Augustin, de l'utilité de la foi. - CHAPITRE XIII. RECHERCHE DE LA SAGESSE ET DE LA RELIGION.

CHAPITRE XIII. RECHERCHE DE LA SAGESSE ET DE LA RELIGION.


28. Ici encore se présente une question très-difficile. De quelle manière en effet pourrons-nous, nous autres insensés, découvrir le sage, puisque ce nom que presque personne n'ose s'attribuer ouvertement, grand nombre d'hommes le revendiquent cependant d'une manière indirecte, et que, sur les choses mêmes dont la connaissance constitue la sagesse, ces hommes diffèrent tellement entre eux, que nécessairement il n'y en a pas un, ou du moins qu'il n'y en a qu'un seul de sage? Mais quand l'insensé veut savoir quel est ce sage, je ne vois pas du tout de quelle manière il pourra le distinguer et le reconnaître. Car à des signes, quels qu'ils soient, il ne peut pas reconnaître une chose, s'il ne connaît pas la chose même dont ces signes sont les marques. Or l'insensé ne connaît pas la sagesse. Pour l'or, l'argent et les autres objets de ce genre, qu'on les reconnaisse en les voyant sans toutefois les posséder, je le veux bien; mais pour la sagesse, l'intelligence qui en est dépourvue, ne saurait la voir. Tout ce que nous atteignons à l'aide de nos sens, se présente à nous extérieurement; voilà pourquoi nous pouvons aussi voir avec nos yeux des objets qui nous sont étrangers, bien que aucun de ces objets ou des objets de ce genre ne nous appartienne. Mais ce qui est saisi par l'intelligence, est au dedans de nous-mêmes, et ici voir et avoir, c'est tout un. Or l'insensé est dépourvu de sagesse; il ne connaît donc pas la sagesse. En effet, il ne pourrait la voir de ses yeux. D'ailleurs il ne peut pas la voir sans la posséder, ni la posséder et être un insensé. Il ne la connaît donc pas, et ne la connaissant pas, il ne peut pas la reconnaître ailleurs. Tant qu'on est insensé, on ne peut découvrir d'une manière certaine un sage dont les conseils puissent nous délivrer de ce triste mal de la folie.


29. A cette difficulté si redoutable, puisqu'il s'agit de la religion, Dieu seul peut porter remède. Si nous ne croyons ni qu'il existe, ni qu'il vienne en aide aux intelligences humaines, nous ne devons même pas rechercher ce que c'est que la vraie religion. Car enfin quel est l'objet que nous désirons étudier avec tant d'ardeur? A quel but visons-nous? Où voulons-nous arriver? A quelque chose que nous ne croyons pas exister ou nous concerner? Rien n'est plus absurde qu'une telle pensée. Alors que tu n'oserais pas me demander un service, ou du moins que tu ne le ferais pas sans rougir, tu viens demander qu'on te fasse connaître la religion quand tu penses que Dieu n'existe pas, ou que, s'il existe, il ne s'occupe pas de nous? Et si la question est si grande qu'elle exige, pour être résolue, tout le soin et toutes les forces de notre intelligence? Et si la recherche de cette religion est par ses difficultés mêmes un exercice qui prépare l'esprit à comprendre ce qu'il aura découvert? Quoi de plus agréable et de plus familier à nos regards que la lumière du jour? Cependant l'on ne peut la supporter et la souffrir quand on a été longtemps dans les ténèbres. Qu'est-ce qui convient mieux au corps épuisé par la maladie que le manger et le boire? Cependant nous voyons que l'on met un frein à l'appétit des convalescents, de crainte qu'ils ne se risquent à imiter les personnes bien portantes, et qu'à force de manger ils ne reviennent à la maladie qui les quittait. Je parle des convalescents: mais les malades eux-mêmes ne les obligeons-nous pas à prendre quelque remède? Ces malades assurément ne se soumettraient pas quand ils y ont tant de répugnance, à ce que nous exigeons d'eux, s'ils ne croyaient pas échapper ainsi à la maladie? Comment donc t'appliqueras-tu à une recherche si laborieuse et si pénible? comment voudras-tu t'imposer des soins et une application proportionnée à la grandeur du but, lorsque tu ne crois pas à l'existence de ce que tu cherches? Ainsi c'est avec raison que cette doctrine si majestueuse de l'Eglise catholique a établi que, pour arriver à la religion, il faut avant tout avoir la foi.



