Augustin, de l'utilité de la foi.


DE L'UTILITÉ DE LA FOI





CHAPITRE PREMIER. DESSEIN DE L'AUTEUR.


1. Mon cher Honorat, si l'hérétique et celui qui croit aux hérétiques n'étaient à mes yeux qu'une seule et même chose, je croirais ne devoir ni parler ni écrire sur cette question. Mais grande est entre eux la différence. En effet, l'hérétique est, selon moi, celui qui, en vue de quelque intérêt temporel, et surtout dans un but de gloire et de domination, émet ou suit des opinions fausses et nouvelles; au contraire, celui qui croit aux hérétiques, est un homme trompé par certaines apparences de vérité et de piété. Ce point établi, je n'ai pas cru devoir garder le silence, ni refuser de te dire mon opinion sur la manière de trouver et de garder la vérité; la vérité qui fut dès notre première jeunesse, comme tu le sais, l'objet de notre amour le plus ardent; la vérité bien éloignée des vaines préoccupations des hommes, qui, trop adonnés à cette vie matérielle, s'imaginent qu'il n'existe rien autre chose que ce que les cinq sens, ces messagers ordinaires du corps, leur font connaître, et dont l'esprit est troublé par les impressions et les images qu'ils reçoivent de ces sens, alors même qu'ils cherchent à se dérober à leur influence. C'est cependant avec cette règle funeste et mensongère qu'ils croient mesurer très-fidèlement les impénétrables profondeurs de la vérité. Il est on ne peut plus facile, mon cher ami, non-seulement de dire, mais encore de penser qu'on a trouvé la vérité; mais tu verras par cet écrit, je l'espère, combien en réalité c'est chose difficile. J'ai demandé et je demande à Dieu que ces lignes te profitent, ou du moins qu'elles ne te nuisent pas, à toi et en général à tous ceux entre les mains de qui elles pourront tomber; et j'espère qu'il en sera ainsi, si ma conscience ne me trompe pas, en me disant que j'ai entrepris cet ouvrage dans un esprit de piété et de charité, et non par le désir d'une vaine renommée et d'une frivole ostentation.


2. Mon but est donc de te prouver, si je puis, que c'est aux Manichéens une témérité sacrilège de s'emporter contre ceux qui, suivant l'autorité de la foi catholique, croient tout d'abord la vérité, qu'une âme pure voit, mais qu'ils ne peuvent encore apercevoir; et qui se prédisposent et se préparent ainsi à recevoir la lumière divine. Tu sais, mon cher Honorat, que si nous sommes tombés dans les piéges de ces sectaires, c'est uniquement parce que, écartant une autorité redoutable, ils disaient se servir de la raison pure et simple pour mener à Dieu ceux qui voudraient les entendre, et pour les délivrer de toute espèce d'erreur. En effet, quel motif m'a fait, pendant près de neuf ans, mépriser la religion que mes parents m'avaient inculquée dans ma première enfance, et suivre assidûment les leçons de ces docteurs? N'est-ce pas parce qu'ils prétendent qu'on nous inspire des terreurs superstitieuses, qu'on exige de nous la foi avant la raison, tandis que eux ne contraignent personne à croire, si l'on n'a pas d'abord discuté et vu clairement la vérité? Quel homme ne serait attiré par de telles promesses, surtout s'il est jeune, passionné pour la vérité, et en outre formé à l'orgueil et au bavardage par les discussions des quelques savants qu'il a entendus à l'école, tel enfin qu'ils m'ont trouvé à cette époque, méprisant ce que j'appelais des contes de vieille femme, et désireux d'acquérir et de posséder ce qu'ils promettent, la vérité claire et sans mélange?

