ce cercle dans lequel l'âme se meut, de manière à ne pas se jeter au delà de ses limites et à ne pas se rétrécir, en demeurant en deçà. Or l'âme dépasse ses limites, lorsqu'elle se jette dans les plaisirs, dans l'ambition, dans l'orgueil et autres excès du même genre où les âmes malheureuses, qui ne savent pas se borner, croient trouver la satisfaction et la puissance. Ce qui rétrécit l'âme au contraire, ce sont les souillures, les appréhensions, les chagrins, la convoitise, c'est en un mot tout ce qui fait le malheur des hommes de l'aveu même des malheureux. Mais, quand l'âme concentre cette sagesse qu'elle a trouvée; quand, pour employer l'expression de cet enfant, elle s'y tient, quand, insensible à de vains objets elle ne se tourne pas vers ces simulacres trompeurs auxquels elle ne peut s'attacher, sans se détacher de Dieu et sans déchoir; nul excès et par conséquent nulle indigence, nul malheur ne sont pour elle à redouter. L'âme heureuse est donc en possession de sa juste mesure, c'est-à-dire de la sagesse.


34. Mais quelle est la sagesse digne de ce nom, si ce n'est la sagesse de Dieu? Or une autorité divine nous l'apprend: le Fils de Dieu n'est autre chose que la sagesse de Dieu (1), et le Fils de Dieu sans contredit est Dieu. Tout homme qui est heureux est donc en possession de Dieu, et c'est ce dont nous sommes. déjà convenus au commencement de ce festin. Mais selon vous, la sagesse n'est-elle pas la vérité? C'est ce qui est également écrit: «Je suis la vérité (2).».Or si la sagesse est la vérité même, elle le doit à une suprême mesure dont elle procède, et à laquelle elle s'attache, quand elle est parfaite. Mais au-dessus de cette suprême mesure il n'y a point d'autre mesure. Car si la suprême mesure est mesure par la mesure suprême, elle est par elle-même la mesure.

Or la suprême mesure est nécessairement aussi la véritable mesure. Si donc la vérité vient de la mesure, cette mesure c'est la vérité qui la fait connaître. Donc hors de la juste mesure, point de vérité; hors de la vérité, point de juste mesure. Qu'est-ce que le Fils de Dieu? Il l'a dit: c'est la Vérité. Quel est celui qui n'a pas eu de père? N'est-ce pas cet Etre qui est la mesure suprême? Tout homme donc qui, par la vérité, est arrivé à cette mesure suprême


1. 1Co 1,24


2. Jn 14,6

est heureux. Voilà ee qui s'appelle posséder Dieu avec l'âme, c'est-à-dire jouir de. Dieu. Car tout ce qui n'est pas l'âme heureuse est la possession de Dieu, sans posséder Dieu.


35. Mais cette voix qui nous avertit de penser à Dieu, de le chercher, d'en avoir soif, en bannissant toute tiédeur, d'où vient-elle si ce n'est de la source même de la vérité? C'est un rayon que verse aux veux de notre âme ce soleil mystérieux. C'est de lui qu'émane toute vérité qui sort de notre bouche, alors même que nos yeux encore malades ou récemment ouverts hésitent à se tourner hardiment vers lui et à le regarder en face; et cette vérité c'est Dieu même dans son immuable perfection, car tout en lui est parfait, et il est aussi le Dieu Tout-Puissant. Mais tant que nous le cherchons, tant que nous ne sommes pas encore abreuvés à la source même, et pour ainsi dire, à la plénitude, avouons que nous n'avons pas encore atteint notre mesure; et, à cause de cela, quoique déjà Dieu nous aide, nous ne sommes pas encore sages et heureux. La plénitude de l'âme, la vie bienheureuse consiste donc à posséder une pieuse et parfaite connaissance de l'Etre qui guide nos pas vers la vérité, une pieuse et parfaite connaissance de cette vérité dont on jouit et du lien qui attache à la suprême mesure. L'homme intelligent, en bannissant les innombrables mensonges de la superstition, voit dans ces trois choses un seul Dieu, et une seule substance.

Ici ma mère, retrouvant des paroles gravées dans sa mémoire et s'éveillant, pour ainsi dire, à l'appel de sa foi, fit jaillir avec bonheur ce vers de notre saint évêque:

Trinité sainte, exauce nos prières (1).

Puis elle ajouta: La voilà sans contredit cette vie bienheureuse qui est aussi la vie parfaite et jusqu'au sein de laquelle, il faut le présumer, une foi inaltérable, une vive espérance, une ardente charité guideront nos pas empressés.


36. Maintenant, dis-je, puisque la nécessité même de garder une juste mesure nous avertit de laisser quelque intervalle entre nos réunions à cette table, je rends grâce, de toute mon âme, au Dieu Tout-Puissant et véritable, notre Père, au Seigneur libérateur des âmes. Je vous rends grâce aussi à vous qui, non contents


1. saint Ambroise. Hymne: Deus creator omnium.

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de répondre à ma cordiale invitation, avez été si généreux envers moi. Car vous avez mis tellement du vôtre dans notre entretien, que ce sont, je suis bien forcé d'en convenir, mes convives qui m'ont régalé. Alors, tandis que tout le monde se réjouissait, en louant Dieu: Tu devrais bien, me dit Trygétius, nous donner tous les jours un semblable repas. - Et vous, lui répondis-je, vous devez savoir qu'il faut aimer partout et partout garder cette divine mesure, si vous avez à coeur notre retour vers Dieu. Ces mots terminèrent notre entretien, et nous nous séparâmes.

Traduit par M. BAISSEY, professeur agrégé de l'Université.


Augustin, de la vie bienheureuse (1) - CHAPITRE IV.