CHAPITRE XIV. JÉSUS-CHRIST EST L'APPUI DE NOTRE FOI.


30. Ainsi cet hérétique (puisque nous parlons ici de ceux qui veulent être appelés chrétiens), quelle raison me donnera-t-il, je te le demande? Quel moyen emploiera-t-il pour me détourner de croire comme d'une témérité? S'il veut que je ne croie à rien, alors cette vraie religion elle-même, je ne croirai pas qu'elle existe dans les choses humaines; et, ne croyant pas qu'elle existe, je ne la chercherai pas. Mais lui sans doute va me montrer la vérité; car il est écrit: «Celui qui cherche trouvera (1)». Il faut donc bien que je croie quelque chose pour aller trouver cet homme, qui me défend de croire. Est-il une folie plus grande que celle de cet homme auquel je déplais à cause seulement de ma foi, qui n'est appuyée sur aucune science, quand c'est ma foi seule qui m'a conduit vers lui?


31. Ajoute que les hérétiques nous engagent tous à croire en Jésus-Christ. Peuvent-ils se contredire davantage? Il y a ici deux raisons à faire valoir contre eux. Prions-les d'abord de s'expliquer sur cette raison qu'ils promettent, sur cette témérité qu'ils nous reprochent, sur cette confiance qu'ils ont dans leur science. Si, en effet, il est honteux de croire à quelque chose sans raison, pourquoi attendez-vous, pourquoi exigez-vous que je croie à quelque chose sans raison, afin de pouvoir être plus facilement guidé par votre raisonnement? Votre raisonnement édifiera-t-il quelque chose de solide sur ce fondement de ma témérité? Je parle d'après ces sectaires auxquels déplaît notre foi. Car pour moi, croire avant le raisonnement, lorsque l'on n'est pas capable de comprendre le raisonnement, et préparer par la foi même son âme à recevoir les semences de la vérité, c'est là une chose non-seulement très-salutaire, mais tellement nécessaire que sans elle les âmes malades ne peuvent revenir à la santé. Quand eux trouvent cette conduite ridicule et pleine de témérité, certainement, ils s'y prennent d'une façon étrange pour nous faire croire au Christ. Ensuite j'avoue que j'ai déjà foi au Christ, et que je suis persuadé de la vérité de ce qu'il a dit, bien que cette vérité ne soit appuyée par aucune raison: est-ce là, hérétique, ce que tu veux m'apprendre d'abord? Permets un moment que je considère en moi-même (puisque je n'ai pas vu ce Christ, ni de quelle manière il voulut apparaître aux hommes, ce Christ que l'on déclare avoir été vu même par les yeux de la foule); que je considère, dis-je, sur l'autorité de qui j'ai cru en Jésus-Christ, avant d'aller, muni ainsi de la


1. Mt 6,8

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foi, prendre tes leçons. Je vois que je n'ai cru qu'à l'opinion confirmée des nations et des peuples, et à une tradition extrêmement répandue; je vois que ces peuples ont adopté partout les. mystères de l'Eglise catholique. Pourquoi donc, quand je veux savoir ce que le Christ a prescrit, n'irais-je. pas: m'adresser de préférence aux hommes sur l'autorité desquels j'ai déjà cru que le Christ avait laissé d'utiles préceptes? M'expliqueras-tu mieux la doctrine de ce Sauveur, à l'existence passée ou présente duquel je ne croirais pas, si en dehors de toi on me recommandait de n'y pas croire?