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Mais d'un autre côté; quel motif m'engagea à ne pas m'attacher entièrement à eux, de sorte que je restais, comme ils disent, au rang des auditeurs, et que je ne renonçais pas aux espérances et aux choses de ce monde? N'est-ce pas parce que je les trouvais, eux aussi, avec leur éloquence infatigable, plus habiles à réfuter les doctrines des autres, qu'à prouver et asseoir solidement les leurs propres? Mais à quoi bon parler de moi qui suis maintenant chrétien catholique? A cette source abondante j'ai été retremper avec avidité mes lèvres arides et depuis bien longtemps desséchées; ces mamelles fécondes de l'Eglise, je les ai pressées avec des pleurs et des gémissements profonds, pour en faire couler le lait qui devait soulager ma misère, et ramener en moi l'espoir de la vie et du salut. Ainsi donc ne parlons pas de moi-même: pour toi, qui n'es pas encore chrétien, qui cédant, non sans peine, à mes conseils, alors que tu avais pour ces sectaires une aversion profonde, as cru bien faire d'aller les entendre et voir ce qu'ils sont, rappelle tes souvenirs, et dis-moi, je te le demande, ce qui t'a charmé en eux, si ce n'est une grande présomption, une facilité extrême à promettre des raisons? Tu sais à quelles longues et véhémentes discussions ils se livraient sans cesse sur les erreurs des ignorants, ce qui est bien facile pour le premier demi-savant venu, comme je l'ai reconnu un peu tard. S'ils nous infusaient en même temps quelques-unes de leurs erreurs, nous croyions devoir par nécessité les adopter, faute d'autres doctrines plus satisfaisantes. Ils faisaient ainsi pour nous ce que fait l'oiseleur perfide, qui plante près d'une source d'eau des pieux enduits de glu pour prendre les oiseaux altérés: il cache et dérobe aux yeux, par tous les moyens, les autres sources qui sont dans le voisinage, ou bien il y place des épouvantails qui détournent ses victimes, et les obligent, n'ayant pas le choix d'un appui, à tomber dans ses piéges.


3. Ne pourrais-je pas me dire ici à moi-même que ces comparaisons fleuries, ces critiques ingénieuses peuvent être adressées avec beaucoup de finesse et d'esprit par le premier adversaire venu à tous ceux qui se mêlent d'enseigner? Mais si j'ai cru devoir mêler à cet ouvrage quelque fantaisie de ce genre, c'est pour avertir ces discoureurs de ne plus se servir de pareils moyens, afin que, comme dit Cicéron, bagatelles de lieux communs à part, on ne voie plus que deux faits, deux causes, deux raisons en lutte l'une avec l'autre. Ainsi, qu'ils ne viennent plus nous dire, comme il le font souvent, que quiconque les abandonne après avoir pris longtemps leurs leçons, a nécessairement, en passant par eux, éclairé son esprit. Tu vois, Honorat, toi si cher à mon coeur ( car, pour eux, je ne veux pas trop m'en inquiéter), tu vois combien cette prétention est vaine et facile à réfuter. C'est pourquoi je laisse à ta sagesse le soin de l'examiner. Je ne crains pas qu'à tes yeux j'aie paru nager dans la lumière, alors que j'étais engagé dans la vie du monde, nourrissant des espérances pleines de ténèbres sur la beauté d'une épouse, sur la pompe des richesses, sur la vanité des honneurs, sur tous les autres plaisirs nuisibles et pernicieux. Tous ces faux biens, comme tu le sais, alors que je suivais avec ardeur les leçons de ces hérétiques, étaient le but continuel de mes désirs et de mes espérances. Je n'en attribue pas la faute a leurs leçons, j'avoue même qu'ils prennent grand soin de tenir en garde contre ces tentations. Mais dire que la lumière m'a abandonné seulement quand je me suis détourné de toutes ces ombres de la réalité, et quand j'ai résolu de me contenter de la seule nourriture nécessaire à la santé du corps, tandis que cette lumière m'entourait d'éclat et de splendeur alors que j'aimais ces vanités, et que j'étais retenu dans leurs liens; c'est, pour user de termes fort adoucis, le fait d'un homme qui examine avec peu d'attention les choses dont il aime à discourir. Mais venons à notre sujet, si tu le veux bien.



CHAPITRE II. ACCUSATIONS ÉLEVÉES PAR LES MANICHÉENS CONTRE L'ANCIEN TESTAMENT.


4. Tu sais bien que c'est en blâmant la foi catholique,,et surtout en dénaturant et en torturant l'Ancien Testament, que les Manichéens troublent l'esprit des ignorants. Ceux-ci assurément ne savent pas jusqu'à quel point le contenu de ces livres est acceptable, et comment la nourriture qu'on y puise, peut descendre utilement dans la profondeur de nos âmes, pour ainsi dire encore vagissantes. Et comme il y a là certains passages de nature à blesser les esprits ignorants et peu attentifs, (35) et le nombre en est immense, ces passages prêtent, à des accusations que la foule accueille, tandis qu'en raison des mystères qui y sont contenus, il est fort rare que cette même foule en accepte la justification. Or, ceux qui, en petit nombre, sont capables de faire cette apologie, n'aiment guère les discussions animées et retentissantes d'une joute en public; aussi sont-ils fort peu connus, si ce n'est des personnes empressées à les consulter.