Ce qui m'a fait croire en Jésus-Christ, je le répète, c'est la tradition, tradition que le grand nombre des témoignages, leur unanimité, leur ancienneté a confirmée. Vous, au contraire, qui êtes si peu nombreux, si peu d'accord et de si fraîche date, vous n'avez, au sentiment de tous, rien qui puisse établir votre autorité. Que signifie donc chez vous ce langage étrange? Crois, dit le sectaire,. aux catholiques qui te disent qu'il faut croire au Christ, mais apprends de nous ce qu'il a dit. Pourquoi, je te le demande? Car enfin si les catholiques manquaient ou s'ils ne pouvaient rien m'apprendre, je serais bien plus disposé à ne pas croire au Christ, qu'à aller chercher des enseignements sur lui ailleurs qu'auprès de ceux qui m'auraient fait croire à son existence. Quelle présomption, ou plutôt quelle démence! Je t'enseigne, dit l'hérétique, ce qu'a ordonné le Christ auquel tu crois. Et si je ne croyais pas en lui? Est-ce que tu pourrais m'en parler? Mais il faut, dit-il, que tu croies en lui. Est-ce vous qui m'apprenez à croire? Non, reprend-il; car nous ne faisons que conduire par la raison ceux qui croient en lui. Pourquoi donc croirai-je en lui? Parce que c'est la tradition accréditée. Accréditée,par vous ou par d'autres? Par d'autres, répond-il. Je croirai donc à ces derniers pour que tu m'instruises ensuite? Je devrais le faire, c'est possible; mais ils me recommandent instamment de bien me garder d'aller à toi, disant que vous avez des doctrines perverses. Tu répondras: ils mentent. Comment donc les croirai-je, quand il s'agit du Christ qu'ils n'ont pas vu, et ne les croirai-je pas, quand il s'agit de toi qu'ils ne veulent pas voir? Crois aux. Ecritures, dit-il. Mais toute doctrine écrite, si elle est nouvelle, inconnue jusqu'alors, appuyée seulement d'un petit nombre d'autorités, et si elle n'est confirmée par aucune raison, ce n'est pas à elle qu'on donne sa croyance, mais à ceux qui la produisent. C'est pourquoi, si c'est vous qui produisez ces Ecritures, vous si peu nombreux et si inconnus, il ne me plaît pas d'y croire. De plus, ici vous allez contre votre promesse, puisque vous exigez plutôt la croyance que vous ne rendez raison des choses.

Tu me ramèneras de nouveau à la multitude et à la tradition. Trêve enfin d'opiniâtreté, et finis-en avec cette espèce de manie indomptable d'employer sans cesse ce terme. Recommande-moi plutôt d'interroger les coryphées de cette multitude, et de les interroger avec soin et avec empressement, afin que je sache plutôt par eux quelque chose de ces Ecritures; car sans eux, je ne saurais pas qu'il faut les connaître. Pour toi, rentre dans ton obscurité, et ne déguise pas tes embûches sous l'apparence de la vérité dont tu cherches à dépouiller ceux auxquels tu accordes toi-même l'autorité.


32. S'ils disent que l'on ne doit même pas croire au Christ à moins d'une raison irréfutable, dès lors ce ne sont plus des chrétiens. C'est le reproche que nous font certains païens, à tort sans doute, mais en cela ils ne sont pas en désaccord avec eux-mêmes. Comment dire qu'ils se reconnaissent appartenir au Christ, ces hommes qui prétendent que, à moins d'avoir reçu d'eux la preuve très-nette de l'existence de Dieu, les insensés ne sont pas tenus de croire? Mais nous voyons par l'Evangile, auquel eux-mêmes ajoutent confiance, comme le Christ nous apprend qu'il a voulu avant tout et surtout qu'on crût en lui, alors que ceux avec lesquels il était en relation, n'étaient pas encore à même de comprendre les mystères divins. Y a-t-il en effet un autre sens à attacher à tant de miracles éclatants, quand lui-même dit qu'il ne faisait ces miracles que pour qu'on eût confiance en lui? Lui menait les insensés par la foi, vous, vous les menez par la raison. Il disait hautement que l'on crût en lui, vous, vous criez le contraire. Il louait les hommes de foi, vous, vous les décriez. Eût-il changé l'eau en vin (1), pour ne citer que ce trait, s'il eût pu par son enseignement seul et sans recourir à des actes de ce genre, entraîner les hommes à sa suite? Ne faut-il tenir aucun compte de cette parole


1. Jn 11,7-9

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«Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi (1)?» Ou encore faut-il accuser de témérité l'homme qui ne voulut pas que le Christ entrât dans sa maison, croyant qu'à un mot de lui seulement la maladie de son serviteur cesserait (2)? Ainsi donc le Christ, en apportant le remède qui devait guérir l'effroyable corruption des moeurs, s'est concilié l'autorité par des miracles, a mérité la confiance par son autorité, a rassemblé par la foi la multitude des peuples, par cette multitude a obtenu l'ancienneté, par l'ancienneté a consolidé leur religion; de sorte que non-seulement les étranges innovations des hérétiques aidées de leur fourberie, mais même les visibles erreurs des peuples en lutte violente avec cette religion, n'ont pu la renverser en partie.



CHAPITRE XV. LA SAGESSE DE DIEU INCARNÉE.


33. Je ne suis pas à même de t'instruire, mais je peux du moins te donner des avis. Ainsi donc, comme beaucoup de gens veulent qu'on les prenne pour sages, et qu'il n'est pas facile de distinguer si ce ne sont pas au contraire des insensés, je t'engagerai sans cesse à prier Dieu de toutes tes forces, de tous tes voeux, même avec des gémissements et des pleurs, si c'est possible, polir qu'il te délivre du mal de l'erreur, si tu as à coeur de vivre heureux. Tu atteindras plus facilement ce but, si tu obéis docilement à ses préceptes, qu'il a voulu confirmer par -la haute autorité de l'Eglise catholique. Car, comme le sage est uni d'esprit avec Dieu, de manière qu'il n'y a rien entre eux qui les sépare; (Dieu en effet est la vérité, et l'on ne peut être sage qu'autant que l'on atteint la vérité par l'intelligence); nous ne pouvons nier qu'entre la folie dé l'homme et la vérité divine et sans mélange, il existe un intermédiaire qui est la sagesse humaine. Le sage en effet imite Dieu autant qu'il est donné de le faire, l'insensé au contraire n'a rien à imiter salutairement qui soit plus près de lui que le sage. Dieu, comme nous l'avons dit, n'étant pas facile à saisir par la raison, il fallait que les yeux mêmes dont l'insensé se sert plus facilement que de l'intelligence, fussent frappés par certains miracles, afin que les hommes, ébranlés par cette autorité, purifiassent leur vie et leurs moeurs,


1. Jn 14,1 - 2. Mt 8,8

et devinssent ainsi propres à recevoir la raison. Comme il s'agissait donc d'imiter un homme, sans placer son espoir dans un homme, quelle preuve plus grande pouvions-nous recevoir de la bonté et de la générosité céleste, que de voir la Sagesse même de Dieu, cette Sagesse pure, éternelle, immuable, daigner prendre la forme humaine, non-seulement pour faire des actions qui devaient nous engager à suivre Dieu, mais encore pour souffrir des tortures qui nous détournaient de suivre Dieu? Car, comme on ne peut arriver au bien absolu et certain qu'en l'aimant d'un amour entier et parfait, ce qui est chose impossible tant que l'on redoute les maux physiques et les coups du sort; le Christ par sa naissance merveilleuse et sa vie de labeurs s'est concilié l'affection, tandis que par sa mort et sa résurrection il a dissipé nos craintes. Dans toutes les mitres circonstances, qu'il serait trop long d'énumérer, il s'est conduit de manière à nous faire comprendre jusqu'où peut être poussée la clémence divine, et jusqu'où peut aller la faiblesse humaine.



CHAPITRE XVI. LES MIRACLES.