Au sujet de cette témérité des Manichéens à blâmer l'Ancien Testament et la foi catholique, voici quel est mon sentiment. Je désire et j'espère te voir accueillir mes paroles avec le même esprit qui me les fait prononcer. Dieu, qui lit dans les profondeurs de ma conscience, sait que, dans cet entretien, je n'apporte aucune intention mauvaise, mais que je dis les choses comme je crois qu'on doit les entendre pour prouver la vérité, à laquelle seule j'ai résolu depuis longtemps de consacrer ma vie, et qui fait mon unique préoccupation. Qu' il ne soit pas dit qu'après m'être égaré si facilement avec vous, je ne puisse au contraire tenir avec vous le droit chemin que bien difficilement, pour ne rien dire de pis. Mais je compte que, dans mon espoir de vous voir marcher avec moi au chemin de la sagesse, Celui auquel j'ai été consacré ne m'abandonnera pas. Nuit et jour je m'efforce de le contempler; et comme par suite de mes fautes, par l'effet prolongé de mes vieilles erreurs, je sens que mon intelligence est émoussée, comme je me connais faible, souvent je le prie avec larmes. Quand on a été longtemps dans l'obscurité et les ténèbres, les yeux s'ouvrent avec peine, et tout en désirant la lumière, ils s'en détournent en tremblant et la repoussent, surtout si c'est le soleil qu'on cherche à leur montrer. C'est là mon image je ne nie plus qu'il y a pour l'âme un bien ineffable et suprême que l'intelligence perçoit, et j'avoue en pleurant et en gémissant que je suis encore impuissant à le contempler. Dieu donc ne m'abandonnera pas, si je suis sincère, si je prends la charité pour guide, si j'aime la vérité, si je chéris l'amitié, si je tremble de t'induire en erreur.


CHAPITRE 3. SENS MULTIPLES DE L'ANCIEN TESTAMENT.


5. Pour quiconque veut connaître à fond ce qu'on appelle l'Ancien Testament, il n'y a que quatre manières de l'envisager: au point de vue de l'histoire, de l'étiologie, de l'analogie et de l'allégorie. Ne crois pas qu'il y ait rien d'étrange de ma part à me servir de termes grecs. D'abord, c'est ainsi qu'on a fait pour moi, et je n'ose pas avec toi suivre une autre méthode. Ensuite, tu remarqueras que chez nous ces idées n'ont pas de termes usuels qui les expriment; si pour les traduire je forgeais des mots, ce serait certainement une chose plus étrange encore. D'un autre côté, si je me servais de circonlocutions, je serais moins à l'aise pour développer mon sujet. Je te prierai seulement de croire que si je pèche en quelque point, ce ne sera ni par l'enflure ni par l'emphase. On explique l'Ecriture au point de vue de l'histoire, quand on montre ce qui a été écrit ou ce qui a été fait, et encore-ce qui a été non fait, mais seulement écrit, comme si t'eût été fait; au point de vue de l'étiologie, quand on fait voir pour quel motif telle chose a été dite ou faite; au point de vue de l'analogie, quand on prouve qu'il n'y a pas contradiction entre les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau; au point de vue de l'allégorie, quand on montre qu'il ne faut pas prendre à la lettre certains détails écrits, mais qu'il faut les entendre figurément.


6. Toutes ces formes de langage ont été employées par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par les Apôtres. C'est dans le sens historique qu'on doit entendre la réponse du Christ à l'objection qu'un jour de sabbat ses disciples avaient rompu des épis: «N'avez-vous point lu», dit-il, «ce que fit David, lorsque lui et ceux qui l'accompagnaient furent pressés de la faim, comme il entra dans la maison de Dieu et mangea des pains de proposition, dont il n'était permis de manger ni à lui, ni à ceux qui étaient avec lui, mais aux prêtres seuls (1)?»:Mais voici qui a rapport à l'étiologie. Le Christ ayant défendu qu'on répudiât son épouse si ce n'est pour cause de fornication, ses interlocuteurs répliquèrent que Moïse avait permis qu'on renvoyât son épouse en lui donnant un écrit de séparation: «Moïse a fait cela», répondit le Christ, à cause de la dureté de votre coeur (2)». Ces expressions montrent pourquoi Moïse fit bien en son temps d'accorder cette permission, et le précepte que


1. Mt 12,3-4 Traduct. de Sacy. - 2. Mt 19,8 Idem.

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donnait le Christ, indiquait que les temps n'étaient plus les mêmes. Ces changements de temps, cet ordre de choses arrangé et réglé par une admirable disposition de la divine Providence, exigeraient de trop longs développements.


7. Quant à l'analogie qui fait ressortir l'accord entre les deux Testaments, dirai-je que tous ceux dont les Manichéens reconnaissent l'autorité, s'en sont servis, quand eux-mêmes peuvent voir combien de choses ils disent avoir été introduites dans les saintes Ecritures par je ne sais quels corrupteurs de la vérité? Cette assertion m'a toujours paru, même quand j'étais leur disciple, sans aucun fondement, et non-seulement à moi, mais à toi aussi, je me le rappelle, et à tous ceux qui, comme nous, mettaient à juger un soin un peu plus grand que la foule des fidèles. Maintenant, qu'un grand nombre de questions, qui me tenaient fort en peine, sont pour moi éclaircies et résolues, celles par exemple où se complaît le plus souvent leur jactance, et qu'ils développent avec d'autant plus d'enthousiasme que, n'ayant pas d'adversaire, ils le font avec plus de sécurité; je trouve que c'est le comble de l'impudence, ou, en termes plus doux, de l'inadvertance et de la faiblesse d'esprit, d'aller dire que les Ecritures saintes sont falsifiées, quand ils ne peuvent prouver ce fait pour aucun des exemplaires publiés à une époque si rapprochée de nous. S'ils disaient qu'ils n'ont pas cru devoir les accepter entièrement, parce qu'elles sont l'oeuvre d'hommes qu'ils ne croient pas être des écrivains véridiques, ce serait en définitive un faux-fuyant honnête, ou une erreur pardonnable. C'est là ce qu'ils ont fait pour le livre intitulé les Actes des Apôtres. Mais leur dessein, quand j'y réfléchis en moi-même, me confond d'étonnement. Car ce que je désire ici, c'est moins la sagesse dans ces hommes que la déférence. Ce livre, en effet, renferme tant de choses semblables à celles qu'ils admettent, qu'à mon avis il est bien étrange à eux de ne pas l'accepter, sauf à dire que ce qui les y blesse est faux et interpolé. Ou, si un tel langage est inconvenant, comme il l'est en effet, pourquoi accordent-ils quelque valeur aux épîtres de Paul et aux quatre évangiles, où il y a peut-être proportionnellement beaucoup plus qu'il n'a pu s'en trouver dans les Actes des Apôtres, de ces choses qu'ils veulent faire passer pour des interpolations d'écrivains corrupteurs? Mais voici à ce sujet ce qu'il m'en semble, et je te prie d'examiner avec moi la chose tranquillement et avec tout le calme de la réflexion. Tu sais que les Manichéens, cherchant à faire mettre leur maître Manichée au nombre des apôtres, disent que l'Esprit-Saint, que le Seigneur a promis d'envoyer à ses disciples, est venu à nous en la personne de Manichée lui-même. Mais en admettant les Actes des Apôtres, où l'arrivée du Saint-Esprit est clairement rapportée (1), ils ne sauraient comment prouver que ce passage a été interpolé. Ils veulent, en effet, qu'il y ait eu avant Manichée même je ne sais quels corrupteurs des Livres saints, corrupteurs qui désiraient concilier la loi des Juifs avec l'Evangile. Or, ils ne peuvent soutenir que le passage concernant le Saint-Esprit est corrompu, à moins d'affirmer que ces corrupteurs ont lu dans l'avenir, et inséré dans leurs livres un fait qu'on invoquerait plus tard contre Manichée, quand celui-ci déclarerait que le Saint-Esprit a été envoyé en sa personne. Mais nous parlerons du Saint-Esprit une autre fois et plus en détail; pour le moment, revenons à notre sujet.


8. Il a été assez démontré, je pense, que pour l'histoire, l'étiologie et l'analogie, l'Ancien Testament est conforme au Nouveau; reste à prouver qu'il en est de même pour l'allégorie. Notre Sauveur lui-même se sert dans l'Evangile d'une allégorie emprunte à l'Ancien Testament. «Cette race», dit-il, «demande un prodige, et on ne lui en donnera point d'autre que celui du prophète Jonas. Car comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ainsi le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le tueur de la terre (2)». Citerai-je l'Apôtre Paul qui montre aussi, dans sa première épître aux Corinthiens, que le récit même de l'Exode était une allégorie du futur peuplé chrétien? «Or, vous ne devez pas ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils ont tous passé la mer Rouge, qu'ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, dans la nuée et dans la mer, qu'ils ont tous mangé d'une même viande spirituelle, et qu'ils ont tous bu d'un même breuvage. Car ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et


1. Ac 2,2-4 - 2. Mt 12,39-40

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Jésus-Christ était cette pierre. Mais il y en avait peu d'un si grand nombre qui fussent agréables à Dieu, étant presque tous morts dans le désert. Or, toutes ces choses ont été les figures de ce qui nous regarde, afin que nous ne nous abandonnions pas aux mauvais désirs, comme ils s'y abandonnèrent. Ne devenez point non plus idolâtres, comme quelques-uns d'entre eux dont il est écrit: Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour se divertir. Ne commettons point de fornication, comme quelques-uns d'entre eux commirent ce crime, pour lequel il y en eut vingt-trois mille qui furent frappés de mort en un seul jour. Ne tentons point Jésus-Christ, comme le tentèrent quelques-uns d'entre eux, qui furent tués par les serpents. Ne murmurez point comme murmurèrent quelques-uns d'entre eux, qui furent frappés de mort par l'ange exterminateur. Or, toutes ces choses qui leur arrivaient étaient des figures, et elles ont été écrites pour nous servir d'instruction, à nous autres qui nous trouvons à la fin des temps (1)».