34. Voilà, crois-moi, l'autorité la plus salutaire; voilà où notre esprit, de ce séjour terrestre, doit s'élever de préférence; voilà comment, renonçant à l'amour de ce monde, nous devons nous tourner vers Dieu. L'autorité est pour les insensés le seul moyen d'arriver promptement à la sagesse. Tant que nous ne pouvons comprendre la vérité pure, il serait malheureux sans doute d'être trompés par l'autorité, mais il serait plus malheureux encore d'y rester insensibles. Si la Providence divine ne préside pas aux choses humaines, inutile de s'occuper de la religion. Mais si l'aspect de l'univers qu'il faut nécessairement faire remonter à une source de beauté et de vérité, si je ne sais quel sentiment intérieur engage les meilleures âmes, soit réunies, soit isolées, à chercher Dieu et à le servir, il faut reconnaître que Dieu lui-même a établi une certaine autorité, qui nous sert comme d'échelle assurée pour nous élever à lui. Cette autorité où la raison n'est pour rien, et qu'il est bien difficile aux insensés, comme nous l'avons dit, de comprendre dans toute sa pureté, nous frappe de deux manières, soit par (52) les miracles, soit par la multitude de ceux qui se soumettent à elle. Le sage n'a pas besoin d'être frappé ainsi, qui le nie? Mais il s'agit ici d'arriver à la sagesse, c'est-à-dire de se rapprocher de la vérité, ce que l'âme souillée assurément ne saurait faire. Or, les souillures de l'âme sont, pour le dire en peu de mots, l'amour de toutes choses, excepté de l'âme et de Dieu; plus on est purifié de ces souillures, plus on aperçoit facilement la vérité. Aussi, vouloir voir la vérité pour purifier sols âme, quand au contraire on purifie son âme pour voir la vérité, c'est agir d'une façon étrange et à contre-sens. Quand donc un homme ne peut pas apercevoir le vrai, l'autorité est là pour le mettre à même de le faire et pour l'engager à se purifier. Cette autorité, comme je viens de le dire, prend sa force et dans les miracles et dans la multitude de ses adhérents; c'est là une chose incontestée. J'appelle miracle quelque chose de grand, d'extraordinaire, d'inattendu, et que nous admirons sans le comprendre. En fait de miracles, il n'en est point de plus propre à agir sur les peuples, et en général sur les insensés, que ceux qui frappent les sens.

Mais ici encore il faut établir deux catégories: car il est des miracles qui n'excitent que l'admiration, tandis que d'autres produisent en outre un vif sentiment de gratitude et de bienveillance. Qu'on voie un homme voler dans les airs, comme il n'y a là qu'un spectacle sans utilité pour le spectateur, on se contente d'admirer. Mais qu'un homme, atteint d'une maladie grave et sans remède, reprenne promptement ses forces sur l'ordre de quelqu'un, son étonnement d'avoir recouvré la santé sera moindre que son amour pour son sauveur. Tels sont les faits qui se passèrent à l'époque où Dieu apparaissait au monde en homme véritable, autant que cela était nécessaire. La santé fut rendue aux malades, la propreté aux lépreux, la marche aux boiteux, la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds. Les hommes de ce temps-là ont vu l'eau changée en vin, cinq mille personnes rassasiées avec cinq pains, les mers traversées à pied, les morts rendus à la vie: ainsi certains miracles avaient en vue plus manifestement le bien du corps, d'autres, dont le caractère était plus voilé, s'adressaient à l'âme, tous attestaient par leur grandeur qu'ils avaient l'homme pour but. De cette façon, l'autorité divine ramenait alors à soi les âmes égarées des mortels. Pourquoi, diras-tu, ces choses-là ne se voient-elles plus? Parce qu'elles ne toucheraient pas si elles n'étaient pas merveilleuses; or, si elles se reproduisaient d'habitude, elles ne seraient plus merveilleuses. En effet, les alternatives du jour et de la nuit, l'ordre si constant des phénomènes célestes, le retour périodique des quatre saisons de l'année, les feuilles qui tour à tour tombent des arbres et leur reviennent, la quantité infinie des semences, la beauté de la lumière, les variétés des couleurs, des sons, des odeurs et des saveurs, suppose tout cela vu et senti pour la première fois par un homme, avec qui toutefois nous puissions converser; le voilà interdit, stupéfié de ces merveilles. Nous, au contraire, nous n'y faisons pas attention, non parce qu'il nous est facile d'en pénétrer les secrets; quoi de plus obscur en effet que les causes qui les produisent? mais parce que nous les voyons constamment. Les miracles dont nous parlons, ont donc été faits à une époque fort opportune, pour que, grâce à eux, la multitude des fidèles grandissant et s'étendant, leur autorité servît utilement à la conversion des moeurs.