Il y a encore dans l'Apôtre une allégorie qui convient parfaitement à mon sujet, puisque nos adversaires eux-mêmes ont l'habitude d'en faire parade dans leurs discussions. Le même Paul dit aux Galates: «Car il est écrit qu'Abraham a eu deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre, naquit en vertu de la promesse de Dieu. Tout ceci est une allégorie; car ces deux femmes sont les deux alliances, dont la première qui a été établie sur le mont de Sina, et qui n'engendre que des esclaves, est figurée par Agar. Car Sina est une montagne d'Arabie, qui représente la Jérusalem d'ici-bas, qui est esclave avec ses enfants; au lieu que la Jérusalem d'en haut est vraiment libre, et c'est elle qui est notre mère (2)».


9. Ici donc ces hommes pervers, en voulant rendre la Loi inutile, nous obligent à approuver ces Ecritures. Car ils relèvent soigneusement ce qui a été dit, que ceux-là sont dans l'esclavage qui vivent sous la Loi, et ils terminent par ces paroles triomphantes: «Vous qui voulez être justifiés par la Loi, vous n'avez plus de part à Jésus-Christ, vous êtes déchus de la grâce (3)». Tout cela est vrai,


1. 1Co 10,1-11 - 2. Ga 4,22-26 - 3. Ga 5,4

nous l'avouons, et cette Loi, nous ne la déclarons nécessaire que pour ceux à qui l'esclavage est encore utile. Ce qui a fait son utilité, c'est que les hommes que la raison ne pouvait détourner du péché, avaient besoin d'être retenus par une pareille loi, c'est-à-dire par la menace et la peur de ces châtiments qui peuvent frapper les yeux des insensés. Le Christ, en nous délivrant de ces terreurs, ne condamne pas cette loi; il ne fait que nous inviter à obéir à son amour, et à ne pas être esclaves de la crainte de la Loi. C'est là la grâce même, bienfait dont ne comprennent point l'origine céleste ceux qui désirent encore être sous les chaînes de la Loi. L'apôtre Paul les blâme justement comme des infidèles, puisque cette servitude à laquelle ils étaient condamnés à une certaine époque par une juste disposition de Dieu, ils ne croient pas en être délivrés maintenant par Notre-Seigneur Jésus-Christ. De là cette parole du même apôtre: «La Loi nous a servi de conducteur pour nous mener comme des enfants à Jésus-Christ (1)». Ainsi donc Dieu a donné aux hommes un conducteur qu'ils devaient craindre, pour leur donner ensuite un maître qu'ils devaient aimer. Toutefois ces préceptes et ces commandements de la Loi; dont il n'est plus permis aux chrétiens maintenant de faire usage, tels que le sabbat, la circoncision, les sacrifices et autres choses de ce genre, renferment tant de mystères, que tout homme pieux comprend qu'il n'est rien de plus funeste que de prendre à la lettre, c'est-à-dire mot pour mot, tout ce qui s'y trouve, et rien aussi de plus salutaire que d'en saisir l'esprit.

De là cette parole: «La lettre tue et l'esprit donne la vie (2)»; et cette autre parole: «Lorsqu'ils lisent le vieux Testament, ce voile demeuré toujours sur leur coeur, sans être levé, parce qu'il ne s'ôte que par Jésus-Christ (3)». En effet, ce qui s'ôte par Jésus-Christ, ce n'est pas l'Ancien Testament, mais le voile qui le couvre, de sorte que par Jésus-Christ l'on comprend et l'on voit, comme à nu, ce qui sans le Christ est obscur et caché. Aussi le même apôtre ajoute-t-il aussitôt: «Mais quand leur coeur se tournera vers le Seigneur, alors le voile en sera ôté (4)». Il ne dit pas: La Loi, ou bien l'Ancien Testament disparaîtra. Ainsi donc, ce ne sont pas ces livres


1. Ga 3,24 - 2. 2Co 3,6 Trad. de Sacy. - 3. 2Co 3,14 - 4. 2Co 3,16

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que la grâce divine a supprimés comme renfermant des choses inutiles, mais bien l'enveloppe qui recouvrait des choses utiles. Voilà ce qu'on peut dire à ceux qui apportent un soin pieux, et non un esprit brouillon et méchant, à la recherche du sens de ces Ecritures; on leur fait toucher du doigt et l'ordre des choses, et les motifs des actes et des paroles, et la conformité entre l'Ancien et le Nouveau Testament, conformité si grande qu'il ne reste pas entre eux la moindre différence, et le secret de toutes ces figures qui, une fois expliquées et comprises, nous forcent de déclarer que ceux-là sont bien malheureux, qui veulent les condamner avant de les connaître.



CHAPITRE IV. A QUELLES ERREURS ON EST EXPOSÉ DANS LA LECTURE.


10. Mais je veux laisser de côté les hauteurs de la science, et agir avec toi comme je crois que je dois agir avec un ami intime, c'est-à-dire, exposer les choses comme je le peux, et non comme j'ai vu avec admiration des hommes très-savants pouvoir le faire. Il est trois espèces d'erreurs auxquelles les hommes sont sujets en lisant. Je parlerai de chacune d'elles. La première consiste à croire vrai ce qui est faux, quand l'écrivain a pensé autrement qu'il n'a écrit. La deuxième, pour être moins répandue, n'en est pas moins pernicieuse; elle consiste à croire vrai ce qui est faux, en croyant toutefois ce que l'écrivain à cru lui-même. La troisième consiste à croire vrai dans un ouvrage ce qui n'a pas été tel dans la pensée de l'écrivain. Dans ce dernier cas, l'erreur peut être très-utile, et même, à bien considérer, il n'y a alors que profit à retirer de sa lecture. Un cas de la première espèce, c'est, par exemple, si l'on disait et si l'on croyait que Rhadamanthe dans les enfers fait comparaître les morts devant lui pour les entendre et les juger, parce qu'on a lu cela dans un poème de Virgile (1). Il y a ici double erreur, parce que l'on croit une chose qui n'est pas croyable, et parce qu'on ne doit pas se figurer que l'auteur l'ait crue. On peut donner pour la seconde espèce l'exemple suivant Parce que Lucrèce dit que l'âme est composée d'atomes, et qu'après la mort elle s'échappe


1. Enéïde, 6,566-569.

avec ces mêmes atomes et meurt, un lecteur s'imaginera que c'est la vérité et qu'il doit le croire. Il n'en est pas moins malheureux si, sur un sujet si important, il a pris pour certain ce qui est faux, bien que Lucrèce, dont l'ouvrage l'a trompé, ait eu cette opinion. A quoi sert en effet à ce lecteur d'être sûr du sens de l'écrivain, quand cet écrivain qu'il a choisi, au' lieu de l'empêcher de tomber dans l'erreur, l'y entraîne avec lui? Voici qui se rapporte à la troisième espèce. Après avoir lu quelque passage des oeuvres d'Epicure où il vante la continence, on affirmera que ce philosophe a placé le souverain bien dans la vertu, et que par la suite il n'est pas blâmable. En quoi nuit à ce nouveau lecteur l'erreur d'Epicure, si ce dernier croit que le souverain bien de l'homme est le plaisir des sens, puisque ce lecteur n'a pas adopté une maxime si honteuse et si funeste, et qu'Epicure ne lui plaît que parce qu'il ne lui prête pas une opinion qui ne doit pas être admise? Cette erreur non-seulement est pardonnable, mais souvent même tout à tait digne d'un homme.

Quoi! si l'on venait me dire d'un de mes amis qu'il a déclaré en présence de beaucoup de monde, que malgré ses années déjà avancées, il aime l'enfance et le premier âge au point qu'il a juré d'y conformer sa vie, et si cela m'était prouvé de manière à ne pouvoir le nier décemment; serais je blâmable de croire que cet ami, en parlant ainsi, a voulu montrer son goût pour l'innocence et son éloignement pour ces plaisirs où se plongent les hommes, et de l'affectionner bien plus encore que par le passé, n'eût-il par hasard sottement aimé dans la vie des enfants qu'une certaine liberté à jouer et à manger, et une molle oisiveté? Suppose en effet qu'il soit mort après ce qui m'a été dit de lui, et que je n'aie pu lui adresser aucune question pour connaître sa pensée, quel homme serait assez méchant pour m'en vouloir, alors que je vanterais la résolution de mon ami dans les termes mêmes qui me l'ont fait connaître? N'est-il pas vrai qu'un juste appréciateur des choses n'hésiterait même pas à louer ma manière de voir et mon attachement, en voyant que j'aimerais l'innocence, et que je préférerais avoir une bonne opinion de mon semblable, dans une circonstance douteuse où il me serait permis d'en juger autrement?