CHAPITRE XVII. AUTORITÉ DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE.


35. Les moeurs, quelles qu'elles soient, exercent sur les âmes un pouvoir si grand que, même ce qu'il y a de mauvais en elles, et qui est dû pour l'ordinaire à l'excès des passions, nous sommes plus vite disposés à le :blâmer et à le maudire qu'à le quitter ou à le changer. Te semble-t-il que la Providence n'ait que médiocrement songé à nous, quand tu vois non-seulement quelques savants de premier ordre démontrer que rien sur la terre, ni parmi les astres, rien enfin de ce qui touche nos sens, ne doit être adoré à la place de Dieu, auquel il faut s'élever par l'intelligence seule; mais même la foule ignorante des personnes des deux sexes, parmi tant de nations diverses, proclamer hautement la même croyance? Quand tu vois l'abstinence aller jusqu'à se refuser presque le pain et l'eau, le jeûne non-seulement pratiqué chaque jour, mais encore prolongé pendant plusieurs jours consécutifs? Quand tu vois pousser la chasteté jusqu'à mépriser le mariage et la postérité, la patience jusqu'à se rire des tortures (53) et des flammes, la libéralité jusqu'à distribuer son patrimoine aux pauvres, enfin le dédain pour tout ce qui est de ce monde jusqu'à désirer la mort? Il en est peu, dira-t-on, qui tiennent cette conduite, moins encore qui la tiennent d'une manière prudente et sage; mais les peuples l'approuvent, les peuples en entendent le récit avec plaisir, les peuples l'aiment enfin, les peuples s'en prennent à leur faiblesse de ne pouvoir l'imiter, ce qu'ils ne font pas sans quelque élévation de leur âme vers Dieu, et sans quelques étincelles de vertu.

Voilà ce qu'a fait la divine Providence au moyen des prédictions des prophètes, de l'humanité et de la doctrine du Christ, des voyages des Apôtres, des outrages, des tortures, du sang et de la mort des martyrs, au moyen de la vie admirable des saints, et, au milieu de tout cela, à l'aide des miracles dignes d'accompagner tant de grandes actions et de vertus, selon que les temps le demandaient. A la vue de cette protection puissante du ciel et des beaux résultats qu'elle a produits, hésiterons-nous à nous réfugier dans le sein de cette Eglise, qui s'est fait reconnaître du genre humain tout entier par une constante succession d'évêques, à commencer par le Siège apostolique, malgré les aboiements de l'hérésie condamnée soit par le jugement du peuple lui-même, soit par l'autorité des conciles, soit enfin par la majesté des miracles? A cette Eglise revêtue d'une autorité sans égale, ne pas vouloir donner le premier rang, c'est certainement une impiété extrême, une téméraire arrogance. Car, s'il n'est point de voie qui mène plus sûrement à la sagesse et au salut que de plier sa raison à la foi, n'est-ce pas de l'ingratitude envers un Dieu secourable et bienfaisant, que de vouloir résister à une autorité qui se recommande par des motifs si puissants? Et si toute science, quelque peu importante, quelque facile qu'elle soit, exige les leçons d'un maître pour être comprise, n'est-ce pas le comble de la témérité et de l'orgueil, quand il s'agit de livres remplis d'enseignements divins, de se refuser à entendre leurs interprètes, et de vouloir les condamner sans les connaître?



CHAPITRE XVIII. CONCLUSION.