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CHAPITRE V. L'ÉGLISE CATHOLIQUE SAIT LIRE SANS SE TROMPER.


11. Les choses étant ainsi, tu vas voir que pour les Ecritures il y a les mêmes distinctions à établir. En effet, on peut faire les mêmes remarques. Ou bien l'ouvrage est bon, et l'interprétation du lecteur est mauvaise; ou bien l'ouvrage et l'interprétation sont tous deux mauvais; ou bien l'interprétation est bonne, et la pensée de l'écrivain ne l'est pas. De ces trois choses je n'ai pas à désapprouver la première, et je m'inquiète peu de la dernière. Car je ne puis blâmer un homme qui, sans qu'il y ait de sa faute, a été mal compris, ni être fâché qu'on lise un écrivain qui n'a pas vu la vérité, quand je vois que le lecteur n'en souffre pas. Un seul cas défie toute critique et tout reproche; c'est quand l'ouvrage est bon et interprété en bonne part par le lecteur. Toutefois ce cas se divise encore en deux, car il n'exclut pas radicalement l'erreur. En effet, il arrive souvent que l'écrivain pensant bien, le lecteur aussi pense bien, mais autrement que le premier, tantôt mieux, tantôt moins bien, quoique toujours utilement. Or, quand -notre pensée est conforme à celle de l'écrivain que nous lisons, et que cette pensée est utile pour la conduite de la vie, alors on est pleinement dans la vérité, et l'erreur n'est plus possible. Ce cas se présente très-rarement, quand la lecture roule sur des matières très-obscures; et alors une connaissance nette est, à mon avis, impossible; tout ce qu'on peut faire, c'est de croire. En effet, l'auteur étant absent ou mort, sur quelles preuves établirai-je ma conclusion, de manière à pouvoir jurer que telle est sa manière de voir, puisque, fût-il présent et interrogé, il y aurait peut-être bien des choses qu'il se ferait un devoir de cacher, s'il n'était pas méchant? Pour connaître une chose, je pense que peu importe la qualité de l'écrivain; toutefois l'on fait très-bien de croire bon celui qui, dans ses ouvrages, a consulté l'intérêt du genre humain et de la postérité.


12. Je voudrais donc que nos adversaires nous disent dans quelle catégorie ils placent ce qu'ils, appellent une erreur dé l'Eglise catholique. Si c' est dans la première, l'accusation est assurément grave, mais elle est bientôt réfutée; car il suffit de dire que nous n'entendons pas les choses comme ils se le figurent, quand ils invectivent contre nous. Si c'est dans la seconde, le fait n'est pas moins grave, mais nous les réfuterons de la même manière. Si c'est dans la troisième, on n'a rien à nous reprocher. Mais examinons maintenant les Ecritures mêmes. Que reprochent-ils aux livres de ce qu'on appelle l'Ancien Testament? Serait-ce qu'ils sont bons., mais mai entendus par nous? Mais eux ne les admettent pas. Ou bien qu'ils ne sont ni bons ni bien compris? Mais la justification employée plus haut répond assez à cette assertion. Diront-ils: Quoiqu'ils soient bien entendus par vous, ils n'en sont pas moins mauvais? Mais n'est-ce pas là absoudre des adversaires vivants à qui l'on a à faire, et en accuser d'autres, morts depuis longtemps, avec qui l'on n'a rien à démêler? Pour moi, je crois que ces hommes n'ont écrit que des choses utiles, et qu'ils ont été grands et divins; je crois que cette loi a été publiée et fondée par l'ordre et la volonté de Dieu; et, bien que je connaisse très-peu de choses de ces livres-là, je puis facilement convaincre de cette vérité, si l'on m'écoute avec un esprit calme et sans obstination; et je le ferai- quand je trouverai en toi une attention bienveillante et un esprit bien disposé. Mais ce sera quand je le pourrai; pour le moment, ne me suffit-il pas, de quelque manière qu'il en soit, que je n'aie pas été trompé?



CHAPITRE VI. SE DÉFIER DES COMMENTATEURS QUI SONT ENNEMIS DES ÉCRITURES.