36. Si donc la raison ou mes conseils sont parvenus à t'ébranler, si, comme je le crois, tu as un vrai souci de tes intérêts, daigne m'entendre; abandonne-toi aux meilleurs maîtres de la doctrine chrétienne et catholique, avec une foi sincère, une espérance vive et une charité simple, et ne cesse pas de prier Dieu qui seul nous a créés par sa bonté, qui nous a châtiés par sa justice et délivrés par sa clémence. De cette manière, ni les leçons et les discussions des hommes profondément savants et vraiment chrétiens, ni les livres ni les pensées raisonnables même ne te manqueront pour arriver facilement à ton but. Quant à ces docteurs bavards et pitoyables (c'est le terme le plus doux que je puisse employer), abandonne-les totalement; tout occupés de rechercher l'origine du mal, ils ne trouvent que le mal. Leurs discussions à ce sujet ne font guère qu'exciter chez leurs auditeurs l'esprit de recherche, et ils éveillent les intelligences d'une manière si fâcheuse, que mieux vaudrait dormir toujours que de veiller de cette façon. En effet, de léthargiques qu'ils sont, ils en font des frénétiques; et bien que ces deux maladies soient le plus souvent mortelles, elles présentent toutefois cette différence, que le léthargique meurt sans faire de mal aux autres, tandis que le frénétique est dangereux pour beaucoup de personnes raisonnables, pour celles surtout qui veulent le secourir.

Non, Dieu n'est point l'auteur du mal; jamais il ne s'est repenti de ce qu'il a fait; nulle passion ne jette le trouble et le désordre dans son esprit; son empire ne se borne pas à une petite partie de la terre; il n'est pas de crime, pas de forfait qu'il approuve ou commande; il ne ment jamais. Ces déclamations et d'autres de ce genre nous émouvaient, alors que ces sectaires déclaraient avec tant de violence que c'était là la doctrine de l'Ancien Testament; ce qui est de toute fausseté. Aussi j'avoue qu'ils font bien de blâmer ces assertions. Qu'ai-je donc appris avec eux? Le voici: c'est qu'on peut blâmer certaines choses .sans blâmer la doctrine catholique. Ainsi ce que j'ai appris de vrai auprès d'eux, je le garde; ce qui m'a paru faux, je le repousse. Mais l'Église catholique m'a appris bien d'autres choses, ce que ne pourraient faire ces hommes maigres de corps, mais épais d'esprit: elle m'a appris que Dieu n'est point corporel, qu'aucune (54) partie de lui-même n'est sensible aux yeux de notre corps, que rien dans sa substance et sa nature n'est sujet à l'altération et au changement, ni formé de parties unies entre elles. Si tu m'accordes tout cela, et en effet on ne peut avoir une autre idée de la divinité, tout l'échafaudage de ces hérétiques est renversé. Quant à ce fait, que Dieu n'a ni créé ni fait le mal, qu'il n'y a présentement et qu'il n'y a jamais eu ni nature ni substance que Dieu n'ait créée ou faite, et que cependant il nous délivre du. mal; tout cela est prouvé par des raisons si péremptoires que personne ne saurait en douter, surtout toi et ceux qui te ressemblent, si toutefois on apporte à cet examen, outre une vive intelligence, la piété et une certaine paix de l'âme, sans lesquelles il est impossible de rien comprendre à des matières si importantes.. Il ne s'agit pas ici d'un vain récit, de je ne sais quel conte persan auquel il suffit de prêter l'oreille, et que comprend. l'intelligence du dernier enfant. La vérité est loin, bien loin des folles idées des Manichéens.

Mais cet entretien s'est prolongé déjà beaucoup plus longtemps que je ne le pensais; mettons-y donc un terme. Souviens-toi néanmoins, je te prie, que je n'ai pas encore commencé à réfuter les Manichéens, ni à attaquer leurs rêveries, et que je n'ai rien montré des grandeurs de l'Eglise catholique elle-même. J'ai voulu seulement te faire con. naître, s'il m'était possible, l'opinion fausse que, par méchanceté ou par ignorance, on nous avait inspirée des vrais chrétiens, et te donner le goût des choses grandes et divines. C'est pourquoi finissons ici cet entretien; quand ton esprit sera devenu plus calme, je serai peut-être plus disposé à continuer.

Traduction de M. PICHENET, professeur au lycée de Nancy.


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