13. Mon cher. Honorat, j'en atteste ma conscience et le Dieu qui habite dans les âmes pures, rien n'est plus, sage selon moi, plus chaste et plus religieux que toutes ces Ecritures que l'Eglise catholique conserve sous le nom d'Ancien Testament. Cela t'étonne, je le comprends. Car je ne puis dissimuler que nous en avons jugé d'une manière bien différente. Mais il n'y a certainement rien de plus téméraire, ce qui était le défaut de notre première jeunesse, que d'abandonner les interprètes de tous ces livres, interprètes qui sont à même de les bien connaître et de les expliquer à leurs disciples, pour aller en demander té sens à des hommes qui, poussés par je ne sais quel motif, tint déclaré une guerre acharnée à ceux qui en sont les écrivains et les auteurs. Qui jamais a cru que les ouvrages où (40) Aristote traite de matières abstraites et obscures, dussent être expliqués par un ennemi de ce philosophe, pour parler de sciences dans lesquelles le lecteur peut faillir sans impiété? Qui enfin a songé à lire ou à étudier sous la direction d'Epicure le traité de géométrie d'Archimède, traité contre lequel ce philosophe dissertait avec beaucoup d'opiniâtreté, sans y rien comprendre, autant que je puis croire? Mais sont-ils si faciles à entendre, ces traités de la Loi sur lesquels les Manichéens se jettent bien en vain, comme s'ils étaient accessibles au vulgaire? Ils ressemblent pour moi à une certaine femme dont eux-mêmes se moquent: impatientée de voir une Manichéenne lui vanter le soleil et lui en recommander le culte, cette femme, toute naïve dans sa religion, se leva avec emportement, et frappant du pied à plusieurs reprises, l'endroit où se projetaient à travers la fenêtre les rayons du soleil, elle s'écria: Voilà comme je foule aux pieds ton soleil et ton dieu. Trait tout à fait ridicule et d'une vraie femme, qui le nie? Mais ne te semblent-ils pas en faire autant ceux qui, attaquant avec violence des doctrines qu'ils ne comprennent pas, dont ils ne savent ni la raison ni le sens exact, doctrines vulgaires en apparence, mais profondes et divines pour ceux qui les entendent, déversent sur elles l'injure, et s'imaginent avoir fait merveille parce qu'ils sont applaudis des ignorants? Crois-moi, tout ce qu'il y a dans ces Ecritures est élevé et divin; on y trouve la vérité absolue, et la science la plus propre à nourrir l'âme et à réparer ses forces; et cette science est si bien mise à notre portée, qu'il n'y a personne qui n'en puisse tirer ce qui lui est nécessaire, pourvu qu'il s'en approche, pour y puiser avec la dévotion et la piété que la vraie religion demande.

Pour te le prouver, de nombreuses raisons longuement développées sont nécessaires. Je dois d'abord t'engager à ne pas avoir d'aversion pour les auteurs mêmes de ces livres, et ensuite à les aimer; et je dois pour cela employer tout autre moyen que l'exposition de leurs maximes et de leurs écrits. Si nous détestions Virgile, ou plutôt si, avant de 1e comprendre, l'estime que nos pères ont eue pour lui, ne nous le faisait pas aimer; jamais nous ne trouverions de solution satisfaisante à ces innombrables questions qui agitent et troublent les savants. Nous aurions peine à écouter celui qui voudrait les résoudre à l'honneur de l'écrivain; notre sympathie serait pour ceux qui chercheraient à faire voir par là que Virgile est tombé dans l'erreur et l'absurdité. Mais aujourd'hui, des nombreux commentateurs qui, chacun selon sa capacité, cherchent à élucider ces questions, les plus applaudis sont ceux dont les explications nous font trouver le poète meilleur; et ce poète passe, même aux yeux de ceux qui ne le comprennent pas, non-seulement pour un écrivain irréprochable, mais encore pour n'avoir rien écrit qui ne soit digne d'éloge. Aussi, que sur la moindre question le maître reste court et n'ait rien à répondre, nous lui en voulons plutôt que d'attribuer son embarras à Virgile. S'il allègue pour sa défense que ce grand écrivain s'est trompé, ses disciples auront peine à rester près de lui, lui eussent-ils déjà payé ses leçons.

Que nous étions loin d'avoir ces dispositions bienveillantes pour ceux à qui tant de siècles ont rendu ce témoignage, que le Saint-Esprit avait parlé par leur bouche! Mais, jeunes prodiges d'intelligence que nous étions, merveilleux appréciateurs de raisons, sans même parcourir ces ouvrages, sans chercher des maîtres, sans accuser en quoi que ce soit notre pesanteur d'esprit, sans montrer enfin la moindre déférence pour ceux qui ont voulu que ces ouvrages fussent dans tout l'univers, pendant si longtemps, lus, gardés, étudiés; nous n'avons rien vu chez eux qui méritât d'être cru; tandis que leurs ennemis acharnés nous séduisaient par leurs violences de langage, et, en promettant faussement de satisfaire notre raison, nous faisaient croire et respecter mille fables de leur invention.




Augustin, de l'utilité de la foi.